Troisième partie
p. 245-249
Texte intégral
Le lieu de la lecture
1L’étude du lectorat de Kipling cristallise les questions d’hybridité générique : les textes qui ont d’abord été écrits pour un public spécifique ne restent pas dans les limites d’une définition étroite du lecteur-type. Les nouvelles que Kipling écrit dans les années 1880 en Inde sont d’abord publiées dans les journaux locaux lus par la communauté anglo-indienne : il écrit sur l’Inde pour divertir ceux qui y vivent, ce qui explique pourquoi elle n’est presque jamais montrée comme exotique ni impénétrable dans les Simples Contes des montagnes. Ses textes sont courts car ils s’insèrent dans l’espace du journal, qui lui accorde à peine plus d’une colonne à ses débuts, et leur contenu évoque le quotidien de ces expatriés. Certains textes peuvent alors être compris comme des récits à clefs, tant les personnages et les lecteurs se ressemblent1.
2Pendant la période passée à la Civil and Military Gazette, le lectorat de Kipling est limité au seul Punjab, mais il s’étend géographiquement quand il écrit pour le Pioneer. En tant que journaliste, Kipling n’est pas un représentant actif de l’Empire au même titre que les militaires et les responsables administratifs, ce qui lui donne une position relativement marginale dans cette société très codifiée. Ses excursions loin des centres du pouvoir permettent au narrateur de se vanter de connaître l’Inde véritable, indigène et authentique. Cette persona du journaliste navigant aussi bien dans le monde des Indiens que dans celui des Anglo-Indiens apparaît tout particulièrement dans les Lettres de Marque mais elle ne doit pas être prise pour argent comptant, les voyages de Kipling au cœur des provinces indiennes n’ayant réellement été que de courte durée et sans grande audace.
3Les nouvelles parues dans l’Indian Railway Library, vendues d’abord en Inde avant d’être également imprimées en Angleterre, sont conçues comme des divertissements pour les voyageurs en transit dans les gares, c’est-à-dire pour un lectorat qu’Andrew Hagiioannu définit comme citadin et issu des classes moyennes2. Ces chroniques anglo-indiennes s’ouvrent toutefois à un horizon d’attente extrêmement différent lorsqu’elles sont exportées à Londres sous forme de fac-similés : les récits ne sont alors plus perçus comme des chroniques journalistiques mais comme des nouvelles venues témoigner d’un autre monde, que l’on souhaite lire pour y découvrir la « véritable » Anglo-Inde et pour leur qualité littéraire intrinsèque. Les critiques les plus positives voient les textes de Kipling comme des révélations sur un outremer jusque-là inconnu des cercles littéraires londoniens. Un même texte change alors de statut en fonction de son lecteur : lus à Simla, les Simples Contes sont une satire mordante du quotidien mais lus à Londres, ils acquièrent en sus une qualité documentaire qu’ils ne visaient pas originellement. Pour le lecteur local, les textes sont réalistes et satiriques, mais pour le métropolitain, ils se teintent d’exotisme.
Le lieu de l’écriture
4Le lieu de la conception des œuvres n’est pas toujours identique aux lieux représentés dans la diégèse. Kipling écrit Kim et les Livres de la jungle aux États-Unis, alors qu’il a quitté l’Inde définitivement. Si l’ébauche de Kim, Mother Maturin, manuscrit perdu par la suite, a été conçue en Inde, le texte définitif a été rédigé loin des paysages et des populations qui y figurent. Kipling déclina même une proposition de voyage en Inde pendant la rédaction de son roman. On peut reconnaître un certain impact du contexte américain sur ces textes « indiens », notamment dans l’influence de Huckleberry Finn sur l’écriture de Kim3 et dans la critique de la démocratie présente dans les Livres de la jungle à travers la confrontation des loups et des singes.
5Mais ce décalage géographique n’est pas systématique, puisque l’enracinement de Kipling dans le Sussex à partir de 1902 s’est au contraire avéré propice à l’écriture du Sussex, même s’il ne s’y cantonne pas. Kipling se représente alors volontiers dans des figures de narrateurs propriétaires de domaines dans ce comté, ou automobilistes sillonnant le territoire du Sussex. Dans Puck de la colline au lutin, il raconte l’histoire du Sussex avant même de s’intéresser à l’histoire de l’Angleterre. Les recherches biographiques viennent corroborer l’idée que l’appartenance à un espace est vue comme problématique pour Kipling : il vécut en Inde, aux États-Unis et en Afrique du Sud en s’y implantant profondément, mais quitta définitivement chacun de ces pays après des épisodes douloureux, comme le souligne l’article d’Elliot L. Gilbert sur les notions d’espace et de possession4.
6La question de l’espace est abordée dans un esprit documentaire dans de nombreuses études critiques et biographiques. Pour exemples, citons quelques titres d’ouvrages typiques de cette lecture géographique, voire même touristique, de l’œuvre de Kipling : Kipling and India, Kipling’s Winters in Vermont, Kipling Down Under, Rudyard Kipling’s India5… Ces études sont souvent illustrées de documents authentiques, de photographies et de cartes représentant les déplacements de Kipling, les mettant parfois en regard des lieux représentés dans ses textes de fiction. Ces approches sont pertinentes pour nous si l’on dépasse le niveau premier du récit personnel de Kipling visitant ces régions particulières. Il s’agit de comprendre en quoi ces espaces nourrissent à la fois son imaginaire et sa réflexion sur les territoires, leurs identités propres et leurs relations.
7Nous proposons ici d’analyser deux des espaces les plus travaillés par Kipling dans sa fiction, l’Orient et l’Angleterre, ainsi que trois modes d’appréhension de l’espace qui traversent son œuvre indépendamment des particularismes locaux, les trois topiques de la frontière, de l’enfermement et de l’errance.
Notes de bas de page
1 Un ouvrage évoque cette thématique : Peter Hopkirk, Quest for Kim. In Search of Kipling’s Great Game, London, John Murray, 1996.
2 Andrew Hagiioannu, The Man Who Would Be Kipling. The Colonial Fiction and the Frontiers of Exile, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2003, p. 37.
3 Kipling connaissait par cœur le roman de Twain depuis son adolescence. Martin Green souligne certains points communs aux deux romans dans Seven Types of Adventure Tale. An Etiology of a Major Genre, University Park, Penn., The Pennsylvania State U.P., 1991, p. 145-162. Clara Claiborne Park compare les deux romans en détail dans « The River and the Road. Fashions in Forgiveness », Kipling Journal, no 311, septembre 2004, p. 32-50.
4 Elliot L. Gilbert, « Haunted Houses: Place and Dispossession in Rudyard Kipling’s World », The Literature of Place, Norman Page and Peter Preston eds., London, Macmillan, 1993, p. 87-106.
5 Syed Sajjad Husain, Kipling and India. An Inquiry Into the Nature and Extent of Kipling’s Knowledge of the Indian Sub-Continent, Dacca, The University of Dacca Press, 1964.
Howard C. Rice, Jr., Upcountry, no 2.2, « Kipling’s Winters in Vermont », février 1974.
Rosalind Kennedy et Thomas Pinney, Kipling Down Under: Rudyard Kipling’s Visit to Australia, 1891: A Narrative with Documents, Np, Xlibris, 2000.
Rudyard Kipling, Kipling’s India: Uncollected Sketches 1884-88, Thomas Pinney (dir.), London, Macmillan, 1986.
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