Chapitre 4. Cohabitation des immigrés via la réussite économique
p. 73-123
Texte intégral
Les Levantins stimulés par les accords commerciaux austro-turcs
1Dans l’usage courant, les Français limitent les pays du Levant au Liban et à la Palestine. Par Levantins, il faut entendre tous les non musulmans vivant sur les rivages de la Méditerranée orientale, de la mer Égée à l’Égypte et soumis à l’autorité du sultan. Celui-ci se méfiait tellement, et non sans raison, de son entourage musulman, y compris de ses frères ou fils, qu’il choisissait comme proches conseillers des Levantins. Parmi eux étaient choisis les interprètes du grand vizir. Un navigateur génois devint ainsi lui-même grand vizir. On ne leur demandait pas de renier leur religion mais simplement, pour devenir de proches collaborateurs, de porter un fez, emblème de loyauté.
2Dans la collection de photographies prises à Trieste par Carlo Wulz à la veille de la Grande Guerre figure une scène de carnaval au Circolo dell’Union. Cette fête réunissait la fine fleur de la grande bourgeoisie triestine : on peut y voir des invités en frac et cravate ou nœud papillon, attablés autour de bouteilles de mousseux. Parmi eux, une douzaine de personnalités, soit la moitié, porte un fez : sans doute d’anciens Levantins à l’avenir incertain puisque la Turquie a hésité avant de se retrouver alliée à l’Autriche durant la première guerre mondiale1.
3Séculairement, des guerres récurrentes entre l’Occident et l’Orient ont alterné avec des périodes d’ententes commerciales, notamment avec les républiques maritimes adriatiques. Dès la prise de Constantinople, Mehmet II avait décrété des capitulations garantissant des privilèges commerciaux à des « nations » chrétiennes. Ces accords furent souvent renouvelés jusqu’en 1914, date à laquelle les États en guerre contre la Turquie furent avisés de leur abrogation, mais l’Autriche étant l’alliée des Jeunes Turcs, Trieste n’était pas touchée.
4Les premiers et plus grands bénéficiaires de ces capitulations furent les Levantins de Constantinople et de Smyrne, villes pluricommunautaires de longue date. Dans Smyrne (Izmir), il convient d’inclure l’île de Chio voisine où les richissimes armateurs avaient souvent leur résidence. Parmi les Grecs qui fuirent le massacre de Chio en 1822, lors de leur lutte indépendantiste, pour se réfugier à Trieste, beaucoup avaient leurs bureaux et navires à Smyrne. En 1900, on comptait dans ces deux ports respectivement environ 7 000 et 6 000 Levantins dont des correspondants de firmes triestines.
5Les avantages commerciaux offerts au xviiie siècle par les accords austro-turcs de Passarowitz encouragèrent ces sujets turcs roumis à venir commercer à Trieste et certains furent effectivement les premiers à s’installer durablement dans le port franc. Une fois ces accords dénoncés en 1771, l’autre attrait économique fut assurément l’afflux de capitaux, la solidité des assurances, la propriété immobilière que les Ottomans refusaient aux roumis et la modernité des équipements portuaires d’un port flambant neuf.
6Qui étaient ces Orientaux qui débarquaient à Trieste ? Nul doute que des marchands musulmans transitèrent là sans toutefois s’y installer à demeure. D’ailleurs aucune mosquée ne fut édifiée. Un musulman pouvait séjourner, mais ne demeurait qu’en terre d’Islam. Il ne pouvait pas bénéficier de la liberté de culte que Marie-Thérèse avait concédée aux Levantins. Furent tentés de demeurer à Trieste des chrétiens d’Orient, en premier lieu résidant dans les proches Balkans, à savoir des commerçants serbes et grecs. Les Slaves de Bosnie-Herzégovine furent en effet les premiers arrivants. Affluèrent aussi des marins d’îles grecques conquises par les Turcs, soit pour profiter des réductions de taxes, soit pour échapper aux persécutions, voire au massacre. Ces marins insulaires pouvaient désormais faire valoir leur expérience de navigation en Méditerranée orientale à partir de Trieste qui n’avait guère eu le temps de former assez de capitaines de haute mer.
7Ces Levantins qui pratiquaient la lingua franca, sabir vénitien, communiquaient à l’aise en triestin. À l’un ou l’autre bout de la ligne maritime, ils avaient les capacités orales de faciliter l’import ou l’export des compagnies triestines. En effet, un Grec de Smyrne ou de Chio se débrouillait en sabir vénitien aussi bien (ou aussi mal, selon les puristes !) que le descendant d’un Génois de Pera, quartier de Constantinople. Nous ignorons le plus souvent le nom de ceux qui restaient là-bas en tête de pont. Par contre nous présenterons ceux qui, installés à Trieste, se sont fait une renommée.
8Pour les marchands des Balkans côtiers, leurs exportations transitaient par les ports vénitiens de Dalmatie, par Raguse (qui dans la péninsule de Peljesac, formait des capitaines au long cours à Orebic’, face à Korčula sa rivale vénitienne), et par quelques petits ports turcs des Bouches de Kotor qui, eux aussi, formaient à Perast des capitaines de haute mer. Des caravanes passaient par Trebinje, citadelle fortifiée d’Herzégovine où une garnison ottomane cohabitait avec des artisans de langue serbe qui travaillaient notamment les peaux et fourrures. La mosquée commandée en 1726 à des artisans ragusains par le bey Osman Pacha entretenait des rapports de bon voisinage avec une église orthodoxe2. Trebinje fut un des premiers lieux d’émigration vers Trieste quand le port franc commença à faire parler de lui dans l’Adriatique.
9Un transit caravanier reliait cet arrière-pays montagneux à Raguse dont le port était alors tributaire du sultan. Cette république maritime redoutait davantage Venise, sa rivale de la belle époque, que les Turcs. C’est pourquoi elle avait obtenu en 1699 que Venise cède aux Turcs le territoire montagneux qui entourait la ville (future Dubrovnik) afin que la Sérénissime ne puisse plus encercler Raguse par voie de terre. Les accords de Passarowitz prévoyaient que cette république maritime sur le déclin qui ne commerçait plus qu’en Méditerranée occidentale, demeurerait indépendante tout en payant un lourd tribut à son protecteur, le sultan. On constate ainsi qu’une république maritime s’accordait mieux au prétendu ennemi infidèle qu’à sa voisine rivale…
10De cette région côtière, des sujets ottomans qui pouvaient être des Bosniaques serbes, tel que Jovo Kurtovich originaire de Trebinje, ou bien des chrétiens d’Orient, ont pu gagner Trieste pour s’y installer durant les périodes de paix entre l’empire autrichien et la Sublime Porte. Pour ces chrétiens jusqu’alors sujets de seconde zone en terre d’islam, on comprend le prix qu’ils accordaient à une liberté de culte plus souple dont ils jouirent à Trieste.
11Un chrétien né à Damas en 1745, et donc sujet ottoman, nous offre un cas singulier d’insertion. Il s’agit d’un descendant d’une grande famille syrienne, les Cassis Faraone, qui entretenait de bons rapports avec les dirigeants ottomans. Antonio Cassis dit Pharaon s’était spécialisé dans le commerce entre la Syrie et l’Égypte au point d’être promu directeur des douanes au ministère du commerce égyptien. C’était un chrétien melkite (en 1726 les melkites byzantins s’étaient ralliés au catholicisme romain). Or ce négociant apprécié par les hauts-fonctionnaires ottomans s’avéra un conciliateur persuasif et, loin de se contenter de faire respecter sa religion, il n’hésita pas à défendre aussi la cause des coptes et des orthodoxes. Quand une crise politique et par contrecoup économique survint en Égypte, il se tourna vers Trieste et, fort de sa compétence, il s’y installa en 1786 et s’associa au gouverneur de la ville, le comte von Zinzendorf, pour créer une Compagnia privilegiata per il commercio con l’Egitto. Sa visée fut de contrer par la mer Rouge les compagnies occidentales des Indes qui contournaient l’Afrique. Joseph II, très informé des activités portuaires, le promut promptement comte. Plus tard, Antonio Cassis financera la construction de ce qui deviendra le théâtre Verdi. Il a prouvé ainsi que l’on peut s’enrichir, défendre les minorités religieuses opprimées et promouvoir la culture. En effet, Trieste était assez réputée, à la fin du xviiie siècle, pour attirer un grand patron syrien3.
12Si la religion divise les sectaires, le commerce rassemble. À cette époque, un café oriental était à la mode dans le centre ville de Trieste. Il pouvait être fréquenté par quelques commerçants turcs musulmans de passage, mais surtout par des Grecs ou Serbes à demeure et désormais linguistiquement italianisés, fidèles ou non à leur foi orthodoxe et renouant avec une habitude de leur jeunesse orientale. Une estampe de Francesco Breda témoigne encore à la fin du xixe siècle de la persistance d’un « Caffè orientale » en accordant beaucoup de soins aux vêtements de deux Turcs moustachus attablés confortablement autour d’un élégant guéridon sur le trottoir : pantalons bouffants ou jupes à plis, coiffures variées, mobilier bourgeois. Les deux clients sont visiblement aisés et à l’aise dans ce lieu de passage, presque comme s’ils étaient en pays conquis. En tout cas ils se sentent en sécurité dans la ville4.
Abrogation des accords austro-turcs et incitation à la naturalisation autrichienne
13En 1771, le dumping fiscal sur les taxes austro-turques négocié à Passarowitz devint caduc. Il freinait en effet l’intégration dans la mesure où il bénéficiait par exemple aux Serbes qui demeuraient sujets turcs dans le port franc. En 1776, un décret stipula en sus que pour bénéficier d’un permis de navigation, il fallait désormais être autrichien. Mesure efficace : les résidents illirici n’ayant pas demandé leur naturalisation comme les frères Jovanovich s’empressèrent de le faire dans les mois qui suivirent, soit un quart de siècle après leur installation ! De surcroît, ces immigrants serbo-turcs ne purent être naturalisés autrichiens qu’à la condition de transférer leur famille et leurs biens sur place et de mériter un certificat de bonne conduite. Cette incitation au regroupement familial et à un enracinement de l’investissement visait à acheminer un emporium pluriethnique vers la « città immediata dell’Impero » de 1850, prise directement en main par le pouvoir central.
14Ce new deal eut un effet radical. Dès 1780, le registre d’établissement des Illirici ne comportait plus qu’une douzaine d’étrangers non naturalisés : dix de nationalité vénitienne et provenant du littoral dalmate, un de Raguse et un seul de nationalité turque, peut-être un Serbo-turc récemment arrivé. Ces nouveaux sujets autrichiens furent payés en retour car cette vague de naturalisations a certainement joué dans la décision de Vienne de donner satisfaction à leur revendication de disposer pour leur culte d’une église distincte des Grecs.
15Quelques années après avoir obtenu cette satisfaction, donc au milieu des années 1780, arrivèrent de Sarajevo Teodoro Mechsa et les frères Giovanni et Saverio Circovic’, marchands aguerris qui disposaient déjà d’un fonds de 100 000 florins. Leur entreprise développa un vaste réseau entre Vienne et Smyrne, où ils trouvèrent du répondant chez les nombreux Levantins. Là-bas, ils purent compter sur un certain Demetrio Manzuk dont les descendants viendront à leur tour s’installer à Trieste. Dans les cales de leurs navires qui ratissaient large, on trouvait de l’huile d’olive des îles Ioniennes, du tabac du sud des Balkans, des dattes d’Égypte, du café d’Arabie, du coton, de la soie d’Anatolie et de Syrie, etc.
16Le flux migratoire de chrétiens d’Orient en direction de Trieste se poursuivit au xixe siècle car la Sublime Porte, malgré quelques réformes de sultans moins rétrogrades, ne sut pas satisfaire dans son empire une bourgeoisie émergente, notamment dans ses multiples ports, puisqu’elle contrôlait quasiment tout le littoral de la Méditerranée orientale, de la mer ionienne à la Libye. Jusqu’à la prise du pouvoir par les Jeunes Turcs...
17Avant de décliner la pluriethnicité de Trieste, il nous a paru bon de commencer par clarifier le statut des arrivants sujets turcs, avant et après le new deal. Nous allons les retrouver, séparés, dans les différentes « nations » d’immigrants.
L’ascension sociale des Grecs, gens de mer entrepreneurs
18Rappelons que les Crétois furent les premiers, avant les Phéniciens, à établir à partir de leur île de la mer Égée une véritable thalassocratie sur l’ensemble de la Méditerranée. Depuis l’Antiquité, les Grecs ont séculairement sillonné la Grande Bleue, essaimant sur ses archipels et ouvrant des comptoirs sur les rivages sans trop se soucier de coloniser des terres continentales comme le firent après eux les Romains. La Sérénissime, en son âge d’or, les supplanta mais au xviie siècle, au terme du siège de Candie (Héraklion), les Vénitiens durent céder l’île aux Ottomans. Tout au plus Venise obtint-elle lors de la paix de Karlowitz en 1699, de ne plus payer le tribut dû jusqu’alors au sultan pour qu’elle puisse conserver l’île de Zante (Zakynthos). Or, depuis Passarowitz, Trieste lui dame le pion.
19Les fondateurs de la communauté gréco-orientale stricto sensu furent Demetrio Foccà, Anastasio Nicco, Teodoro Petrato, Giorgio Prevetto, Giorgio Puglia et Anastasio Zalla. Nicco vendait des manteaux. Plus sélect, Petrato tenait un café piazza grande. Ces pionniers à l’esprit sans doute plus associatif qu’individualiste n’ont pas réussi à se faire un nom dans le « gotha » de la réussite bourgeoise ni à s’offrir un monument funéraire imposant dans le carré grec de Sant’Anna. Ce n’est pas une raison pour les occulter. Le recensement de 1826 dénombra 2 000 Grecs (moins que les juifs, plus que les Serbes) répartis dans environ 600 foyers, dont près de 40 % de négociants qui connurent souvent une réussite spectaculaire. Que ces fortunés occupent le devant de la scène ne doit pas dissimuler l’exercice de professions plus modestes : des courtiers et secrétaires, des commerçants en détail avec leurs garçons de boutique, des aubergistes et autres cafetiers.
20Place aux plus renommés. En 1734, Nicolò Mainati, valeureux capitaine de navigation de cette île de Zante encore vénitienne, offrit à Charles VI, durant la guerre de Succession de Pologne, d’armer son navire contre ses ennemis turcs et français (Louis XV soutenant la candidature de Stanislas Leszynski). En remerciement de son aide, Mainati obtint de l’empereur le droit de commercer sous pavillon autrichien entre Trieste et le Levant. Lui qui avait le goût du risque militaire et commercial estima pragmatiquement que le Habsbourg était désormais un protecteur plus puissant que Venise sur les eaux de la Méditerranée orientale.
21Son frère Giovanni, autre pion sur leur échiquier commercial, fut le premier Grec officiellement installé dans la ville en 1736. Il pratiqua le commerce du bois et fut relayé à son décès par son fils Costantino. Une belle filière ! La préférence accordée à Trieste par cette famille vénéto-grecque (à l’aise pour parler triestin) montre qu’après la paix de Passarowitz le crédit économique de la Sérénissime est affaibli, quand bien même ses peintres vedutisti enchanteront encore l’Europe par leurs vues de la cité des Doges : le chant du cygne !
22Le second arrivant grec identifié, Athanassios Tzallas, fit découvrir aux Triestins l’uva sultanina de son île natale de Missolonghi, à l’entrée du golfe de Corinthe, d’où le nom que nous, Français, donnons à ce raisin succulent. Les deux immigrés suivants, en 1745, Gheorghios Prèvetos et Dimitrios Fokas, selon Mainati qui les a dénombrés, provenaient comme lui de Zante et portaient dans leurs bagages du raki, eau-de-vie alors peu répandue. Voilà qui donne une touche exotique, sinon culinaire, à cette immigration des insulaires de la Grande Bleue au pays de la bora. La cuisine du port sera de plus en plus pluriculturelle.
23Antonio di Demetrio originaire, comme son épouse Lucia Gliki, de l’île de Lemnos au nord de la mer Égée – à l’époque qualifiée de « grenier d’Istanbul » –, a prospéré dans l’importation du bois et du coton cultivé justement à Lemnos. Giorgio Afenduli excella dans l’import-export du café et du sucre. Ces Grecs ont donc honoré une vocation maritime ancestrale : ils provenaient des îles, mais aussi de Morée, peuplée de 500 000 Grecs contre seulement 45 000 musulmans colonisateurs5.
24Cependant, la réussite la plus spectaculaire a eu lieu dès la fin du xviiie siècle. Né justement en Morée, Demetrio Carciotti, négociant en tissus d’abord enrichi à Smyrne, s’installe à Trieste en 1775. Peut-être a-t-il pressenti le danger de demeurer en terre ottomane ? En effet, en 1787 éclate une nouvelle guerre où l’Autriche et la Russie se retrouvent alliées contre les Turcs. Elle va durer cinq ans. La communauté grecque qu’il anime recourt à un redoutable corsaire grec, Lambros Katsonis dont elle finance une frégate de vingt-huit canons pour contrer les navires turcs. Or, cet entrepreneur connut comme d’autres une mauvaise passe lors de la troisième occupation napoléonienne. Malgré ces contretemps, en moins d’un quart de siècle, Carciotti connut une grande réussite et consacra son triomphe en faisant construire en 1798 un vaste palais donnant sur le port6. Ce célibataire décédé en 1820 légua ses biens (dont ce palazzo) à ses neveux à condition qu’ils épousent des Grecques. Ce n’est donc pas le meilleur exemple d’intégration. Il avait objectivement des raisons de s’inquiéter car les archives de la communauté révèlent une nette augmentation des mariages mixtes entre 1820 et 1830 ! Cette décision testamentaire va donc à l’encontre de la tendance majoritaire, plus forte d’ailleurs chez les moins fortunés. Toutefois, du point de vue affectif, on peut comprendre qu’un homme en fin de vie invite sa descendance à ne pas rompre les liens avec une nation grecque en passe de conquérir son indépendance.
25Dans la finance et les assurances, les Grecs donnèrent du fil à retordre aux juifs. Antonio Antonopulo dirigea le Nuovo Stabilimento d’assicurazione et fonda avec Cloconi et Niotti la Compagnia d’assicurazioni particolari dont Carciotti fut partie prenante. Amici assicuratori résulta en 1801 de la coopération entre Grecs et Serbes : l’argent ressoude pour miser davantage. Cependant, c’est durant la guerre d’indépendance, amorcée en 1821 par le soulèvement de la Morée et ébranlée l’année suivante par les massacres de Chio, que des banques et compagnies d’assurances grecques poussèrent comme des champignons.
26Nous citerons ici le Greco banco d’assicurazioni, fondé en 1824 avec les Andrulachi, Ralli, Scaramangà et d’autres Grecs originaires de Chio ; l’Adriatico banco d’assicurazioni fondé dès 1826 par Angelo Giannichesi7, originaire de Zante – poste qui lui servit de marchepied pour s’introduire dans la puissante Riunione Adriatica di Sicurtà (RAS) créée par des juifs en 1838, les banques en grandissant devenant pluriethniques – ; la Società Triestina d’Assicurazione, née en 1833 et dirigée par Giovanni Scaramangà et David d’Ancona, l’année où fut reconnue l’indépendance d’un nouvel État grec. En effet, les fonds qui alimentaient la lutte des patriotes dans les Balkans paraissaient plus en sécurité auprès de la diaspora triestine que dans les territoires reconquis. Citons, enfin, le Nuovo Greco Banco d’Assicurazione créé en 1834 avec les participations de Nicolò Morosini, Leonardo Vuro et Αmbrogio Ralli. Ce dernier, natif de Chio, développa un vaste réseau, la Ralli brothers, avec des filiales à Londres puis, via Suez, à Singapour en Inde et même aux États-Unis. Ralli contracta des mariages d’intérêt avec la famille Scaramangà, elle aussi originaire de Chio et qui avait fui les massacres des insurgés grecs. Si les tentacules étaient transocéaniques et le cerveau triestin, l’île natale, si meurtrie par les massacres turcs, induisait une solidarité de destin.
27Giovanni Scaramangà, aux activités multiples, se retrouva dans plusieurs conseils d’administration des sociétés bancaires, d’assurances et de navigation, au point de présider le Lloyd. Dès qu’il comprit en 1843 que l’industrie allait monter en puissance, il investit très tôt dans un secteur innovant en devenant l’un des principaux actionnaires de la Società del molino a vapore. Giorgio Scaramangà, gros négociant en produits coloniaux, le rejoignit en 1862 en se fixant à Trieste où il recevra le titre de baron. En 1962, on a inauguré dans le palazzo familial un musée de tableaux de maîtres et d’incunables, un legs qui démontre une fois de plus que ces entrepreneurs se piquaient de culture, même si c’était aussi une forme d’investissement car l’art ancien se valorise. Une section est notamment consacrée aux jeux de cartes, sans doute un hommage tacite à ceux qui savaient miser juste et détenir les atouts...
28À la fin du xixe siècle, durant la phase d’industrialisation, les frères Eulambio, propriétaires de scieries en Carniole, importaient du bois à Trieste et pour accroître leur carnet de commandes, ils persuadèrent une entreprise autrichienne de créer une usine sidérurgique baptisée la Ferriera à Servola, dans la banlieue de Trieste, qui recruta beaucoup de main d’œuvre peu qualifiée.
29Les frères Economo avaient délaissé leur ville natale de Thessalonique quand la Macédoine tomba sous le joug ottoman. C’étaient des cosmopolites qui n’envisagèrent pas un rapatriement dans le nouvel État grec. Giovanni Economo, né en 1834, voyageait beaucoup sur terre et sur mer. Il épousa Elena Murati, fille d’une famille grecque qui vivait à Budapest, indice de son vaste réseau de relations : endogamie certes, mais à large rayon. Il alla s’installer dans le port franc de Braïla, encore sous domination ottomane et déjà doté de chantiers navals sur cette presqu’île du delta du Danube. En effet s’y trouvait une importante communauté grecque qui édifia en 1865 une église orthodoxe encore visible aujourd’hui. On trouvera une évocation pittoresque et sulfureuse de la vie diurne et nocturne de ce port où l’on parlait un mélange de turc, de grec et de roumain, dans Kyra Kyralina, roman de Panaït Istrati, né là en 1884 d’un père grec et d’une mère roumaine, et dont la fiction est nourrie de ses souvenirs d’enfance8.
30De Braïla, Giovanni Economo géra un réseau commercial prospère en mer Noire. Y transitait notamment, en concurrence avec le port russe d’Odessa, le blé des plaines d’Ukraine convoité par de nombreux pays et qui constituait les trois-quarts des exportations. Son frère Demetrio, déjà installé à Trieste, lui fit valoir que l’ouverture du canal de Suez célébrée en 1869 ouvrait de belles perspectives de développement grâce à l’engagement du Triestin Pasquale Revoltella, vice-président de la compagnie. Giovanni ne se fit pas prier très longtemps et transféra son centre d’affaires à Trieste en 1872. Tous deux qui avaient connu les aléas du siège de Sébastopol durant la guerre de Crimée prirent par précaution des participations dans plusieurs banques et sociétés d’assurances triestines.
31Ces frères se lancèrent ensuite dans l’industrie : un moulin à vapeur avec une machine de quatre cents chevaux pour la production de farine ; une filature de coton, puis une usine chimique en plein essor à la fin du xixe siècle. Ils employaient ainsi plusieurs centaines d’ouvriers et furent promus barons par l’empereur. Nombre de leurs enfants combattront dans les rangs autrichiens et l’un d’eux, engagé volontaire, sera tué sur le front de l’Isonzo non loin de Trieste. Austriacanti jusqu’au bout.
32Illustrons le cas contraire d’une famille qui a bénéficié d’une réussite économique indéniable et dont le jeune héritier sera un irrédentiste acharné. Descendants lointains de nobles napolitains venus à la Renaissance s’installer dans l’île ionienne de Céphalonie, alors sous domination vénitienne, les Tipaldo grécisés en Xydias furent lassés de subir la domination napoléonienne, puis un protectorat anglais. Dionisio Xydias gagna tardivement Trieste en 1867 où il se révéla un habile homme d’affaires bientôt accueilli à la Deputazione di borsa. Vingt ans plus tard naquit son fil Spiro qui se révèlera un ardent irrédentiste : il s’agit donc bien d’une assimilation spectaculaire due à l’environnement citadin et non d’une résurgence génétique remontant à cinq siècles !
33La variété des options politiques des membres de cette communauté et les choix opposés qu’ils feront lors du conflit terminal entre l’Italie et la Double Monarchie, ne fit que redoubler la division chez les Italiens de Trieste entre des séparatistes qui rêvaient d’une Italie réunifiée et les fidèles de l’empire multinational. Elle illustre au contraire l’intégration des Grecs dans une culture triestine qui va se fracturer politiquement comme cela est advenu chez tous les peuples européens en voie de démocratisation.
Des Hajdouks hors-la-loi et des Janissaires qui font la loi
34En Bosnie-Herzégovine mais aussi dans la région de Belgrade, territoires rendus aux Turcs en 1739 et proches de Trieste, les rapports de dominant à dominé entre musulmans et roumis, sujets de seconde zone soumis au statut de dhimmi, étaient rendus très complexes par deux phénomènes séculaires qui ont pu exacerber ces relations. Les Turcs avaient repéré que les hommes serbes, souvent de grande taille et énergiques, étaient de redoutables guerriers. Les maîtres des lieux se livraient de temps à autre à des rapts de garçons serbes à grande échelle. La pratique s’institutionnalisa. Séculairement, ils allaient jusqu’à exiger que chaque famille leur livre un enfant sur cinq, généralement l’aîné. Ils les élevaient à la spartiate dans des écoles militaires et dans la religion musulmane pour en faire une « nouvelle milice », ce que signifie en turc yeni çeri. Si ces « janissaires » (adaptation française) étaient ensuite appelés à réprimer les velléités serbes d’indépendance, tel soldat pouvait à son insu tuer des descendants de sa propre famille. Notons au passage que l’identité ottomane n’était pas fondée sur le genos, sauf en ce qui concerne la transmission dynastique.
35Parmi eux se trouvaient aussi quelques rares enrôlés de langue grecque comme le talentueux Sinan qui sut se reconvertir en architecte du sultan Soliman. Chanceux, il édifia plusieurs mosquées à Constantinople. En outre, au xviie siècle, des musulmans jaloux avaient obtenu d’être insérés dans ce corps d’élite qui, devenu indispensable au sultan en place, exerçait de fortes pressions sur ses décisions politiques et en rase campagne n’en faisait qu’à sa tête. En 1730, les janissaires hostiles aux réformes du grand vizir Damad Ibrahim ont exigé son exécution puis l’abdication du pacha Ahmet III, emprisonné jusqu’à son décès. Ils intronisèrent Mahmud Ier qui prendra sa revanche en exécutant bientôt les leaders rebelles et règnera jusqu’en 1754. Voilà la toile de fond quand débarquèrent à Trieste les premiers Serbes issus de terres ottomanes.
36Dans les villes islamisées des Balkans, de Macédoine et de Roumanie, certains chrétiens slaves ou macédoniens – sous l’effet du cosmopolitisme des centres commerciaux – se sont parfois convertis à l’islam au fil des siècles, tout comme des propriétaires terriens, car un roumi ne pouvait être propriétaire de la terre. Opportuniste ou sincère, leur conversion fut volontaire. Il va sans dire que les militants serbes qui lutteront pour leur indépendance ne les porteront pas dans leur cœur.
37En revanche, dans les chemins de montagne des Alpes dinariques, les plus énergiques et irréductibles des Serbes orthodoxes qui voulaient secouer le joug ottoman se sont livrés à un brigandage organisé, en attaquant notamment les caravanes de marchands. Le pouvoir dominant les désigna comme hajdouks, qualificatif qui signifiait « hors la loi » en turc. Ces insoumis se regroupaient en une véritable armée divisée en compagnies d’intervention d’une centaine de combattants. Pour s’émanciper, les patriotes grecs usèrent de méthodes assez similaires : ils baptisèrent ces brigands de grand chemin du nom de klephtes9, qui signifie détrousseurs.
38Lors de la guerre austro-turque qui préluda à l’instauration du port franc, des hajdouks offrirent leur service à l’armée autrichienne qui ne fit pas la fine bouche. Ainsi, ces coupeurs de route mobilisés sous la bannière de l’aigle à deux têtes pouvaient-ils se retrouver face à face avec des janissaires de lointaine ascendance serbe en toute ignorance.
39Les chefs de ces hors-la-loi n’étaient pas pour autant n’importe qui. Ainsi le clan Obrenovic’ qui conduisit le second soulèvement pour l’autonomie en terre ottomane fut-il hajdouk, avant que certains de sa fratrie ne s’installent à Trieste, tandis qu’une autre lignée devint la famille régnante sur le royaume de Serbie. Le dernier Obrenovic’ connu est même enterré au cimetière Sant’Anna. Fin observateur des traditions rurales de son pays, le Serbe Janko Veselinovic’ publia tout à la fin du xixe siècle un roman intitulé Hajdouk Stanko, figure épique demeurée mythique pour ses compatriotes. Panaït Istrati, cosmopolite né en 1884 à Braïla d’un contrebandier grec tué par les garde-côtes turcs alors qu’il était encore bébé, nous a offert en français une Présentation des haïdouks qu’il considérait comme des bandits d’honneur, défenseurs des misérables10.
40Les Janissaires émancipés de la tutelle de la Sublime Porte se crurent eux aussi tout permis pour contrer l’influence des hajdouks :
Un janissaire entouré d’hommes de main se présentait dans un village et, sous la menace des armes, obligeait les paysans à le reconnaître comme leur agha [parrain mafieux] promettant protection contre les brigands et aide éventuelle pour le paiement des impôts ottomans en contrepartie de la livraison du quart à la moitié des récoltes11.
41Comparés à ce racket, les prélèvements financiers des troupes napoléoniennes sur quelques Serbes, comme Stefano Risnich, enrichis à Trieste, apparaissent plus supportables. Les chefs janissaires pouvaient-ils subodorer leur origine parentale serbe ? C’est très improbable. Toujours est-il que les relations entre ce corps d’élite, fer de lance redoutable, et la Sublime Porte, qui craignait un complot militaire et les trouvait de plus en plus incontrôlables, se dégradèrent.
42En 1839, quand mourut Mahmoud II, alors que son vassal égyptien Méhémet Ali menaçait Constantinople, son fils de seize ans Abdul Medjid Ier accéda au sultanat. Réformateur résolu, il proclama aussitôt l’égalité de tous ses sujets, quelle que soit leur religion. Il avait tiré cet enseignement de la récente création de deux États grec et serbe territorialement limités mais qui pouvaient faire tache d’huile. Cette mesure novatrice contredisait la loi coranique et son application demeura une gageure. De même, Méhémet Ali d’origine albanaise qui voulait moderniser l’Égypte, voire les terres ottomanes, fut contré par les puissances occidentales – empire britannique en tête – et destitué en 1848. Le champ était donc libre en Méditerranée orientale pour des nationalismes obtus.
Activisme commercial et engagement des Serbes triestins
43La plupart des immigrants débarquant à Trieste que les autorités autrichiennes appelaient Illyriens, Serbes des Marches balkaniques, provenaient de la Bosnie et de l’Herzégovine reprises par les Ottomans en 1739, tandis que la région de Belgrade changea de maître au gré des trois guerres austro-turques qui se succédèrent au xviiie siècle. Leur arrivée dans le port franc fut motivée, soit par l’accord commercial qui bénéficiait aux sujets turcs, soit au contraire, parce qu’ils se sentaient persécutés en terre d’islam. Cette destinée comparable à celle des Grecs explique que Vienne ait associé dans un premier temps les deux ethnies orthodoxes dans un même statut d’accueil. Les premiers immigrants transitaient le plus souvent par la Dalmatie encore vénitienne au xviiie siècle.
44Les Habsbourg avaient également accueilli dans leur empire des Serbes de la grande Hongrie cédée lors de la paix de Karlowitz par les Ottomans et les placèrent dans cette même ville sous le patronage d’un métropolite. Ils furent reconnus là aussi comme une minorité religieuse et non comme une nationalité. D’ailleurs les plus pieux considéraient que leur patrie, conçue comme tradition de leurs pères, c’était d’abord leur religion12.
45Ces Illirici débarquèrent à Trieste surtout dans la seconde moitié du Settecento. Ils ne furent jamais très nombreux : un peu plus de deux cents répartis dans soixante-quinze familles en 1792, puis environ 500, au mieux, au xixe siècle. Pourtant ces négociants et armateurs très entreprenants jouèrent un grand rôle dans la cité, même si les risques pris leur valurent quelques déboires, ce qui n’empêcha pas leurs juniors, fils ou neveux, de rebondir13.
46L’un des premiers fut en 1748 Jovo Curtovich âgé de trente ans, marchand originaire de Trebinje en Herzégovine14. Cette citadelle ottomane montait la garde dans l’arrière-pays bosniaque, mais non loin de la côte, à mi-chemin entre Raguse tombée sous tutelle turque et les Bouches de Kotor. Ce jeune « poisson-pilote » sut développer une compagnie tentaculaire avec ses quatre frères qui effectuaient d’incessants allers et retours au Levant et dans l’empire habsbourgeois. La fratrie ratissait large pour constituer un fructueux réseau. Tandis que Jovo demeurait en pivot à Trieste, Stefano contrôlait les échanges depuis Smyrne et le Levant ; Massimo œuvrait entre Vienne et Prague au cœur de la Mitteleuropa ; Alessandro, lui, aurait travaillé à Amsterdam dans ces Provinces-Unies. Lui-même n’hésitait pas à aller dans les ports du Levant ou d’Égypte, même quand ils étaient interdits à cause du choléra, afin d’importer du coton. La prise de risque s’avéra fructueuse. Ce négociant en gros disposait désormais de huit permis de navigation différents et d’une flotte conséquente. Selon Marco Dogo, il n’aurait acquis la nationalité autrichienne que lors de l’abrogation des accords austro-turcs de Passarowitz sur la réduction mutuelle des taxes.
47Ce pionnier sera l’un des tout premiers en 1782, en concurrence avec un Flamand, à armer un navire de commerce transatlantique de Trieste à Philadelphie qui transportait des vins frioulans, des tissus de Bohême, du fer de Carinthie contre du sucre de canne, des épices, du café et du tabac. Jovo Curtovich, au prénom désormais italianisé en Giovanni (depuis sa naturalisation autrichienne dans une ville linguistiquement italienne), acquit un terrain place du Ponterosso, lieu de marché et d’agrément en plein cœur du borgo teresiano, pour y édifier un immeuble à la fois commercial (des entrepôts au rez-de-chaussée) et résidentiel avec son étage noble. Quatre ans après son arrivée, il avait été rejoint par deux compaesani de Trebinje, Demetrio et Cvetko Jovanovich dont le prénom sera vite italianisé en Florio qui sonnait mieux aux oreilles locales. Touches d’intégration au tableau...
48Un autre Serbe de souche mais sujet vénitien, Giovanni Voinovich, originaire de Castelnovo (en serbe Herceg Novi, alors dépendant de la Serenissima), sentinelle dominant l’entrée des Bouches de Kotor, vint vers 1750 s’établir à Trieste. Négociant fortuné et disposant déjà d’un navire, il avait été promu comte par le Doge et parlait donc aisément la lingua franca vénitienne adaptée dans les rues du port triestin. Par contre, en tant que vénitien, il avait le handicap de ne pas bénéficier de la réduction des taxes réservée aux sujets turcs comme en profitèrent les Curtovich. Il s’empressa donc de demander la naturalisation autrichienne et sera bientôt anobli. Son neveu Demetrio Vojnovich, esprit aventureux, devint le corsaire patenté de l’empire habsbourgeois chargé de couler les « pirates » de l’Adriatique (parfois soutenus par un État concurrent). Il fut médaillé par Marie-Thérèse pour ce travail peu orthodoxe (sic !) mais mené à bien, si l’on ose dire !
49En somme ces Curtovich et ces Vojnovich15 devinrent de puissants armateurs qui s’enrichirent en important des produits du Proche-Orient via Smyrne, ou d’Extrême-Orient via Amsterdam, et en les distribuant dans l’empire. Sans prendre en compte leurs biens immobiliers et leurs navires, ils déclaraient respectivement une fortune de 40 000 et 30 000 florins. On comptait alors ces pionniers sur les doigts de la main, mais les trompettes de la renommée célébrèrent leur grand rayonnement. Trebinje continua ainsi à fournir à Trieste, jamais massivement mais régulièrement, son lot d’arrivants. D’ailleurs le pouvoir ottoman s’en inquiéta.
50Cette citadelle de garnison turque abritait pourtant peu de commerçants ; plutôt des artisans et évidemment surtout des soldats (dont des janissaires). Néanmoins quelques marchands qui géraient le passage des caravanes en zone montagneuse entre Sarajevo et Raguse tentèrent leur chance à Trieste. Ils s’insérèrent dans les classes moyennes : des négociants propriétaires de leurs magasins, des marins dont des capitaines au long cours, des banchieri (comprendre des prêteurs ou agents de change), des artisans (couturiers, fourreurs), des boutiquiers. À défaut de palais, les Opovic’ ou Covacevic’ se firent construire des tombes monumentales au cimetière serbe. Originaires, eux aussi, de Trebinje, les frères Pietro et Giorgio Teodorovic’ émigrèrent sagement en deux étapes. D’abord à Fiume, autre port franc, où ils apprirent les ficelles du négoce international auprès de Teodoro Rajovich ; puis ils se lancèrent dans le grand bain triestin autour de 1750. Ils furent rejoints par leur frère cadet Drago, la solidarité familiale étant l’un des points forts de ces pionniers serbes. Un autre Fiumano, Giovanni Rajovich (peut-être le fils du précédent) sera lui aussi séduit par l’attractivité de Trieste et viendra y exercer le commerce en gros de produits méditerranéens (huile, figues, coton) mais à contretemps : 1806 au moment du blocus continental imposé par Napoléon !
51En 1756, les trois frères Risnich (Damiano, Giovanni et Stefano16) – importateurs de tabac de Sarajevo –, arrivèrent à leur tour de la Bosnie turque après avoir commercé quelque temps à Raguse. Le plus débrouillard fut Jovica (Giovanni) qui faisait la navette entre Odessa et Trieste avec l’appui des Russes pendant le blocus continental. Jovica avait attendu une douzaine d’années pour demander sa naturalisation en sujet autrichien. Il vécut deux ans dans l’immeuble qui porte son nom via Lazzaro, en plein centre-ville. La compagnie de navigation familiale prit de l’ampleur : leurs voiliers ramenaient également des marchandises de Smyrne, ce qui laisse deviner que cette famille serbe avait gardé de bonnes relations du temps où elle dépendait de la Turquie.
52Stefano Risnich, chargé de force par les occupants français d’établir le montant des impositions des plus riches s’était largement imposé lui-même. Pour éviter la faillite, il envoya son fils de seize ans gérer les intérêts de leur filiale à Odessa, port fondé une décennie plus tôt par Catherine II. L’adolescent s’en tira bien en ramenant notamment de mer Noire du blé ukrainien sur l’un des six navires que la famille avait en des temps meilleurs commandés aux chantiers navals triestins. Des succursales en Russie permettaient ainsi à une dynastie familiale triestine de desserrer l’étau des Français à la conquête de l’Illyrie.
53Les Risnich s’allièrent avec un autre armateur, Nicolò Palicucha, afin de mieux résister à la concurrence des Vucetich qui eux aussi développaient le commerce en gros des céréales à Odessa où la Russie écoulait son blé ukrainien. Solidarité familiale et alliances, mais aussi concurrence farouche intra-serbe : business oblige ! Le fondateur de cette dynastie adverse, Michele Vucetich était originaire des Bouches de Kotor qui ressemble à un fjord. Bien protégée à la sortie du défilé de Verige, la ville de Perast y détenait une école de navigation célèbre dans toute l’Europe qui forma des capitaines au long cours, recrutés soit par les Russes (parenté de langue avec les Serbes locaux), soit par les Vénitiens, longtemps maîtres des lieux et indirectement par Trieste. Vucetich disposait d’une flotte de dix-huit navires pour son commerce de l’Adriatique à la mer Noire. Mécène bien intégré à Trieste, il n’hésita pas, par exemple, à financer la construction d’une route pour mieux relier au centre ville Servola qui ouvre la route de l’Istrie et destinée à devenir la banlieue industrielle du port.
54Son fils Giovanni profita de cette forte position pour se lancer dans le monde de la finance. On le retrouve au conseil d’administration des Assicurazioni generali, membre fondateur du Lloyd austriaco et par deux fois élu député au Parlement viennois. Il apporta sa contribution à l’édification de la nouvelle église San Spiridione, mais de plus en plus orienté vers la mer Noire, il vendra le palazzo que son père avait fait construire en 1836 sur la riva dei pescatori – plus tard dédiée à Nazario Sauro sur les quais du borgo giuseppino – et s’installera à plein temps à Odessa que Catherine II avait, en son temps, promu en port franc.
55Un autre capitaine de marine, Cristoforo Popovich, venu lui aussi des Bouches de Kotor s’installa à Trieste, après avoir été au service de la République de Venise qu’il quitta lorsque Napoléon la vendit aux Autrichiens. L’occupation française n’était pas un bon moment pour les affaires, mais cet armateur s’en tira assez bien à la Restauration puisqu’il devint bientôt son propre assureur et, en 1827, fit construire un palazzo sur la riva Nazario Sauro. Il était conforté par ses trois fils, nés eux aussi dans les Bouches de Kotor, âgés de trente-trois, trente et vingt-huit ans, le bel âge pour se lancer dans la carrière. Notez que ce sont souvent des fratries qui ont réussi. L’aîné Spiro présida par intermittences la communauté illyrienne. Drago, le benjamin, fréquenta l’école nautique de Trieste pour devenir lui aussi capitaine de marine. Ces jeunes gens avaient aussi un idéal qu’on peut qualifier de mazzinien : aussi, s’étaient-ils engagés pour aller épauler les Grecs dans leur guerre d’indépendance. Dès lors, en cette même année 1827 où son père consacrait sa fortune, Drago, garibaldien de cœur, participa-t-il à la bataille de Navarin contre les Turcs pour défendre la cause grecque, alors que rien ne l’obligeait – sinon son idéal –, à rejoindre les flottes des voiliers anglais, français et russes. Née après les querelles intercommunautaires entre Grecs et Serbes, cette fratrie incarnait donc ce que le creuset triestin offrait de meilleur.
56À l’étage en-dessous des sociétés du capitalisme triomphant, prospéraient des sociétés d’actionnaires, certes plus cloisonnées, mais constitutives du nouveau tissu urbain. Des marchands qui disposaient de flottes plus modestes s’efforcèrent eux aussi de devenir leurs propres assureurs, sous une forme coopérative ou amicale comme les Amici assicuratori, ou bien ouvertement communautaire à l’image de la Società illirica d’assicurazione ou de la Società slava créée en 1830 – qui laissait ainsi une porte ouverte aux Croates et Slovènes – où l’on retrouve en tant qu’actionnaire Cristoforo Popovich, frère aîné de Drago. D’ailleurs, Marco Dogo relève le cas curieux d’Antonio Kvequich qui, dans la liste des Illirici de 1780, était catalogué comme calzolaio. Les activités de cet immigré de Herceg Novi demeurent opaques. Même s’il travaillait le cuir et/ou vendait des chaussures, il n’était pas le plus mal chaussé puisqu’on le retrouvait actionnaire de plusieurs sociétés d’assurances !
57Néanmoins, la mise en chantier progressive de navires à vapeur au milieu de l’Ottocento nécessita par leur coût une concentration des capitaux qui mit à mal les compagnies de navigation les plus modestes, réduites à la marine à voile. Sans oublier les mutations industrielles qui exigeront de gros investissements.
58Pour réussir, il fallait de l’entregent et les Slaves ont toujours eu la réputation – fondée notamment sur leur système phonologique varié – d’acquérir rapidement les parlers étrangers. Drago Popovich parlait le serbe appris enfant à Risan, le grec par sa participation à leur guerre d’indépendance, l’italien à Trieste et le russe en Crimée. Spiridione Gopcevich, également originaire des Bouches de Kotor, maîtrisait une quinzaine de langues. Voilà qui forme un esprit ouvert. Cependant, celui-ci ne se contentait pas d’œuvres de charité locales à l’hôpital ou au lazaret. Il sortit aussi sa bourse pour venir en aide à ses compatriotes d’Herzégovine victimes soit d’un incendie ravageur, soit de la répression ottomane à la suite d’une insurrection. Ce n’est donc pas un hasard si ce bienfaiteur fut élu, puis réélu, président de la communauté serbe.
59Enfin, certains testaments révèlent que le disparu très fortuné léguait certes une part de sa fortune à la commune, mais une autre part était réservée à la communauté serbe orthodoxe et parfois à des compaesani de la bourgade natale dans les Balkans, une donation composite, plus affective qu’idéologique.
60Les entreprises des Risnich et des Vucetich en mer Noire furent mises en difficulté par la guerre russo-turque qui dura de 1788 à 1791. Comme l’Autriche était l’alliée de la Russie, les Serbes des Balkans en profitèrent pour se soulever. Les plus hardis se portèrent même volontaires dans l’armée autrichienne17. Les janissaires, après avoir à Belgrade signifié leur reddition à Joseph II peu avant le décès du souverain, devinrent incontrôlables. Ils assassinèrent le pacha de Belgrade tout en massacrant aussi beaucoup de notables serbes. Les survivants organisèrent la résistance avec l’aide diplomatique autrichienne et russe.
61Or, c’est à la suite de cette conflagration régionale et de l’aide serbe que Vienne facilita l’installation de réfugiés en accordant le statut de « nazione illirica » à 75 familles serbes totalisant 217 résidents. En tête de liste, classés par statut social, apparaissaient quatre nobles et deux prêtres, puis suivaient des négociants dont la réussite fut éclatante et qui ont laissé leur marque dans l’architecture citadine. Venaient enfin des artisans, boutiquiers, cafetiers et en queue de liste deux porte-faix.
Le quartier des Arméniens
62Les Arméniens ont en commun avec les Grecs et les Serbes d’avoir subi plusieurs siècles d’occupation ottomane. Ceux qui restaient sur leur terre natale furent grevés d’impôts et persécutés, chassés, massacrés depuis qu’en 1879 le grand vizir avait annoncé son intention de faire disparaître ce peuple qui sera victime d’un génocide de la part des Jeunes Turcs en pleine Grande Guerre. Une certaine élite restreinte qui s’était transférée à Istanbul avait été auparavant mieux traitée dans la mesure où ses compétences et sa loyauté étaient appréciées du sultan. Où l’on constate qu’une monarchie décadente peut être moins tranchante qu’une jeune république identitaire...
63Avant ces massacres, des exilés avaient d’abord trouvé refuge à Venise. Or, en 1773, des conflits internes poussèrent deux moines à essaimer à Trieste où ils prirent spirituellement en charge des commerçants arméniens qui s’y trouvaient déjà. Marie-Thérèse la tolérante leur avait concédé dès 1755 le droit d’utiliser l’église de Santa Lucia, vacante, pour leur rite. Leur église orientale était catholique, mais avec un rituel spécifique. Comme pour les orthodoxes triestins, avoir un lieu de culte était un havre de réconfort pour cette minorité qui entretenait un sentiment d’appartenance identitaire avec la « nation » arménienne18. En 1858, des prêtres mekhitaristes – du nom du prêtre Mekhitar qui en 1703, établi dans la Morée encore vénitienne, rompit avec Rome en récusant la double nature du Christ – ouvrirent dans leur collège19 une section commerciale qui fut le premier lycée de ce type en langue italienne à Trieste, ce qui indiquait clairement leur intégration dans la ville.
64Parmi les familles qui fréquentaient le quartier Santa Lucia, il convient de citer les familles Ananian, Tumanshvili, Hermet, Giustinelli, Hovanessian. Des Zingarian étaient opticiens, des Baschian pâtissiers avec des spécialités alléchantes : baklavas à la cannelle, loukoums à la pistache et yogourts, des confections de tradition orientale communes aux Ottomans. La famille Giustinelli, quant à elle, a donné son nom à la rue où se trouve l’église. Ses orgues ont été offertes par Julius Kügy, slovène germanisant, car l’église accueillait également la communauté catholique allemande réduite à une peau de chagrin lorsque la ville devint italienne20.
65La généalogie du célèbre citadin Francesco Hermet illustre les errances contraintes des cosmopolites. Son patronyme est français car ses ancêtres étaient des huguenots réfugiés en Perse après la révocation de l’édit de Nantes. En 1754, Gregorio le grand-père se transféra d’Ispahan à Trieste, ce qui démontre la force d’aimantation du port franc où il ouvrit un établissement de bains à la mode orientale. Son fils Paolo épousa une arménienne de Smyrne selon le rite catholique qui lui était propre : il s’agissait d’une Maria Zaccar-Hogenz dont le patronyme était déjà italianisé en Zaccarian. Puis, ce jeune couple alla travailler à Vienne où naquit Francesco Hermet en 1811. L’enfant avait huit ans quand fut interrompue sa scolarisation allemande car ses parents, en difficulté financière, revinrent à Trieste où ils eurent encore du mal à nourrir une famille nombreuse (vingt enfants !). Francesco dut interrompre ses études à l’académie de commerce et de navigation pour chercher à quinze ans de petits boulots. Sa maîtrise des langues (allemand, italien et français) lui permit à vingt-deux ans d’être embauché comme agent d’assurances et délégué commercial des Assicurazioni austro-italiche devenues, en 1836, les fameuses Generali. Talentueux, il deviendra directeur du secteur assurances du Lloyd. Quel chemin parcouru depuis l’Arménie maternelle ! Ce cosmopolite voué au commerce avait eu, adolescent, un coup de cœur pour la littérature italienne et notamment pour le Tasse et sa Gerusalemme liberata. Ce collaborateur de la revue La Favilla joua un grand rôle, d’abord culturel (en animant successivement plusieurs théâtres), puis politique en militant pour la cause irrédentiste. Nous en reparlerons, mais ses années d’enfance et d’adolescence nous offrent un modèle d’aboutissement d’une immigration intégratrice.
66C’est cette intégration dans l’italianité de la ville qui permit à Giacomo Ciamician, né dans le port en 1857, de gagner l’Italie. Ce brillant chimiste obtint à trente ans un poste à l’université de Padoue puis à Bologne. Depuis quelques années, l’église où officièrent ces Arméniens puis des Allemands est en déshérence. Le port a bel et bien perdu sa force d’attraction.
Les communautés protestantes, les plus discrètes
67Initialement, les confessions luthériennes augustana, helvète et anglicane restèrent liées du fait de leur faible nombre. Puis elles se distinguèrent : chez les Helvètes – en partie du fait que s’y trouvaient des émigrés des Grisons parlant romanche et/ou italien –, la langue cultuelle était l’italien, tandis que les luthériens qui provenaient majoritairement d’Allemagne s’exprimaient entre eux en allemand. Pourquoi ces tedeschi furent-ils les premiers à arriver à Trieste ? Parce qu’ils y bénéficiaient d’une relative liberté de culte qui leur était refusée en Autriche ainsi que dans certains États germaniques. Cependant, quelques familles s’installèrent dès 1717 et furent sans doute les premiers immigrés, trop isolés pour s’enquérir d’un lieu de culte. En 1718, en provenance de Lindau, sentinelle autrichienne à la limite de la Souabe bavaroise, au bord oriental du lac de Constance où s’entrelacent les frontières suisse, allemande et autrichienne, arriva Georg Jacob Miller. Trois autres familles de Lindau suivront au fil des ans : les Büchelin, Fels et Weber. En 1753, la petite communauté fut invitée par les Renner devenus une dynastie puissante (voir infra) à se réunir chez eux21.
68En 1778, l’impératrice Marie-Thérèse, conseillée par son fils co-régent, autorisa enfin l’église évangélique luthérienne à pratiquer son culte dans un établissement privé. La demande avait été transmise par le gouverneur de Trieste, le comte Karl von Zinzendorf, certes converti au catholicisme à vingt et un ans, mais élevé dans le protestantisme par sa famille saxonne (terre d’origine de Luther) et donc précieux médiateur. Lorsqu’à la veille de la Révolution française Joseph II eut les pleins pouvoirs, il s’efforça de laïciser l’empire en réduisant l’hégémonie catholique. Confronté aux protestants de Bohême, il était bien décidé à faire sauter le verrou d’une religion d’État dans un empire pluriel. En tout cas ces germanophones furent soutenus par le gouverneur car, dès 1782, on dénombrait cinq protestants à la deputazione di borsa sur les dix que se partageaient les communautés religieuses.
69Au milieu du Settecento arriva une première vague d’émigrés de la vallée de l’Inn dans les Grisons où l’existence était rude. Ignazio Bianchi et Gasparo Griot ouvrirent un café-pâtisserie Piazza Piccola. Comme l’affaire marchait bien, d’autres compaesani parvinrent à avoir pignon sur rue dans ce secteur d’activité : les Danz, Gilli, Pitschen. Quelques-uns entreprirent même l’importation directe du café. Les Casparis tenaient le Caffè della Minerva fréquentés notamment par des Slovènes, indicateur d’une clientèle populaire ; on ne leur demandait pas s’ils étaient catholiques ou protestants. Les Cloetta géraient le Caffè dell’Europa felice, dénomination de rêve, où se réunissaient des Serbes. On n’a pas dit : les Serbes. Donc des orthodoxes qui se sentaient bien dans un lieu de réunion géré par des calvinistes. Cette immigration populaire avait fait souffler un air de convivialité surprenante si l’on se réfère à l’austérité des protestants du Nord de l’Europe. Le Caffè Commercianti, futur Caffé Tommaseo devenu plus sélect, également tenu à l’époque par des Romanches protestants, était bien placé sur le port pour inviter à l’échange. On a sous-estimé l’apport de ces lieux de rencontres populaires à la création de liens pluricommunautaires, sauf Saba qui fréquentera la clientèle plus ouvrière que bourgeoise du Caffè Tergeste.
70En 1775, on dénombrait soixante-dix-sept calvinistes, organisés en communauté et qui obtinrent un espace réservé au cimetière. En 1786, ils partagèrent une église avec les anglicans qui firent à leur tour construire en 1831 un temple en style néo-classique, petit mais élégant.
71À Trieste, tandis qu’il procédait à la modernisation de ce qui sera baptisé le quartiere giuseppino, Joseph II eut dans son viseur l’église baroque de la Madonna del Rosario édifiée au début du xviie siècle au temps de la Contre-Réforme triomphante, alors que le petit commerce triestin pâtissait de la guerre entre Venise et les Habsbourg (1615-1617) ainsi que des incursions uscoques. L’empereur jugea désormais inutile cette église située Piazza vecchia et peu fréquentée dans un quartier en déshérence. Entre 1784 et 1786, la communauté luthérienne de confession augustana s’en porta acquéreur et s’y installa. Au milieu du xixe siècle, on y dénombrait 2 300 pratiquants (sur 70 000 Triestins). En 1870, grâce à des donateurs comme von Rittmeyer, elle fit construire au centre ville – par l’architecte Zimmermann – le plus grand temple évangélique d’Italie et la Madonna del rosario fut rendue au culte catholique.
72Les luthériens accueillaient différentes nationalités : suisse, française, hollandaise et, y compris en 1898, des méthodistes regroupés par Felice Dardi, séminariste catholique converti. En terre de mission, il convient de ratisser large. De plus, une école fut ouverte en 1801, accueillant aussi bien luthériens et calvinistes. D’ailleurs, l’enseignement religieux y était facultatif et les enseignants de qualité, si bien que des juifs et des orthodoxes grecs s’y inscrivaient aussi. On peut donc en conclure que le creuset triestin est ainsi parvenu à atténuer les antagonismes religieux, ce qui n’était pas une mince affaire !
73Née à Trieste en 1830 d’une famille genevoise, Cecilia Collioud épousa à dix-sept ans Carlo Rittmeyer (1820-1885), de confession luthérienne. Cette mixité matrimoniale est déjà signe d’intégration : d’origine germanique, Carlo porte lui aussi sur sa pierre tombale un prénom italianisé. Sa réussite sociale fut consacrée par le titre de baron. Son père, Eliseo Rittmeyer, avait acheté en 1823 un palais qu’il fit agrandir et moderniser. En 1914, Cecilia, seule survivante, fit don de ce palazzo à la commune qui, reconnaissante, donna son nom à la rue adjacente, à deux pas de l’église anglicane. Une famille Rittmeyer y tient encore une pension au xxie siècle. La baronne a consacré sa vie à des œuvres de bienfaisance et ouvert en 1913 un institut pour les aveugles qui fonctionne encore. Ce qui unissait ces diversités confessionnelles du protestantisme (mis à part le caractère licite du prêt d’argent), c’était d’être des bienfaiteurs auprès des démunis en reconnaissance de l’aisance que la commune leur avait offert.
La réussite économique et sociale des juifs22
74L’immigration des juifs, première communauté reconnue par Joseph II, se poursuivit proportionnellement à l’essor démographique de la ville : entre 1735 et 1775, ils passèrent de 2,80 à 3,70 %. Vers 1850, ils seront 4 000 sur 80 000 habitants, soit 5 % leur chiffre maximum. Pourtant ils étaient alors plus nombreux que tous les Orientaux orthodoxes réunis. En 1910, dans un contexte de plus en plus antisémite, ils ne seront plus que 2,40 %, moins à cause du sionisme militant que de l’afflux d’une main d’œuvre de proximité italo-slovène. Leur rôle, considérable, fut sans commune mesure avec leur nombre limité.
75Avant de célébrer cette réussite, n’oublions pas tous ceux qui ont continué à vivoter dans le ghetto et sur qui le poète Saba, né lui-même en 1883 dans ce vieux ghetto, issu d’une famille Cohen vouée traditionnellement au petit commerce, a attiré notre attention. Il nous en offre une version contrastée sobrement intitulée « Il ghetto de Trieste nel 1860 », paru dans la revue florentine La Voce en mai 1912. Il qualifie d’entrée ce ghetto natal « d’une repoussante originalité ». Jaillissent sa jalousie à l’égard des juifs qui ont réussi et sa commisération à l’égard de ceux qui trafiquent petitement dans ce misérable quartier :
Beaucoup parmi ceux qui du proche Levant débarquaient sur le môle San Carlo l’habit dépenaillé et coiffés d’un fez rouge, sans autre bien, peut-être, qu’une recommandation au rabbin ou à quelque vieillard philanthrope, réapparaissaient au bout de quelques années, voire quelques mois, en habit strict et en chapeau claque aux cérémonies religieuses, [...] mais le menu peuple, ceux qui manquaient d’initiative pour délaisser le petit commerce, continuaient à l’exercer dans les baraques de la dite piazzetta delle scuole israelitiche ou au rez-de-chaussée de maisons humides et des lupanars de città vecchia23.
76Ce négoce fondé essentiellement sur l’achat-vente de meubles et de vêtements usagés avait surtout pour clientèle les Slaves des environs et des marins dalmates. S’y développait un art de l’embrouille que Saba se complaît à illustrer.
77L’analyse de l’antisémitisme sémite développée par Alberto Cavaglion à propos de Weininger24 vaut aussi pour Saba qui illustre dans son tableau l’antinomie sociétale entre la ghettoïsation des traditionalistes religieux et la laïcisation conquérante du mercantilisme, voire assimilation des immigrés conquérants. On peut y entrevoir un retour du refoulé, puisque sa mère juive fut délaissée par son père goi avant même la naissance de l’enfant qu’elle confia à une nourrice slovène. Cette Peppa Sabaz catholique qui avait perdu son propre enfant reporta son affection sur le petit Umberto et fut véritablement sa « madre di gioia » au point que l’écrivain, de nationalité italienne par son père vénitien, a récusé son patronyme Poli pour se relier sentimentalement à sa nourrice en signant ses textes Saba25.
78Les juifs attirés par le port franc étaient le plus souvent des ashkénazes en provenance des terres habsbourgeoises (Autriche, Hongrie, Bohême, Slovaquie, Dalmatie, Lombardie, Vénétie) et d’autres länder germaniques ; mais aussi d’Italie : Piémont, États de l’Église, ainsi que des séfarades de Livourne, proclamé port franc par un Médicis dès 1587. Les séfarades chassés d’Espagne essaimèrent majoritairement dans des ports : Istanbul, Salonique, Corfou, Amsterdam et Anvers où Charles VI, puis Joseph II, les repérèrent. Or ceux qui avaient déjà une expérience portuaire étaient tentés de l’exercer à Trieste. Ce fut le cas, à la fin du xviiie siècle, de Raphaël Salem, fils d’un rabbin d’Amsterdam. En deux générations, la famille fit fortune : son fils Enrico Salem tenait les rênes de la Riunione Adriatica di Sicurtà créée en 1838 par un Grec, un Serbe et un juif. Si le prosélytisme religieux divise, les affaires réunissent : le creuset provient en partie de là.
79L’ascension sociale d’un autre coreligionnaire s’est déroulée dans cette même société d’assurances. Moritz et Adolfo Frigyessy sont nés dans un humble village au bord du Danube un peu en amont de Budapest. Après des études de droit à Pest ils cherchèrent un emploi dans les assurances. Tous deux resteront fidèles à leur nationalité hongroise dans la Double Monarchie (le topos prévaut sur le genos). À son arrivée à Trieste en 1876, Adolfo, qui a déjà une solide expérience, est recruté par la Riunione Adriatica di Sicurtà. Apprécié par son supérieur Arnoldo Pavia, il en épouse la fille (nous y reviendrons dans le chapitre consacré aux mariages de la bourgeoisie) et au bout d’un an le voilà promu secrétaire de direction. L’allemand est sa langue maternelle, l’italien sa langue matrimoniale tout comme son épouse Giulia née Pavia et celle de son fils à qui il donne comme prénom Arnoldo, celui du beau-père Arnoldo Pavia consacré parrain. Cette italianisation est confortée par sa collaboration étroite avec son beau-frère Giovanni Pavia qui lui aussi travaille à cette RAS. Toutefois, cet expert de la réassurance, conscient des risques, n’a rien d’un banquier spéculateur : cinq actions au départ, quarante-sept ensuite, parce qu’il en fallait règlementairement au moins trente pour pouvoir devenir directeur. Aussi, ce microcosme promoteur permet-il de modéliser l’intégration par l’échange (donc par la langue), par l’alliance (au deux sens du mot) et par le « renvoi d’ascenseur ».
80Adolfo décèdera pendant la Grande Guerre. En 1914, Arnoldo Frigyessy sera secrétaire général de la RAS à trente-trois ans ; il en prendra la direction dans l’après-guerre et selon la législation fasciste devra italianiser son patronyme en Frigessi di Rattalma. Il donnera à son fils le nom du grand-père et c’est ainsi que le Piccolo de Trieste du 28 avril 2014 nous a appris, pendant la rédaction de ces lignes, qu’Adolfo Frigessi di Ratalma junior venait de mourir. En 1997, il avait évoqué indirectement dans une poésie la fumée qui montait de la Risiera di San Sabba, seul camp d’extermination des juifs en Italie : « J’ai le désir / de déposer la fleur / de mon enfance / dans le brouillard / où trempe / la ville étendue à terre26. » Regard en arrière et pourtant contemporain d’un Triestin qui fait corps avec sa ville.
81Économiquement (et culturellement), ces juifs jouèrent un rôle qualitatif bien supérieur à leur nombre27. À la veille de la première guerre mondiale, les deux tiers d’entre eux se distinguaient dans le grand négoce. Raffaele Luzzatto présidait la Caisse d’épargne. Plus modestement mais avec talent, Saul David Modiano, juif de Salonique, fonda en 1868 une entreprise de papiers et cartons qui prospéra ; il sut d’ailleurs diversifier sa production, du papier à cigarettes aux cartes à jouer. L’usine employait un millier de personnes à la veille de la Grande Guerre et la société qui porte son patronyme, reconvertie dans de nouveaux secteurs, existe encore.
82L’ascension la plus spectaculaire fut celle de la famille Morpurgo dont le patronyme provient du toponyme Maribor, ville slovène où leurs ancêtres, jadis chassés de Vienne, résidaient. Ce peuple errant avait coutume d’amarrer ainsi son identité au lieu d’accueil : Marburg/Morpurg. Installés à Trieste, ils s’allièrent avec une autre famille juive, les Parente, alliance soudée par des mariages croisés sur deux générations. À partir de 1812, Isacco Morpurgo ouvrit une société d’import-export, puis la banque d’affaires Morpurgo & Parente qui essaima à Vienne, Berlin et Paris. Marco Parente nouait des relations étroites avec l’Union Bank viennoise et les Rothschild (actionnaires de leur banque).
83Au décès d’Isacco en 1830, ses enfants prirent le relais. L’aîné, Elio, se retrouva à la direction du Lloyd austriaco. Son cadet Giuseppe – endogame comme son père puisqu’il épousa Elisa Parente –, créa dès 1831 la première grande société d’assurances, les Assicurazioni Generali, dont il prit les rênes et qui règne encore aujourd’hui en Europe en n’affichant que l’adjectif : Generali. Il cumula également d’autres charges. Vice-président de la chambre de commerce, il obtint l’extension du port et la création d’une seconde voie ferrée. Vice-président du conseil municipal, pour apaiser les querelles scolaires italo-germaniques, il demanda que l’allemand et l’italien soient enseignés dans chaque école. Les deux frères furent consacrés barons, Elio, lors d’une visite de Ferdinand Ier – peu avant sa démission en 1848 –, et Giuseppe par François-Joseph en 1869. Devenu baron, Elio donna procuration à Giuseppe pour le remplacer à la tête du Lloyd et le troisième frère, Salomone, monta d’un cran en prenant les rênes des Assicurazioni Generali. Ainsi, l’ascenseur social de la famille fonctionna-t-il comme une dynastie royale, à cette différence près que les Morpurgo partirent du rez-de-chaussée et non de l’étage noble. Néanmoins, Giuseppe reçut la visite privée de Cavour et correspondait avec son ami Maximilien, ce frère de François Joseph promu empereur du Mexique à la destinée fatale28. Notons que ces Morpurgo savaient aussi tendre la main à leurs coreligionnaires tels que Gioberti Luzzati et Marco Besso qui firent partie de la direction de cette compagnie tentaculaire.
84Pour autant, cette firme n’était pas une exclusivité juive. Parmi ses plus gros actionnaires on peut citer le prussien von Bruck, futur ministre, l’Allemand de Francfort Ritter (qui italianisera ses deux prénoms Giovanni Ernesto), Giovanni Guglielmo Sartorio et Franz Thadeus Ritter von Reyer, noble de Carinthie converti au commerce international. Néanmoins la Riunione Adriatica di Sicurtà offrait une pluriethnicité plus diversifiée.
85Les deux frères Morpurgo furent invités en 1869 à l’inauguration du canal de Suez et Giuseppe rédigea un rapport sur les perspectives d’avenir de cette réalisation. Cette percée sur la mer Rouge changea la donne économique et géopolitique en Méditerranée. Elle handicapa les propriétaires de simples voiliers qui ne pouvaient évidemment pas louvoyer dans l’étroit canal d’une largeur de cinquante mètres. Par contre, elle offrait un raccourci merveilleux vers l’Extrême-Orient pour les propriétaires de bateaux à vapeur comme les Morpurgo. De ce fait, elle redonna au Levant et aux peuples de la Méditerranée orientale la position de prééminence que leur avait procurée la route de la soie et qu’ils avaient perdue lorsque la Compagnie des Indes orientales des Pays-Bas ou l’East India Company des Britanniques gagnèrent les Indes en contournant l’Afrique. Certains groupes politico-financiers tentèrent de monopoliser les droits de passage. Pour les contrer, les Morpurgo obtinrent de Vienne une subvention pour la création d’une voie ferrée Trieste-Bombay comme menace alternative. Cet appui politico-financier permit aux compagnies triestines d’atteindre rapidement les Indes orientales en important à moindre coût du riz, des oléagineux et du café. La renommée des boutiques de cafés viennois et triestins éclipsera à la fin du xixe siècle celle des botteghe del caffè qui, en 1750, enfiévraient les Vénitiens selon une comédie de Goldoni. En 1904, on instituera dans le port une bourse du café qui était importé en grains encore verts. Et cette tradition a perduré avec le succès du café Illy !
86Après le commerce, la navigation et les assurances, cette dynastie diversifia ses activités dans l’industrie et l’aménagement du territoire. Prise de participation dans la société de l’aqueduc dont la construction était soutenue par le ministre des finances von Bruck, dans l’industrie mécanique avec la mise en œuvre du Stabilimento tecnico triestino en partenariat avec Revoltella, enfin dans les chantiers navals. Activités couronnées par le mécénat dans la culture et les arts.
87On pourrait en sus explorer les branches latérales matrimoniales. Contentons-nous d’un exemple. Une fille Morpurgo épousa Ruben Geiringer, juif issu d’une famille originaire d’un village slovaque au nord de Bratislava qui avait fui un pogrom. Leur fils Eugenio, né en 1844, se forma à l’académie triestine de commercio e nautica. Ingénieur à vingt ans, il se spécialisa dans le dessin industriel, puis dans la construction d’usines à gaz, devint professeur de dessin et architecte très actif qui a laissé sa marque dans la ville comme nous l’illustrerons. Bel exemple d’un bouquet de compétences chez cet amateur de fleurs qui édifia le belvédère Hortensia à Opicina en l’honneur de son épouse. L’un de leur fils sera hélas exterminé à Auschwitz sans fleurs ni couronnes.
88Ajoutons que cette dynastie connut également des déboires lors de crises conjoncturelles. La création à Rome en 1871, dans l’enthousiasme local de la nouvelle capitale, d’une banque plurinationale (dont l’Union bank viennoise fut partie prenante), fut suivie trois ans plus tard d’une faillite où les Morpurgo laissèrent des plumes. Les Rothschild les aidèrent à se tirer de ce mauvais pas. Néanmoins les imprudents demandèrent à leurs gendres de reverser les dots généreuses versées par la famille lorsque l’argent coulait à flots... Tout ne fut donc pas glorieux dans ce monde de la haute finance. L’abolition de franchises douanières en 1891 et la conversion industrielle marquèrent le déclin économique de cette grande famille.
89D’autres étaient des enseignants comme Guido Voghera qui avait passé un doctorat en mathématiques et physique à Vienne et enseigna à l’Accademia di commercio e nautica de Trieste, tandis que sa compagne Paola Fano était institutrice. La mère de Guido était elle-même enseignante et si bien intégrée qu’elle était irrédentiste. Guido et les siens sont devenus célèbres grâce à leur fils Giorgio, né en 1908 et qui deviendra par ses livres un témoin précieux de leur saga familiale et de la tragédie des juifs d’Europe29. Moins connus mais non moins actifs, des commerçants juifs plus modestes importaient du blé, du café, du sucre, des épices et autres produits orientaux.
La réussite d’un Français : Daninos
90Henri Beyle nommé consul à Trieste en 1830 n’avait qu’une envie, changer de poste, pour des raisons d’ailleurs personnelles. D’où son jugement, exact mais lapidaire : « Trieste est une colonie où l’on vient faire fortune30. » Ce cher écrivain qui aimait tant l’Italie n’a même pas pris le temps de constater que ces nombreux arrivants enrichis se sont culturellement italianisés. Vienne fit savoir à qui de droit qu’il était persona non grata après avoir découvert qu’il était ce chroniqueur irrévérencieusement libéral dont le nom de plume était Stendhal.
91Le port franc attira des voyageurs curieux mais peu de commerçants français en dehors de quelques exilés durant la Révolution, à une notable exception près. Un homme d’affaires, arrivé au bon moment lors d’une reprise économique dont il fut aussi l’artisan, s’est imposé à Trieste : Alexandre Daninos. Il appartenait à une famille de négociants juifs actifs entre Paris et le port franc de Livourne (lieu d’accueil des séfarades chassés d’Espagne). Le jeune homme qui travaillait à Anvers désormais en crise, décida en 1836 de rejoindre un port franc en plein essor financier et à la mesure de son talent d’assureur. Deux ans après son arrivée, il est recruté comme secrétaire général d’une compagnie d’assurances qui vient de se créer : la Riunione Adriatica di Sicurtà qui opportunément rassemble des juifs, grecs, catholiques et protestants afin de dépasser le stade de la simple solidarité communautaire. L’année de son recrutement, 1838, Daninos épousa Enrichetta Salem, fille de Rachele Morpurgo, deux dynasties juives ascendantes. Un gendre opportuniste ? C’est plutôt l’inverse : les Salem et les Morpurgo furent heureux de confier leur fille à un homme talentueux. À bon escient : Daninos, expert dans la réassurance, grimpa les échelons de la RAS dont il devint le directeur général de 1864 à 1883. Son prénom italianisé indique que sa langue, à la maison et au travail, était l’italien mais il conserva sa nationalité française et, malgré cela, il fut exceptionnellement anobli en Ritter (chevalier) par François-Joseph31.
Le savoir-faire industriel britannique au service de Trieste
92Les Britanniques furent peu nombreux à s’installer à Trieste car ils n’avaient guère de leçons à recevoir sur la finance et la maîtrise des mers puisque leur Lloyd avait servi de référence au Lloyd austriaco. Néanmoins quelques individualités remarquables vinrent proposer leurs compétences industrielles, un domaine où la Grande-Bretagne était à l’avant-garde. Un riche entrepreneur, Iver Borland s’était installé à Trieste dès 1815. Ayant acheté au bord de mer des terrains constructibles à bas prix dans une zone encore en friches, il eut le culot de proposer au Lloyd local d’y construire à ses frais un arsenal pour le lui céder en location décennale. L’accord fut conclu en 1838 et les travaux presque achevés en 1844. Il fut mis en faillite au moment où Vienne décida de donner la priorité absolue à la marine de guerre vers la fin des années quarante et demanda aux propriétaires des terrains de bord de mer de se replier à l’intérieur des terres pour faire place à un arsenal de guerre. D’ailleurs, on peut se demander si le Lloyd n’avait pas obtenu de Vienne un coup de pouce pour récupérer la mise.
93Outre-Manche, une association de Manchester engagea à partir de 1838 un combat contre les Corn laws, lois protectionnistes en faveur des producteurs de céréales. Ce mouvement libre-échangiste fut animé par Richard Cobden, fabricant de tissu imprimé engagé dans la vie politique. Selon sa théorie, le libre échange devait être un moyen de développement censé réduire la pauvreté. En période de famine, Cobden parvint en 1846 à faire abolir les taxes protectionnistes sur le blé, malgré le lobby des grands propriétaires terriens qui se comportaient en rentiers. Cette action lui valut une forte popularité auprès des entrepreneurs européens qui l’invitèrent à développer ses thèses dans les capitales économiques. Cette année-là, il fut invité à Trieste pour y débattre de ses thèses avec Bruck et Dall’Ongaro.
94Dans ce contexte, son compatriote Thomas Holt nous offre l’exemple d’une réussite et d’une intégration. Une entreprise de mécanique de Manchester, ville pionnière de la révolution industrielle, envoie en 1839 à Trieste cet ingénieur de vingt-trois ans œuvrer pour le Lloyd austriaco. Sa tâche accomplie à la satisfaction du commanditaire, il rentre dans sa ville natale qui a prospéré grâce à l’industrie du coton, la métallurgie et la mécanique, d’autant plus que, depuis 1830, un canal la relie au port de Liverpool, offrant à l’import-export un débouché rapide sur le grand large. Holt a alors tous les atouts pour poursuivre en Angleterre une carrière prometteuse.
95Pourtant ce jeune ingénieur, séduit par son premier séjour professionnel, décide dès 1840 de revenir à Trieste pour s’y établir. Il a compris le premier que la marge de progression est offerte ici par une industrie encore balbutiante. Fort de son savoir-faire et de la demande locale, il y fonde une usine de machines et de chaudières la Fabbrica macchine e caldaie Thomas Holt. Un début audacieux, vu son jeune âge. Première déduction : la Trieste du milieu du xixe siècle demeure attractive pour quelqu’un qui a été formé chez le leader de la révolution industrielle. En 1860, Thomas dépose un brevet pour une chaudière très économe en énergie baptisée « générateur Holt » qui peut servir aussi bien aux bateaux qu’aux locomotives. Un must ! Son affaire est bien lancée. En 1884, il en confiera la gestion à Costantino Doria, jeune homme doué, frais émoulu d’un stage de formation dans le Stabilimento tecnico triestino qui avait obtenu une licence d’exclusivité dans tout l’empire habsbourgeois pour les moteurs à turbine des navires. Ce choix professionnellement avisé d’un prodige local qui militait notoirement depuis l’âge de quinze ans dans le mouvement irrédentiste est aussi l’indice d’une bonne intégration du Britannique dans la mouvance triestine en effervescence. Ses descendants demeureront dans la Trieste devenue italienne.
96Côté vie privée, cet entrepreneur doué apprécie le climat méditerranéen tout en restant endogame dans ses alliances. Entre-temps, il avait acheté une villa sur la colline de San Vito, épousé une Anglaise décédée prématurément puis une Américaine. Les Holt recevaient chez eux d’autres Britanniques, notamment la famille Greenham qui travaillait dans les assurances. Ce cercle assez replié de british society tient de la cohabitation plus que de l’intégration, sauf que la famille ne fit jamais définitivement ses valises.
97Quand Thomas mourut en 1891, il fut dans un premier temps inhumé à Trieste. L’un des trois neveux qu’il avait adoptés, Thomas Holt junior, qui avait donc à sa naissance déjà hérité du prénom de son oncle, prit le relais pour diriger la fonderie et s’installa Villa Holt. En 1914, l’Autriche réquisitionna l’entreprise pour produire du matériel de guerre et la famille Holt qui avait gardé la nationalité britannique refusa de coopérer : elle fut dispersée et internée dans différents camps en Autriche. L’Italie victorieuse restituera l’entreprise à ses propriétaires en 1918, sans doute grâce à la recommandation de l’irrédentiste Costantino Doria qui avait dirigé la firme. Ces ingénieurs avaient donc des convictions politiques. Les Holt demeurèrent triestins jusqu’au décès en 1965, à quatre-vingt-treize ans, de l’épouse de Thomas junior (après cinq ans d’exil forcé en Angleterre de 1940 à 1945). S’intégrer à Trieste n’a jamais signifié pour eux s’aligner sur la politique de François-Joseph, ou plus tard, sur celle de Mussolini. Comme quoi on peut conserver sa nationalité, se comporter en démocrate et adopter une ville jusqu’à la mort, en sachant parler triestin comme cette nonagénaire.
Quelques Tchèques en quête d’emploi
98On ne s’étonnera pas de trouver très peu de Hongrois, de Moraves et de gens de Bohême (Bohémiens a pris un sens dérivé) parmi les immigrés, sauf s’ils étaient juifs comme la famille Oblath de souche hongroise à laquelle appartenait Elody qui épousera Giani Stuparich. Si, dans leur pays respectif sans débouché maritime, certains avaient une vocation pour la navigation marchande, ces Hongrois choisissaient plutôt Fiume, port franc administré sous la Double Monarchie par la Hongrie avec des hauts fonctionnaires de nationalité magyare. Le père du psychanalyste Edoardo Weiss était un Bohême qui dirigeait, à Trieste, une fabrique d’huile. Quant aux Moraves, le Danube, par le biais de son affluent la Morava, leur offrait une voie fluviale où ils pouvaient faire fortune de Vienne à la mer Noire en exportant entre autres certains métaux. D’ailleurs, à Vienne se trouvaient plus de Tchèques qu’à Prague où le grand fleuve ne passe pas, la Vltava (Moldau) filant vers l’Elbe et la Baltique.
99En 1858, Agostino Gilardini, fabriquant de savon qui venait de se mettre à son compte après avoir travaillé dans un autre établissement, chercha un associé et le trouva en la personne d’August Pollitzer, jeune homme arrivé de Moravie et qui pouvait déjà investir un certain pécule. Quand, deux ans plus tard, Gilardini décéda, Pollitzer innova en remplaçant la cendre par de la soude pour obtenir un bon savon à l’huile d’olive importée de Dalmatie et de Grèce et en ne limitant plus ses ventes à la Vénétie encore autrichienne. La fabrique prospéra encore plus lorsque son fils Alfredo prit le relais : la finition des savons était mécanisée et l’entreprise pouvait livrer chaque jour une trentaine de wagons, devenant leader dans la Double Monarchie si bien qu’en 1910 le patron fut anobli par François-Joseph en Augusto Pollitzer de Pollenghi32. Consécration habsbourgeoise certes, mais on retiendra que les prénoms du père et du fils sont italianisés.
100Deux jeunes gens originaires de Bohême et d’ascendance juive, destinés à devenir de célèbres écrivains de langue allemande alors en quête d’emploi, firent un bref séjour à Trieste en 1907. Le Pragois Leo Perutz33 âgé de vingt-cinq ans y trouva un poste subalterne aux Assicurazioni Generali. Mal rémunéré, il alla tenter sa chance ailleurs et n’avait pas encore entamé sa carrière littéraire. Signe en tout cas qu’au début du xxe siècle, le port habsbourgeois avait conservé une force d’aimantation pour des lettrés sans travail rémunérateur. Perutz y aurait rencontré Franz Kafka (né aussi à Prague un an après lui). Franz, étudiant, avait coutume de passer ses vacances d’été à Trieste chez son oncle Siegfried Löwy. Il y séjourna justement en août 1907 et fut influencé par les idées socialistes d’une étudiante viennoise de dix-neuf ans à qui il donnait des leçons34. Rentré à Prague, il commença le 1er octobre à travailler lui aussi dans la succursale des Assicurazioni generali. Serait-ce Leo Perutz qui le lui aurait suggéré, ou l’oncle Löwy qui l’aurait recommandé ? Kafka qui, lui non plus, n’avait encore rien publié, avait besoin d’un minimum vital. Mal rétribué, il démissionna l’année suivante pour rejoindre une autre société d’assurances spécialisée dans les accidents du travail. Extrapolation : à la belle époque, Trieste attirait encore par son bassin d’emploi, par les ramifications de ses multinationales et par ses atouts touristiques des écrivains potentiels, « bohèmes » au sens montmartrois.
Des sociétés familiales devenues plurinationales
101Les grands groupes capitalistes comme le Lloyd ou les Generali côtoyèrent de modestes sociétés familiales et pourtant, elles aussi, plurinationales par l’origine de leurs fondateurs. Un exemple suffira.
102En 1895, les frères Gottfried et August Schenker fondèrent une société de navigation dite « austro-americana » car elle se spécialisa dans les liaisons avec l’Amérique du nord. Vaste ambition qui exigeait de gros moyens : ils s’allièrent avec le Britannique William Burell plus expérimenté pour cette destination. En 1902, l’Anglais rassasié céda ses actions aux frères Cosulich originaires de Lussinpiccolo, petite île du Quarnero célébrée par l’écrivain Stuparich, lui-même descendant d’un capitaine de marine35. Ces Cosulich étaient des Slaves italianisés de longue date. Ils avaient fondé en 1857 sur cette île, pépinière de vocations maritimes, une petite société de navigation qui prospéra si bien qu’elle fut transférée à Trieste en 1890. Et les voilà donc associés aux frères Schenker dans une « Unione austriaca di navigazione austro-americana36 ». Leurs partenaires germaniques tinrent dans ce titre à marquer leur attachement à l’Autriche. Des accords avec le Lloyd qui leur louait des navires la confortèrent. Cette société se spécialisa dans le transport des émigrants en direction des États-Unis puis aussi vers l’Amérique du Sud. En 1906, le gouvernement de Rome autorisa même cette compagnie autrichienne à prendre à bord des émigrants italiens de la péninsule. Cette spécialisation dans le transport des émigrés valut de surcroît à l’entreprise le monopole du transport du courrier vers l’Amérique du Sud, Argentine comprise. Les frères associés Cosulich & Schenker connurent vers 1908 des difficultés de trésorerie au point que le Lloyd leur retira des navires en location, mais l’entreprise se tira de ce mauvais pas. Ayant ouvert un chantier naval à Monfalcone, en banlieue triestine, elle réussit à produire sept paquebots (dont le Trieste et le Kaiser Franz Joseph I) sans oublier le navire amiral de la marine marchande autrichienne : ce n’est pas rien ! En 1913, la société réalisait en import-export 95 % du trafic avec l’Amérique du sud où s’étaient transplantés les frères Cosulich Marco et Antonio, laissant la gestion triestine aux mains de Callisto Cosulich et d’Augusto Hreglich, manager des écoles de voile locales. Chapeau bas !
103Un autre Cosulich, prénommé Oscar, gérait sur place un chantier naval qu’il faisait financer par la Wiener Bankverein dont il était directeur, banque viennoise qui avait phagocyté la Banca popolare di Trieste. Quand un organisme trop local était dévoré par des capitaux viennois, un habile Triestin d’adoption pouvait donc en profiter pour s’élever dans la hiérarchie. Cela impliquait néanmoins que la fortune économique de Trieste dépendait de plus en plus des intérêts autrichiens comme n’a cessé de le souligner Angelo Vivante, ce qui n’excluait pas de bénéficier à son environnement. Ainsi Arminio Brunner, qui vers 1900 avait su développer une puissante entreprise textile à Trieste, porta-t-il secours aux usines de tissage de Vénétie julienne qui se trouvaient en difficulté financière37.
La promotion des regnicoli appelés familièrement « ‘Taliani »
104Trieste n’attira pas que de gros investisseurs indispensables à sa montée en puissance ainsi que des négociants qui écumaient la Méditerranée, mais aussi, à leur suite, de nombreux artisans, boutiquiers et surtout des ouvriers du bâtiment. Les Italiens n’avaient-ils pas la réputation d’être de bons maçons ? Qui donc en effet a construit les villas et palazzi de ces nouveaux riches ? Puis viendra dans un second temps la main d’œuvre ouvrière nécessaire au développement industriel. Ces gens modestes provenaient surtout du Frioul, de la Vénétie julienne, des Marches et de l’Istrie. La plupart de ces immigrés de proximité étaient italophones (hormis le contingent slovène). C’est leur nombre (près de 30 000) qui achèvera d’imposer un parler italique comme langue d’usage.
105« ‘Taliani ! » Ainsi les Triestins appelaient-ils les Italiens venus de la péninsule, de manière familière voire un peu cavalière, car nombre de ces immigrés étaient démunis. La plupart sont restés anonymes. Quelques-uns plus habiles se sont fait un nom. Originaire de la région de Novare, Giuseppe Ciana commença dans la seconde moitié du Settecento par vendre de la vaisselle en étain, puis par produire l’étain. En 1839, il fit construire une tour de 45 mètres adossée à une fabrique de plombs de chasse. Le plomb mêlé d’arsenic était projeté bouillant du haut de la tour sur une vaste passoire en cuivre qui donnait aux billes une parfaite forme sphérique. En 1846, il vendit son entreprise à Angelo Cohen Ara qui poursuivit cette fabrication.
106Lorsque San Remo connut une crise due à l’emprise de Gênes au milieu du xviiie siècle, un Ligurien comme Pietro Sartorio vint se refaire une santé à Trieste en 1775 dans le commerce des grains. Son fils, Giovanni Guglielmo Sartorio reçut une éducation haut de gamme à Klagenfurt, puis à Vienne. Ensuite ce jeune homme voyagea en France, en Angleterre, en Allemagne, en Italie, dans les pays scandinaves et en Amérique, devenant un remarquable polyglotte. Cet observateur aigu des mœurs et des pratiques commerciales prit le relais de l’entreprise paternelle au moment de la crise économique provoquée par le blocus continental, lors de la troisième occupation française. Il parvint à s’en tirer par un commerce multiple et à vaste rayon : céréales, café, soie en Méditerranée orientale. Là il connut de graves ennuis : à Odessa, sa succursale pâtit d’une guerre russo-turque et à Malte il dut affronter la peste : une activité aventureuse digne de certains récits du Décaméron ! Il s’est fait connaître non seulement par son activité marchande, mais aussi par son engagement municipal, marque d’une rapide intégration. Quand le gouverneur Franz Stadion, bon diplomate, tenta de réconcilier Trieste avec Venise devenue elle aussi autrichienne, Giovanni Sartorio exprima son scepticisme. Il soutint qu’on ne pouvait rapprocher des entités qui ont des intérêts économiques antagonistes. Il plaida donc pour la fidélité à Trieste et fut en partie entendu. Homme de lettres en prose italienne et poète à ses heures en vers allemands, Sartorio publia sur ses vieux jours, en 1863, ses Memorie autobiografiche éditées par le Lloyd austriaco qu’il présida38. En 1869, il fut promu baron, ainsi que son frère cadet Pietro, par François-Joseph. Il considérait que Trieste était sa vraie patrie et il légua sa belle villa palladienne à la commune qui la transforma en un musée qui porte son nom. On y découvre au premier étage les portraits des deux frères, Giovanni par Tominz et Pietro par Worstry.
107Avec du savoir-faire et de l’entregent, on parvenait ainsi à une ascension sociale spectaculaire. Comme Sartorio, Pasquale Revoltella a donné son nom à un musée, palais dont il a fait don à la commune. Il avait trois ans quand ses parents vénitiens quittèrent la cité des Doges à la chute de la République en 1797. Encore une victime de l’incursion napoléonienne ! À trente-sept ans, notre homme fonda une entreprise d’importation du bois, métier fondamental pour les Vénitiens qui séculairement se fournissaient en Istrie pour asseoir les palais le long des canaux. Sa réussite fut éclatante : le voilà un des principaux actionnaires des Assicurazioni generali et membre du conseil d’administration du Lloyd austriaco. Il devint ainsi l’ami du président du Lloyd, le baron Charles Ludovic von Bruck, bientôt promu ministre du commerce, puis ministre des finances à Vienne. Revoltella poursuivit sa trajectoire ascendante : bois importé, finance réinvestie. Il s’impliqua même dans la bataille pour l’ouverture du canal de Suez afin que ses bateaux puissent gagner l’Extrême-Orient. Enfin, il triompha en devenant le vice-président de la Compagnie universelle du canal de Suez avec l’appui de von Bruck.
108Les ascensions fulgurantes peuvent parfois mal finir. Aussi, Revoltella fut-il accusé de malversations et emprisonné au sujet des fournitures destinées à l’armée autrichienne dans sa guerre contre l’Italie en 1859. L’affaire fit grand bruit car von Bruck, indirectement impliqué, se suicida : ce protestant d’humble origine, qui sera salué pour sa clairvoyance économique par le socialiste Angelo Vivante, n’était pas coupable, mais il se sentait responsable de Revoltella à qui il avait fait confiance. À cette époque, dans le monde habsbourgeois tel que l’a décrit Joseph Roth dans La Marche de Radetsky (1932), des responsables politiques avaient le sens de l’honneur. Pourtant, rapidement blanchi de ces accusations, Revoltella fut libéré. Sept ans plus tard, François-Joseph le réhabilitera mieux encore en le nommant à son tour baron. Ce dernier exprimera sa gratitude en faisant construire une galerie d’art moderne dédiée au frère de l’empereur et devenue aujourd’hui le musée Pasquale Revoltella. Ce célibataire lèguera sa fortune et ses biens à la commune, notamment son palais du centre-ville édifié en 1872 et sa résidence d’été sur la colline devenue le parc Revoltella. Comme Sartorio, il ne fut donc pas ingrat. Cette reconnaissance des entrepreneurs venus d’Italie est bien la marque de leur intégration dans le creuset habsbourgeois.
109Un exemple moins connu de réussite, symbolisée par le palais construit en 1907 viale Miramare, est celui de la famille Parisi. Le patronyme laisse soupçonner une lointaine origine parisienne, ce qui est effectivement le cas d’une dynastie de Parisio et Parisi descendue en Sicile à l’époque normande. Toutefois, je n’ai pas découvert de lien parental attesté entre cette lignée de nobles siciliens et les Parisi triestins. Reste que le palais de viale Miramare est pourvu d’un blason sculpté qui représente un navire fort ressemblant à celui de la ville de Paris.
110Le patron de cette dynastie, Francesco, dirigeait une manufacture de filature et de tissage de la soie à Rovereto dans le Trentin encore autrichien. Elle acquit un renom tel que l’empereur Joseph II l’honora de sa visite. À sa mort, ses trois fils se répartirent les tâches. L’aîné, Girolamo, resta sur place. Giuseppe le cadet développa à Vienne ce qui mérite, au propre comme au figuré, le nom de filiale. Francesco, le benjamin débarqua à Trieste en 1807 entre deux occupations françaises. L’instabilité et la récession qui en résulta ne furent pas une bonne chose pour son entreprise de transport victime du blocus continental. Pour ne rien arranger, Francesco mourut prématurément à trente-six ans en 1813.
111Or, c’est donc son neveu Francesco Giuseppe, fils de Girolamo, qui prit le relais à l’âge de vingt ans. En 1818, le jeune homme fut impressionné par le lancement, malgré une bora déchaînée, du premier navire à vapeur construit à Trieste. Comprenant qu’il était nécessaire de changer de stratégie, il liquida la section strictement commerciale, renforça ses capacités de transport maritime et relança la casa di spedizione avec son frère et ses fils. L’un d’eux, Pietro Stanislao, mettra l’accent sur le transport ferroviaire alors en plein développement en Autriche malgré l’obstacle des montagnes. Lui aussi mourut à l’âge de trente-six ans.
112Lui succéda ensuite son cadet, Giuseppe Parisi (1823-1917), qui parviendra à créer un vaste réseau commercial européen. Les céréales, le sucre, le coton et les produits exotiques firent la fortune du groupe. Des filiales ont été ouvertes en 1884 à Vienne, Munich, Prague, Venise, Gênes ; puis au tournant du siècle à Milan et Hambourg ; en 1907 à Athènes et Smyrne ; en 1910 à Alexandrie d’Égypte, Salonique, Fiume et Londres ; puis à Dresde en 1911. Si au début du xxe siècle l’industrie monte en puissance, Trieste demeure le centre de rayonnement de relais commerciaux tentaculaires. En 1913, ce chef d’entreprise sera promu baron. L’entreprise Parisi fonctionne encore aujourd’hui avec les descendants de cette dynastie dans le palazzo de viale Miramare ainsi que le signalait Il Piccolo en 2007. Aussi, valait-il la peine de détailler cette montée en puissance, contre vents et marées, afin de comprendre que cette famille ait été non pas pro-autrichienne – ce qui reviendrait à dire anti-italienne (ce qu’elle fut sans doute aux yeux des irrédentistes) –, mais favorable au maintien d’un empire plurinational. Un emporium ne requiert-il pas un imperium ? Sauf que l’empire habsbourgeois n’était plus qu’une Double Monarchie en voie d’éclatement.
113L’héritier de la lignée des Doria, grande famille vénitienne installée en Istrie puis attirée par le port franc au xviiie siècle, a suivi une tout autre orientation politique tout en connaissant une indéniable réussite professionnelle. Matteo, le père, avait épousé une Grecque, Anna Papadopulo. De sentiment irrédentiste dès l’adolescence, Costantino Doria –loin de snober la formation germanique – choisit de s’inscrire à l’institut polytechnique de Graz qui avait une bonne réputation. Là il participa à un affrontement entre étudiants italophones qui s’estimaient brimés et leurs condisciples pangermanistes. Revenu à Trieste, il paracheva sa formation par un stage de deux ans dans le Stabilimento tecnico spécialisé dans les moteurs de navire. Après avoir été recruté pour diriger la fabrique de chaudières de l’anglais Holt, il enseigna la mécanique aux futurs ingénieurs et créa, avec l’ingénieur Oblach, une entreprise polyvalente de constructions mécaniques, soit ferroviaires, soit portuaires. La fin de sa carrière fut surtout consacrée à son rôle d’élu communal et de dirigeant du parti libéral national et nous reviendrons sur son rôle politique lors des tensions entre nationalités. On vérifie ainsi qu’une même réussite économique familiale peut conduire à des orientations politiques opposées. L’argent ne détermine pas tout.
Les tedeschi, autrement dit germanophones, aux commandes dans la cité
114Même s’ils parlaient une langue commune avec d’ailleurs de fortes variantes régionales, ces germanophones ne formaient pas à proprement parler une communauté à Trieste. Les Autrichiens étaient ici chez eux sans l’être. La plupart étaient des fonctionnaires aux ordres de Vienne et les plus gradés soumis à la mobilité et appelés ensuite dans d’autres villes. Si un magistrat plus modeste comme Cristiano Mauroner put faire toute sa carrière sur place, les fonctionnaires autrichiens étaient plutôt des intermittents à Trieste, même si telle décision pouvait être sur le moment importante pour bloquer une réforme ou la faire accepter en douceur. Il en va différemment des mandataires haut placés du pouvoir habsbourgeois, que ce soient les gouverneurs de la ville dont le rôle politico-économique était conséquent ou, en sens inverse, les élus au Parlement de Vienne : sur deux ou trois sièges, au moins un était tedesco grâce au suffrage censitaire. Voici quelques exemples de leurs rôles et bilans.
115Le gouverneur Franz Stadion, « grand seigneur par sa naissance et ses mœurs39 », sut à Trieste faire preuve de diplomatie et d’ouverture. Il fermait parfois les yeux quand circulait une gazette libérale interdite. Aux conférences et aux concerts, il montrait qu’il appréciait la langue et la musique italiennes. Il invitait volontiers Dall’Ongaro à sa table et le chargea, avant 1848, de rédiger pour les écoles primaires un livre de lecture en italien afin de passer progressivement d’un enseignement en allemand à l’italien. Il a ainsi contribué au creuset, raison pour laquelle Vivante le tenait en haute estime. Promu ministre de l’intérieur à Vienne, lui qui souhaitait une orientation fédéraliste dut s’incliner devant l’obstination de François-Joseph de s’en tenir au centralisme. Malade, il décèdera les mois suivants.
116Outre Stadion, un politique très influent fut le baron Friedrich Moritz von Burger, ami personnel de François-Joseph qui lui accorda toute sa confiance. À Trieste, il se retrouva pendant quatre années à la tête de la Bourse de commerce, puis il devint, en 1849, un gouverneur plutôt obtus de la ville tout en étendant son contrôle au littoral adriatique. Il termina sa carrière comme ministre de la marine ; un navire du Lloyd portait d’ailleurs son nom. Il fut enterré à Trieste mais ne subsiste de sa tombe qu’une plaque.
117En 1815, Metternich était parvenu à réunir les multiples États allemands et l’empire habsbourgeois au sein d’une Confédération germanique conçue comme une association à vocation économique et non pas politique : il s’agissait ainsi de faciliter le libre-échange et de diminuer les taxes douanières. Parmi les trois députés élus pour représenter Trieste à l’assemblée constituante de Kremsier en Moravie en 1848 figurait, auprès du magistrat Stefano de Conti (qui avait recueilli les voix libérales) et du médecin Gobbi, Johann Haguenauer, négociant et agent fiduciaire à la Bourse. Si les tedeschi ne représentaient que 10 % des habitants, leur rôle était donc important lors des phases électives.
118Burger et Bruck, les deux délégués qu’en 1848 Trieste a élu pour la représenter à Francfort où s’affrontèrent partisans de la petite et de la grande Allemagne, étaient deux personnalités tranchantes. Fils de marchands prussiens, Bruck s’était porté volontaire à l’âge de vingt ans pour aller combattre les patriotes grecs en lutte pour leur indépendance (contre les Turcs évidemment !). De passage à Trieste, séduit par le monde des affaires, il participa à la constitution du Lloyd austriaco. Il s’y révéla compétent puisqu’à quarante-six ans il fut promu cavaliere par l’empereur. D’où notre choix de ne pas séparer les rôles des sujets autrichiens et allemands.
119À Francfort, ces deux élus du courant conservateur demandèrent que Trieste devienne le port de guerre de la Confédération germano-autrichienne envisagée. Bruck défendit également un projet d’union douanière de l’Allemagne et de l’Autriche. Or, si le refus prussien fit échouer le rapprochement envisagé, le Habsbourg apprécia néanmoins son négociateur. Ce Prussien de naissance, devenu ministre du commerce à Vienne, se préoccupa beaucoup de Trieste, la ville qui l’avait fait émerger. Il y réorganisa la Bourse pour la dynamiser et révisa le droit maritime et le droit commercial dans un sens libéral. Il se retrouva ensuite ministre des finances et, en 1859, il eut à gérer le brusque déficit provoqué par la perte de la Lombardie. Ces difficultés contribuèrent à fragiliser son allant et ne furent pas complètement étrangères à sa fin tragique l’année suivante.
120Les immigrés tedeschi qui se sont installés à Trieste ont pu naturellement bénéficier de cette mainmise germanique sur les leviers du pouvoir, moins par favoritisme que par leur connaissance de la langue et de la mentalité de leurs compatriotes. Il n’est donc pas nécessaire de distinguer, parmi ceux qui venaient commercer à Trieste, les Autrichiens des Allemands, même si en 1848-1849 la tentative de relancer politiquement une Confédération germanique échoua. Le libre commerce entre Elbe et Danube, puis vers la Méditerranée agrégeait les uns et les autres. Tout au plus peut-on faire remarquer que les magnats autrichiens majoritairement catholiques se confondaient dans une église comme San Antonio nuovo avec la masse italophone et leur intégration s’est déroulée sans bruit.
121Quant aux Allemands, ils provenaient de länder très divers et pratiquaient des cultes différents : nous avons déjà signalé que les luthériens les plus proches de la frontière autrichienne – vers la pointe orientale du lac de Constance – furent les premiers arrivants dans le port franc, notamment trois familles originaires de Lindau, cœur de la navigation maritime sur le lac. L’histoire de la communauté augustana a permis de repérer leurs itinéraires. On ne s’étonnera pas de retrouver à la tête de L’Imperial regia compagnia di Trieste e Fiume un Weber et un Renner, tous deux élus à la deputazione di borsa afin de tenir sous contrôle l’essentiel du grand commerce.
122Dès 1720, Wolfgang Friedrich Renner fut le premier tedesco à fonder, à Trieste, une société commerciale germanique. Seize ans plus tard, tandis que son fils prendra le relais de l’affaire, Wolfgang présidera le tribunal de commerce. Ensuite un cousin, d’abord associé puis dirigeant, développa l’entreprise. La famille Renner qui avait toute la confiance des protestants suédois et danois, plaça les siens comme consuls du Danemark et de la Suède pour le district de Trieste et de Fiume afin de guider les Scandinaves dans le monde des affaires40.
123La seconde vague d’émigration protestante en provenance d’Allemagne était plus huppée. Les dirigeants luthériens de l’église évangélique étaient, en 1817, Giovanni Ritter originaire de Francfort-sur-le-Main et Giorgio Trapp. Ce dernier, négociant inscrit en Bourse, acheta en 1797 un beau terrain dans le quartier du Lazzaretto nuovo où il fit construire une villa dont le jardin fut ouvert au public en 1826 après son décès41. Les Hausbrandt ont fait fortune grâce au café ; d’ailleurs leur marque prospère encore au xxie siècle. Georg Strudthoff, entrepreneur natif de Brême, créa une fonderie pour machines à vapeur et développa une importante usine de mécanique, ainsi que des chantiers navals à Muggia. Signe de sa réussite sociale, il a commandité en 1834 un superbe portrait de son fils au peintre Giuseppe Tominz.
124Parmi les membres de confession helvétique, le Genevois Bois de Chêne siégeait au conseil d’administration des Assicurazioni generali ; De Escher fut, quant à lui, l’un des fondateurs de l’arsenal ; la famille Berta faisait de l’import-export de peaux et fourrures, et Heutteroth se spécialisa dans la transformation du riz. Les Glanzmann, originaires de Lucerne, étaient des commerçants plus modestes. Issus d’une Suisse sans accès à la mer, ces continentaux avaient trouvé leur bonheur au débouché de l’Adriatique, ce bras que la Méditerranée tend aux gens de l’Europe continentale.
125C’est ce rôle important joué par ces décideurs qui concrétise le fait que Trieste était économiquement amarrée à l’aire germanique. Au début du xxe siècle, Slataper évoquera son « âme commerciale42 », domaine où les tedeschi ne sont pas en reste : alors que les politiques stricto sensu se sont brûlés les ailes, quelques grandes familles de négociants et de financiers ont prospéré durant plusieurs générations. Se sont distingués des négociants anoblis par Vienne comme les de Brucker et les de Hochkofler.
126Luigi de Brucker s’est installé, en 1808, au pire moment de la récession économique due aux turbulences des troupes françaises. Il eut l’intelligence de s’associer à la famille Buchler pour fonder une société commerciale qui démarrait au creux de la vague mais sans dettes, tandis que les commerces en place victimes du blocus continental avaient subi de lourds prélèvements. Sa fortune est illustrée par le tableau de famille qu’il commanda à Giuseppe Tominz aux environs de 1830 et visible au musée Revoltella. Le faste des vêtements du commanditaire, de son garçonnet et surtout de son épouse en témoigne. Il s’attachera à la ville en animant l’Istituto dei poveri et sera inhumé à Sant’Anna. Son épouse, Amalia née Holzknecht, fera élever sur sa tombe une sculpture représentant l’ange de la résurrection.
127Né dans le Tyrol subalpin – aujourd’hui italien mais toujours germanophone (Val Passiria) –, Francesco Holzknecht avait dix-sept ans lorsqu’en 1787 il s’installa à Trieste avec l’avantage d’être bilingue. Sa réussite dans le négoce en gros fut consacrée professionnellement par sa promotion à la deputazione di borsa en 1819 et, dans la bonne société, par les portraits que réalisa Giuseppe Tominz, notamment celui de sa belle épouse Giuseppina née de Brucker. L’alliance entre les deux familles explique donc le recours au même peintre, pardi !
128Des Autrichiens avaient créé, en 1766, sous Marie-Thérèse une première brasserie à l’ancienne comme on en trouvait en Bavière ou mieux encore en Bohême, mais il s’agissait de bières d’orge qui, par son sucre, adoucit le breuvage. En 1842, fut enfin mise au point à Czecké Budejovice et à Prague une bière dorée par les fleurs de houblon qui lui donne son amertume, boisson promise à un bel avenir. En 1865, la famille Dreher géra, à Trieste, la première fabrique de bière de ce type conçue par l’ingénieur pragois Carlo Völner : la birra Dreher s’est ainsi fait un nom durable ! Les Morpurgo et Pasquale Revoltella avaient entre autres participé aux investissements. L’innovation artisanale était donc soutenue par des capitaux à bons rendements. En 1892, la famille Hausbrandt fabriquait, à Trieste, de la theresianer pale ale, bière ambrée qui reçut la médaille d’or en 2010 ! La marque Pilsner qu’on produisait à Trieste à la fin du xixe siècle, ne se référait pas au fabricant mais au lieu d’origine : elle avait été crée en 1848 à Plzen (Pilsen en allemand), en Bohême.
129Enfin, certains cumulèrent leurs activités marchandes avec des tâches administratives marquant leur engagement dans la commune. Riche négociant, Giorgio Preschern prit la direction de « l’institut triestin pour les interventions sociales » de 1818 à 1821. Il fut, par la suite, relayé à ce poste jusqu’en 1825 par un noble originaire de Carinthie, Franz Thadeus Ritter von Reyer, l’un des fondateurs des Assicurazioni generali qui était en liaison avec les milieux d’affaires américains. Ces patrons avaient donc également des préoccupations sociales qui prouvaient leur reconnaissance et leur insertion dans la cité.
Hommage aux anonymes venus de toute part
130On connaît moins évidemment les travailleurs immigrés qui ont trouvé là de modestes emplois tout en contribuant au renforcement du tissu urbain et à la sociabilité. Parmi les fondateurs de la communauté grecque, nous avons cité Giorgio Prevetto qui, associé à Giorgio Marulli, vendait de l’eau-de-vie pour requinquer les navigateurs, Piazza Grande, à côté du café tenu par leur congénère Teodoro Petrato. En revanche, chez les Serbes, on trouvait des carriers, des tailleurs de pierre, des tuiliers et briquetiers, des menuisiers, des charretiers, des cochers et des boulangers43.
131Les actes du procès de Francesco Arcangeli44 sortent quelques noms de l’anonymat et fournissent un échantillon significatif de cette mobilité sociale en 1768, lors de l’assassinat du critique d’art Winckelmann. En effet, aucun des protagonistes et témoins de cette affaire n’est triestin de souche, à commencer par le patron de l’hôtel, Francesco Richter, né à Olmütz en Moravie. Il faut une enquête policière pour que les gens de peu laissent une trace dans l’histoire, suite au meurtre d’une célébrité de passage.
132Si la grande bourgeoisie du port apparaît formatée dans ses réceptions mondaines au point que les robes et costumes à la mode ne laissent guère entrevoir l’origine particulière de chacun, il en va différemment du petit peuple. Lors de l’occupation française de 1797, le général Desaix était enchanté par les costumes pittoresques des Levantins, Grecs et Turcs. La revue La Favilla relevait, en 1836, qu’à Trieste « toutes les familles conservent sans ridicule et sans s’opposer l’une à l’autre les usages de la contrée d’où elles proviennent ». Le chroniqueur se réjouissait en particulier de la variété vestimentaire gracieuse « des servantes, cuisinières, domestiques et petites bourgeoises45 » qui faisaient les courses : hommage au folklore de gens humbles issus du monde rural et artisanal de la part de journalistes venus d’Istrie et sensibles à la culture encore villageoise des classes populaires. Quel contraste avec le cosmopolitisme des hommes d’affaires, car, en effet, au Tergesteo et dans les banques, les tedeschi, juifs, Grecs et Serbes portaient fracs noirs et chapeaux haut-de-forme, tenue stéréotypée analogue à celle de leurs collègues viennois…
133De même dans la somptueuse collection de photographies de la famille Wulz de la fin du xixe siècle, rien ou si peu ne permet de repérer l’origine ethnique dans les portraits d’une bourgeoisie standardisée, ni même chez les ouvriers des quais ou de la papeterie Modiano, tous en bleus de travail. Le pittoresque n’apparaît plus que dans la réunion d’une corporation (les cordonniers et leurs machines à coudre, mistre en dialecte triestin), chez un banlieusard de Servola en bottes et bonnet de fourrure (« garanti d’après nature » selon la légende), ou un groupe de musiciens tziganes miséreux. Cependant, Giuseppe Wulz qui a réussi à entraîner dans son studio ces gens de Bohême, s’est souvenu qu’il avait été lui-même un immigré âgé de dix ans en provenance du village Cave del Predil, venu à Trieste en quête de subsistance chez un oncle maternel. Il avait mangé du pain noir avant de connaître la réussite professionnelle.
134Saba a publié sa première poésie dans le journal socialiste Il Lavoratore, en avril 190546. À un café littéraire sélect comme le Garibaldi, rendez-vous des écrivains libéraux, le jeune Saba préférait fréquenter le Caffé Tergeste, titre de l’une de ses poésies d’hommage à ce « café de voleurs, repaire de filles perdues » dont la devise renvoie au nom de la cité d’avant le port franc. Le texte paraît en 1913 dans le recueil La serena disperazione au moment où se déchaîne l’antislavisme des irrédentistes. Ainsi, conclut-il hardiment :
Café de la plèbe où un jour je dissimulais
Mon visage, aujourd’hui je te regarde avec joie
Toi qui concilies l’Italien et le Slave,
Tard dans la nuit autour de ton billard47.
135C’est ce monde autre, populaire, méconnu, où cet adolescent homosexuellement initié48 avait naguère eu honte de se risquer, que le trentenaire sera fier d’évoquer, à l’heure des affrontements, comme un lieu de conciliation interethnique.
La culture médicale, facteur de symbiose intercommunautaire
136S’il est un domaine qui unifie et réconcilie, c’est bien la médecine qui traite d’une même espèce humaine et où chaque patient doit en rabattre de son ego. À une époque où le choléra pouvait encore décimer des populations dans un port comme Trieste, la santé était alors une préoccupation unanime. L’épidémie qui s’étendit de 1835 à 1836 fit près de 1700 morts, celle de 1848, 2000 morts en cinq mois. Il y en aura deux autres moins meurtrières en 1855 et en 1865, grâce aux mesures enfin prises contre la contagion, et encore deux en 1872 et 188649.
137Or les communautés numériquement très minoritaires se sont révélées qualitativement brillantes dans le domaine médical, surtout à la fin du xixe siècle, période féconde en découvertes qui tempéraient les animosités déclenchées par des nationalismes de plus en plus tranchants. Chez les Grecs, le premier disciple d’Hippocrate connu fut Leonardo Vordoni qui inaugura, de père en fils, une tradition médicale sur quatre générations. Né à Trieste, Alessandro Manussi se perfectionna à Vienne en gynécologie avant d’exercer ses talents à la tête de l’hôpital civil triestin où il se distingua particulièrement lors d’une épidémie de variole qui sévit de 1892 à 1894. Avec son épouse, Aglaia née baronne Ralli, ils participèrent à des œuvres de bienfaisance. Autre Grec, le baron Costantino Economo fut anobli pour ses travaux sur le cerveau, son évolution dans l’espèce humaine et ses pathologies, ce qui lui valut une renommée mondiale. Les familles Ralli et Economo financèrent les bâtiments et le parc de l’hôpital psychiatrique San Giovanni qui permit, à Trieste, d’être à l’avant-garde des traitements de maladies mentales. Ainsi, l’humanisme médical n’impliquait pas pour autant la neutralité politique. Né à Trieste en 1811 d’une famille originaire de Candie et d’un père déjà médecin, Costantino Cumano diplômé à Padoue, exerça comme chirurgien à l’hôpital civil. Déjà repéré pour sa sympathie à l’égard du « printemps des peuples » en 1848, cet italo-grec fut arrêté lors de la guerre d’indépendance de 1859 pour son soutien à la cause italienne et mis aux arrêts à Graz50. Sauver des vies n’exclut pas l’engagement citoyen.
138Chez les Serbes, Nicola Nicolich, médecin arrivé en 1775 en provenance de Sarajevo avec son fils Giorgio formé à Padoue, fut un pionnier de l’urologie. Dimitri Frussich, après ses études de médecine à Vienne, y fonda un journal serbe à vingt-trois ans, en 1813, au moment où ses compatriotes assujettis aux Turcs commençaient leur lutte de libération. À l’époque, le pouvoir habsbourgeois n’y trouva rien à redire puisque la Bosnie était turque... Il s’installa ensuite à Trieste où, désormais prénommé Demetrio, il anima le Gabinetto di Minerva, bouillon de culture, aux côtés d’un autre médecin serbe Alessandro Goracucchi. « Mens sana in corpore sano » : Minerve n’était-elle pas aussi bien la protectrice des sages et des poètes que des médecins ? Autres Serbes méritants : Eugenio Guzin, né à Perast dans les Bouches de Kotor et formé à Graz, fut un psychiatre novateur qui dirigea l’hôpital Regina Elena, domaine où la ville se distinguera. Marino Gopcevich, désormais italien, prolongera cette tradition après la Grande Guerre en fondant un département de neurologie à l’hôpital de Trieste.
139Ce grand hôpital communal fut construit en 1847 et Carlo Antonio Lorenzutti en prit la direction, bientôt relayé par son fils Lorenzo. On notera qu’en médecine comme dans les autres métiers – de l’artisan à l’homme d’affaires –, le savoir-faire se transmettait fréquemment de père en fils avant les grandes innovations industrielles où les cartes furent rebattues. Si nous insistons sur la variété ethnique de ces vocations, il va de soi que ces praticiens qui amélioraient la santé de tous coopéraient à la formation d’un creuset triestin. Il n’y avait pas de compartimentage : l’ophtalmologue Giuseppe Brettauer qui anima l’association triestine des médecins était en somme un italo-tedesco et Benedetto Frizzi un juif italianisé. Il n’en reste pas moins que la réputation médicale de Trieste fondée sur sa capacité d’innovation est redevable de la convergence d’arrivants en provenance de cultures variées et formés ailleurs puisque le port habsbourgeois n’a jamais obtenu d’université.
140Les juifs ne furent pas en reste dans cet apport de compétences. Né à Gorizia en 1810, Isacco Luzzatti, après des études de médecine à Padoue, installa son cabinet de praticien à Trieste jusqu’à la fin de ses jours. Convaincu que le climat et la topographie exerçaient une influence, non seulement sur la santé, mais aussi sur le tempérament, il publia une étude approfondie sur Trieste ed il suo clima51. Oncle maternel de Franz Kafka, Siegfried Löwy exerça en ville pendant un quart de siècle les fonctions de médecin et même de dentiste, domaine dans lequel il avait renouvelé la pratique. Ce célibataire était très apprécié des Triestins non seulement pour ses compétences mais aussi pour son œuvre caritative. Il plaçait notamment des jeunes filles en difficulté comme nurses chez de riches familles juives. Lorsqu’il prit sa retraite en 1924 (l’année du décès de Kafka) dans une ville devenue italienne, il y demeura, démontrant ainsi son attachement, jusqu’à ce que son état de santé ne lui permette plus de se débrouiller seul. Il fut alors pris en charge à Prague par sa sœur, mère de l’écrivain. Franz adolescent, en révolte contre un père obtus, venait le voir à Trieste pendant ses vacances d’étudiant. Il avait alors trouvé chez cet humaniste le seul proche qui ait encouragé sa vocation littéraire. On ne venait pas seulement à Trieste pour le business, aussi nombre de futurs médecins qui avaient frayé lors de leur formation universitaire à Vienne, à Padoue ou à Graz, avec des lettrés et artistes en formation, animèrent-ils la vie culturelle triestine.
L’habilitation à Trieste des minorités opprimées ailleurs
141Quelques représentants de ces minorités, juifs ashkénazes de Galicie ou chrétiens orthodoxes roumis, se retrouvèrent cadres dirigeants de grandes banques et de compagnies de navigation ou du moins en furent de gros actionnaires. Leur rôle économique et culturel fut sans commune mesure avec leur nombre réduit. Ces entrepreneurs hardis fuyant l’avancée ottomane ou les pogroms en Europe de l’Est, dans l’émulation puis dans l’alliance, ont su et pu se relancer à Trieste mieux qu’à Venise, avant même la chute de cette République. Ils surent gré à la ville de son accueil et les autorités viennoises apprécièrent en retour leur dynamisme. En 1998 et 1999, la commune a rendu hommage lors de deux expositions, Shalom Trieste et Ortodossi a Trieste, à l’apport économique et culturel des communautés juive, grecque et serbe durant le règne des Habsbourg, un bilan dont je suis redevable.
142La mémoire des discriminations et persécutions musulmanes ou catholiques peut expliquer qu’un repli de précaution dans les lieux de culte (la foi redonne courage) et dans des banques communautaires ait précédé l’émergence d’un esprit d’ouverture à l’autre dans le commerce international où l’argent autorise tous les échanges. Ainsi, les Serbes fondèrent-ils d’abord une Società illirica di assicurazioni, puis ils n’hésitèrent plus à s’assurer dans des sociétés pluricommunautaires plus puissantes. Cet esprit associatif impliquait une largeur d’esprit propice à la constitution d’un creuset avec, comme moyen de communication efficace, un parler pratique : ce fut le dialecte triestin.
143Et lorsque des patriotes s’engageront pour reprendre des terres aux Ottomans afin de créer dans les Balkans un État-nation indépendant (grec ou serbe), ils éveilleront de la sympathie intra muros, tandis que la majorité italianisante de la ville ne verra pas d’un bon œil la renaissance d’un sentiment national slovène pourtant tout aussi légitime que le leur, en dehors du fait qu’ils étaient sur place des concurrents.
144Au terme de cette analyse compartimentée des apports communautaires, résumons leur conjonction qui prélude à la formation d’un creuset. Marie-Thérèse s’étant résolue sous l’influence de son fils Joseph à ouvrir le port à des communautés non catholiques, Trieste a bénéficié de l’arrivée convergente de familles aux fortes traditions commerciales et souvent persécutées : des juifs traditionnellement dévolus aux pratiques de prêts mais ghettoïsés ; des Grecs rompus depuis l’Antiquité au commerce maritime en Méditerranée, fondateurs de comptoirs plutôt que de colonies qui ont essaimé dans des îles souvent déjà « vénétisées », et parlant une lingua franca comprise aussi par les Turcs dont la langue en version simplifiée servait aussi à l’échange ; des Illyriens, surtout des Serbes qui, dans les Bouches de Kotor et souvent avec l’appui de Raguse – République rivale de Venise – acquirent une formation de capitaines au long cours. Quant aux Croates dalmates « vénétisés » de longue date, ces schiavoni catholiques furent récupérés prioritairement par Venise, à l’image de ceux qui s’installèrent à Trieste avant la création du port franc comme les descendants de Biasio Stuparich, originaire de l’île de Lussino dans le golfe du Quarnero et capitaine de marine marchande52, qui étaient assimilés, italiens de langue (avec un parler vénéto-triestin) et considérés comme tels par les autorités autrichiennes.
145Cependant, nuançons l’effet repoussoir des Ottomans. Dans les périodes d’échanges, et en dépit des persécutions musulmanes intermittentes dans le temps et l’espace, Grecs et Serbes débarqués à Trieste avaient beaucoup appris du sens commercial des Turcs qui détenaient depuis 1621 leur fontego (entrepôt-hôtel-marché) à Venise. Par conséquent, les accords commerciaux austro-turcs de Passarowitz survenus au terme d’une guerre montrent assez que les Habsbourg et les sultans se battaient pour des intérêts économiques et que les disciplines religieuses ne contribuaient qu’à l’assujettissement de leurs peuples.
146Ce sont souvent de remarquables professionnels du commerce maritime qui ont débarqué à Trieste et ces promoteurs se sont progressivement associés dans les affaires. Or, ce n’est qu’à la Restauration que, dans cette ville devenue cosmopolite, une grande bourgeoisie ascendante a pu mettre en place dans les années 1820 et 1830 un capitalisme financier et entrepreneurial moderne : à ce titre, Lloyd et Generali, sont des figures de proue pluricommunautaires à la mesure des investissements nécessaires au développement d’un commerce de plus en plus internationalisé. La machine à vapeur va mettre sur la touche la marine à voile ; on va construire des voies ferrées transeuropéennes ; on ira jusqu’à percer un canal à Suez pour atteindre plus vite les Indes orientales. Dans cette seconde phase amorcée lors du printemps des peuples qui marque, certes, l’éveil des nationalités mais souterrainement une impatience de la bourgeoisie moderne53, l’industrie constituera, à Trieste, le développement prioritaire, même si évidemment l’efficacité commerciale et des transports performants resteront indispensables aux patrons d’usine. Or, pour relativiser cet essor, il n’en reste pas moins que Prague, certes plus peuplée, obtiendra une industrie manufacturière supérieure. Il n’est pas aisé de gagner dans tous les domaines, sur terre aussi bien que sur mer !
147En attendant, une élite triestine a déjà fait fortune dans le port. Pour une part, elle en a fait profiter le petit commerce par ricochet, sa communauté d’origine par des dons aux écoles et autres lieux d’accueil, ainsi que la culture citadine par des commandes et des fondations. Quand viendra le temps d’innover durant la phase de modernisation industrielle, la classe dirigeante devra changer de logiciel et prendre modèle sur la Grande-Bretagne, qui demeure une puissance maritime impressionnante jusqu’en Méditerranée – où elle détient dès 1800 des bases comme Malte –, mais aussi très inventive dans le domaine industriel.
148Qu’on se remémore toutes les cités et villages de l’Euro-Méditerranée d’où provenaient ces immigrés, puis toutes les villes où, désormais ancrés dans le port, ils installaient leurs succursales rayonnantes autour de Trieste : se dessine ainsi un fabuleux réseau web concrétisé par l’invention de la télégraphie bientôt sans fil. En 1849, Trieste est reliée télégraphiquement à Vienne et l’année suivante la ligne est ouverte aux particuliers : une bénédiction pour les négociants aux succursales euro-méditerranéennes ! De surcroît, en 1912, Slataper célèbrera dans le final de Il mio Carso ce miraculeux téléphone qui à la Bourse permettait de joindre la Turquie ou Porto-Rico.
Notes de bas de page
1 La date indiquée reste vague : « environ années dix ». On aimerait savoir si la fête eut lieu avant, pendant ou après la guerre italo-turque de Libye de 1911. Sur cette collection de photographies, voir E. Guagnini, I. Zannier (dir.), La Trieste dei Wulz. Volti di una storia. Fotografie 1860-1980 (catalogue de l’exposition de Trieste, Palazzo Costanzi, 1989), Florence, Alinari, 1989, p. 43.
2 Cette mosquée et des églises orthodoxes furent détruites lors de la guerre de 1991. En 2000, un monastère serbe a été édifié à l’emplacement de la forteresse ottomane sur une terre appartenant désormais à la petite République serbe de Bosnie. Deux mosquées et l’église Saborna Crkva ont été restaurées au xxie siècle.
3 Voir G. Norio, « Nota biografica di Giuseppe e Antonio Cassis Faraone », dans Inventario famiglia Cassis Faraone, Archivio Diplomatico della Comune di Trieste. Consultable sur internet via l’url : http://www.retecivica.trieste.it/triestecultura/new/archivio_diplomatico/pdf/INVENTARIO%20CASSIS%20FARAONE.pdf.
4 On pouvait voir cette estampe à l’exposition Trieste e la Sublime Porta da Pio II all’arciduca Massimiliano d’Asburgo qui a eu lieu à Trieste au musée petrarchesco piccolomineo de juin à novembre 2010.
5 G. Castellan, Histoire des Balkans, ouvr. cité, p. 263.
6 Curieusement le site internet de la communauté juive de Trieste considère le Palazzo Carciotti comme un apport juif, peut-être parce qu’il fut le siège des Assicurazioni generali, société fondée par des juifs et présidée un temps par la famille Morpurgo.
7 On peut notamment admirer la tombe de Giannichesi (1878) au cimetière grec de Sant’Anna où son patronyme est orthographié Giannikesis, alors que le nom de l’homme d’affaires était italianisé dans ses activités bancaires. Quant on s’en remet à Dieu, il est compréhensible que la famille rétablisse pour l’au-delà le patronyme originel.
8 P. Istrati, Kyra Kyralina [1re éd. : Paris, F. Rieder et
Cie
, 1923], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1968, 218 p.9 Dérivé français : cleptomane.
10 P. Istrati, Présentation des haïdouks [1re éd. Paris, Rieder, 1925], Paris, Gallimard, 1983, 192 p.
11 G. Castellan, Histoire des Balkans, ouvr. cité, p. 245.
12 É. Haumant, La Formation de la Yougoslavie xve-xxe siècles, Paris, Bossard, 1930, p. 166.
13 Voir M. Dogo, « Una nazione di pii mercanti. La comunità serbo-illirica di Trieste, 1748-1908 », art. cité, p. 573-602. Voir également L. Resciniti, M. Messina, M. Bianco Fiorin (dir.), Genti di San Spiridione. I serbi a Trieste 1751-1914 (catalogue de l’exposition de Trieste, Civico Museo del Castello di San Giusto, 17 juillet - 4 novembre 2009), Trieste, Silvana, 2009.
14 Trebinje se retrouve aujourd’hui dans la pointe sud de l’Herzégovine, non loin de la frontière monténégrine, dans un environnement majoritairement musulman et minoritairement serbe orthodoxe.
15 « -ich » est la graphie italienne des noms serbes dont la finale se prononce « /itch/ ». Le « č » se prononce « tch(èque) », tandis que le « ć » se prononce moins palatalisé comme dans « ti(en) ».
16 Leurs prénoms respectifs furent italianisés sur place assez vite, y compris dans certains documents locaux de l’administration autrichienne, indice d’intégration.
17 C’est la volonté dominatrice de l’Autriche qui, au siècle suivant, contraindra les Serbes à la révolte.
18 Voir notamment M. Messina, A. Krekic (dir.), Armeni a Trieste tra Settecento e Novecento : l’impronta di una nazione (catalogue de l’exposition de Trieste, Civico Museo del Castello di San Giusto, 15 mars - 25 mai 2008), Trieste, Civici Musei di Storia ed Arte, 2008, 51 p.
19 Ce collège avec internat fonctionna de 1859 à 1875.
20 Voir l’ouvrage de M. Cecovini, Refoli (Gorizia, Istituto giuliano di storia, cultura e documentazione, 1996), et plus particulièrement le chapitre intitulé « Greci ed Armeni a Trieste » (p. 37-41), dans lequel celui-ci évoque brièvement les Arméniens de sa ville.
21 M. Rieder, « Cosmopoliti sull’Adriatico. Mercanti ed industriali tedeschi a Venezia e Trieste », Qualestoria. Bollettino dell’Istituto regionale per la storia del movimento di liberazione nel Friuli-Venezia Giulia, Anno 38, no 1, juin 2010, p. 104-105.
22 Voir surtout L. Buda, G. Cervani, La Comunità israelitica di Trieste nel secolo XVIII, Udine, Del Bianco, coll. « Civiltà del Risorgimento », 1973, 299 p. Notons que la communauté a ouvert, au xxie siècle, un portail internet sur La Trieste ebraica dont la partie historique est très nourrie (consultable à l’adresse : http://www.triestebraica.it/storia).
23 U. Saba, « Il ghetto di Trieste nel 1860 », dans G. Giudici (dir.), Prose scelte, Milan, Mondadori, 1976, p. 6.
24 A. Cavaglion, Otto Weininger in Italia, Rome, Carucci, 1982, p. 197.
25 Voir l’introduction de mon regretté ami Philippe Renard (« Un roman familial en vers ») dans l’édition française du Canzoniere d’Umberto Saba (Paris, Éd. de la Différence, coll. « Orphée », 1992, p. 7-16).
26 « Adolfo Frigessi di Rattalma si è spento », Il Piccolo di Trieste, 28 avril 2014.
27 L’exposition Famiglie ebraiche a Trieste 1814-1914, au Civico Museo Sartorio en 1998, a illustré l’activité, l’éducation, la pratique religieuse ou la laïcisation, ainsi que les activités économiques et culturelles de ces familles (voir T. Catalan [dir.], Famiglie ebraiche a Trieste 1814-1914 [catalogue de l’exposition de Trieste, Civico Museo Sartorio, 31 juillet - 15 janvier 1998], Trieste, Civici Musei di Storia ed Arte, 1998).
28 De Félix Salm-Salm, aide de camp de l’empereur Maximilien, on peut lire Maximilien d’Autriche au Mexique et Mon journal au Mexique en 1867 (Paris, L’Harmattan, 2010 et 2012). L’original en anglais date de 1868.
29 Nous avons utilisé de Giorgio Voghera, outre Il Segreto ([1re éd. : Turin, Einaudi, 1961], Turin, Einaudi, 1980) qui se voulait anonyme (cf. infra), Anni di Trieste (E. Guagnini [dir.], Gorizia, Libreria Editrice Goriziana, 1989), Carcere a Giaffa (Pordenone, Studio Tesi, 1985) et Quaderno d’Israele (Milan, All’insegna del Pesce D’oro, 1967).
30 Stendhal, Correspondance, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », II, 1967, p. 190. Voir également N. F. Poliaghi, « Presenza francese a Trieste nell’Ottocento », dans Trieste, lineamenti di una città, Trieste, Lint, 1990, p. 190.
31 Voir A. Millo, Trieste. Le Assicurazioni, l’Europa. Arnoldo Frigessi di Rattalma e la RAS, Milan, Franco Angeli, 2004, p. 89-90.
32 J’ai recueilli cette information dans un calendrier populaire : « Piccola industria giuliana », Lunarietto giuliano, Istituto giuliano di storia, cultura e documentazione, 1996, p. 11.
33 Lire en version française le récit de Leo Perutz (Le Maître du jugement dernier [titre original : Der Meister des Jüngsten Tages, 1re éd. Munich, Albert Langen, 1923], Paris, Fayard, 1989, 189 p.) qui se déroule à Vienne en 1909 dans une atmosphère de fin du monde.
34 Voir la précieuse chronologie de C. David, dans F. Kafka, Œuvres complètes (Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », tome I, p. XXVII).
35 G. Stuparich, L’Île, traduction française de G. Bosetti, Lagrasse, Verdier, 1989, 96 p.
36 M. Martinuzzi, Cantiere : 100 anni di navi a Monfalcone, Trieste, Fincantieri, 2008, 77 p.
37 A. Millo, Trieste. Le Assicurazioni, l’Europa. Arnoldo Frigessi di Rattalma e la RAS, ouvr. cité, p. 55.
38 G. Sartorio, Memorie. Pagine scelte, Trieste, Zibaldone, 1949, 141 p.
39 A. Vivante, Irredentismo adriatico..., ouvr. cité, p. 37. Le terme « grand seigneur » est en français dans le texte. Jugement d’un socialiste.
40 M. Rieder, « Cosmopoliti sull’Adriatico. Mercanti ed industriali tedeschi a Venezia e Trieste », art. cité, p. 105.
41 Voir G. Agapito, Descrizioni storico-pittoriche di pubblici passeggi suburbani, dell'escursioni campestri di notabili ville e giardini privati e di picciolo viaggi di diporto sul mare ne' contorni di Trieste, di Girolamo Agapito, Vienne, Tipografia Strauss, 1826, p. 49-50.
42 S. Slataper, « Lettere triestine », La Voce, 25 mars 1909.
43 Sur ce point, nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage de L. Veronese Jr., Arti e Mestieri nella Trieste dell’Ottocento (Trieste, Luglio, Coll. « I comodi », 2010, 78 p.).
44 Voir C. Pagnini, Gli atti originali del processo criminale per l’uccisione di Giovanni Winckelmann (1768). Trascrizione, Trieste, Società di Minerva, 1964, 191 p. ; C. Pagnini, E. Bartolini (dir.), L’assassinio di Winckelmann : Gli atti originali del processo criminale (1768), Milan, Longanesi, 1971, 306 p.
45 « Come si vive a Trieste », La Favilla, no 6, 4 septembre 1836. Article repris par G. Negrelli dans La Favilla (1836-1846). Pagine scelte della rivista (Udine, Del Bianco, 1985).
46 E. Apih, « La genesi di Irredentismo adriatico », dans A. Vivante, Irredentismo adriatico : contributo alla discussione sui rapporti austro-italiani, Trieste, Edizioni Italo Svevo – Dedolibri, 1984, p. 281.
47 U. Saba, « Caffé Tergeste », dans La serena disperazione. 1913-1915, Milan, Mondadori, coll. « Lo specchio – I poeti del nostro tempo », 1951, p. 25.
48 Umberto Saba l’a confessé dans Ernesto (Turin, Einaudi, 1975, 136 p.). À cette époque, Proust donnait à voir que l’homosexualité transgressait les barrières entre classes sociales ou ethniques.
49 Cf. L. Premuda, « Un’epidemia di colera a Trieste nell’Ottocento », Athena, Rassegna mensile di biologia – clinica e terapia, no 10 (1950), 13 p. Loris Premuda signale qu’au milieu du xixe siècle certains médecins méconnaissaient la contagiosité du choléra.
50 Sur l’engagement politique des médecins triestins, voir E. Ponte, « Medici della Trieste asburgica : dai liberal-nazionali agli irredentisti », art. cité, p. 31-34.
51 I. Luzzatti, Trieste ed il suo clima : osservazioni topografico-mediche, Trieste, Tipografia Weis, 1852, 148 p. Dans le portrait que fit de lui Giuseppe Tominz en 1859, il tient ce livre à la main comme un symbole de son œuvre (voir E. Lucchese, « Giuseppe Tominz e il ritratto di Isacco Luzzatti [1859] », Archeografo triestino, série IV, vol. CIX, 2001, p. 171-190).
52 G. Stuparich, A Elodì : piccolo dono ti faccio , Trieste, Parnaso, 2005, p. 55.
53 En 1848, des hommes d’affaires de la Bourse de commerce triestine décidèrent de soutenir à Francfort la proposition d’élargir l’union douanière autrichienne à l’Allemagne : « tout ce qui élargit notre hinterland profite à nos affaires » (A. Vivante, Irredentismo adriatico..., ouvr. cité, p. 48).
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