Chapitre 8
L’espace de la technique, espace sans distances
p. 193-219
Texte intégral
1La nouvelle « Les Bâtisseurs de ponts » illustre ce que certains critiques ont appelé la fascination de Kipling pour la machine et la maîtrise technique de l’ingénieur. Tout au long de son œuvre, il mène un questionnement sur l’évolution des techniques et leur impact sur notre rapport à l’espace. Les objets techniques favoris de Kipling sont liés à cette problématique double du transport et de la communication à distance. Le train, l’automobile, les dirigeables de l’avenir dans ses nouvelles de science-fiction, la radio, le cinéma : tous ces objets mettent en jeu la maîtrise de l’espace par l’homme. Certaines nouvelles se concentrent sur les questions techniques, dans un pur émerveillement face à l’objet, tandis que d’autres analysent davantage les changements liés à cette appréhension moderne de l’espace créée par la révolution industrielle. Il ne s’agit pas simplement de prendre pour sujet une nouveauté technique, mais aussi d’imaginer ses implications, poussant l’idée de maîtrise des distances à son comble, c’est-à-dire jusqu’à l’abolition totale de l’obstacle physique.
Un merveilleux scientifique
2Herbert L. Sussman consacre à Rudyard Kipling l’un des chapitres de son ouvrage sur les Victoriens et la machine1 et montre comment il se distingue des auteurs de son époque dans sa façon de traiter des évolutions techniques contemporaines : il n’y voit pas uniquement une source de changements – positifs ou négatifs – menaçant la société traditionnelle, mais un véritable objet littéraire. Kipling fait entrer en poésie les objets techniques et les machines en leur attribuant une âme, une aura particulière. Selon Sussman, Kipling parvient notamment à fusionner le genre de la romance avec ces objets, dans le but de « transmettre l’exaltation du monde mécanisé à travers le récit d’aventure2 ». Ainsi, il entre dans le champ du merveilleux scientifique, tel que Maurice Renard3 le définissait en 1909 : « une fable présentant l’aventure d’une science poussée jusqu’à la merveille ou d’une merveille envisagée scientifiquement4 ». H. G. Wells parlait quant à lui de « romances scientifiques », dans une acception qui recoupe la définition donnée par Maurice Renard, notamment en ce qui concerne la dimension morale et illustratrice de ces « fables ».
3Plus largement que la poursuite scientifique pure, la conception et l’utilisation d’objets techniques sont sources d’émerveillement pour les personnages de Kipling, qu’ils soient techniciens, ingénieurs ou simples amateurs : ce qui pouvait n’être que trivial prend alors les caractéristiques des objets magiques présents dans les contes. Ceux qui savent maîtriser ces techniques ont des pouvoirs comparables à ceux des magiciens, des sorciers et des génies, provoquant soit l’enthousiasme soit la crainte à travers des objets qui ne se laissent jamais aborder comme de simples accessoires.
4Les diverses inventions technologiques mises au service de l’Empire apparaissent dans les nouvelles coloniales, notamment le réseau ferroviaire indien. Il permet une conquête de l’espace par des moyens physiques, mais aussi un contrôle des moyens de communication à distance, par le télégraphe notamment. Kipling introduit dans ses récits les objets techniques modernes, même dans des contextes qui ne semblent pas s’y prêter : par exemple, dans le Second Livre de la jungle, le passage du train dans « Les Croque-morts » montre comment l’Inde mythique absorbe cette modernité :
Il y eut un coup de sifflet là-haut, sur le pont, et l’express de Delhi passa, toutes ses voitures illuminées, suivies de leurs ombres fidèles à la surface de la rivière. Le convoi regagna l’obscurité dans un martèlement de roues ; mais le mugger et le chacal en avaient tellement l’habitude qu’ils ne tournèrent même pas la tête. (Pléiade 2, p. 517)
5Le train, « à la fois un agent de modernisation et une icône de cette même modernisation5 » semble se fondre dans le paysage et ne plus déranger les animaux qui représentent le monde mythique.
6Les récits dans lesquels la présence des objets techniques est la plus significative sont toutefois les récits d’aventure, comme le signale Herbert L. Sussman, car ces objets servent à la fois de supports thématiques et d’aides concrètes à l’action. Ils prolongent le désir d’expansion des héros et facilitent leur maîtrise de l’espace, mais surtout, les héros font à nouveau la preuve de leur courage à travers leur maîtrise de ces techniques. Ils provoquent la fascination et l’émerveillement, en particulier dans les textes de Kipling écrits avant le tournant du siècle, avant que la guerre des Boers et, plus encore, la Première Guerre mondiale, ne viennent redéfinir les relations entre l’homme et l’objet industriel.
7Le Naulahka, roman écrit par Kipling et Wolcott Balestier, présente les aventures de Nicholas Tarvin en Inde. Il fait apparaître un équilibre contrasté entre l’absolue modernité des transports en Occident et le territoire indien représenté comme primitif, où manquent aux yeux du héros de nombreux objets techniques. Le chapitre cinq compare la facilité du voyage depuis les États-Unis jusqu’à la gare de Rawut avec les grandes difficultés rencontrées par Tarvin pour traverser ensuite le désert rajput :
Il était étonnamment simple de faire plus de vingt mille kilomètres. Il avait passé un certain temps couché immobile dans un navire ; puis il s’était étendu en bras de chemise sur la banquette rembourrée de cuir du wagon qui l’avait amené de Bombay à la gare de Rawut6.
8L’étape suivante doit se faire en carriole, véhicule rudimentaire apparaissant dans les plis du terrain, émanation même du territoire : « Sortant en apparence d’une faille dans la terre (mais en réalité c’était de l’endroit où deux ondulations de la plaine se rejoignaient et dissimulaient un village), une colonne de poussière apparut, encerclant un charriot tiré par des bœufs7 ». À la facilité du transport moderne s’oppose l’avancée pénible et lente des animaux, que le personnage voit comme une « procession », terme qui signale la valeur rituelle de ce trajet. Tarvin n’a pas encore été véritablement dépaysé malgré les vingt mille kilomètres qu’il vient de franchir, puisqu’il ne s’est jamais éloigné des objets technologiques qu’il connaît. L’entrée dans un territoire mal desservi par le chemin de fer représente la première difficulté du voyage, mais aussi la première rencontre avec les réalités du terrain. Le train modifie la perception du temps et de l’espace, déréalisant le rapport du passager à ces deux données : la carriole, elle, fait presque corps avec le terrain, enveloppée de poussière, tirée par des animaux.
9Nicholas Daly analyse, à travers les romans et les pièces de théâtre populaires de la deuxième moitié du xixe siècle, le moment où la généralisation du chemin de fer a obligé les classes moyennes britanniques à s’adapter au rythme saccadé et à la vitesse de la machine. Dans Le Naulahka, le personnage de Tarvin, dynamique entrepreneur américain, a déjà intégré les conditions du déplacement à grande vitesse comme une donnée du quotidien, si bien qu’en Inde le retour à un mode de déplacement plus archaïque le trouble. Il s’agit d’un changement d’élément, de matière et de monde : de la vitesse et de l’objet industriel vers un rythme organique et des matériaux naturels façonnés par l’artisan. La symbolique du contraste entre l’Orient et l’Occident est largement exploitée dans l’ensemble du roman, mais il est toutefois significatif qu’elle soit développée à propos des moyens de transport dès l’arrivée du héros en Inde. Même s’il est habitué à utiliser toutes sortes d’objets techniques, Tarvin reste émerveillé devant eux, en particulier les armes à feu : « Tarvin remarqua que tous les hommes de ce pays étaient armés, mais ces trois pieds de mauvais acier ne lui parurent pas remplacer avantageusement un revolver délicat et maniable8. » Le mécanisme très familier du revolver est personnifié et symbolise les États-Unis en s’opposant au sabre indien.
10Le recueil La Tâche quotidienne marque à la fois l’apogée de cette veine et le début d’un questionnement plus complexe sur la place de la technique face aux traditions et aux croyances. Dans ce recueil de 1898, « Une erreur dans la quatrième dimension » fait le portrait d’un jeune millionnaire américain expatrié en Grande-Bretagne. Anglophile, Wilton Sargent adopte le mode de vie et les valeurs britanniques. Toutefois, c’est dans son rapport aux trains que l’acculturation se révèle impossible, car ils restent pour lui des artefacts utiles. Il ne comprend pas le respect presque sacré que les Britanniques ont pour une locomotive légendaire, ce qui permet à l’intrigue de se développer.
11C’est dans ce recueil que figurent les fables qui mettent en scène des engins anthropomorphes, « Le bateau qui découvrit son âme » et « La 007 ». Par ailleurs, La Tâche quotidienne met l’accent sur les personnages d’ingénieurs et de techniciens, leur donnant le rôle de nouveaux aventuriers. Le merveilleux passe par la présentation des objets ainsi que d’un savoir-faire, d’une maîtrise scientifique et technique. Les nouvelles très techniques restent souvent obscures, faute d’un appareil explicatif suffisant pour éclairer un lecteur néophyte, notamment en ce qui concerne le lexique. La nouvelle « Le démon sur les mers profondes » décrit très précisément l’enchaînement de problèmes mécaniques dus à une explosion dans un navire. Cette description de plusieurs pages est interrompue par du dialogue et une reprise de la narration, puis est résumée en ces termes avant qu’une autre description commence à propos des réparations : « Comme il a déjà été dit, le pied de la bielle avait été déjeté contre le pied de la colonne de cylindre tribord, brisant celle-ci et la déportant vers la coque. » (Pléiade 2, p. 915) Kipling n’est pas le premier à se choisir des héros capables de maîtriser les techniques modernes, ni à faire des compétences de ces héros la pierre de touche de l’action aventureuse : Martin Green le compare à Daniel Defoe sur le terrain de ce qu’il nomme le « culte de la compétence ». En choisissant de véritables experts, il va plus loin dans le degré de technicité de ses nouvelles, parfois au point de perdre son lecteur : « Kipling éblouit le lecteur avec des informations techniques, il veut que le lecteur soit enthousiasmé par les choses qu’il n’a pas comprises. Defoe veut toujours sincèrement que le lecteur comprenne et voie comment on fait la chose9 ».
12Il s’agit bien pour Kipling de faire partager au lecteur la beauté de ces engrenages, l’héroïsme des ouvriers qui les réparent au péril de leur vie et la perfection du vocabulaire employé pour les décrire. L’accumulation infinie de termes techniques provoque une impression de précision telle que des explications sembleraient superflues. Comme lorsqu’il insère dans ses textes des termes anglo-indiens ou tirés d’une langue vernaculaire, Kipling se garde bien de traduire ou de clarifier le sens des mots « difficiles » de cette nouvelle. Il n’ajoutait pas de glossaire à ses œuvres, demandant à son lecteur de faire l’effort d’imagination nécessaire, ou bien de lire les dictionnaires par lui-même. L’explicitation nuirait en effet à la charge poétique de ce vocabulaire spécifique qui s’en trouverait dévalué. L’aura qui entoure le discours de l’expert est liée en partie à ses compétences techniques et en partie aussi à sa maîtrise d’un langage que le lecteur ne comprend pas tout à fait. L’expert a la possibilité d’émerveiller son auditoire – si ce dernier accepte de tenter l’aventure d’une lecture où tout n’est pas maîtrisé.
13Même si le terme de science-fiction n’existe pas encore, on peut considérer que deux nouvelles de Kipling correspondent à ce genre. « Avec le courrier de nuit » et « Simple comme l’A.B.C. » constituent un ensemble intertextuel – la première est citée en exergue de la seconde – et générique – elles décrivent un même avenir dans les années 2000, un monde dans lequel la guerre a été abolie et où le pouvoir est détenu à l’échelle mondiale par l’Aerial Board of Control. Cette agence internationale régit les transports aériens sur la planète et organise l’hégémonie des transports en instaurant une seule loi absolue, le respect de la circulation. La primauté de cette loi est presque universellement acceptée, montrant à quel point la population mondiale s’accommode facilement d’une sorte de tyrannie pragmatique. Ces récits d’anticipation insistent sur le lien direct entre la maîtrise des communications aériennes et le pouvoir politique, à une époque où les populations locales ne cherchent qu’à préserver l’intimité des individus et ne se préoccupent plus de politique, sauf quelques agitateurs, des démocrates presque folkloriques que l’on rencontre dans « Simple comme l’A.B.C. ». Le discours tenu dans ces nouvelles n’est pas une simple dénonciation des dérives totalitaires : on sait que Kipling était loin d’estimer la démocratie, si bien que la vision qu’il donne du pouvoir dans ses nouvelles d’anticipation n’est pas interprétable dans le même sens que chez H. G. Wells par exemple.
14Ce qui nous intéresse ici concerne la place stratégique accordée aux transports aériens dans cette société : dans « Avec le courrier de nuit », au cours d’un trajet aérien transatlantique, le narrateur croise de nombreux dirigeables de toutes tailles et fonctions, par exemple un navire dans lequel se trouvent des patients atteints de maladies pulmonaires que l’on soigne par des séjours en altitude. Kipling insiste parallèlement sur les inventions techniques permettant cette circulation aérienne parfois très dense et sur l’état des convictions morales et des croyances dans cette société orientée vers la technique.
15Le fonctionnement des moteurs est expliqué en détail, même si le narrateur avoue ne pas le comprendre : en effet, tout repose sur le « rayon de Fleury », mystérieuse source d’énergie qu’il faut surveiller, mais dont même les ingénieurs ne connaissent pas l’origine.
Les tubes en U emboîtés de la chambre à vide sont en colloïde trempé (aucune sorte de verre ne résisterait un seul instant à une telle pression), et un jeune mécanicien portant des verres teintés surveille très attentivement le rayon. C’est le cœur même de la machine – un mystère jusqu’à ce jour. Même Fleury, qui en est le père, et qui, à la différence de Magniac, mourut multimillionnaire, était incapable d’expliquer comment le petit lutin qui ne cesse de trembloter à l’intérieur du tube en U peut, en une infinitésimale fraction de seconde, transformer le violent souffle de gaz en un liquide glacé, d’un vert grisâtre, qui s’écoule (on entend le bruit des gouttes) depuis l’extrémité de la chambre à vide jusqu’aux fonds de cale en passant par les conduites d’évacuation et les collecteurs. Là il revient à son état de gaz – j’allais dire son état sagace – et remonte pour se remettre au travail. (Pléiade 3, p. 882)
16Dans ce paragraphe, le narrateur combine un vocabulaire technique relativement élaboré et un registre merveilleux très traditionnel, avec notamment l’image du lutin. L’émerveillement du narrateur s’exprime davantage en termes strictement non-scientifiques, comme l’adjectif « sagace » qui personnalise le rayon, même s’il fait valoir en même temps certaines connaissances techniques.
17L’effet de cette association de registres différents est double : à la fois ponctué de nombreuses précisions d’ordre technique et teinté de merveilleux, le discours du narrateur sur le fonctionnement du moteur peut sembler trop spécifique à un lecteur non averti, mais il se révèle presque naïf si l’on cherche véritablement à comprendre le processus décrit. L’impression de vraisemblable repose en grande partie sur une analogie entre les dirigeables et des bateaux, que Kipling connaît bien. On assiste en effet à une transposition dans le domaine aérien du vocabulaire maritime (« salle des commandants », « gouvernail », « paquebot » ou « carène » par exemple) ainsi que des grands principes de la navigation, de la propulsion par hélice, de l’observation des vents et des courants, de la météorologie. L’invention de Fleury, en revanche, avec sa lueur presque radioactive, son mystère et son aspect maléfique, appartient au registre du merveilleux, même si le narrateur ne s’émerveille pas uniquement de ce rayon mais aussi, comme dans les autres textes que nous avons mentionnés plus haut, des qualités héroïques des ingénieurs et des techniciens.
18La société que Kipling imagine dans ces nouvelles d’anticipation s’est tournée vers les techniques modernes après avoir abandonné les croyances anciennes et les personnages s’en félicitent :
Que serait-il advenu si cette carcasse chancelante avait été remplie d’hommes d’autrefois, tous élevés (c’est là l’horreur de la chose !) dans la croyance qu’après la mort ils seraient peut-être condamnés pour l’éternité à d’indicibles tourments ?
Et dire qu’il y a une génération à peine, nous-mêmes (nous ne sommes, on le sait maintenant, que nos pères revenus sur terre), nous-mêmes, dis-je, éventrions, éperonnions et donnions le coup de grâce à ravir. (Pléiade 3, p. 887)
19Le naufrage annoncé d’un petit dirigeable est certes une situation d’urgence, mais les réflexions qu’il provoque chez le narrateur concernant la peur de la mort et la réincarnation montrent l’attitude relativement dépassionnée des hommes face aux accidents. Dans « Simple comme l’A.B.C. », de même, l’accent est mis sur les nouveaux modes de vie, créant un sentiment d’étrangeté encore davantage que les avancées techniques. Les limites de la vie humaine ont été repoussées : on vit beaucoup plus vieux, la réincarnation est un phénomène éprouvé, si bien que la mort n’est plus une fin absolue et que le temps n’est plus vécu de la même façon. Les personnages considèrent avoir atteint un point de civilisation très élevé notamment grâce au rationalisme et au progrès des sciences. Les superstitions, la démocratie, la peur de la mort, les structures sociales traditionnelles ont été abolies au profit de la valorisation de la science, de la soumission totale à l’A.B.C., de la mise en avant de l’individu et de la cellule familiale resserrée. Les valeurs défendues par cette nouvelle société sont l’expression de l’individualisme radical qui y préside : le respect absolu de la vie privée, qui va jusqu’à l’abolition de toute publication et à la plantation de grands arbres destinés à cacher les propriétés privées, la fin de tous les conflits, le respect absolu de la vie humaine empêchant la guerre et le meurtre, et enfin l’abandon de toutes les revendications, comme on le voit dans « Simple comme l’A.B.C. » où la population s’inquiète de voir qu’une minorité souhaite manifester, publier, voter et organiser une vie publique.
20Dans ces récits d’anticipation, Kipling cherche davantage à sortir du champ politique qu’à analyser le totalitarisme de l’A.B.C. « Simple comme l’A.B.C. » traite de la situation politique mondiale, mais de façon très superficielle et souvent ironique, notamment à la fin du texte quand les démocrates, perturbateurs du quotidien réglé, sont confiés au directeur d’un théâtre londonien pour qu’il les fasse apparaître dans un spectacle comique. L’image la plus marquante de cette nouvelle est celle des faisceaux lumineux paralysants inventés par l’un des membres de l’A.B.C. afin de calmer les foules sans provoquer la mort de personne. Les descriptions de cette lumière fulgurante sont les moments de bravoure de la nouvelle, contrairement aux débats politiques suscités par les rebelles qui ne sont évoqués que rapidement, presque comme un prétexte pour faire la démonstration des techniques de contrôle des foules.
21« Avec le courrier de nuit » se concentre sur le progrès qu’apporte cette organisation dans le domaine de la maîtrise de l’espace planétaire, sans jamais mentionner directement les conséquences politiques de cette situation. Le narrateur insiste sur les progrès techniques, mais aussi esthétiques, apportés par la navigation en dirigeable, lors des descriptions de paysages mais aussi au cours d’une réflexion sur l’extension infinie du pouvoir de l’homme sur la planète grâce à ces engins. Le pilote du dirigeable concurrence les forces cosmiques, rattrapant la course du soleil et inversant la relation traditionnelle entre l’homme et les astres :
Nous avons l’impression d’être la seule chose en repos sous la voûte céleste, flottant tranquillement en attendant que la révolution de la terre fasse apparaître nos tours d’atterrissage.
Et minute après minute notre horloge silencieuse nous indique que nous parcourons un mille toutes les seize secondes.
« C’est ce qu’on appelle une belle nuit, dit Tim. Nous allons régler nos comptes avec le maître de cette horloge.
— Il ne va pas tarder à se montrer, dit George en tournant la tête. Je suis en train de chasser la nuit vers l’ouest. »
Devant nous, les étoiles ne pâlissent pas plus que si l’on avait discrètement tiré dessus un voile de brume, mais le grondement sourd de l’air sur notre enveloppe se transforme en une joyeuse clameur.
« La risée de l’aurore, dit Tim. Elle part à la rencontre du soleil. Regardez ! Regardez ! Les ténèbres sont refoulées au-dessus de notre proue ! Venez jusqu’au colloïde de poupe. Je vais vous montrer quelque chose. »
[…] Tim fait coulisser le colloïde de poupe et nous fait découvrir la courbe du globe terrestre – le violet profond de l’océan, ourlé d’un or à l’éclat insoutenable d’où montent des vapeurs. C’est alors que le soleil se lève et, en pénétrant par le colloïde, éclipse la lumière de nos lampes. […] Mais un jour – même à l’équateur – nous ferons course égale avec le soleil. (Pléiade 3, p. 895-896)
22Le lyrisme de l’expression « chasser la nuit vers l’ouest » rappelle la tradition romantique célébrant le pouvoir de l’esprit et de l’imagination, mais c’est ici très concrètement une description de la progression du dirigeable par rapport au soleil. Kipling utilise le réalisme de la situation pour en faire ressortir le potentiel poétique.
23Dans ce passage, il apparaît clairement que la science-fiction de Kipling relève davantage du merveilleux scientifique que de la critique politique. Il ne s’agit pas de commenter le présent en offrant un miroir déformant de la réalité, mais d’exploiter poétiquement le point de vue sur le monde donné au pilote par le dirigeable. L’invention d’un nouvel angle de vue crée de nouvelles visions, ainsi qu’une redéfinition de la place de l’homme dans la nature. L’altitude donne du pouvoir au pilote, à la fois concrètement et symboliquement, en lui permettant de devancer la course des astres et de s’élever à un point de vue plus qu’humain sur la planète et ses habitants. Ce mouvement vers une appréciation esthétique de la nature accompagne ainsi la désacralisation que nous avons remarquée dans le rapport des hommes à la mort. La société que nous montre Kipling est fascinée par la technique, par la maîtrise de l’espace planétaire et par le spectacle nouveau qu’offre le transport aérien ; ce n’est pas une société totalement profane mais elle est tout de même marquée par un éloignement par rapport à certaines superstitions et croyances : la défiance de Kipling par rapport à la religion s’exprimait déjà dans « Les Bâtisseurs de ponts » à travers la voix de Krishna. L’avenir que Kipling imagine dans ses nouvelles d’anticipation correspond sur ce point à la prophétie que Krishna fait aux autres dieux dans cette nouvelle : les hommes, en gagnant en savoir et en compétences grâce au progrès technique, se détournent des dieux et redéfinissent leur relation à la terre.
24La place du train dans l’œuvre de Kipling a déjà été commentée par de nombreux critiques, contrairement à celle de l’automobile qui exprime un autre aspect du rapport entre l’homme et son espace. Parmi les nombreux moyens de transport qui figurent dans les nouvelles de Kipling, l’automobile a un statut bien particulier. Elle correspond au changement des modes de vie qui voit l’individualisme redéfinir les relations sociales : comme véhicule privé, l’automobile permet de dépasser les limites fixées par le chemin de fer en ouvrant les possibilités de voyages individuels et libres. Si Kipling écrit à une époque où les routes de l’Angleterre ne sont pas encore encombrées, on devine à travers ses textes comment l’automobile est susceptible de provoquer des évolutions importantes à la fois dans le domaine des transports, mais aussi dans le domaine des communications, puisque le réseau routier est bien plus serré que le réseau ferré.
25Dans « La Tante Ellen », le narrateur entre en ville au volant de sa voiture et se trouve confronté à une circulation très dense alors qu’il vient chercher un ami récemment rentré de Hollywood. La nouvelle signale le lien entre l’automobile et le cinéma, d’abord en insérant dans la description du voyage la conversation entre les deux hommes à propos de l’industrie cinématographique. Dans la scène suivante, extérieur nuit en pleine campagne, le narrateur comprend qu’il a perdu un paquet sur la route, s’arrête et va à pied le chercher. Ce passage est découpé comme un script : des phrases courtes et descriptives mettent l’accent sur la succession des actions et sur les effets visuels provoqués par les phares de la voiture :
La route derrière nous menait en ligne droite, sur quelques centaines de yards, à un petit bois, où elle tournait. Elle était complètement vide lorsque je partis. […] Un gros phare éclaira le bois. Une petite voiture prit le tournant à toute allure. Un klaxon beugla. Il y eut un bruit de quincaillerie en révolte ; la voiture fit un bond de kangourou sur sa droite, et disparut en même temps que la lumière de son phare. Mais, juste avant sa disparition, il me semblait avoir aperçu mon ballot sur son passage. J’allai voir. (Pléiade 4, p. 687)
26Ce paragraphe évoque l’écriture cinématographique, mais l’analogie entre le cinéma et l’automobile passe surtout par une ressemblance entre les deux expériences visuelles que procurent ces machines : le passager voit défiler le paysage comme le spectateur pendant un travelling, impression encore accentuée la nuit, lorsque les phares projettent leur lumière sur le paysage. Les phares créent un faisceau qui définit un cadrage et dirige le regard comme au cinéma. Cette scène d’accident rappelle les films des débuts du cinéma, dans lesquels des collisions entre un train et un personnage, souvent évitées de justesse, exprimaient la peur de la confrontation entre l’homme et la machine. Ce qu’écrit Edgar Morin à propos de la capacité du cinéma à métamorphoser l’espace est intéressant aussi en rapport avec la représentation de l’automobile : « le cinéma opéra la métamorphose de l’espace en mettant la caméra en mouvement et la dotant d’ubiquité. L’appareil de prise de vues sort de son immobilité avec le panoramique et le travelling10. » En effet, l’automobile donne au voyageur une vision panoramique et défilante du paysage, mais, et c’est là qu’elle procure une expérience différente de celle du train, elle le libère aussi de la ligne droite imposée par le chemin de fer, d’où l’idée d’ubiquité. La sortie de route mise en scène dans « La Tante Ellen » n’est pas tragique comme le serait un déraillement, l’automobiliste ne court pas grand danger à se perdre non plus, il est en contact direct avec l’espace qu’il parcourt et ne connaît pas d’obstacle insurmontable.
27L’enthousiasme de Kipling pour les automobiles date du tournant du siècle, quand il acquiert une « locomobile », l’une des premières autos, fonctionnant à la vapeur : il fait figurer cet engin dans la nouvelle « Vapeur et tactique ». Tandis qu’il se promène en voiture à vapeur dans la campagne, le narrateur rencontre Pyecroft qui est accompagné par son ami Hinchcliffe, un ingénieur de l’armée. Tous deux sont en permission et Hinchcliffe demande à conduire l’engin récalcitrant, prenant le volant des mains de son conducteur attitré. Dans le passage suivant, la mécanique et le paysage rural se mêlent sans contradiction dans une suite d’images en mouvement :
M. Hinchcliffe, tous nerfs et muscles bandés, ne parlait qu’au mécanicien, et uniquement de questions professionnelles. Je me rappelais l’époque où, moi aussi, j’avais aimé le chevalet de torture sur lequel il s’était volontairement étendu.
Cependant, le comté du Sussex défilait doucement [« in slow time »] de chaque côté de la route. (Pléiade 3, p. 452)
28L’automobile s’insère dans le territoire traditionnel et naturel sans le bouleverser autant que le train. Notons ici que l’expression « in slow time », au ralenti, rappelle une fois encore les modalités de l’image cinématographique. Plus loin, la voiture s’enfonce par accident dans la forêt primitive, se laissant engloutir par la végétation :
Hinchcliffe avait ouvert tout grand l’arrivée de la vapeur, et l’automobile était partie pour faire du bon travail, quand, sans préavis, la route – il y en a deux ou trois comme celle-ci dans le Sussex – tourna vers le bas et s’interrompit.
« Saint Cambouis ! » s’écria-t-il, et il freina à mort des deux freins alors que nos pneus impuissants glissaient sur l’herbe et la fougère humides, dégringolant dans la forêt, les bois des premiers âges de l’Angleterre. (Pléiade 3, p. 462-463)
29Engin de dimension modeste, l’automobile peut s’enfoncer dans la nature sans la perturber. La voiture ne laisse pas de trace sur la route de terre ni sur l’herbe. Elle est l’expression minimale du moyen de transport, s’opposant ainsi au train qui transforme le paysage à cause de sa masse, de sa puissance, et de l’équipement ferré et des gares qu’il nécessite.
30Par ailleurs, l’automobile joue aussi un rôle important dans les incipits de plusieurs nouvelles qui n’ont pas la technique pour thème principal : l’automobile est souvent le moyen d’arriver dans des mondes inattendus. Nicholas Daly remarque que la circulation automobile semble propice à l’entrée dans un monde fantastique grâce à la présence d’une machine : « Kipling ne voit pas toujours la modernisation comme le désenchantement progressif du monde du fait de l’avancée intrépide de la technologie ; plus exactement, les nouvelles technologies apportent avec elles leurs propres mystères11 ». La nouvelle « “Eux” » commence par une promenade en automobile, au cours de laquelle le narrateur se perd. Il entre ainsi par hasard dans un domaine où vivent des fantômes d’enfants, dans un monde fantastique coupé de l’atmosphère réaliste de l’incipit par une frontière invisible. Un traitement dichotomique aurait présenté l’automobile comme un obstacle à la découverte de ce monde à la fois pastoral et ancestral, mais Kipling choisit au contraire de dépasser l’opposition évidente entre la technique et le surnaturel. L’automobile est bien le moyen d’entrer dans ce monde caché, car comme nous l’avons vu, elle permet au voyageur de sortir des sentiers battus.
La mécanique de l’esprit
31Les images liées aux machines et à la mécanique sont fréquemment utilisées chez Kipling pour évoquer métaphoriquement des phénomènes psychiques. À travers ces images passe l’idée que l’esprit humain possède certaines similitudes de fonctionnement avec les moteurs et les machines en général. La question est de savoir si la vision kiplingienne de l’être humain ne devient pas alors purement mécaniste, réduisant la psyché à un ensemble d’éléments qui interagissent de façon mécanique. L’intérêt que Kipling portait aux machines a en effet semblé dégradant à certains de ses lecteurs et critiques, notamment Henry James qui, dès 1897, dénonce une simplification excessive dans les sujets choisis par son ami, définissant une étrange échelle de valeur des sujets :
À ses débuts, j’ai pensé qu’il portait peut-être en lui les germes d’un Balzac anglais ; mais j’ai parfaitement abandonné cette idée à mesure qu’il descend avec régularité d’un sujet moins simple à un sujet plus simple : des Anglo-Indiens aux indigènes, des indigènes aux soldats de deuxième classe, des soldats aux quadrupèdes, des quadrupèdes aux poissons, et des poissons aux moteurs et aux boulons12.
32Une Comédie humaine pourrait certes difficilement intégrer des objets parmi son réseau de personnages, mais l’incompréhension de James n’a cependant pas été générale. Cette représentation nouvelle a aussi beaucoup impressionné des personnalités comme H. G. Wells, qui parle à propos de Kipling de la merveilleuse découverte des machines et de l’utilisation du parler professionnel comme « dialecte poétique13 ». Le rapprochement opéré par Kipling entre le domaine de la psychologie et celui de la technique permet d’ouvrir le champ d’investigation d’un auteur à la fois attiré par les nouvelles technologies et amateur d’atmosphères fantastiques, ainsi que de renouveler l’approche sur ces deux domaines.
33L’apologue est la forme la plus simple employée par Kipling pour représenter mécaniquement le fonctionnement de l’esprit, ce qu’il fait notamment dans deux nouvelles de La Tâche quotidienne, « Le bateau qui découvrit son âme » et « La 007 ». L’interprétation morale de ces deux fables est désignée thématiquement par le titre du recueil, et, dans un article consacré à la première, Evelyne Hanquart-Turner identifie clairement la filiation littéraire et morale qui sous-tend le texte, cette « version moderne de la fable des membres et de l’estomac », qui « s’inscrit dans une conception de la société hiérarchisée et ordonnée, mais aussi dans celle de la liberté stoïcienne14 ». Il est important de noter qu’entre la tradition et sa réécriture par Kipling, la représentation métaphorique du corps social change, littéralement, de véhicule : au corps humain, succède une machine, un moyen de transport plus précisément. La nature composite de cet objet permet de transposer l’idée d’un dialogue conflictuel entre ses parties, mais Kipling exploite aussi, de façon paradoxale, la nature non humaine de son personnage. Comme le dit le capitaine : « c’est juste des bouts de fer, des rivets et des tôles assemblés en forme de bateau. […] Mais un bateau, c’est plus que des machines. Vous comprenez, chaque pouce du Dimbula doit être mis en train et obligé à travailler avec son voisin… techniquement, on appelle ça le rodage. » (Pléiade 2, p. 847) L’objet inanimé doit s’humaniser et prendre vie pour devenir un véritable bateau : comme une créature de Frankenstein faite de métal, la Dimbula est un monstre composite, sans âme jusqu’à ce qu’elle trouve sa voix, c’est-à-dire sa personnalité, en découvrant le monde. Or, ce changement ne peut s’effectuer que lors d’un voyage initiatique, ajoutant à la fable une épaisseur supplémentaire, celle du récit de formation.
34Kipling attribue à chaque partie du bateau une voix distincte, un caractère défini par sa fonction, ses inventeurs, sa matière : « les serres sont toujours pénétrées de leur suprême importance, en raison de leur grande longueur » (Pléiade 2, p. 850) ; « Les objets brevetés utilisent toujours les mots les plus longs qu’ils connaissent. C’est une manie qu’ils empruntent à leurs inventeurs » (Pléiade 2, p. 853). À l’issue de sa première traversée, toutefois, le bateau fait entendre sa voix, faisant taire le tumulte de ses parties :
Alors, une voix nouvelle, une grosse voix pâteuse, comme si celui qui parlait venait de se réveiller, dit lentement : « Je me suis conduit comme un imbécile, j’en suis sûr. »
La vapeur devina sur-le-champ ce qui venait de se produire, car lorsqu’un bateau découvre son identité, tout le parler des différentes pièces cesse et se fond en une seule voix, qui est l’âme du bateau. (Pléiade 2, p. 863)
35Kipling invente ici un nouveau type de héros, la machine anthropomorphe, mais cette fable morale reste assez maigre du point de vue psychologique. C’est que Kipling, comme l’explique Herbert L. Sussman, ne crée ce personnage que dans le but d’illustrer une éthique de l’obéissance et du devoir :
Kipling utilise souvent le moteur comme un symbole de l’obéissance parfaite, car la machine est fidèle non seulement aux lois de la nature, mais aussi à son supérieur immédiat, l’ingénieur. […] Perdre son identité est souvent très plaisant, et cette joie d’appartenir à un ensemble rayonne dans les récits de Kipling15.
36Ses personnages-machines sont, contrairement à ses animaux, de simples types et non des individus : tous les rivets ont la même personnalité, ils sont définis par leur fonction et leur plus grand désir est de faire leur devoir de rivets.
37À l’issue de la première traversée, les parties du navire comprennent qu’elles doivent prendre en compte les circonstances afin de mener à bien le projet collectif. Les rivets doivent donc céder d’une fraction de pouce, pour laisser jouer les autres parties quand le bateau est malmené par la tempête : Kipling dessine donc ici les contours d’une morale fondée sur l’exercice pragmatique d’une fonction, plutôt que sur une interprétation étroite de la notion de devoir. On retrouve les principes de sa conception politique liée à la gestion de l’empire, mettant en avant le respect des règles mais aussi les capacités d’initiative et d’adaptation. La Dimbula peut en effet être comprise comme une figuration de l’empire, ensemble composite dont les parties tendent à revendiquer leurs intérêts propres mais qui doivent apprendre à s’entraider.
38De nombreux textes renversent ce rapport d’analogie entre le moteur et l’esprit : Kipling ne montre pas seulement des moteurs qui fonctionnent comme l’esprit humain, mais aussi des personnages dont les modes de pensée ressemblent à des mécanismes. Dans Kim, par exemple, les trains, les armes à feu et le phonographe de Lurgan Sahib sont les rares objets mécaniques que l’on croise, mais l’esprit du héros est décrit comme un moteur, ou plus spécifiquement un embrayage, dans le dernier chapitre, pour revenir sur un passage commenté plus haut à propos de la problématique identitaire centrale à ce roman :
Tout ce temps-là il eut le sentiment, pourtant impossible à formuler, que son âme était désengrenée de son environnement – pareille à une roue désengagée de tout mécanisme, pareille à la roue folle d’un méchant moulin à canne à sucre de Beheea abandonné dans un coin. […]
« Je suis Kim. Je suis Kim. Et qu’est-ce que c’est que Kim ? » Son âme le répétait à l’infini.
Il n’avait pas envie de pleurer – ne s’en était jamais senti si loin – mais soudain les larmes faciles ruisselèrent stupidement le long de son nez, et il sentit les roues de son être s’enclencher, leur cliquetis presque audible, sur le monde extérieur. (Pléiade 3, p. 304)
39Avant le déclic, l’âme de Kim tourne à vide, la répétition infinie de la question identitaire imitant presque le bruit régulier d’un moteur débrayé. L’image du moteur tournant sans prise sur rien illustre la répétition d’une même question, trop abstraite pour que l’on puisse y répondre. L’impasse est surmontée au moment où Kim retrouve un contact concret avec le monde, à la fois à travers la sensation physique retrouvée grâce à ses larmes et dans une conscience renouvelée de ce qui l’entoure. L’expression « leur cliquetis presque audible » suggère un mécanisme immatériel, un mécanisme de l’esprit qui s’enclenche presque malgré Kim : de même, les larmes coulent sans qu’il le veuille, sans même qu’il se rende compte qu’elles viennent, comme si son corps agissait automatiquement. C’est le monde qui se rappelle à lui ; Kim ne prend pas une part active dans son rétablissement, la réaction est purement mécanique.
40Kim est pourtant un personnage qui s’oppose radicalement à l’inaction durant tout le roman : incapable de rester en place, il est le voyageur insatiable qui ne supporte l’enfermement scolaire qu’en contrepartie de promesses de périples aventureux ultérieurs. La stase que lui imposent la fatigue physique et l’angoisse identitaire ne lui est pas naturelle, ce qui explique pourquoi la réaction d’enclenchement décrite plus haut peut être lue comme un mécanisme de survie. Son inaction paraît morbide, comme en témoignent les expressions « les bruits […] tombaient sur des oreilles mortes » et « des yeux étranges incapables de saisir la taille, la proportion et l’utilité des choses » (Ibid.). La privation de ses capacités intellectuelles et sensorielles est décrite en termes mécaniques de débrayage, ce qui suggère aussi la notion d’obsession, traduction psychologique de la répétitivité mécanique. C’est quand Kim est en danger et qu’il perd ses moyens que les réactions mécaniques peuvent le sauver, plutôt que sa subtilité habituelle.
41Les fonctionnements de l’esprit humain ressemblent à ceux d’une machine lorsque le personnage est dans un état second, comme on le voit aussi dans « “T.S.F.” ». Dans ce texte, de nombreux critiques ont lu une représentation métaphorique de l’inspiration et de la création littéraire, notamment Philip Mason : « [Kipling] aurait aimé découvrir que l’imagination créatrice fonctionne comme l’électricité ; mais cela ferait pencher du côté matérialiste le débat qui l’a occupé toute sa vie16 ». Kipling construit un imaginaire matériel autour des phénomènes psychiques, et trouve dans l’invention du télégraphe une concrétisation de ces intuitions analogiques : une telle circulation invisible de l’information, vérifiable scientifiquement, ne peut qu’intéresser celui qui se décrit dans Quelques mots sur moi écrivant sous la dictée d’un démon, même si toute inspiration n’est pas bonne à prendre : « j’avais appris à faire la distinction entre les impulsions irrésistibles de mon démon et le “transfert” ou courant induit qui découle du simple fait, si l’on peut dire, de “gratter du papier”. » (Pléiade 4, p. 1035)
42Le point commun entre Kim et Shaynor est que tous deux peuvent avoir un fonctionnement mental mécanique. Shaynor se transforme littéralement en récepteur, nous l’avons vu plus haut. Son corps est parcouru de soubresauts et de tremblements sous l’effet de la transmission. Dans le passage de la transmission, le narrateur joue sur l’ambiguïté entre la dimension purement psychologique du phénomène et l’impression d’observer un mécanisme : « Les lèvres de Shaynor remuaient continuellement. Je m’approchai pour écouter. And threw – and threw – and threw, répétait-il, le visage convulsé par une douleur inexplicable » (Pléiade 23, p. 486). L’adjectif « mécanique » apparaît même explicitement pour décrire les mouvements de tête saccadés de Shaynor.
43Ce corps soumis aux chocs électriques et utilisé comme une partie d’un mécanisme rappelle ce que Nicholas Daly décrit du corps victorien soumis au voyage en train :
En général, le voyage en train est décrit comme une agression constante contre le système nerveux fragile du voyageur, rappelant ainsi la manière dont on caractérisait la lecture de romans à sensation. Le voyageur, comme le lecteur de ces romans (et peut-être comme le spectateur de théâtre à sensation), est vu comme harnaché à un appareil particulier. Le roman menace d’atteler le lecteur à son mécanisme, son puissant moteur narratif « obligeant le lecteur à aller jusqu’au bout que ça lui plaise ou non », comme l’écrit Mansel. […] Le train incorpore le voyageur comme une sorte de coussin humain ou d’amortisseur. Dans les deux cas, le sujet est vu comme réduit à une posture de réception passive, mais aussi comme sur-stimulé par cette expérience, mal à l’aise, et même apeuré17.
44Comme le voyageur et le lecteur de littérature à sensation, Shaynor se trouve inséré dans un mécanisme, soumis à ses mouvements heurtés, déshumanisé en partie puisqu’il n’est plus alors que la mise en œuvre d’une fonction précise, celle d’enregistrer par écrit les mots qu’il reçoit. Son corps adopte des rythmes mécaniques et produit des sons métalliques, comme on le voit dans le choix du terme « rattle » pour comparer le bruit de sa respiration à un crépitement ou un cliquetis. La comparaison entre la douleur de Shaynor et le mercure du thermomètre joue aussi sur la similitude entre le corps humain et l’objet technique : son visage affiche les variations d’intensité de ses sensations comme sur un tube gradué. La passivité du récepteur s’allie à sa tension extrême, ressentie simultanément par le narrateur qui a conscience d’assister à un événement extraordinaire. La nouvelle fait le portrait du mal de la fin-de-siècle qu’est ce choc nerveux subi par l’utilisateur des techniques modernes : au lieu de contraindre son outil à sa propre volonté, il se transforme en une partie de cet outil. Un grand tremblement met fin à la transmission, à la fois acmé et souffrance, durant lequel Shaynor est inconscient de sa force physique :
Il se mit à trembler de la tête aux pieds – le tremblement se propageait à partir de la moelle de ses os – puis il se dressa d’un bond en levant les bras, et repoussa sur le carrelage le fauteuil qui crissa, heurta les tiroirs derrière, et s’écroula bruyamment. (Pléiade 3, p. 495)
45Shaynor est l’instrument de l’expérience scientifique menée par le narrateur, il ne connaît plus son corps ni son esprit. Il appartient au montage technique mis en place pour étudier les ondes radios et, donc, ne s’appartient plus. Restant inconscient de ce qui vient de se passer, il ne bénéficie pas de la découverte à laquelle il a participé. Il a été transporté par la technique de son monde, hors de son corps et de son esprit.
T.S.F., photographie et cinéma : les nouveaux moyens de transport
46Dans les nouvelles centrées sur les moyens de communication modernes, Kipling explore plus avant la question du lien entre technique et surnaturel : dans « “T.S.F.” », « Au terme du voyage » et « Madame Bathurst », l’émerveillement du lecteur passe à la fois par la contemplation des objets techniques et par l’entrée dans un monde imaginaire dans lequel toutes les règles ne sont pas scientifiquement compréhensibles. Les limitations du merveilleux scientifique pur sont liées à l’idée que la science et la technique peuvent finalement, si l’homme parvient à exploiter pleinement leurs possibilités, déchiffrer le monde sans rencontrer aucun obstacle. Au contraire, dans ces récits de radio, de cinéma, de télégraphe et de photographie, Kipling s’affranchit du désir d’expliquer absolument le monde et réinjecte du merveilleux traditionnel dans des intrigues reposant sur l’exploration des nouveaux moyens de communication.
47Toutes ces nouvelles mettent en scène un confinement physique qui s’avère propice à la confidence, quels que soient les liens entre les personnages et les circonstances de leurs rencontres. Les trois textes débutent sur un sentiment d’enfermement, d’éloignement, de bout du monde, soit dans la narration cadre, soit directement dans le récit principal, imbriqué. « Au terme du voyage » met en scène quatre Anglo-Indiens vivant dans une région reculée et postés à distance les uns des autres. Ils ne peuvent se rencontrer pour jouer aux cartes qu’une fois par semaine et ne sont que quatre blancs dans un monde d’Indiens, quatre représentants de l’Empire tentant d’administrer ses frontières malgré un mode de vie éprouvant. Non seulement ils se trouvent au fin fond de l’état du Gaudhari, mais ils s’enferment lors de leurs rencontres hebdomadaires dans un bungalow sans lumière, essayant de supporter la chaleur en rendant la pièce encore plus étanche au monde extérieur :
L’obscurité de la pièce était telle que c’est tout juste si l’on pouvait distinguer la valeur des cartes et les visages très pâles des joueurs. […] Dehors, il faisait aussi sombre que par une journée de novembre à Londres. Il n’y avait ni ciel, ni soleil, ni horizon – rien qu’une brume de chaleur d’un bistre violacé. (Pléiade 1, p. 1183)
48Le lien entre les quatre hommes est la condition de leur survie dans ce milieu hostile, « ils avaient une furieuse envie de se rencontrer comme les hommes privés d’eau ont envie de boire » (Pléiade 1, p. 1184), plutôt qu’une relation d’amitié : la grande solitude qu’ils connaissent dans leurs fonctions au service de l’Empire ne peut être compensée que par ces rencontres hebdomadaires entre Anglais pour jouer au whist. C’est d’ailleurs ce type de personnage qui exprime souvent chez Kipling un refus de se mêler à la population locale perçue de manière raciste. Leur solitude est paradoxale car ils sont entourés d’Indiens : elle est à la fois un danger et un refuge servant à protéger l’anglicité qui leur attribue une fonction précise dans la hiérarchie impériale.
49Dans « Madame Bathurst », quatre hommes se rencontrent aussi, cette fois dans un wagon immobilisé près d’une plage d’Afrique du Sud. Le wagon est un lieu clos et il est situé dans un décor très délimité lui aussi :
[…] la locomotive nous fit remonter deux milles au petit trot sur la ligne, jusqu’à une baie très sablonneuse et un quai de planches à moitié enseveli dans le sable, à moins de cent yards du bord de l’eau. Des dunes comme passées au moule, plus blanches que toutes les neiges, déferlaient loin à l’intérieur d’une vallée brune et mauve, qui n’était qu’éclats de rochers et broussailles desséchées. […] le filet d’eau d’une minuscule rivière traversait la sèche, et un ensemble de collines arides, dont la base reposait sur des étendues de sable argentées, nous encerclait, avec, en toile de fond, une mer aux sept couleurs. À chaque corne de la baie, la voie ferrée passait juste au-dessus de la laisse de haute mer, contournait un épaulement de rochers empilés, et disparaissait. (Pléiade 3, p. 571)
50Le wagon est séparé et apparaît donc isolé dans ce paysage, loin de toute gare. On assiste dans ce passage à une multiplication des frontières : la scène est enfermée par les collines, l’océan, la ligne de chemin de fer, un ruisseau et la ligne de haute mer. L’effet obtenu est une concentration sur le groupe des quatre personnages narrateurs, seuls éléments retenant l’attention dans ce paysage restreint et concentrique. Ils se comprennent entre eux car ils font partie du même cercle, au sens propre et au sens figuré. Tout fonctionne par sous-entendus, ellipses et non-dit : rien ne vient expliciter le fait que les personnages en savent vraiment plus que le lecteur mais les conversations fondées sur ces procédés le laissent penser.
51Le lecteur est maintenu en dehors de ce groupe, ou plutôt juste à l’extérieur de la frontière, car il est témoin passif de l’emploi d’un vocabulaire technique – maritime et lié à l’Afrique du Sud – qu’il ne maîtrise pas et auquel s’ajoute la transcription presque phonétique des accents. Le sens du texte cède le pas au caractère énigmatique du récit, souligné par de nombreuses marques de non-dit, comme les abondants points de suspension et d’exclamation suggérant sans la nommer une intention énonciative particulière, ou les termes allusifs comme ici : « Le fusilier marin siffla d’un air pénétrant. » (Pléiade 3, p. 588). Une utilisation constante de métaphores filées, d’euphémismes et de l’argot permet aux personnages de contourner l’énonciation directe, maintenant une distance certaine avec le lecteur. Pour éviter de dire qu’il a été mis aux arrêts, Pyecroft dit : « J’ai pas pu quitter le bord, les deux ou trois premiers soirs, à cause de c’qu’on pourrait appeler un imbroglio avec notre lieutenant torpilleur dans le compartiment des tubes sous-marins, où une gloire des régions de l’Ouest avait déglingué un gyroscope » (Pléiade 3, p. 582). Il est vain d’essayer de reconstituer en détail la dispute avec le lieutenant sans davantage de détails, même si une compréhension superficielle est possible en élucidant le sens des mots techniques et en reconstituant une syntaxe plus stricte.
52Dans « “T.S.F.” », l’action se déroule dans l’enceinte de la pharmacie et l’impression d’isolement est accentuée par le contraste entre la lumière multicolore et la chaleur de l’intérieur et la nuit et le vent glacial de l’autre côté de la vitrine :
[…] le trottoir, d’où l’humidité avait disparu, semblait contracter la chair de poule sous la caresse énergique du vent sauvage, et on entendait, longtemps avant son passage, l’agent de police qui battait des bras pour se réchauffer. À l’intérieur, les senteurs de cardamomes et d’éther chlorique le disputaient à celles des pastilles, d’une vingtaine de drogues, des odeurs de parfum et de savon. Nos lumières électriques […] projetaient à l’intérieur trois monstrueux barbouillages de rouge, de bleu, de vert, qui se brisaient en une myriade de lumières kaléidoscopiques sur les boutons à facette des tiroirs à drogues […]. (Pléiade 3, p. 482)
53Le narrateur est convié à assister à une expérience de télégraphie sans fil, dont le but est de montrer qu’on peut entrer en communication avec l’extérieur sans se déplacer : après quelques allées et venues au début de la nouvelle, les protagonistes restent enfermés dans la pharmacie qui finit par ressembler à une éprouvette, à un milieu hermétiquement séparé du reste du monde destiné à vérifier scientifiquement le phénomène de la communication sans fil. Daniel Tron souligne la possibilité d’une lecture maçonnique de cette scène et de cet espace clos :
La dialectique de la communication des connaissances et du secret, principes de fonctionnement des loges maçonniques, est inscrite dans l’espace par les prises de parole et injonctions au silence et les fermetures de portes du narrateur. Comme dans de nombreux écrits maçonniques, du fait de la culture hermétique qui la caractérise, les schémas sont codés, sans aucune mention explicite, dans l’intrigue, la structure narrative et les symboles18.
54La fermeture de cet espace suggère que ceux qui s’y trouvent partagent un secret commun, la clef d’un mystère à la fois scientifique et spirituel. Les trois textes présentent des circonstances propices aux confidences et aux récits d’événements extraordinaires, à la marge du fantastique, qui rappellent ce que C. S. Lewis identifiait comme l’un des motifs kiplingiens fondamentaux : « l’intimité du cercle fermé19 ». Kipling étant lui-même franc-maçon, il est familier de ces sociétés fondées sur une dynamique double d’inclusion et d’exclusion, et les reproduit fréquemment à diverses échelles dans ses nouvelles. Les trois textes que nous abordons ici rassemblent à chaque fois des personnages liés par un intérêt ou un savoir commun, ce qui leur permet de ne s’exprimer parfois qu’à demi-mot, ce qui accentue le mystère de ces intrigues dont la dimension fantastique n’est pas toujours affirmée.
55Cette atmosphère apparaît déjà dans « Le perturbateur de trafic » dans Tours et détours, où le narrateur anonyme nous présente le narrateur second en entourant le récit d’un contexte vraisemblable qui annonce le thème et l’atmosphère de l’histoire de Dowse, gardien de phare devenu fou de solitude et naufrageur :
Laissant de côté toutes ces histoires ainsi que la manière étonnante dont il les introduisait, j’en raconterai une seule ici, telle que Fenwick me l’a contée, et qui n’est pas la moins stupéfiante. Elle me fut livrée par bribes, au milieu du bruit de patins à roulettes des lentilles en rotation, du mugissement poussé au-dessous de nous par la corne de brume, des appels venant de la mer en réponse, et du choc des oiseaux de nuit qui se heurtaient imprudemment aux vitres. Cette histoire concernait un certain Dowse […]. (Pléiade 2, p. 9)
56Dans l’intimité de la cabine du phare et dans le secret de la nuit qui les entoure, une relation de confiance s’établit entre le narrateur et son interlocuteur. Le narrateur prend dans un second temps le rôle du narrataire : c’est lui qui établit le pacte avec Fenwick, et à travers lui le lecteur accepte ce conteur, par identification. Tzvetan Todorov explique que cette identification triple entre narrateur, personnage témoin et lecteur supposé est particulièrement importante dans les récits fantastiques car elle code ce qui définit en propre ce genre :
Ce rôle du lecteur, la plupart du temps, ne reste pas implicite mais se trouve représenté dans le texte même, sous les traits d’un personnage témoin ; l’identification de l’un à l’autre est facilitée par l’attribution à ce personnage de la fonction de narrateur : l’emploi du pronom de la première personne « je » permet au lecteur de s’identifier au narrateur, et donc aussi à ce personnage témoin qui hésite quant à l’explication à donner aux événements survenus20.
57L’intimité ne réside pas seulement dans la relation entre les deux narrateurs, mais aussi – et surtout – dans celle qui unit le narrateur extradiégétique et le lecteur : ce dernier se reconnaît dans cette figure de l’auditeur. L’expérience de la lecture silencieuse reproduit les conditions de l’écoute intime.
58La photographie, le télégraphe et le cinéma sont trois modes de transmission à distance des paroles ou des images qui ne connaissent pas l’obstacle des frontières naturelles, comme le souligne Shaynor dès les premières lignes de « “T.S.F.” » : « “C’est une chose étrange, cette invention de Marconi, n’est-ce pas ?” remarqua M. Shaynor, en toussant bruyamment. “Rien n’a l’air de la contrarier, d’après ce qu’on me dit… ni les orages, ni les montagnes ni le reste […].” » (Pléiade 3, p. 475) Il s’agit bien de transporter de façon presque immatérielle images et mots, en s’affranchissant des données physiques, des obstacles et des distances : la communication à distance signale un changement radical d’appréhension de l’espace pour ses utilisateurs, nécessitant une adaptation.
59On peut identifier la photographie et le cinéma comme des prolongements de l’évolution technique et esthétique amorcée par le train, l’automobile et l’avion : les nouveaux moyens de transport se déplacent dans des paysages qui deviennent des décors que les passagers regardent passer devant eux ; la photographie et le cinéma deviennent des moyens de transport symboliques mais aussi concrets, transportant quant à eux à la fois l’image jusqu’à son spectateur et le spectateur jusque dans le monde représenté, s’il se laisse, comme l’on dit, « emporter par son imagination ». La question de savoir ce qui est transporté, de l’objet photographié, de la photographie ou bien du spectateur, est plus complexe qu’en apparence.
60Dans « Madame Bathurst », le fait que l’on voie la gare de Paddington dans une salle de spectacle du Cap ne signifie bien entendu pas que le monument ait bougé, ni que le spectateur se trouve à Londres. Symboliquement, toutefois, la distance entre les deux lieux se trouve comme abolie pour le temps de la projection cinématographique. Edgar Morin analyse ce phénomène ainsi, reprenant l’idée d’ubiquité déjà évoquée : « Le film à l’échelle du plan comme à l’échelle d’ensemble du montage, est un système d’ubiquité intégrale qui permet de transporter le spectateur en n’importe quel point du temps et de l’espace21. » La confusion des repères géographiques s’étend plus largement dans la nouvelle, comme si l’hésitation provoquée par cette projection à distance empêchait toute localisation précise : depuis le Cap, Vickery voit la gare de Paddington mais il y reconnaît surtout Mme Bathurst, patronne d’un bar près d’Auckland en Nouvelle-Zélande. À la question naturelle que lui pose Pyecroft : « J’me d’mande ce qu’elle fait en Angleterre », Vickery répond « C’est moi qu’elle cherche. » (Pléiade 3, p. 586), réponse absurde géographiquement puisqu’il se trouve au Cap, mais compréhensible s’il se trouve projeté symboliquement à Londres par le film. L’ubiquité provoquée par le cinéma est donc bien in fine celle du spectateur, même si elle caractérise d’abord le point de vue de la caméra. Vickery est victime de la puissance d’illusionnisme de la projection cinématographique, puisqu’il se croit à Londres quand il voit le film qui y a été tourné.
61Durant ces projections, Vickery se trouve assimilé à une machine : il ne parle presque plus, répète chaque jour les mêmes actions dans le même ordre et sa façon principale d’exprimer des émotions est de faire cliqueter son dentier, c’est-à-dire la partie la plus purement mécanique de son corps. Ce cliquetis est comparé à celui du télégraphe, « y faisait cliqueter ses quatre fausses dents comme un télégraphe Marconi » (ibid.), comme si Vickery communiquait en morse avec l’image de Mrs. Bathurst. Transporté dans ce monde sans distances, il subit le même type de transformation que le personnage de Shaynor – il devient émetteur, l’assistant pharmacien se faisant quant à lui récepteur, mais l’image est similaire. Il s’invente un mode de communication libéré des contraintes matérielles, devenant son propre outil, son propre instrument technique, et créant par là même un espace dans lequel imaginaire et réalité se rejoignent sans contradiction.
62« Au terme du voyage » raconte aussi un transport d’image, par la photographie cette fois, mais il ne s’agit plus d’importer une image réelle dans une représentation imaginaire du monde, mais bien d’obtenir une photographie réelle à partir d’une vision imaginaire : Hummil, épuisé par le travail et le climat indien, a des cauchemars et des visions d’horreur, au point d’en mourir de peur malgré les conseils et les médicaments de son ami médecin, Spurstow. Après sa mort, ce médecin prend une photographie de l’œil du mort, suite à une discussion avec deux autres amis sur cette mort inacceptable, à défaut d’être inexplicable :
« Ça ne relève pas de la science médicale.
— Quoi ?
— Ce qu’on voit dans l’œil d’un mort.
— Par pitié, ne parlez plus de cette horreur ! dit Lowndes. J’ai vu un indigène pourchassé par un tigre mourir de pure frayeur. Je sais ce qui a tué Hummil.
— Comme si vous en saviez quelque chose ! Je vais essayer pour voir. » Et le médecin se retira dans la salle de bain avec un appareil Kodak. Au bout de plusieurs minutes, on entendit un bruit de marteau réduisant quelque chose en miettes, et il ressortit pâle comme un linge.
« Vous avez une photo ? dit Mottram. À quoi cela ressemble-t-il ?
— C’était impossible, bien entendu. Ce n’est pas la peine de regarder, Mottram. J’ai déchiré la pellicule. Il n’y avait rien dessus. C’était impossible.
— Ça », articula distinctement Lowndes, en observant Spurstow qui tentait de rallumer sa pipe d’une main tremblante, « ça, c’est un satané mensonge. » (Pléiade 1, p. 1204)
63Plusieurs explications sont avancées par le médecin – arrêt du cœur ou apoplexie due à la chaleur – ainsi que par le domestique indien – une lutte avec la Peur – mais aucune ne satisfait totalement le médecin lui-même. Il s’en remet alors à la photographie pour, paradoxalement, donner à voir l’invisible, comme si la sensibilité de la pellicule était plus grande que celle de l’œil. Le face-à-face entre l’objectif et l’œil n’est pas représenté, le cliché non plus : comme dans d’autres textes à tonalité gothique, Kipling use ici de l’ellipse et du hors-champ pour accentuer encore l’horreur suggérée. Cette nouvelle s’inscrit ainsi en droite ligne des croyances selon lesquelles la photographie a à voir avec le surnaturel, comme le rappelle Edgar Morin :
Presque à sa naissance, dès 1861, la photographie a été happée par l’occultisme, c’est-à-dire un « digest » de croyances et de pratiques englobant aussi bien le spiritisme, la voyance, la chiromancie, la médecine des guérisseurs, que les diverses religions ou philosophies ésotériques. […] la photographie est au sens strict du terme présence réelle de la personne représentée, on y peut lire son âme, sa maladie, sa destinée22.
64L’hypothèse selon laquelle Hummil serait mort fou est invalidée par la conclusion en demi-teinte de la nouvelle, puisque son délire semble s’inscrire matériellement sur la pellicule, prouvant la réalité de ses visions : plutôt que fou, il est hanté par cette « chose » innommable. La photographie a été dès ses débuts utilisée dans des recherches ésotériques, car l’on pensait qu’elle révèlerait l’invisible : c’est ce qui se passe ici, suppose-t-on sans autres preuves que le tremblement de Spurstow, que Lowndes attribue à sa frayeur devant l’image qui hante encore la pupille de Hummil. L’appareil photographique devient le moyen transgressif qui permet au médecin d’entrer dans le monde imaginaire de son ami, au-delà de la mort, se transportant ainsi dans un espace irréel. Cette révélation implique aussi l’idée que l’œil du mort a conservé l’image des visions, fonctionnant lui-même comme une photographie.
65Nous avons vu dans la première partie de cette étude comment le franchissement des frontières physiques et politiques, comment tout voyage même par extension, peut devenir chez Kipling un haut fait aventureux. Ici, par contraste, il nous montre des personnages qui ne voyagent pas mais sont transportés dans des mondes inquiétants par le biais des techniques modernes de communication. Elles leur permettent de s’affranchir des distances, de franchir des limites symboliques en explorant les marges de la réalité et de la fiction. Ces nouvelles à la frontière du fantastique, du gothique et de la chronique réaliste ont souvent été décrites comme obscures, voire incohérentes : nous y voyons plutôt l’extension de la réflexion de Kipling sur la notion d’espace, libérée cette fois des contraintes du réalisme étroit et postulant la possibilité d’une véritable ouverture du texte à l’imaginaire du lecteur.
Notes de bas de page
1 Herbert L. Sussman, « The Romance of the Machine: Rudyard Kipling », Victorians and the Machine, the Literary Response to Technology, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1968, p. 194-227.
2 Ibid., p. 212. (Traduction de l’auteur)
3 Maurice Renard (1875-1939), auteur de nouvelles et de romans associant le merveilleux, le fantastique et le scientifique des récits d’aventure, représentant du genre du « merveilleux scientifique ». On peut citer notamment Le docteur Lerne, sous-dieu (1908), roman dédié à H. G. Wells ; les contes réunis dans Le voyage immobile (1909) ; Le Péril bleu (1912) où apparaissent des extraterrestres qui ont tout pouvoir sur l’humanité ; et Les Mains d’Orlac (1921), grand succès, mélange de fantastique et de roman policier.
4 L’article de 1909 de Maurice Renard « Du merveilleux scientifique et de son action sur l’intelligence du progrès » est commenté dans : Jacques Baudou (dir.), Les Cahiers de l’imaginaire, no 5, « Maurice Renard, romancier et théoricien du merveilleux scientifique », septembre 1981.
5 Nicholas Daly, Literature, Technology, and Modernity, 1860-2000, Cambridge, CUP, 2004, p. 20. (Traduction de l’auteur)
6 Rudyard Kipling, The Naulahka, London, Macmillan, « The Bombay Edition », vol. 8, 1913, p. 45. (Traduction de l’auteur)
7 Ibid., p. 48. (Traduction de l’auteur)
8 Ibid., p. 51. (Traduction de l’auteur)
9 Martin Green, Dreams of Adventure, Deeds of Empire, London & Henley, Routledge & Kegan Paul, 1979, p. 272-273. (Traduction de l’auteur)
10 Edgar Morin, Le cinéma ou l’homme imaginaire. Essai d’Anthropologie Sociologique, Paris, Éditions de Minuit, 1956, p. 69.
11 Nicholas Daly, Literature, Technology, and Modernity, op. cit., p. 69.
12 Henry James, Letters, vol. 4 « 1895-1916 », Leon Edel (dir.), London & Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1984, p. 70. Lettre à Grace Norton, du 25 décembre 1897. (Traduction de l’auteur)
13 H. G. Wells, The New Machiavelli, London, John Lane, 1911, p. 128-129.
14 Evelyne Hanquart-Turner, « Devoir et liberté : “The Ship that Found Herself” de Kipling », Cahiers victoriens et édouardiens, no 33, avril 1991, p. 39.
15 Herbert L. Sussman, Victorians and the Machine, op. cit., p. 201-202. (Traduction de l’auteur)
16 Philip Mason, « Kipling’s ‘Wireless’, Further Thoughts on the Individual Nature of Poetic Inspiration », Kipling Journal, no 273, mars 1995, p. 12. (Traduction de l’auteur)
17 Nicholas Daly, Literature, Technology, and Modernity, op. cit., p. 44. (Traduction de l’auteur)
18 Daniel Tron, « “Sans fil” : la muse magnétique de Rudyard Kipling », dans Rudyard Kipling, Sans Fil et autres récits de science-fiction, Danièle André, Daniel Tron et Aurélie Villers (trads.), Villefranche-sur-Mer, Éditions du Somnium, 2009, p. 245.
19 C. S. Lewis, « Kipling’s World », dans Kipling and the Critics, Elliot L. Gilbert (dir.), New York, New York U.P., 1965, p. 112.
20 Tzvetan Todorov, Les genres du discours, Paris, Seuil, « Points Essais », 1978, p. 57.
21 Edgar Morin, Le cinéma ou l’homme imaginaire. Essai d’Anthropologie Sociologique, Paris, Éditions de Minuit, 1956, p. 70.
22 Edgar Morin, Le cinéma ou l’homme imaginaire, op. cit., p. 28.
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