Chapitre 10
L’imaginaire lié à l’Orient : au-delà de l’orientalisme
p. 251-275
Texte intégral
1La question de l’exotisme dans les écrits de Kipling est d’autant plus problématique que son lectorat est varié, l’exotisme du monde représenté dans ses récits indiens ne se révélant qu’aux yeux des lecteurs extérieurs à ce monde, tandis que les Anglo-Indiens y reconnaissent leur quotidien. Le texte exotique évoque nécessairement l’autre et l’ailleurs, non le même : Jean-Marc Moura définit la littérature exotique comme « un appel à la parole et à la culture de l’autre, véritable force d’excarnation qui constitue l’une des inspirations cardinales des lettres européennes1 ». L’auteur de textes exotiques conserve son identité européenne malgré son intérêt pour l’ailleurs, ce qui ne va pas de soi dans le contexte anglo-indien. S’il est difficile d’identifier une intention exotique dans les Simples Contes des montagnes, la lecture qui en est faite par les Européens crée cet exotisme qui devient la marque de fabrique de Kipling, dont l’œuvre est pour J.-M. Moura « le symbole de l’âge d’Or de l’aventure exotique2 ». C’est en effet davantage avec ses romans et ses nouvelles d’aventure que Kipling crée une Inde véritablement exotique, en particulier Le Naulahka, « L’homme qui voulut être roi » et certains passages de Kim.
2L’exotisme de ces textes est lié à la relation entre l’Occident et l’Orient à l’apogée de l’époque coloniale. L’association dès la fin du xviiie siècle d’un colonialisme actif en Asie et de l’élaboration d’un savoir étendu sur l’Orient produit un mode de perception spécifiquement « orientaliste » au sens où l’entend Edward Saïd : l’Occident forme un discours à la fois scientifique, idéologique et littéraire sur le monde oriental dans lequel il organise simultanément son hégémonie. L’écriture de Kipling est marquée par cet héritage orientaliste, ne serait-ce qu’à travers son contexte colonial. Sa connaissance de l’Inde ne freine par ailleurs pas l’attraction qu’il peut avoir pour l’Orient. Même s’il est vu comme l’auteur le plus représentatif de l’aventure orientaliste, Kipling ne reste pas prisonnier de la coloration exotique de certains de ses textes, abordant les territoires orientaux avec davantage de désir de connaissance que de fascination pure.
Une écriture de la communauté anglo-indienne
3La production anglo-indienne de Kipling, outre ses articles de presse, correspond dans sa majeure partie à quatre recueils principaux : les Simples Contes, Wee Willie Winkie, Trois Hommes de troupe et Les Handicaps de la vie. Ces textes expriment fortement le désir d’appartenance du jeune Kipling : bien qu’en marge, il cherche à adopter le point de vue de ses personnages anglo-indiens, sans toutefois se départir d’une grande ironie. Soulignant le fait que Kipling ne fait pas partie des représentants officiels de l’Empire, Daniel Bivona analyse ainsi le ton de ses récits :
[…] la note d’affirmation de soi défensive que l’on entend dans la posture « je-sais-tout » des écrits du jeune Kipling semble avoir deux buts : représenter en fiction des attitudes très fréquentes parmi les fonctionnaires qu’il connut en Inde, et exprimer un désir, plus complexe mais absolument éperdu, d’avoir les connaissances habituellement réservées aux bureaucrates attitrés3.
4La critique cherche souvent à évaluer le degré de vérité des informations sur l’Inde transmises par Kipling dans ses œuvres de fiction, mais il s’agit surtout ici de considérer les intentions l’amenant à construire ce discours savant. D’une façon particulièrement frappante, Randall Jarrell efface complètement le rôle de Kipling dans une interprétation des Simples Contes qui présente l’ensemble de la société anglo-indienne comme le véritable auteur de ces contes : l’ouvrage donnerait au lecteur « une impression étonnamment vivante et complète de la société qui l’a produit4 », Kipling connaîtrait tellement bien ce milieu qu’à travers lui toute une communauté s’exprimerait.
5Kipling aussi présente cette idée que le personnage du narrateur fait entendre une voix à la fois personnelle et représentative de la communauté, avec le titre Les Handicaps de la vie : Histoires des gens de mon pays. L’expression originale « my own people » est toutefois interprétable à différents niveaux, si bien que la notion de communauté reste à définir. Le proverbe cité en exergue du recueil laisse penser qu’il s’agit de l’ensemble des habitants de l’Inde, « J’ai rencontré cent hommes sur la route de Delhi et tous étaient mes frères. Proverbe indien » (Pléiade 1, p. 1035). Kipling s’intègre à ce qu’il décrit souvent comme un flot humain, tant la population indienne apparaît variée et nombreuse. Le recueil est ensuite dédié à la sœur de Kipling : « à E. K. R. de la part de R. K. 1887-89 C.M.G. » fait référence à Elsie et à la période pendant laquelle la famille Kipling vécut ensemble à Lahore après le long exil scolaire de Rudyard en Angleterre. Il s’agit ici de célébrer l’appartenance au cercle familial restreint, l’utilisation des initiales accentuant encore l’impression que le message n’est lisible que par les personnes concernées. Habitant et étudiant l’Inde depuis longtemps, le père de Rudyard, Lockwood, est un érudit et un savant qui sert de source d’inspiration à l’auteur. Sa mère Alice est elle aussi une figure importante liée à l’invention narrative, identifiée par certains biographes de Kipling comme étant la « femme la plus spirituelle de l’Inde » (Pléiade 1, p. 1) à qui les Simples Contes sont dédiés5. On comprend alors les « stories of my own people » comme des histoires racontées en famille, en Inde, sur l’Inde et ses habitants. L’expression est toutefois explicitée dans la préface de Kipling, où une phrase rapproche en les énumérant successivement les Indiens, le cercle familial et la communauté anglo-indienne plus largement :
Les histoires qui suivent ont été recueillies un peu partout, et je les tiens de toutes sortes de gens, de prêtres de la Chubara, d’Ala Yar le sculpteur, de Jiwun Singh le charpentier, d’hommes anonymes rencontrés dans des trains et sur des paquebots aux quatre coins du monde, de femmes qui filaient sur le seuil de leurs logis au crépuscule, d’officiers et d’honnêtes hommes aujourd’hui morts et enterrés ; il en est quelques-unes, mais celles-là sont de loin les meilleures, que je dois à mon père. (Pléiade 1, p. 1042)
6Enfin, la première nouvelle du recueil commence par ces mots : « Il était une fois, bien loin de l’Angleterre […] » (Pléiade 1, p. 1043). C’est dans « Mulvaney, incarnation de Krishna » que les personnages récurrents de Mulvaney, Learoyd et Ortheris apparaissent. Ces soldats de l’armée des Indes sont caractérisés immédiatement par leur éloignement de la métropole, qui figure à la fois le point de repère absolu et la plus grande altérité. Kipling affirme ainsi dès les notations liminaires de son recueil qu’il parle depuis l’Inde, c’est-à-dire loin de l’Angleterre mais en relation avec elle malgré tout. C’est la position ambiguë des Anglo-Indiens qui est représentée ici : aussi bien les soldats que les fonctionnaires défendent les valeurs d’une patrie qui ne les connaît pas et qu’ils ne reverront souvent pas, comme les personnages des nouvelles « Au terme du voyage » ou encore « Le Chef du district ».
7La familiarité du narrateur avec son sujet et ses personnages explique que les nouvelles des Handicaps de la vie aient davantage à voir avec l’intime qu’avec l’aventure impériale : le narrateur raconte son propre monde, ce qu’il connaît de façon privée et détaillée, ce qui relève du quotidien. On découvre l’intérieur des habitations, les relations amoureuses et familiales secrètes et les pensées intimes des divers personnages, par exemple dans « Faute de bénédiction nuptiale ». La double vie de John Holden est symbolisée par ses deux habitations, son bungalow de célibataire qui est connu de tous les Anglo-Indiens et une maison en ville où il abrite et cache des regards sa maîtresse indienne, Ameera. Le secret qui entoure cette maison n’est pas un obstacle à sa description détaillée par le narrateur omniscient :
Il était assis sur le divan bas de laque rouge, dans une pièce qui avait pour tout ameublement un tapis de sol bleu et blanc, quelques carpettes, et une collection très complète de coussins du pays. […] il avait loué une petite maison qui dominait la grande ville aux remparts rouges, et, lorsque les soucis eurent jailli de terre dans la cour, près du puits, qu’Ameera se fut installée selon l’idée qu’elle se faisait du confort, […] – il découvrit que cette maison était son véritable foyer. (Pléiade 1, p. 1159)
8La nouvelle permet au lecteur de voir un intérieur secret, elle est l’espace d’une révélation privilégiée de la double vie d’un soldat britannique en Inde, sujet tabou s’il en est. La fin du récit annonce la destruction de la maison : cette dernière preuve tangible de l’histoire tragique d’Ameera doit être rasée pour laisser passer une nouvelle route reliant le bûcher funéraire au mur d’enceinte de la ville. L’excursion de Holden hors des convenances anglo-indiennes est effacée, sauf dans le texte même qui prend valeur de témoignage. Le narrateur rend compte d’une réalité gardée secrète et met en lumière les relations complexes nées de la situation coloniale.
9L’emploi de la première personne du singulier est habituel chez Kipling pour figurer le narrateur anonyme, journaliste anglo-indien, reflet fictionnel de l’auteur : il est parfois accompagné d’un appel à la communauté à travers un « nous » aux contours aussi flous que ceux du « je » et d’un rappel fréquent des limites géographiques des récits au moyen d’expressions comme « ici en Inde ». Dans les premiers paragraphes du « Rickshaw fantôme », le narrateur insiste ainsi sur son appartenance à l’Anglo-Inde :
Une des rares supériorités de l’Inde sur l’Angleterre est sa grande Connaissabilité. Au bout de cinq ans de service, un homme connaît directement ou indirectement les deux ou trois cents fonctionnaires de sa province, tous les mess de dix ou douze régiments et batteries, ainsi que quelque quinze cents autres personnes n’appartenant pas aux milieux officiels. […] Il est arrivé, rien qu’au cours de la période dont je peux me souvenir, que des « globe-trotters » qui considèrent l’hospitalité comme leur droit, émoussent cette ouverture de cœur, mais néanmoins, aujourd’hui encore, si vous appartenez au milieu des initiés et si vous n’êtes ni un ours ni une brebis galeuse, toutes les maisons vous sont ouvertes et notre petit monde est vraiment très généreux et secourable. (Pléiade 1, p. 619)
10Cette définition du monde anglo-indien fait ressortir une caractéristique à double tranchant, sa petitesse soutenant l’esprit communautariste qui met à l’écart les marginaux. L’ambivalence de Kipling vis-à-vis de la communauté anglo-indienne apparaît dans le ton de ce passage. Il est en effet ironique de mettre en avant la gentillesse de cette société en introduction à un récit de cruauté amoureuse et sociale. Il n’en reste pas moins que le narrateur se présente comme l’un des membres de cette communauté, créant pour ses lecteurs les conditions d’une familiarité qui facilite la critique interne.
11L’opposition que l’on voit ici apparaître entre le personnage du globe-trotter, touriste de passage en Inde, et celui de l’Anglo-Indien enraciné apparaît de façon plus détaillée dans Lettres de Marque. Gail Ching-Liang Low explicite cette vision kiplingienne du dilemme de l’Anglo-Indien :
D’un côté, il y a l’aliénation d’un exil loin du « vrai » foyer qu’est l’Angleterre, qui est montrée dans le passage décrivant une crise de mal du pays, causée par un coucou qui fait rêver le narrateur à des jardins anglais et à des vergers de pommiers. De l’autre, on trouve l’aliénation, sans doute plus insidieuse, subie par celui qui doit inlassablement affirmer que l’Inde est en quelque sorte chez lui. Celui-là doit trouver suffisamment de raisons pour justifier sa présence sur une terre étrangère lorsque tout autour de lui tend à lui refuser cette justification. La difficulté dans laquelle se trouve l’Anglo-Indien est précisément liée à sa posture vis-à-vis de ces deux états de séparation. Le globe-trotter de Kipling n’a pas besoin de défendre son identité culturelle, contrairement à l’Anglo-Indien qui a un œil tourné vers la culture métropolitaine et l’autre vers l’Inde. S’il ne défendait pas son identité culturelle, l’Anglo-Indien ne serait nulle part chez lui6.
12L’assertion répétée de l’appartenance du narrateur à l’Inde et à l’Anglo-Inde a pour but de consolider un lien ténu ainsi que de légitimer la critique qu’il fait de cette société. L’ironie des récits anglo-indiens de Kipling est généralement mise en avant par ses critiques comme l’une des grandes qualités de ces textes, mais même s’il se pose souvent en marge de la société où ses personnages évoluent, il cherche toutefois à prouver qu’il en fait malgré tout partie, ce qui explique sa connaissance intime de ce milieu et légitime son jugement acerbe.
13Les recueils anglo-indiens de Kipling sont caractérisés par un étonnant manque d’émerveillement et de fascination pour l’Inde et l’Orient en général. Pour les premiers lecteurs de ces recueils, en Inde, ce ton n’est pas étonnant, mais pour le public anglais habitué aux codes orientalistes ce désenchantement est interprété comme le signe frappant d’une volonté réaliste de dépoétiser l’Inde pour en dire l’actualité et la réalité. Andrew Lang souligne le bénéfice instructif qui peut être tiré de ces récits, supérieur selon lui à celui de nombreux guides de voyage7. Les Simples Contes des montagnes, en particulier, ont lancé cette écriture de l’Inde telle qu’elle est : c’est le même narrateur, journaliste anglo-indien, qui se pose en parfait connaisseur du territoire et de ses habitants. Le titre reprend la dichotomie géographique vécue par les Anglo-Indiens du nord de l’Inde comme une alternance saisonnière entre les plaines et les contreforts de l’Himalaya. Cependant, il faut aussi lire ce titre au premier degré : ces contes sont simples, le titre ne laisse pas imaginer de contrées exotiques ni de clichés orientalistes mais entre déjà dans une vision du territoire indien dépourvue d’exotisme. La première critique des Simples Contes écrite en Angleterre souligne le caractère peu attirant de leur titre. La déception de ce lecteur devant le titre si peu évocateur prouve qu’il a en tête des canons exotiques concernant l’Inde, qu’il attribue lui-même à son ignorance de ces contrées éloignées. D’après ce qu’écrit Jean-Marc Moura sur la « double règle » signalée par Todorov dans Nous et les autres8, Kipling se situerait davantage dans un raisonnement « nationaliste » ou « ethnocentriste » que dans la valorisation a priori de l’autre qu’implique l’exotisme. S’étant annoncé comme membre de la société anglo-indienne, il semble montrer le Même plutôt que l’Autre dans ses nouvelles qui mettent en scène les acteurs de l’Empire britannique en Inde. Les limites fixées par cette dichotomie sont pourtant vite dépassées : dans les recueils anglo-indiens, une société connue de l’intérieur est portraiturée au quotidien, il ne s’agit ni d’en promouvoir les qualités ni de la comparer à une autre, mais simplement d’en faire la satire.
14L’absence d’exotisme que nous pouvons constater dans ces textes ne correspond toutefois pas à un manque d’intérêt pour l’Autre, qui reste constamment présent à la fois dans les personnages de métropolitains et dans ceux d’Indiens. Kipling ne se place pas dans le registre de l’exotisme, ni purement dans celui du nationalisme, mais bien plutôt dans ceux de la satire, de la chronique et de l’anecdote. Comme le note Nora Crook, le personnage du narrateur blasé introduit ce filtre neutre qui affadit l’exotisme potentiel du territoire :
Dans beaucoup d’histoires de Kipling, on retrouve une dichotomie entre un héros qui va « au terme du voyage » et un narrateur qui interpose son travail de sape. C’est particulièrement visible dans les Simples Contes des montagnes9.
15Le ton du narrateur vise à neutraliser les possibilités d’émerveillement suscitées par les récits qu’il présente comme véridiques, précision métanarrative qui a pourtant traditionnellement pour but de provoquer un plus grand étonnement chez le lecteur. La concision des nouvelles et l’aridité du ton ont été attribuées à la formation de journaliste de Kipling et au fait qu’il devait se contenter de peu d’espace pour insérer ses textes de fiction dans la Civil and Military Gazette. Mais il est par la suite resté très concis et même ses romans restent relativement courts, alors qu’il disait admirer les double deckers victoriens. On peut se demander si ce style n’est pas un véritable parti pris esthétique, davantage qu’un héritage de son métier de journaliste. Après une première phase d’écriture pendant laquelle Kipling se soumettait à son « démon », soit une période d’inspiration créatrice intense, il reprenait ses écrits et biffait tout ce qu’il considérait comme inessentiel. Le texte est ainsi condensé et libéré de tout ce qui ne porte pas le récit vers son but : en diminuant la longueur du texte, Kipling augmentait l’importance de l’implicite et du non-dit. Dès les Simples Contes, qui ne s’étendent généralement que sur six à sept pages chacun, cette efficacité du mot choisi est au centre du style de Kipling. En particulier, les incipit condensent l’ensemble de la nouvelle, elle y est contenue avant d’être développée. L’incipit, en ce sens, engage tout le récit. Ceux des Simples Contes sont marqués par une syntaxe simple et un ton assertif, voire proverbial. Les citations en exergue des récits reprennent souvent la sagesse des nations ; « Le Sais de Mlle Youghal » commence par exemple ainsi : « Quand l’homme et la femme s’entendent, que peut faire le kazi ? Proverbe. » (Pléiade 1, p. 22) Le ton employé par le narrateur s’inspire de ces proverbes, comme dans le premier paragraphe de cette même nouvelle : « D’aucuns prétendent que la vie en Inde n’a rien de romanesque. Ils se trompent. Nos existences renferment une dose de romanesque amplement suffisante. Parfois davantage. » (Ibid.) Le narrateur présente ces informations comme des vérités bien connues.
16Ces généralisations limitent les ornementations pittoresques typiques de l’écriture exotique, car le narrateur cherche à affirmer fortement un savoir et à venir à bout de ce qu’il y a à connaître de ce territoire que seuls les ignorants croient mystérieux. Dans les Simples Contes, le jeune Kipling s’invente une voix qui se veut très autoritaire et efficace : il renouvelle l’écriture sur l’Inde en la débarrassant de l’émerveillement habituellement ressenti par les auteurs anglais devant l’altérité absolue de ce territoire. Il insiste sur le caractère d’évidence des règles de la société, des conditions géographiques et des références culturelles de l’Inde :
Quand on est à la fois chef de division et célibataire, qu’on a le droit de porter sur ses vêtements des bijoux d’émail et d’or ajourés, rappelant les tartelettes à la confiture, et de franchir les portes avant tout le monde hormis un membre du Conseil, un gouverneur de province et le vice-roi, on est un beau parti. C’est du moins ce que disent les dames. Il y avait à Simla, en ce temps-là, un chef de division qui était, portait et faisait tout ce que je viens d’énumérer. (Pléiade 1, p. 48)
17Ce passage relève du registre satirique en cela qu’une voix, personnelle mais toutefois difficile à identifier précisément, dénonce la rigidité des convenances dans la société anglo-indienne qu’il connaît parfaitement. Le discours tenu par cette voix vise, au-delà d’une dimension humoristique divertissante, la critique plus ou moins sévère de l’Anglo-Inde : Kipling s’éloigne donc radicalement d’une représentation exotique du territoire indien.
Traces de l’héritage orientaliste
18La volonté du narrateur de banaliser l’expérience indienne est ainsi à l’origine d’un refus des codes exotiques et orientalistes traditionnellement liés à l’écriture de l’Inde en anglais. Dans un texte comme Le Naulahka, écrit conjointement par Kipling et son ami Wolcott Balestier, le personnage principal n’est pas un membre de la société anglo-indienne présentée dans les contes de la période indienne. Nicholas Tarvin est un Américain sans aucun lien avec l’Inde, qui part en aventurier pour s’emparer de la pierre précieuse éponyme. Il espère tirer profit de la valeur inestimable du bijou pour faire prospérer sa petite ville dans les plaines de l’Ouest américain en permettant le passage de la ligne de chemin de fer sur son territoire. Le sous-titre du roman explicite la bipolarité géographique qui préside à la conception du roman : « Histoire de l’Ouest et de l’Est », reprenant à l’envers le titre du poème de Kipling « Ballade de l’Est et de l’Ouest » pour décrire le périple du héros mais aussi en référence au vers célèbre « Oh ! L’Est est l’Est et l’Ouest est l’Ouest, et jamais les deux ne se rencontreront10 ». L’altérité nécessaire à la conception exotique de l’Inde est affirmée dès le titre. Au début du roman, Tarvin incarne le globe-trotter méprisé par le narrateur anglo-indien des Lettres de Marque, le touriste ignorant des réalités et influencé par les clichés exotiques les plus répandus. C’est donc dans Le Naulahka plutôt que dans tout autre œuvre que l’on retrouve chez Kipling un imaginaire orientaliste montrant une Inde immuable et mystérieuse.
19Catherine Champion analyse en détail ces clichés, les repérant notamment dans l’image prestigieuse du sahib et ses déclinaisons, mais aussi dans les sentiments de répulsion ressentis par les Occidentaux face à l’Inde. Ce n’est pas Le Naulahka mais bien Kim qu’elle cite comme archétype de la pastorale anglo-indienne, genre héritier de la révolution industrielle visant à décrire un idéal plutôt qu’une réalité et à promouvoir « une conception réactionnaire du monde et de la nature humaine11 ». Le Naulahka est pourtant fréquemment cité dans cet article ; il exprime de façon beaucoup plus évidente que Kim ces préoccupations réactionnaires : même si la ville n’y a pas la même importance que dans les textes modernistes, Kim n’ignore pas les réalités urbaines et technologiques modernes, comme on le voit dans les divers épisodes de voyage en train par exemple. Francis Zimmerman souligne le fait qu’une interprétation de Kim comme pastorale entre en complète contradiction avec l’unanimisme qui conduit le récit, Kim figurant fondamentalement le rapprochement entre les différentes réalités indiennes :
Certains critiques, mettant l’accent sur le lyrisme des paysages et le caractère enfantin du héros, font de Kim une « pastorale ». C’est faire trop peu de cas des scènes de rue et des intrigues dans les quartiers louches ; la ville est aussi présente que la route. Kim est un reportage sur l’Inde des villes autant qu’une fable sur l’indianité12.
20C’est en comparant la vision de l’Inde donnée dans Le Naulahka et celle donnée dans Kim qu’apparaît clairement la différence de traitement : dans Le Naulahka, Tarvin parcourt l’ « Orient » et croise des « Orientaux », avec tout ce que cela a de réducteur, de raciste et de caricatural, tandis que Kim parcourt l’Inde et y rencontre des personnages appartenant aux diverses ethnies indiennes, aux multiples religions et castes, en les identifiant presque toujours. Même si l’on peut reprocher à Kipling d’avoir idéalisé l’Inde dans Kim, ce roman nous ouvre à ce que Zimmerman nomme l’indianité. Dans Le Naulahka, l’Inde est réduite à un exemple de ce que l’on se représente de l’Orient depuis l’Occident : le territoire perd de sa spécificité pour devenir l’expression d’un modèle général, l’Inde est orientalisée au lieu d’être conçue dans sa spécificité culturelle et historique.
21Dans Le Naulahka le point de vue exotique apparaît de façon dominante, notamment à travers le personnage de Kate Sheriff, dont l’action médicale en Inde confine à la mission religieuse. Le passage le plus frappant est toutefois celui dans lequel Tarvin découvre un espace qui se révèle emblématique de sa relation à l’Orient : l’Inde mythique est concentrée dans le gouffre appelé « la Gueule de la Vache » et présenté comme la cache du bijou tant convoité. Le caractère symbolique et emblématique de ce lieu donne un sens au paysage, si bien que le territoire imaginaire indien, au-delà de la géographie, est façonné par l’idéologie. Tarvin s’y rend de nuit et découvre à tâtons dans une végétation très dense un mur d’enceinte, effondré en un endroit. C’est à l’aube qu’il entre dans le monde onirique et inquiétant de la cité morte de Gunnaur : « l’aube écarlate jaillit derrière lui et de la nuit surgit la cité des morts. De hauts palais aux dômes acérés, éclairés d’un rouge sang, révélèrent l’horreur de leur vide et flamboyèrent, courroucés, dans le jour qui les traversait de part en part13 ». Traversant Gunnaur, Tarvin finit par descendre dans la « Gueule de la Vache » du fond de laquelle lui parvient l’écho d’un rire méchant :
Il ne pouvait rien voir en-dessous de lui, à cause du feuillage épais des arbres qui se penchaient vers l’avant, courbant leurs têtes ensemble comme des veilleurs rassemblés autour d’un cadavre. Au temps jadis il y avait eu des marches rudimentaires le long de la descente presque à pic, mais les pieds nus les avaient usées et on ne voyait plus que des aspérités et des bosses glissantes, et la poussière déposée là en avait rempli les creux, formant un sol tendre. Tarvin, en colère, observa le sentier longuement car le rire venait du fond de ce dernier, puis, enfonçant ses talons dans le terreau, il commença à descendre marche après marche en se tenant à des touffes de verdure. Avant qu’il s’en aperçoive, il était hors de portée du soleil et enfoncé jusqu’au cou dans l’herbe haute. […] Il s’élança à nouveau vers le bas, puis découvrit ce que les arbres veillaient tandis qu’il reprenait son souffle sur une étroite saillie rocheuse. Ils poussaient dans la maçonnerie qui entourait les côtés d’un réservoir carré contenant une eau tellement stagnante qu’elle avait dépassé le stade de la décomposition, d’un bleu terne sous la noirceur des arbres. La sécheresse de l’été en avait fait baisser le niveau et de la mousse séchée recouvrait les berges de tous les côtés. L’extrémité d’une colonne de pierre engloutie, sculptée de dieux monstrueux et obscènes, s’élevait hors de l’eau comme la tête d’une tortue nageant vers la terre ferme14.
22Ce gouffre est un concentré de ce que l’Inde a de plus inquiétant et malsain aux yeux du touriste occidental. Tout d’abord, c’est un espace en creux qu’il est difficile de comprendre ou d’embrasser d’un seul regard. Kipling nous donne à voir un espace caractérisé par une logique de l’excès : la pente est presque impraticable, rendue encore plus glissante par les passages innombrables de pieds nus, suggérant une population disproportionnée par rapport au territoire occupé et une ancienneté extrême du lieu. Les images de pourriture et d’usure s’associent dans une impression générale d’horreur ; même l’eau perd sa fonction de purification, contaminée par la dégradation de l’espace tout entier. Le mélange intime des éléments végétaux, animaux et humains ajoute à l’inquiétude de Tarvin, les arbres qui poussent dans les murs menacent la construction, la colonne de pierre se révèle animale, la conception ordonnée du monde de Tarvin est remise en question :
Il prit alors conscience que de pâles yeux émeraude l’observaient fixement, et il perçut près de lui une respiration profonde autre que la sienne. Il jeta son allumette, les yeux se battirent en retraite, il y eut un violent fracas précipité dans l’obscurité, un hurlement qui aurait pu être bestial comme humain, et Tarvin, hors d’haleine entre les racines de l’arbre, s’élança vers la gauche et s’enfuit de l’autre côté des bancs de vase vers la saillie rocheuse, où il se tint, adossé à la Gueule de la Vache et revolver à la main. […] Rien ne sortit du trou entre les racines du figuier, mais la vase se déplaça jusqu’en dessous de la saillie, presque aux pieds de Tarvin, et ouvrit des paupières cornées, alourdies par la boue verte.
L’homme de l’Ouest est familier de beaucoup de choses étranges, mais l’alligator ne fait pas partie de l’étendue habituelle de son expérience15.
23La vision de cet animal surprend et terrifie Tarvin qui imaginait plutôt – espérait, même – l’apparition d’une tortue, pacifique et casanière, comme on le voit dans le passage précédent. La vase, les substances gluantes qui enveloppent les choses et les êtres dans le deuxième passage relèvent des matières de la mollesse qui, comme le souligne Gaston Bachelard avant de se pencher sur les textes qui valorisent la boue, sont d’abord associées à une « régression vers les matières malpropres » et à « des fixations infantiles16 ». Ici, le mou s’oppose clairement à la volonté d’agir incarnée par Tarvin, il représente symboliquement les matières primaires, malpropres et primitives. Le mou est ce qui empêche d’avoir prise sur les choses, s’opposant dans la représentation tactile au contact franc de l’arme constamment brandie par Tarvin, comme un rempart de dureté et de certitude face à la viscosité insaisissable de ce monde. L’indolence orientale fait partie des topoi repris abondamment dans Le Naulahka, ainsi que le manque d’hygiène, explicitement reproché aux médecins indiens dans la partie de l’intrigue centrée sur le personnage de Kate.
24Le gouffre visité par Tarvin partage avec les grottes de A Passage to India une même représentation de l’Orient en creux, mais les deux lieux n’attribuent pas les mêmes valeurs à ces espaces évidés : si chez E. M. Forster les grottes de Marabar restent ininterprétables et décevantes pour Adela, « des zones d’expérience vide » comme l’écrit Sara Suleiri17, « la Gueule de la Vache » produit un excès de clichés orientalistes qui ne laissent pas d’impressionner Tarvin et d’entrer en résonance avec ses propres représentations de l’Orient. Le vide du gouffre se remplit au fur et à mesure de son exploration par Tarvin.
25L’Orient tel que se l’imagine le héros du Naulahka est en régression, par opposition à l’avancée et à l’énergie de l’Occident. C’est une enfance du monde qui, restant dans l’indistinct et le sale, est violemment refoulée par le personnage principal du roman. Le chapitre se clôt sur l’explication donnée par le narrateur : « il ne savait pas que le crocodile sacré de la Gueule de la Vache attendait son repas du matin, comme il l’attendait à l’époque où Gunnaur était habitée et où ses reines ne pensaient jamais à la mort18 ». Le narrateur n’est pas saisi de la même terreur que Tarvin face à l’animal qui représente ici l’Orient de façon cauchemardesque – le crocodile imprévisible et fuyant, couvert de cette boue primitive – simplement parce qu’il connaît son rôle et la raison de sa présence en ce lieu ; par contre, il propose les mêmes topoi que son personnage concernant la conception d’un temps oriental extensible éternellement et d’une immuabilité des choses.
26Dans les Livres de la jungle, le motif de la cité abandonnée apparaît aussi dans les passages décrivant les Froids-Repaires, ville en ruines habitée par les singes : elle aussi recèle un trésor, gardé cette fois par le cobra blanc qui est le seul témoin à se remémorer l’époque où la cité était prospère. Dans « L’“Ankus” du roi », Mowgli et Kaa se rendent aux Froids-Repaires à la lueur de la lune, tandis que la ville est vidée de sa population de singes. Ils s’introduisent dans l’antre du cobra blanc qui ressemble à la « Gueule de la Vache » par bien des aspects :
Kaa et lui cheminèrent longtemps dans un passage incliné qui faisait des tours et des détours et parvinrent enfin à un endroit où la racine de quelque arbre géant, poussant à trente pieds au-dessus de leur tête, avait délogé une grosse pierre du mur. Ils se glissèrent par la brèche et se trouvèrent dans une grande salle souterraine dont le toit en dôme avait été, lui aussi, défoncé par des racines d’arbres, de sorte que quelques traits de lumière filtraient à travers les ténèbres. (Pléiade 2, p. 533)
27Les racines qui transpercent les murs d’enceinte de la cité morte guident Mowgli vers un gouffre similaire à celui du Naulahka, mais sans provoquer chez lui d’inquiétude. Le cobra, croyant la ville toujours solide et habitée, l’évoque en ces termes : « la grande cité entourée de remparts, la cité aux cent éléphants, aux vingt mille chevaux et au bétail innombrable, la cité du roi de vingt rois » (Pléiade 2, p. 534). Même Kaa, qui est présenté comme porteur de la mémoire de la Jungle, ne se souvient pas de l’époque à laquelle pense le cobra blanc. La Jungle a recouvert la cité, mélangeant ici aussi constructions humaines et végétation. Le sol se compose de couches successives correspondant à des strates temporelles : la couche la plus profonde est occupée par le cobra blanc et le trésor, reliques du temps passé, tandis que les singes idiots et ignorants des origines de la cité investissent ses couches supérieures.
28L’espace de la ville est stratifié, à de multiples échelles. Une page entière est consacrée dans « L’“Ankus” du roi » à l’énumération des objets composant le trésor. L’accent est mis sur sa valeur inestimable, mais aussi sur son ancienneté, qui est visible à travers la dégradation de certains matériaux, comme le bois et le tissu, mais surtout à travers le processus de sédimentation et de fossilisation que subissent les métaux :
Le sol du souterrain disparaissait sous une épaisseur de cinq à six pieds d’or et d’argent monnayés qui avaient roulé des sacs où on les avait initialement entassés ; et, au cours des longues années, le métal avait fini par se tasser et se fixer, comme le sable à marée basse. Jonchant la surface, enfouis ou faisant saillie, comme des épaves émergent du sable, il y avait des howdahs d’orfèvrerie, en argent repoussé, cloutés de plaques d’or martelé, rehaussés d’escarboucles et de turquoises […]. (Pléiade 2, p. 536)
29La comparaison répétée de l’or et du sable guide la lecture vers une vision presque minérale du métal : les artefacts précieux, raffinés et soigneusement façonnés perdent au fil du temps leurs qualités pour retourner à un état premier rocheux, tout en s’affaissant pour revenir à une couche plus profonde dans le sol. Par un lent processus d’inversion, le trésor est en voie de devenir un filon ou une mine, mais cet apparent retour à un état antérieur correspond davantage à une adaptation de ces artefacts à leur environnement, maintenant devenu entièrement naturel, qu’à une image de régression. La nocivité des objets de ce trésor est affirmée tout au long de la nouvelle par les habitants de la Jungle. La minéralisation du trésor est donc un processus naturel souhaitable qui neutralise le danger.
30Cette géologie imaginaire tisse un lien entre l’espace et le temps qui ne fait pas appel à la notion de progrès mais est représenté par l’épaisseur et l’empilement de strates : dans les récits d’aventure, le temps peut se mesurer linéairement, en fonction de la distance parcourue par les personnages en quête de quelque chose, mais le temps long, le temps géologique, se donne à voir en termes de couches amoncelées sur un même espace, le plus souvent circonscrit par un mur d’enceinte dans les textes étudiés ici. Dans « La chasse de Kaa », la description de la même cité explique comment l’état de ruine dans lequel elle se trouve permet d’observer simultanément les différentes strates :
Du palais on découvrait les innombrables rangées de maisons sans toit qui constituaient la ville, pareille à un nid d’abeilles aux alvéoles vides et enténébrés ; le bloc de pierre informe qui avait été une idole, sur la place où se rencontraient quatre routes ; les fosses et les rigoles aux coins des rues où se trouvaient jadis les puits publics, et les dômes effondrés des temples aux flancs desquels poussaient des figuiers sauvages. (Pléiade 2, p. 335)
31L’espace des Froids-Repaires offre une possibilité unique d’observer les strates historiques en formation, de constater visuellement ce processus lent. Les images de la ruche abandonnée et de la ruine béante signalent l’ouverture aux regards d’un espace intérieur habituellement caché, tandis que les nombreux puits suggèrent un accès direct à des strates encore plus enfouies.
32Seul un paragraphe laisse transparaître le discours du narrateur anglo-indien dans « L’“Ankus” du roi », regrettant la perte de ces richesses pour l’Inde et coupant net la rêverie géologique qui précède :
Tout souverain indigène en Inde aujourd’hui, si pauvre soit-il, dispose d’un magot qu’il ne cesse d’accroître ; et bien qu’il arrive parfois, à de longs intervalles, qu’un prince éclairé expédie quarante ou cinquante chars à bœufs chargés d’argent, à échanger contre des titres de la dette publique, la plupart d’entre eux conservent très jalousement leur trésor et le secret de son existence. (Pléiade 2, p. 537).
33Ce passage agit sur le lecteur comme un choc temporel, car le récit avait vu jusque-là le contexte colonial s’absenter, alors qu’il est pourtant spécifié dans d’autres nouvelles des Livres de la jungle : le peuple de la Jungle entrait en contact avec une civilisation perdue, oubliant totalement la présence britannique actuelle. Il faut alors revenir sur les représentations géologiques et minières du trésor : si le récit regrette la perte du trésor pour le Raj, il figure aussi la possibilité de le redécouvrir en le transformant en filon. Il semble créer les conditions d’un roman d’aventure à venir, une récriture des Mines du roi Salomon implantée en Inde plutôt qu’en Afrique. L’idée de transformer en filon un métal déjà utilisé par l’homme est évoquée dans l’ouvrage de Gaston Bachelard à propos de Pierre Loti, qui raconte en effet dans Le Roman d’un enfant19 (1890) comment il fondait les couverts et assiettes en étain de la maison afin de créer de faux minerais d’argent qu’il dissimulait dans la terre avant de partir à leur recherche avec d’autres enfants qu’il entretenait dans l’illusion de la découverte. Gaston Bachelard écrit à propos de ce souvenir d’enfance que « le métal, substance un peu rare, appelle aux aventures » mais aussi que « la rêverie métallique suscite une histoire20 ».
34La réflexion sur le devenir du métal dans « L’“Ankus” du roi » peut être lue comme une pré-histoire d’aventure, comme une mise en place des conditions d’un roman à venir, dans lequel la mine encore en formation sera découverte, exploitée, pillée. Les Livres de la jungle sont à cet égard particulièrement ambivalents. D’une part, ils s’inscrivent explicitement dans le contexte colonial, par exemple dans « La Jungle déchaînée » qui présente une valorisation de la justice des colons par rapport aux pratiques violentes des Indiens21. Ces recueils relèvent d’une vision orientaliste du territoire indien, qui s’exprime en particulier dans la vision stratifiée de cet espace, car la permanence des strates dans un temps long perpétue le cliché de l’immuabilité orientale. La perspective d’une reconquête du trésor, devenu mine, par des aventuriers capables de l’utiliser concrètement plutôt que de le stocker indéfiniment est présentée très positivement. D’autre part, une logique d’ouverture du texte à l’imaginaire animal et enfantin préside à la majeure partie des récits, faisant oublier ce contexte politique et idéologique pour donner la part belle au naturalisme exprimé par Bagheera dans « L’“Ankus” du roi ». Les artefacts ne sont pas les bienvenus dans la jungle, notamment ce trésor mortifère : sa sédimentation le rendra inoffensif. On entre alors dans un territoire entièrement naturel, vision rêvée d’une jungle qui purifie l’or en le transformant en terre.
L’indigénisation, ou le brouillage des frontières du moi
35La construction de la relation des Européens aux territoires coloniaux se joue aussi sur le plan symbolique, combinant la problématique militaire coloniale et les représentations imaginaires issues de la lecture occidentale de l’espace oriental comme absolument exotique : en cela, l’espace oriental, l’espace indien donc en particulier, possède les mêmes qualités que le désert, que Michel Korinman et Maurice Ronai conçoivent comme le paysage vis-à-vis duquel la polarité fondamentale fascination / conquête se trouve exacerbée. Dans leur article « Le désert – mode d’emploi, aide-mémoire pour une épistémologie de l’aride22 », ils identifient quatre « micro-epistèmes » définissant le rapport de l’Européen au désert :
Ces croisements de l’affect et de la pulsion ne vont pas sans tension. On distinguera quatre régimes où cette tension se résout, sans que soit pour autant liquidée la fascination ou infléchie la conquête. Ces régimes, touristique, heuristique, endotique, encratique, constituent autant d’approches du désert, qui permettent de le re-connaître, de le surmonter, c’est-à-dire de se l’approprier23.
36Entretenir un rapport endotique au désert, c’est l’appréhender comme un lieu caractérisé par les expériences qu’il appelle, c’est donc entrer en adéquation avec l’espace du désert en se conformant à la pratique spécifiquement nomade qu’il engage.
37Dans la littérature orientaliste des xviiie et xixe siècles, les figures de Britanniques expatriés adoptant pleinement des modes de vie orientaux sont nombreuses. L’expression indienne de ce personnage-type est le nabab. Catherine Champion le décrit en ces termes : « le nabab, qu’aucune barrière sociale ne sépare des Indiens, pratique le “bibi system”, fume le hookah en compagnie d’une épouse bengali ou marathe, et fait enseigner les langues vernaculaires à ses enfants24 ». Les véritables nababs se référaient à une Inde classique largement idéalisée pour reproduire les modes de vie, les coutumes et l’esprit d’une société que la colonisation de l’Inde par les Européens rendait déjà caduque à l’époque de Kipling. Si les nababs faisaient le plus souvent figure d’originaux décadents, il ne faut pas négliger la dimension proprement coloniale de cette acculturation qui finit par reconstruire les codes sociaux à partir d’une interprétation extérieure. Les connotations dépréciatives liées à l’expression « go native25 » signalent le caractère régressif de cette indigénisation, du moins telle que la conçoivent les Britanniques restés imperméables à la culture indienne. Elle peut toutefois dans une certaine mesure se révéler utile à l’entreprise impériale, comme l’explique Nigel Leask :
Cette « acculturation inversée » se révèle être, en théorie, une stratégie hégémonique. S’indigéniser pourrait même être le moyen de refléter la « splendeur nationale », du moins jusqu’à ce moment dérangeant où la déclaration de l’Autre s’anime d’une vie propre et menace ce qui est familier d’être absorbé par l’étrange, menant à une perte d’identité26.
38Les personnages qui s’indigénisent dans la fiction de Kipling sont le plus souvent des agents de l’Empire, en particulier des espions ; les plus marquants sont Strickland et Kim, qui tous deux utilisent leur connaissance intime de la société indienne afin de s’y infiltrer incognito. Le rapport endotique qu’ils entretiennent avec l’Inde est donc associé à un rapport plus directement encratique, pour continuer à utiliser la terminologie de M. Korinman et M. Ronai. Strickland et Kim assimilent parfaitement l’expérience indienne de l’espace, mais ils sont aussi les administrateurs de cet espace. Dans le cas de Strickland, l’acculturation est même dans un premier temps, subordonnée à une visée proprement policière.
39Comparant ces personnages à la fois à Richard Burton, déguisé en Afghan pour voyager sans être repéré comme étranger, et à Sherlock Holmes, lui-même maître en travestissement, Gail Ching-Liang Low relie directement le thème du déguisement à celui de la police, reprenant le parallèle entre savoir et pouvoir qu’Edward Saïd a appliqué à la situation coloniale : « leurs déguisements élaborés leur donnent le pouvoir magique d’invisibilité, qui à son tour les transforme en une figure d’omnipotence et d’omniscience27 ». Les espions possèdent un savoir ethnologique très étendu et l’utilisent dans une perspective policière de surveillance discrète. La comparaison entre Holmes et Strickland fait apparaître des comparaisons possibles entre le monde indien et la part exotique du territoire pourtant familier de la ville anglaise, que surveille la police :
D’un statut élevé comme Holmes dans les histoires de Conan Doyle, Strickland provoque la peur des criminels indigènes ; sa simple présence dans le tribunal du district suffit à obliger le musulman menteur à retirer son témoignage fallacieux dans « L’Affaire Bronckhorst ». Tous deux se délectent de l’aventure de la surveillance. De même que le territoire de Strickland comprend la ville indigène dans les récits de jeunesse de Kipling, le domaine de Holmes s’étend à toute la pègre urbaine28.
40Strickland comme Holmes ne s’identifient que temporairement à ceux qu’ils imitent, changeant pour chaque enquête de costume et redevenant les représentants de l’ordre britannique dès le mystère résolu. C’est dans « Le Sais de Mlle Youghal » que le statut ambigu de l’espion qui s’indigénise est toutefois évoqué, soulignant l’absolue marginalité de Strickland, exclu à la fois du cercle des Anglo-Indiens parce qu’il ne leur ressemble plus à force de fréquenter les Indiens et de celui des Indiens pour qui il représente une menace impérialiste :
Quand d’autres prenaient dix jours de congé pour un séjour dans les Montagnes, Strickland demandait une permission pour aller, comme il disait, au shikar. Il revêtait le déguisement qui avait alors sa préférence, descendait dans la foule à peau brune, et y restait immergé pendant quelque temps. C’était un homme jeune, calme, maigre, au teint basané et aux yeux noirs, et d’une compagnie fort intéressante quand son esprit n’était pas ailleurs. Cela valait la peine d’entendre Strickland disserter sur l’évolution de l’Inde telle qu’il l’avait vécue. Les indigènes le haïssaient, mais ils le craignaient. Il en savait trop. (Pléiade 1, p.13-14)
41Francis Léaud fait un rapprochement intéressant entre l’art de l’espion et celui du poète, tous deux ayant des dons pour l’omniscience et le mimétisme. Les espions passent maîtres en l’art du mensonge et du déguisement : Kim parvient au bout de sa formation quand il peut se faire passer pour un membre de n’importe quelle communauté vivant sur le territoire indien. Son art touche à la fois aux métiers d’acteur, de mime et de romancier : il crée des personnages fictifs et leur donne vie. Le même tribut de marginalité doit être payé par Kim et Hurree Mookerjee, décrits comme des vagabonds :
Leur vraie demeure, c’est la route qui côtoie tout et ne s’arrête jamais. Leur métier ne fait que les confirmer dans cette sorte d’existence marginale. […] Perpétuellement en proie au problème de l’identité, ils sont fins connaisseurs du visage humain29.
42À cet égard, le personnage de Hurree représente paradoxalement l’idéal du rapport endotique à l’Inde : cet indigène s’est dans une certaine mesure anglicisé au contact des Britanniques qu’il cherche à imiter sans y parvenir, mais il est admiré pour la perfection de sa connaissance ethnologique et de ses imitations d’Indiens, notamment dans sa façon de se déplacer30. Hurree se rêve membre de la Royal Society, mettant en avant à la fois ses qualités scientifiques et son respect des institutions britanniques. Pourtant, c’est dans la pratique du territoire indien qu’il excelle, au-delà de ses connaissances livresques : bien qu’obèse, il parvient à se transformer comme Kim à l’aide de simples déguisements et de sa connaissance des langues et des accents, au point de parfois ne pas être reconnu par Kim lui-même ; il est un guide remarquable, connaissant parfaitement les routes de l’Inde, tout à la fois menant et perdant les espions russe et français dans les montagnes ; il sait enfin s’intégrer dans les milieux qu’il traverse, se faisant accueillir par les villageois :
Le babu gémit longuement, ceint ses reins immenses et repart. Il ne tient pas à voyager une fois venu le crépuscule ; mais ses parcours de la journée – il n’y a personne pour en tenir registre – stupéfieraient les gens qui se moquent de sa race. De braves villageois, se souvenant du vendeur de drogues d’il y a deux mois, lui offrent un refuge contre les esprits malins des bois. Il rêve de dieux bengalis, de manuels universitaires, et de la Société royale, Londres, Angleterre. À l’aube suivante le parapluie bleu et blanc se remet à danser sur la route. (Pléiade 3, p. 288-289)
43Le roman montre que si l’acculturation des Indiens au monde britannique ne réussit jamais à la perfection, Hurree incarne une hybridité idéale pour les services secrets. L’espion qui parvient le mieux à reproduire le mode indien de relation à l’espace, ici le voyage et la marche à pied, est lui-même indien et idéologiquement favorable à l’Empire : une véritable relation endotique à l’espace indien semble inatteignable, à la fois à cause d’une omniprésence de la problématique coloniale et parce que seuls ceux qui sont déjà familiers du milieu infiltré peuvent prétendre vraiment s’y adapter.
44L’expérience endotique du désert telle que l’analysent Korinman et Ronai a pour particularité d’être centrée sur le désert, paysage caractérisé par le vide et l’uniformité, et par un seul mode de vie, toujours nomade. Le territoire indien ne possède pas l’unicité du milieu désertique qui fonctionne presque comme un laboratoire. Au contraire, il est composé d’une mosaïque de régions et de peuples. Le génie des personnages d’espions kiplingiens réside dans leur aptitude à identifier clairement les différents individus parmi la population indigène, c’est-à-dire à ne pas commettre les généralisations abusives des étrangers ignares. Il s’agit de posséder une grande familiarité avec le territoire indien et non de l’aborder sur le mode exotique. Ces personnages connaissent en détail les différences entre ethnies, entre castes et entre origines régionales. Ainsi, Kim progresse au fil du roman dans le sens d’une connaissance de plus en plus complète du territoire indien, apprenant notamment chez Lurgan à se déguiser sans faire d’erreur :
La boutique regorgeait de toutes sortes de costumes et de turbans, et Kim fut accoutré diversement, en jeune musulman de bonne famille, en marchand d’huile, et une fois même – ce jour-là, la soirée fut joyeuse – en fils de propriétaire terrien d’Oudh dans la plus grande des grandes tenues. Lurgan sahib avait un œil d’aigle pour déceler le moindre défaut dans le travestissement ; et, étendu sur un antique canapé en bois de teck, il expliquait, des demi-heures entières, comment telle ou telle caste parle, marche, tousse, crache, ou éternue, et puisque le « comment » importe peu en ce monde, le « pourquoi » de toute chose. (Pléiade 3, p. 170-171)
45La période d’apprentissage de ces techniques est très joyeuse. Lorsque Kim demande de l’aide à des prostituées pour se maquiller afin de s’évader de l’école, il éprouve le plaisir de la transgression. Il s’amuse aussi à étonner Lurgan en lui proposant des personnages rares ou soumis à des situations spécifiques, s’enthousiasmant de l’intérêt que lui porte son professeur exigeant.
46Toutefois, au-delà de la dimension purement ludique de ces transformations, il s’agit bel et bien pour le jeune sahib de disparaître sous une apparence autre, de se perdre afin de ne pouvoir être soupçonné. À première vue, il ne s’agit que d’une transformation de surface, d’un travestissement destiné à duper les observateurs. Les deux fils narratifs de Kim, l’intrigue policière impériale et la quête spirituelle, tracent un roman d’éducation à double entrée : le héros suit un chemin linéaire, passant d’un maître à l’autre, ajoutant chaque nouvelle aventure à son tableau de chasse, mais il effectue aussi en parallèle un retour sur lui-même. Le texte tend vers l’introspection dans les passages où l’aventure « extravertie », comme la qualifierait Sandra Kemp, marque un temps de pause. C’est entre une dynamique d’expansion et un mouvement introspectif que Kipling construit son personnage, équilibre fragile. Le déguisement se révèle ainsi comme l’image même de la faille interne du personnage, alors que dans l’aventure impériale il représente davantage l’excellence des espions.
47Significativement, les contenus de l’apprentissage de Kim ne sont directement explicités que lorsqu’ils concernent l’art de l’identification, de l’observation, de l’analyse du monde indien. Par contraste, ce qu’il apprend lors de ses séjours à St Xavier est évoqué hâtivement : « vous ne trouveriez guère d’intérêt aux aventures de Kim élève de St Xavier » (Pléiade 3, p. 132). Les progrès rapides dans sa connaissance du monde indien s’accompagnent d’un doute grandissant concernant sa propre identité. Nous avons déjà abordé la question identitaire dans le chapitre quatre, mais il est intéressant de la poser ici en regard du traitement de l’Inde comme territoire spécifique plutôt que comme incarnation d’un Orient fantasmé. Plus Kim se plonge dans la connaissance objective, plus sa confiance en tant que sujet se trouve émoussée. La connaissance de l’Inde qu’acquiert Kim au fil du roman est aux antipodes des clichés orientalistes : il apprend avant tout à délimiter et à cerner les particularités de chaque individu. L’approche exotique de l’Inde naît d’une affirmation du moi européen comme point de référence absolue, de même que l’invention du concept d’Orient est liée à une vision européocentrée du monde. Ces approches extérieures aboutissent à des généralisations et à un flou, à une nébuleuse de représentations plutôt qu’à une recherche de la délimitation et de la précision comme celle que Lurgan enseigne à Kim. Au fur et à mesure de son éducation, Kim passe d’une connaissance instinctive, intime et partielle des Indiens à une connaissance raisonnée, formulée en termes objectifs, de l’Inde au sens large.
48Simultanément, il passe d’une conviction vague de savoir qui il est à une prise de conscience du fait qu’il ne pourrait pas lui-même se passer au crible de sa connaissance de l’Inde. Les documents qu’il porte autour du cou, talismans magiques censés le protéger et l’identifier, se révèlent aussi sources de doute identitaire : dans un premier temps, ils permettent aux Britanniques de reconnaître Kim comme le fils d’un soldat irlandais, mais, du point de vue de Kim, cette identification est problématique. Avant sa rencontre avec le régiment de son père, Kim se contentait de savoir que les documents pourraient l’identifier quand il en aurait besoin. Une fois l’identification effectuée, il sait qu’il est considéré comme un sahib nommé Kimball O’Hara. Toutefois, il ne considère pas pour autant que son ascendance familiale le définisse réellement : il pense faire davantage partie de la société indienne indigène, puisqu’il se définit à travers sa fonction de chela du lama :
Saint Homme, le benêt maigrichon qui ressemble à un chameau dit que je suis le fils d’un sahib.
— Mais comment cela ?
— Oh, c’est vrai. Je le sais depuis ma naissance. Mais lui n’a pu le découvrir qu’en arrachant l’amulette de mon cou et en lisant tous les papiers. Il pense que si on est sahib, c’est pour toujours et à eux deux, ils envisagent de me garder dans ce régiment ou de m’envoyer dans une madrissah (une école). La situation s’est déjà présentée, mais j’y ai toujours échappé. […] Après je me sauverai pour revenir près de toi. (Pléiade 3, p. 96-97)
49Le diminutif « Kim » pouvait jusqu’alors être pris pour un nom indien, mais la confusion ne peut plus être évoquée à propos de Kimball. L’identité que Kim se présupposait jusqu’alors est dénoncée par les deux prêtres comme un masque, tandis qu’il rejette sans le leur dire directement celle qu’ils lui annoncent comme véritable. Par la suite, Kim se pliera aux désirs de ses interlocuteurs, prenant l’habit musulman pour accompagner Mahbub Ali, parlant anglais à ses maîtres de l’école, suivant les préceptes bouddhistes pendant son voyage avec le lama. Kim devient en quelque sorte le miroir de chacun de ses multiples tuteurs, explorant chaque identité possible l’une après l’autre. Malgré les liens du sang invoqués par les personnages anglais et par le narrateur31, l’inconfort physique ressenti par Kim quand il prend le masque européen oppose une grande résistance à son désir de faire partie de la classe dirigeante. Kim varie dans ses allégeances et dans ses préférences : revendiquant son statut de sahib face à Hurree Mookerjee, il cherche à compenser son infériorité hiérarchique au sein des services secrets. Il oppose pourtant aussi son expérience d’Indien aux connaissances extérieures des Britanniques.
50Kim se lance dans la quête de son identité à partir de l’annonce officielle de son appartenance au monde des blancs qu’il ne connaît que très peu à l’époque. Elle passera par l’acquisition de multiples identités d’emprunt, temporaires, à travers lesquelles il est souvent difficile de le reconnaître. Au chapitre dix, à l’issue de ses études à St Xavier qui l’ont occidentalisé, Kim est conduit par Mahbub Ali chez une magicienne qui, à l’aide de prières et d’une bonne teinture, le transforme en Indien :
La teinture y apparaissait, bleue et gluante. Kim fit un essai au revers de son poignet, avec un tampon d’ouate, mais Huneefa l’entendit.
« Non, non, s’écria-t-elle, ce n’est pas comme ça qu’on procède, mais avec toutes les formalités voulues. La coloration ne représente qu’une toute petite partie. Je te confère une protection totale sur la Route. […] » (Pléiade 3, p. 192)
51L’expression originale « the full protection of the Road » attribue à la route une valeur inverse de celle, traditionnelle et occidentale, qui en fait lieu de tous les dangers. La majuscule signale aussi une allégorie, la route accédant au statut de divinité protectrice des voyageurs. L’indianité de Kim est rapprochée de son expérience de la route indienne, du voyage à pied dans l’espace indien, signalant encore une fois la source nécessairement territoriale et géographique du sentiment d’appartenance chez Kipling.
Notes de bas de page
1 Jean-Marc Moura, La littérature des lointains. Histoire de l’exotisme européen au xxe siècle, Paris, Honoré Champion, 1998, p. 11.
2 Ibid., p. 103.
3 Daniel Bivona, British Imperial Literature, 1870-1940. Writing and the administration of Empire, Cambridge, CUP, 1998, p. 69. (Traduction de l’auteur)
4 Rudyard Kipling, In the Vernacular. The English in India. Short Stories by Rudyard Kipling, Randall Jarrell (dir.), Gloucester, Mass., Peter Smith, 1970, p. xiv. (Traduction de l’auteur)
5 Charles Allen, Kipling Sahib; India and the Making of Rudyard Kipling, London, Little, Brown, 2007, p. 231. D’autres biographies identifient ici Isabella Burton, l’un des modèles possibles pour le personnage de Mrs Hauksbee et mentor de Kipling. Voir notamment Andrew Lycett, Rudyard Kipling, London, Weinfeld & Nicolson, 1999, p. 146. L’hypothèse la plus plausible est une double référence aux deux femmes et une ambiguïté entretenue par Kipling lui-même, voulant rester discret sur sa complicité avec Mme Burton.
6 Gail Ching-Liang Low, White Skins / Black Masks. Representation and Colonisation, London & New York, Routledge, 1996, p. 143. (Traduction de l’auteur)
7 Andrew Lang, « An Indian Story-Teller », dans Kipling and the Critics, Elliot L. Gilbert (dir.), New York, New York UP, 1965, p. 48.
8 Jean-Marc Moura, La littérature des lointains, op. cit., p. 29-30. Moura présente cette « double règle : la “règle d’Hérodote” (valorisation a priori du Même) et la “règle d’Homère” (valorisation a priori de l’Autre) » comme l’opposition entre nationalisme et exotisme.
9 Nora Crook, Kipling’s Myths of Love and Death, London, Macmillan, 1989, p. 36. (Traduction de l’auteur)
10 Rudyard Kipling, « The Ballad of East and West », The Complete Verse, M. M. Kaye (éd.), London, Kyle Cathie, 1990, p. 187. (Traduction de l’auteur)
11 Catherine Champion, « Du nabab au sahib. De l’utopie à l’utilitarisme : promenade à travers les clichés de la littérature anglo-indienne », Purusārtha, no 7, « Inde et littératures », 1983, p. 285.
12 Francis Zimmerman, « Le Kim de Kipling : indianité physique, indianité du style », Rêver l’Asie. Exotisme et littérature coloniale aux Indes, en Indochine et en Insulinde, Denys Lombard, Catherine Champion et Henri Chambert-Loir (dirs.), Paris, Éditions de l’EHESS, 1993, p. 246-247.
13 Rudyard Kipling, The Naulahka, London, Macmillan, « The Bombay Edition », 1913, vol. 8, p. 132. (Traduction de l’auteur)
14 Ibid., p. 135-136. (Traduction de l’auteur)
15 Ibid., p. 138. (Traduction de l’auteur)
16 Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté. Essai sur l’imagination de la matière, Paris, Corti, 2004, p. 103-105.
17 Sara Suleiri, « The Geography of A Passage to India », Modern Critical Views, E. M. Forster, Harold Bloom (dir.), New York, Chelsea House Publishers, 1987, p. 173. (Traduction de l’auteur)
18 Rudyard Kipling, The Naulahka, op. cit., p. 139. (Traduction de l’auteur)
19 Pierre Loti, Le roman d’un enfant, suivi de Prime Jeunesse, Bruno Vercier (dir.), Paris, Gallimard, « Folio Classique », 1999.
20 Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté, op. cit., p. 259.
21 Messua, mère adoptive humaine de Mowgli, présente ainsi les Anglais : « Ils sont blancs et l’on dit qu’ils gouvernent tout le pays et qu’ils ne souffrent pas que les gens se fassent brûler l’un l’autre ou échangent des coups sans témoins. » (Pléiade 2, p. 489). Son mari évoque un procès devant la justice du Raj : « je ferai au brahmane, au vieux Buldeo et aux autres un procès qui réduira le village à la peau et aux os. […] je veux qu’on me rende une justice éclatante. » (Pléiade 2, p. 490-491)
22 Michel Korinman et Maurice Ronai, « Le désert – mode d’emploi. Aide-mémoire pour une épistémologie de l’aride », Traverses, no 19, juin 1980, p. 80-91.
23 Op. cit., p. 80-81. Ils donnent une définition plus précise de ces termes : « Le rapport touristique au désert l’appréhende comme un défilé d’images, paysages et visages. C’est un spectacle à contempler. On se l’approprie en l’annexant à l’Europe sous forme de doxa. Le rapport heuristique au désert le pose comme un champ d’observations. C’est une énigme scientifique à expliquer. On se l’approprie pour enrichir la science et informer les gouvernements. Le rapport endotique au désert le perçoit comme un ensemble de conduites sur lesquelles il convient de se modeler pour en absorber l’expérience. On s’approprie le désert en assimilant la spatialité nomade, cette adéquation de l’homme à son espace. Le rapport encratique au désert réalise celui-ci comme un réseau de fortins, de pistes et de subdivisions. C’est un territoire à quadriller. On se l’approprie en l’administrant. »
24 Catherine Champion, « Du nabab au sahib. De l’utopie à l’utilitarisme : promenade à travers les clichés de la littérature anglo-indienne », op. cit., p. 286.
25 Dans Kim, cette connotation est très explicite : « à St Xavier on n’a que dédain pour les garçons qui “tournent complètement à l’indigène”. On ne doit jamais oublier qu’on est sahib, et qu’un jour, une fois reçu aux examens, on commandera à des indigènes. Kim en prit note, car il commençait à comprendre où mènent les examens ». (Pléiade 3, p. 134)
26 Nigel Leask, British Romantic Writers and the East. Anxieties of Empire, Cambridge, CUP, 1992, p. 9. (Traduction de l’auteur)
27 Gail Ching-Liang Low, op. cit., p. 237. (Traduction de l’auteur)
28 Op. cit., p. 217-218. (Traduction de l’auteur)
29 Francis Léaud, La poétique de Rudyard Kipling. Essai d’interprétation générale de son œuvre, Paris, Didier « Études anglaises », c. 1952, p. 110.
30 Ce personnage manifeste le phénomène décrit par Homi Bhabha sous le terme de « mimicry » dans le chapitre intitulé « Of mimicry and man: the ambivalence of colonial discourse » dans The Location of Culture (London, New York, Routledge, 1994) : « Le mimétisme colonial est la recherche d’un Autre civilisé et reconnaissable en tant que sujet d’une différence, qui est presque le même, mais pas tout à fait. Autrement dit, le discours du mimétisme est construit autour d’une ambivalence ; pour être efficace, l’imitation doit continuellement produire son décalage, son excès, sa différence. […] La lignée de ces imitateurs remonte jusqu’aux œuvres de Kipling, Forster, Orwell, Naipaul […]. Ils sont la conséquence d’une mimesis coloniale défectueuse, dans laquelle être anglicisé c’est avant tout ne pas être anglais. » Op. cit., p. 86-87.
31 Au chapitre trois, lors d’un passage où Kim et le lama croisent un cobra, Kim ressent une peur irrationnelle face à l’animal, sentiment défini racialement par le narrateur : « Aucune éducation indigène ne peut vaincre l’horreur qu’éprouve le Blanc devant ces reptiles. » (Pléiade 3, p. 48)
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Énergie et mélancolie
Les entrelacs de l’écriture dans les Notebooks de S. T. Coleridge. Volumes 1, 2 et 3
Kimberley Page-Jones
2018
« Étrangeté, passion, couleur »
L’hellénisme de Swinburne, Pater et Symonds (1865-1880)
Charlotte Ribeyrol
2013
« The Harmony of Truth »
Sciences et poésie dans l’œuvre de Percy B. Shelley
Sophie Laniel-Musitelli
2012