Chapitre 1. La promotion du port franc
p. 17-44
Texte intégral
1À la fin du xviie siècle, comparée à Venise même déclinante, Trieste ne comptait pour presque rien. Ce fut sa chance ! En 1857, dans deux entretiens parus dans le New York Tribune, Karl Marx, interrogé sur les raisons des réussites de l’économie américaine, renverra au port habsbourgeois choisi comme modèle :
Pourquoi Trieste et pas Venise ? Venise, c’est la cité mémorielle. Trieste avait, comme les États-Unis, l’avantage de ne pas avoir de passé. Peuplée de commerçants et de spéculateurs italiens, germaniques, anglais, français, grecs, arméniens, juifs en un mélange multicolore, elle ne ployait pas sous les traditions1.
2Autre similitude avec les États-Unis, celle-ci desservait un vaste espace soumis à une même autorité politique. Cette création du port franc prenait alors place dans le cadre d’une géopolitique tenace et cohérente de la dynastie habsbourgeoise, et en premier lieu, d’une réflexion mûrie de Charles VI.
Le double front des Habsbourg en mer du Nord et dans l’Adriatique
3Deux ans à peine après le traité de Karlowitz, éclate la guerre de Succession d’Espagne qui contraint l’empereur habsbourgeois Joseph Ier à s’engager en 1701 sur un autre front que le sud afin que les Pays-Bas méridionaux ne soient pas dévolus à Philippe d’Anjou, petit-fils de Louis XIV. L’Angleterre, les Provinces-Unies néerlandaises et l’empire, alliés contre la France, obtiennent aux traités d’Utrecht en 1713, puis de la Barrière en 1715, la création d’une province « tampon » entre la France et les Provinces-Unies néerlandaises : une Belgium austriacum catholique surveillée par quelques garnisons de protestants néerlandais. Le nouvel empereur Charles VI qui, en 1711, a succédé à son frère Joseph Ier, choisit comme gouverneur de cette contrée la main de fer d’Eugène de Savoie. Pas pour longtemps, car ce brillantissime condottiere italo-savoyard est ensuite rappelé pour prendre la tête des armées sur le flanc méditerranéen afin de contenir l’avancée ottomane. Il cède donc cette gouvernance à la sœur de l’empereur, Marie-Elizabeth, qui se trouve confrontée à des troubles dans le Brabant. Le prince Eugène reviendra lui prêter main-forte dès la paix conclue avec les Turcs à Passarowitz.
4Depuis que lui ont été dévolus ces Pays-Bas méridionaux, Charles VI s’est mis à rêver des Indes orientales, ayant retenu que la création au début du xviie siècle d’une Compagnie néerlandaise des Indes orientales – la plus grande puissance capitaliste maritime alors jamais créée – avait fait la fortune d’Amsterdam et d’Anvers. Il fut impressionné par la réussite de cette marine marchande transocéanique, dont la prospérité est illustrée par l’éclosion de l’étonnante peinture flamande qui scelle l’avènement d’une bourgeoisie sobre mais fière d’elle-même : qu’on songe au Banquet des officiers du corps des archers de Saint-Georges (1616) de Franz Hals ou aux Syndics de la guilde des drapiers (1662) de Rembrandt. Hélas pour lui, la fermeture des Bouches de l’Escaut, fleuve qui achevait son cours dans les Provinces-Unies indépendantes, allait marquer un coup d’arrêt dans le développement de ce port d’Anvers devenu autrichien2.
5Il importe d’avoir à l’esprit ce double engagement autrichien, mer du Nord/Méditerranée, pour comprendre les visées de Vienne dont Trieste va bénéficier. Première leçon : Charles VI a appris durant la guerre de succession d’Espagne que la fortune d’un État dépend de sa puissance maritime. Il a en tête qu’au xviie siècle les Provinces-Unies émancipées s’étaient prodigieusement enrichies avec leur Compagnie des Indes orientales, sans méconnaître que l’Angleterre a désormais pris le dessus en devenant, grâce à d’énormes investissements, la nouvelle reine des mers. Charles VI a déjà mis en œuvre cette double priorité : côté mer du Nord, il s’est réservé le droit de nommer directement le stathouder (gouverneur) d’Anvers et celui d’Ostende, deux ports d’importance vitale. Simultanément lui est déjà venue l’idée d’aménager d’urgence le port de Trieste et de libérer l’Adriatique des tutelles vénitienne et turque.
Charles VI impose la liberté de navigation dans l’Adriatique
6Dès 1714, une guerre éclate à nouveau entre la Sérénissime et la Sublime Porte3. Les Vénitiens reculent en Grèce et sont défaits en Crète. Au printemps 1716, les Autrichiens viennent leur prêter main-forte sur terre. Le brillant chef de guerre Eugène de Savoie, revenu en urgence des Pays-Bas autrichiens, défait les Turcs à Petrovaradin en Voïvodine, puis à Timisoara en Roumanie. L’année suivante, il l’emporte plus laborieusement à Belgrade, ottomane depuis 1521. Compte tenu des difficultés d’acheminement par voie de terre, le rayon d’action de ce condottiere hors pair se révèle impressionnant. De ces territoires disputés proviendront nombre d’immigrés slaves, quand un port franc sera équipé.
7En cette même année 1717, n’en déplaise à ses alliés vénitiens, Charles VI promulgue une « patente di commercio » proclamant la liberté de navigation dans l’Adriatique, longtemps monopole du Doge, et qui cesse ainsi d’être le golfo di Venezia. Ses conseillers d’Anvers ont pu s’inspirer du Mare liberum4 d’Hugo Grotius, juriste des Pays-Bas qui, dès le xviie siècle, avait esquissé un droit international de libre circulation sur les mers, osant ainsi contester le monopole maritime que tentait d’imposer la Grande-Bretagne. Ce « permis de commercer » garantissait une protection aux vaisseaux sous pavillon autrichien et considérait comme pirate quiconque y ferait obstacle. L’empereur viennois agissait en colbertiste : en effet, l’État devait intervenir pour soutenir le commerce maritime de ses sujets.
De l’art d’affaiblir l’allié et de s’entendre avec l’adversaire
8La paix est signée en 1718 à Passarowitz (nom local serbe : Posarevac) entre Vienne et Constantinople sur la base des territoires conquis par les armées en présence, ce qui désavantage la cité des Doges moins présente sur terre. Les Turcs cèdent à l’Autriche le nord de la Serbie (dont Belgrade) ainsi qu’une partie de la Bosnie au sud de la Save (dont Sarajevo). Des Serbes orthodoxes changent ainsi de maître, et quelques-uns, commerçant désormais sous le drapeau autrichien, viendront bientôt s’installer à Trieste. Un phénomène à comparer avec la paix de Karlowitz, qui avait permis à des Croates catholiques de bénéficier en Dalmatie de la protection de Venise.
9La Sérénissime signe à son tour un traité de paix avec le sultan. Basé lui aussi sur la position des armées en fin de conflit, cet accord est pour elle un marché de dupes. Elle doit restituer aux Turcs la Morée (Péloponnèse) d’où proviendront nombre de Grecs débarqués à Trieste, des ports de la Crète, vénitiens de longue date, ainsi que la riche Corinthe. Venise est alors affaiblie dans son commerce maritime, même si elle garde les îles Ioniennes grâce au succès de sa flotte au large de Corfou. Par contre, elle consolide ses positions en Dalmatie et jusqu’en Albanie. Si la côte adriatique orientale reste apparemment son domaine, les accords bilatéraux austro-turcs visent à l’affaiblir.
10Les motivations religieuses de ces conflits ne tenaient qu’à l’exigence d’une religion d’État servant d’assiette au pouvoir politique. Cette guerre contre les Turcs a été engagée par les Habsbourg, non pas pour libérer l’Europe chrétienne de l’emprise islamique, comme voulait encore le faire croire la sainte ligue en 1571 à la bataille de Lépante5 – même si cette motivation a pu jouer chez des combattants grecs et serbes brimés sous le joug ottoman –, mais pour renforcer des positions économiques. Au moment où Charles VI l’a déclarée, il faisait déjà réaménager le port de Trieste, sachant que celui d’Anvers allait être handicapé par la fermeture des Bouches de l’Escaut, entérinée à Utrecht (1713).
L’accord commercial austro-turc et la création du port franc
11Dans les accords de paix de Passarowitz (1718), les Turcs concédaient aux marchands de l’empire autrichien la liberté de commercer dans les territoires de l'empire ottoman, et donc aux navires triestins le droit de débarquer à Constantinople ou à Smyrne. Autre avantage de l’accord (moins intéressant pour Trieste) : il impliquait la liberté de navigation sur le Danube qui à l’époque traversait en partie des terres ottomanes. Une clause commerciale stipulait que tout commerçant en provenance de l’un des deux empires bénéficierait de taxes réduites de moitié par rapport à la concurrence lorsqu’il écoulait ses marchandises dans l’autre empire. Charles VI espérait ainsi gagner des marchés turcs. C’est parfois l’inverse qui se produisit : des Grecs et des Serbes provenant de l’empire ottoman, et donc sujet turcs, vinrent faire fortune à Trieste. Nous verrons comment certaines mesures les inciteront à demander leur naturalisation.
12Puis en 1719, Charles VI concéda la liberté de circulation et d’installation des commerçants et artisans étrangers sur tout le territoire de l’empire. Il accorda spécifiquement à Trieste (ainsi qu'à Fiume/Rijeka rattachée à la couronne de Hongrie) le statut privilégié de port franc6, avec tous les avantages fiscaux et douaniers que cela comportait : franchise des dépôts de marchandises ; garantie d'immunité des navires étrangers et protection des personnes en cas de guerre ; droits d’acheter bâtiments et terrains ainsi que d’exercer commerce et industrie. Il amorçait ainsi, quasiment ex nihilo, la création d’un emporium susceptible d’attirer des marchands étrangers.
13En créant ce port franc, il ne s’agissait pas seulement de provoquer un afflux de la mer vers les terres via Trieste, porte d’entrée. Ce port devait, pour Charles VI et ses conseillers, devenir une rampe de lancement pour conquérir les marchés du Levant. D’où la création en 1719 d’une compagnie de navigation de l’État qui seul disposait dans l’immédiat des capitaux nécessaires afin de montrer l’exemple, créer la confiance. Cette Imperiale privilegiata compagnia orientale ouvrit un chantier naval à Trieste. Dix ans plus tard, des lignes de bateaux desservaient tant bien que mal Constantinople et Smyrne.
14En octobre 1732, Charles VI nomma à Trieste un « consul pour les nations grecque et ottomane » ce qui signifiait – pour les sujets chrétiens orthodoxes et musulmans – un capitaine, Giacomo Baseo, Grec originaire de Nauplie (Nauplia di Romania en italien), port du Péloponnèse. Par le terme de « consul » il faut comprendre, non pas un représentant désigné par l’autorité de provenance (soit le sultan, soit par délégation le patriarche de Constantinople), mais un hôte relevant du gouverneur autrichien de la ville et qui, dans un local domicilié, était chargé d’accueillir une catégorie d’étrangers pour leur offrir une aide pratique (surmonter l’obstacle de la langue, constituer un carnet d’adresses, connaître les règles à observer, etc.). Baseo conserva son poste sous le règne de Marie-Thérèse, précieuse continuité.
15Son activité s’inscrivait dans le cadre des accords commerciaux austro-turcs de Passarowitz qui prévoyaient la réciprocité d’un point d’accueil. Or dans les nombreux ports ottomans de la Méditerranée, les Triestins ne trouvèrent sur place aucun « consul » pour les orienter ; seulement des Levantins, descendants d’émigrés génois ou vénitiens7, qui avaient séculairement noué des liens commerciaux avec la marine marchande de Venise encore mieux équipée (pas pour très longtemps). Les voiliers triestins subissaient aussi les assauts de corsaires parfois complices avec des États concurrents. Néanmoins, cette compagnie d’État périclita. Le colbertisme seicentesco s’essoufflait.
16Il faudra du temps pour changer la donne dans ce port en voie de modernisation. Pour une juste appréciation de l’apport quantitatif et qualitatif des immigrants, on se souviendra qu’en 1735, on ne dénombrait guère plus de 7 000 habitants dans le tout nouveau port franc. Les effets de cette politique volontariste furent lents et d’autant plus difficiles qu’en 1736 éclata entre la Sublime Porte et l’Autriche un énième conflit au terme duquel Charles VI dut restituer Passarowitz et la rive droite de la Save.
Les Habsbourg inspirés par le double engagement nord-sud des Tsars
17Le modèle russe, fondé comme la Maison d’Orange sur la persévérance, inspira initialement les Habsbourg : la préoccupation primordiale d’un empire continental européen demeurant le libre accès au grand large, au nord comme au sud. Cet impératif était aussi celui de l’empire russe dont la double visée était d’avoir un débouché sur la Baltique et un second sur le Pont-Euxin. C’est en pionnier, au terme du siècle d’or hollandais, qu’en 1697, le tsar Pierre le Grand était venu, incognito, visiter les chantiers navals d’Amsterdam. Ensuite, en 1703, ce novateur fit construire sur des marais au débouché de la Neva ce qui deviendra Saint-Pétersbourg (au prix de la mort de milliers de serfs !) afin d’attirer les négociants de la Baltique. Côté sud, ce dernier visait la Crimée ottomane mais dut se contenter d’Azov prise dès 1696, perdue en 1711 et reconquise en 1736. Or, ce port qui n’offrait qu’un débouché étroit en mer Noire n’était pas reconnu par l’empire ottoman. Dans cette émulation, les Habsbourg obtinrent mieux au sud mais perdirent les Pays-Bas autrichiens.
18Les Russes durent attendre la victoire, en 1770, des troupes de Catherine II sur celles de Mustapha III pour que soit conquise la Crimée. En 1787, la tsarine fera une visite triomphale de cette péninsule, accompagnée d’ambassadeurs étrangers et surtout de l’empereur autrichien Joseph II. Ce dernier manifestait un vif intérêt pour tous les ports méditerranéens où il avait mandaté un chargé de mission triestin, Antonio de Giuliani, que nous présenterons.
19Prudente, la grande Catherine avait commencé dans ces années 80 par construire à Sébastopol un port de guerre. En 1794 sera fondé sur les vestiges d’un ancien comptoir grec Odessos, grand port russe en mer Noire et ville investie par des marchands installés à Trieste et qui deviendra elle aussi cosmopolite. À Odessa, promue port franc, se retrouveront en provenance du bassin danubien et de la Méditerranée des marchands de toutes origines : des Turcs qui n’abandonnèrent pas la ville lors des multiples conflits turco-russes en mer Noire ; des italophones – notamment triestins8 –, arrivés en nombre lors du blocus continental napoléonien quand les Français occupaient leur ville, au point que « l’italien » devint à Odessa la langue d’usage et du commerce (comme à Trieste), voire des plaques de rue (jumelé avec le russe), des passeports, actes notariés et affiches de théâtre9. À partir de 1830, des Grecs de leur nouveau royaume affluèrent ici au point que leur langue prévalut. Des germanophones, après avoir été colons dans les plaines à blé d’Ukraine, s’y urbanisèrent ; des juifs s’y réfugièrent lorsque des pogroms les chassèrent de l’Europe de l’est et ceux-ci finirent par constituer le tiers des habitants ; on y rencontrait aussi des Slaves et d’autres Levantins. Féconde pluriethnicité de ces ports méditerranéens tenus par des puissances continentales !
Contré côté atlantique, Charles VI mise sur Trieste... et sur sa fille
20Charles VI tenta de remédier à la récession d’Anvers due à la fermeture des bouches de l’Escaut en relançant le port d’Ostende qui avait un accès direct à la mer du Nord. Il y fonda, en 1722, une Compagnie des Indes, pendant de la Compagnie du Levant créée à Trieste en 1719. Anglais et Néerlandais tentèrent de faire obstacle à ce nouveau concurrent. Pour les contrer, Charles VI signa, en 1723, un traité de commerce avec le roi du Portugal : les vaisseaux habsbourgeois furent ainsi autorisés à utiliser les ports portugais avant de partir à la conquête de l’Extrême-Orient. Deux des trois navires de la compagnie, pionniers autrichiens dans le contournement de l’Afrique, parvinrent à ouvrir des comptoirs au Bengale10.
21Hélas pour lui, sous la pression des Provinces-Unies, de l’Angleterre et de la Prusse, Charles VI fut contraint de suspendre en 1727 les privilèges concédés à la compagnie d’Ostende, puis de la fermer en 1730, afin d’obtenir de ses adversaires la reconnaissance de la Pragmatique Sanction en faveur de sa fille. Conséquence : il ne lui restait plus qu’à concentrer sa géopolitique maritime à Trieste. Restait alors la compagnie orientale triestine, en capacité de gagner les Indes11. Il nous semble que le « bonhomme » (bonus au sens de valeureux) qui, en septembre 1723, était allé se faire couronner roi de Bohême à Prague, a été sous-estimé par rapport à sa chère Marie-Thérèse, lui qui s’est battu corps et âme pour mettre le pied de sa fille à l’étrier.
22Le grand obstacle au développement du port franc à long terme était la barrière alpine. Jusqu’alors, les voies de communication fréquentées en direction du nord par le Tarvis partaient de Venise ; elles avaient séculairement permis aux marchands vénitiens d’atteindre les foires de Bavière. Charles VI fit donc aménager tant bien que mal une route qui, de Trieste, joignait tour à tour Ljubljana et Klagenfurt en direction de Vienne. Ces travaux colossaux avançaient lentement. En conséquence, tout au long du Settecento, la majorité des bateaux en transit à Trieste battaient encore le pavillon de San Marco, ne serait-ce que pour prendre en charge les marchandises arrivées d’Orient et les acheminer via Venise en Europe centrale. De Vienne, par terre et par voie fluviale, des marchandises passaient par Amsterdam ou Hambourg l’hanséatique, ou le long du Danube jusqu’en mer Noire. La partie n’était donc pas gagnée pour Trieste où nombre de marchands n’étaient encore qu’en transit.
23Si les arrivants ont commencé à affluer sous le règne de Marie-Thérèse, son père avait bien préparé le terrain et garanti la succession. Après elle, Joseph II tentera une dernière fois, mais en vain, de forcer le passage des Bouches de l’Escaut. Ce trio familial a essuyé les plâtres tout en parvenant, non sans difficultés à la fin du xviiie siècle, à créer les conditions du développement du commerce maritime de leur emporium en Méditerranée.
24Quant à la transmission de la couronne impériale convoitée par Frédéric de Prusse, elle fut tumultueuse. La Pragmatique Sanction conçue par Charles VI pour assurer la succession de sa fille sur le trône fut difficilement validée au traité de Vienne en 1738. Le valeureux prince Eugène venait de mourir : adieu les victoires ! Attaqué par les Turcs, pourtant aux prises avec les Russes excédés par les raids des Tatars en Crimée, l’empereur autrichien sera contraint de rétrocéder au traité de Belgrade en 1739, le nord de la Serbie et les territoires bosniaques obtenus à Passarowitz. Néanmoins, les accords commerciaux austro-turcs furent renouvelés, énième preuve que là était l’essentiel et que la guerre n’était que le moyen de faire bouger le rapport de force sans acrimonie religieuse.
25Au décès de Charles VI, l’année suivante, éclata la guerre de succession d’Autriche. Sa fille sauva de justesse son héritage patrimonial. Toutefois, en tant que femme, elle n’avait pas droit à la couronne impériale : c’est François de Lorraine, depuis longtemps son fiancé et enfin son époux, qui parvint à être élu empereur en 1745. Or, c’est pourtant elle, archiduchesse d’Autriche et reine de Hongrie et de Bohême, qui sera la véritable autorité politique des terres habsbourgeoises, l’empereur ne s’intéressant, lui, qu’au domaine culturel. Cette femme de caractère et avisée comprit que la Prusse de Frédéric II lui fermait la Baltique, qu’à l’est et en Orient l’empire russe et l’empire turc lui barraient la route et surtout que la France lui avait infligé de sévères défaites dans les Pays-Bas autrichiens si bien que cette fenêtre sur la mer du Nord risquait d’être perdue, ce qui adviendra bientôt. Il était donc temps de renforcer et de développer ce port méditerranéen que son père avait affranchi.
Marie-Thérèse promotrice d’un emporium accueillant et conquérant
26En 1749, la paix revenue, Marie-Thérèse, sur le conseil du baron Marenzi, gouverneur de Trieste, étendit la franchise douanière à l'ensemble de la ville afin que les marchandises ne soient pas seulement en transit dans le port puis détournées sur Venise. Pour créer un pôle attractif pour les investisseurs, il ne suffisait pas de faciliter le passage du négoce en gros provenant de la Méditerranée orientale. Afin d’aimanter des ressources humaines en les incitant à s'installer à demeure, elle concéda une liberté de culte qui n'allait pas de soi avant la Révolution française et qui, d'ailleurs, constituait un privilège limité à ce centre d’immigration.
27En 1751, Marie-Thérèse fit alors aménager le port San Carlo dont les activités changèrent de dimension : furent construits deux grands môles, une nouvelle douane, le canal de Ponterosso qui introduisit les embarcations au cœur du centre ville et, du point de vue sanitaire, un aqueduc et deux lazarets. Hélas, le choléra frappa encore la ville malgré les mises en quarantaine. Aux alentours, la vigne et les salines, notamment celles du Val di Rivo, furent recouvertes par les rues en damier du borgo teresiano12 en extension, au grand dam des vignerons et des sauniers. Certains ont considéré comme un handicap le fait que ce port, adossé au Karst, ne disposait pas à l’arrière de vastes terres agricoles non seulement pour nourrir ses habitants – encore peu nombreux au milieu du xviie siècle – mais pour exporter. Or, l’on sait que les cités dont la noblesse possédait de grandes propriétés foncières aux environs et qui vivaient sur leurs rentes, ont souvent entravé la montée en puissance d’une bourgeoisie novatrice.
28En 1754, est créée une école de navigation pour former des capitaines au long cours là où il n’y avait séculairement que des pêcheurs côtiers. Toutefois son siège était à Vienne car ces gens de mer devaient aussi gérer la navigation sur le Danube en direction de la mer Noire, autre visée des Habsbourg. Pour partir à la conquête des marchés orientaux, Marie-Thérèse se rendit compte que le quasi-monopole de la Compagnie orientale d’État, utile pour une mise en route, décourageait des investisseurs privés désormais présents. Héritière d’un mercantilisme princier, elle décida de laisser jouer la concurrence. On passa ainsi du colbertisme au libre-échangisme. Des compagnies de navigation de plus en plus tentaculaires se lancèrent, non seulement en Méditerranée orientale, mais sur la route des Indes. Cette action vaudra à l’impératrice, entre autres hommages, un vibrant éloge posthume de Carippo Megalense alias Carpaccio qui saluera en termes épiques le « grandiose môle San Carlo », indestructible, et le large Canal ouvert aux grands navires, œuvres de la « bénéfique, sage et très clémente13 » impératrice. L’expression de cette reconnaissance demeure secondaire dans un livre qui est avant tout une apologie de la mondialisation du commerce qui jusqu’alors se limitait le plus souvent à un échange entre deux États.
C’est alors que l’on commença à parler d’établissements dans les contrées les plus séparées et les plus lointaines de notre globe : se formèrent des compagnies ; s’ouvrirent des compagnies d’assurances, banques de prêt, de change, et de chambres d’escompte. On s’employa à perfectionner la marine ; la construction navale devint essentielle ; les vaisseaux marchands se multiplièrent et des flottes entières couvrirent les mers pour protéger les précieux chargements pour le compte de leur Nation. [...] À ce sommet de gloire et de grandeur marchande était encore destinée cette étroite baie sur les rivages de laquelle s’étend Trieste14.
29Ironie du sort : ce texte fut publié en 1805 juste avant que l’occupation française et le blocus continental imposé par Napoléon ne provoquent l’effondrement de l’économie triestine. Les Habsbourg avaient donc eu raison de ne pas miser que sur Trieste.
30En mer du Nord, en accordant de nouvelles franchises à Anvers, Marie-Thérèse a tenté aux alentours de 1760 de relancer l’activité sans grands résultats. Un homme va renverser le cours des choses. Né à Amsterdam en 1739 d’un père allemand et d’une mère anglaise qui le fit baptiser selon le rite anglican, Wilhelm Bolts s’est formé dans ce port prestigieux désormais soumis à la concurrence anglaise. D’abord employé de la Compagnie britannique des Indes orientales, il se mit à son propre compte et dénonça dans un ouvrage l’exploitation éhontée à laquelle se livrait dans le Bengale son ancien employeur qui le pourchassa en vain. Il s’allia avec le banquier anversois Charles Proli et les deux hommes décidèrent de s’investir à Trieste en fondant une Société triestine pour les Indes orientales après avoir convaincu Marie-Thérèse et son fils de se tourner vers le grand large.
31Se lancer sur la route des Indes en contournant l’Afrique était un grand défi car jusqu’ici les navigateurs triestins se contentaient de sillonner la Méditerranée orientale. En 1776, sur un navire battant pavillon autrichien et baptisé Joseph und Theresia, Bolts appareilla à Livourne, port franc allié plus que concurrent, avec l’accord de Léopold de Toscane, frère cadet de l’imminent Joseph II et qui lui succèdera en 1790 à la tête de l’empire. Pour rejoindre les Indes lointaines par l’Atlantique, il était en effet plus économique de partir des côtes toscanes que du fond de l’Adriatique. Cette entente dynastique entre Vienne et la Toscane explique que des Livournais viendront en retour tenter leur chance à Trieste. Cette expédition était principalement financée par Charles Proli, auquel Vienne avait accordé le titre de baron.
32Cependant, en 1781, le navigateur et son financier se brouillent. L’empereur Joseph II vient en personne exercer son arbitrage à Bruxelles. Il en résulte une « Compagnie impériale de Trieste et d’Anvers », ultime illustration de cette politique maritime habsbourgeoise à deux fenêtres. Les activités portuaires triestines seront stimulées par l’esprit d’entreprise de Bolts. Néanmoins, l’État, qui veille au grain, est encore intervenu pour lui faciliter la tâche.
33À l’automne 1784, Joseph II essayera une dernière fois de forcer le blocus des Bouches de l’Escaut mais il devra y renoncer explicitement au traité de Fontainebleau l’année suivante. Durant la Révolution française, les Autrichiens seront définitivement chassés des Pays-Bas (malgré deux brèves restaurations de l’empereur du Saint Empire Léopold II puis de son fils François15) et la compagnie des Indes orientales sera dissoute. En somme, dans leur politique maritime, les Habsbourg se sont bien gardés de ne miser que sur Trieste : ils y furent cependant contraints car la mer du Nord était trop éloignée de leur assise centrale.
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Les résistances locales des patriciens, des sauniers et des pêcheurs
34La crème des immigrés constitua une bourgeoisie marchande animée d'un esprit d'entreprise qui faisait défaut aux aristocrates locaux et aux propriétaires terriens de la vieille commune. Attachés à leurs particularismes et à l'autonomie municipale, les patriciens souhaitaient le maintien d'octrois et de la gabelle, cette taxe qui frappait les sauniers des marais alentour. Ils vécurent mal cette levée des barrières douanières. En 1732, des incidents vont marquer un tournant : de jeunes nobles veulent contraindre un négociant germanique, désireux d'acheter une cargaison d'huile, à payer un octroi désormais illégal. Ils le molestent et le juge local ne les sanctionne pas. Vienne décide alors d'imposer une révision des statuts municipaux : les juges ne seront plus élus par la classe patricienne mais désignés à la cour impériale. Les édiles perdaient ainsi leurs prérogatives. Bref, l’oligarchie communale séculaire se voit-elle submergée par un emporium cosmopolite institué par un empire continental qui a besoin de créer un appel d’air en ouvrant largement sa porte sur la Méditerranée16.
35La rivalité entre le capitaine, représentant de l'empereur, qui résidait sur la colline de San Giusto et les patriciens du palais communal situé à son pied, était caduque : en 1749, le capitaine abandonna le château et ses vénérables ruines romaines pour se rapprocher du centre des affaires. La noblesse locale qui avait prospéré grâce aux octrois, vécut très mal ce bouleversement car la bourgade de quelques milliers d’habitants devenait lentement mais sûrement un emporium pluriethnique. Aux alentours de 1750, un visiteur vénitien relevait que les patriciens étaient obstinément « opposés aux gens venus d'ailleurs et au commerce17 », tandis que ces derniers étaient soutenus par le gouverneur Antonio Rodolfo Marenzi de Mahrenzenfeld. Ils comptaient sur le pouvoir central viennois pour faciliter les échanges en obtenant des simplifications administratives. Par exemple, il n'y eut plus qu'un seul tribunal de commerce et de change pour régler tous les litiges. Cette rationalisation n’affecta pas que le port franc. Sur un territoire désormais pluriethnique, le souverain habsbourgeois, note Negrelli, « n’accept[ait] plus l’extrême fragmentation des particularismes patriotiques liés à de petites autonomies nobiliaires ou communales décadentes18 ».
36Le gouverneur autrichien et ses conseillers s’attendaient aussi à rencontrer sur place des résistances de la part des pêcheurs et sauniers de la bourgade. La pêche journalière faisait vivoter quelques gens de mer et leur clientèle de proximité. Le sel servait à conserver les aliments frais consommés sur place ainsi que ceux en transit. D’ailleurs Predrag Matvjevitch a relevé dans son Bréviaire méditerranéen la présence constante de marais salants auprès des ports de la Grande Bleue. Si l’assainissement des rives, lors de la modernisation des quais autour de nouveaux bassins nécessita la disparition des marais et vieux débarcadères au cœur du port, des salines seront néanmoins sauvegardées à Zaule et à Muggia dans les faubourgs sud19.
37Dans la rue, les nouveaux venus des Balkans attirés par ces franchises se faisaient remarquer : entre eux, ils se parlaient d’une manière incompréhensible aux « gens du coin ». L’accent et leur vocabulaire dérangèrent sur le coup les oreilles locales. Néanmoins, les anciens et les nouveaux s’accordèrent linguistiquement grâce aux échanges quotidiens. Au fil des années, la langue de la rue évoluera du tergestin ancestral (rhéto-roman) à une variante coloniale du vénitien introduite par les immigrants, notamment les navigateurs et les exilés des anciennes colonies de la Sérénissime tombées sous le joug des Turcs. Et peu à peu dans ce melting pot, la sauce prendra...
Le côté interlope du port
38Envers du décor de la prospérité : dans le sillage des hommes d’affaires arrivèrent aussi des aventuriers, des escrocs et quelques repris de justice, une réputation sulfureuse qui inquiétait d’autant plus les « braves gens » que le port était ouvert aux délinquants qui avaient commis des délits en dehors des terres habsbourgeoises, une manière de leur offrir une seconde chance. Ayant séjourné dans le port franc en 1824, Niccolò Tommaseo, italien de Dalmatie, grand lettré et bientôt irrédentiste, en a gardé une mauvaise opinion encore perceptible dans une lettre à un ami en 1847 : « dans cette terre barbare de Trieste, parmi le tourbillon de cette contumace triestine où sont accueillis des gens de chaque langue, de chaque religion, de chaque coutume et où le commerce remue une centaine de langues », on rencontre « peu d’inventivité, beaucoup d’habileté, peu d’études, beaucoup d’agitation, peu de vie, telle est Trieste20».
39Cette faune a notamment inspiré Jules Verne pour inventer la scène initiale de la geste épique de Mathias Sandorf où deux malandrins s’accoquinent avec un banquier véreux pour dénoncer des conspirateurs hongrois à Trieste en 186721. Qu’en était-il réellement ? Examinons le témoignage de deux Triestins et d’un Allemand de la fin du xviiie siècle et du début du xxe siècle.
40Dans son carnet de voyage, le peintre et architecte allemand Karl Friedrich Schinkel fut enchanté par la beauté du site citadin et par l’animation « méridionale » du port. Cependant, ce qui l’effraya fut la traversée du Karst et son relief d’apocalypse : « l’impression désertique est accrue par l’insécurité des routes. De la Turquie et de l’Istrie, des gitans et des mamelucks pénètrent en bande dans cette zone et chaque jour on est informé de rapines et d’assassinats22 », d’où son choix de se déplacer les jours de marché où le risque serait moindre. Certains de ces délinquants devaient bien gagner la ville, même si elle était assurément mieux quadrillée que les campagnes.
41Le préfet de police Pittoni met en avant l’esprit de tolérance qui règne entre gens de nations et de religions diverses. Toutefois, ayant affaire aux délinquants, il en dresse une classification ethnique. Puis il distribue bons et mauvais points en accordant le beau rôle aux minorités religieuses comme si la faveur qui leur était faite et leur organisation communautaire en petit nombre avaient opéré un salutaire autocontrôle :
[...] les protestants, les grecs23, les juifs sont des nations sagaces, sans vices ; les gens issus des États pontificaux, de Vénétie ou de Naples sont actifs, pleins de vitalité, enclins à la sensualité et au vol, voire sanguinaires ; les Dalmates sont extraordinairement actifs et robustes, bons navigateurs mais sanguinaires et voleurs ; il y a beaucoup d’étrangers qui ont commis des délits et particulièrement des meurtres24.
42Il est donc sévère pour ceux qui arrivent d’Italie (entendue comme expression géographique) et qui ont en commun d’être catholiques et de mieux comprendre le parler de la rue, c’est à dire de se sentir plus vite chez eux. Ce qui sociologiquement nous paraît une pente naturelle. Il s’agit donc du compte-rendu tranchant d’un responsable de la sécurité qui prend aussi en compte l’utilité socio-professionnelle du nouveau venu. Ce préfet aura peut-être été influencé par les stéréotypes que véhiculaient certaines descriptions de voyageurs en quête de pittoresque. Il est compréhensible que l’effet de surprise de cette nouvelle société bigarrée tende à forcer le trait. D’où le choix romanesque de Jules Verne.
43Dans sa description de la ville, un intellectuel comme Antonio de Giuliani n’ignora pas le côté interlope d’une « population composée de nations variées, et en partie de gens en fuite, bandits, criminels et étrangers nécessiteux ». Toutefois cet esprit éclairé faisait confiance à la vertu rédemptrice du travail en assurant que cette couche de la société vivait ici paisiblement parce que « l’homme né pour être agité y trouve dans l’exercice aisé de son industrie son bonheur et son contentement25 ». Optimisme bientôt démenti : sous le règne de Joseph II, ce patricien féru d’économie adressa une supplique à l’empereur où il dénonçait l’esprit malin des spéculateurs, les malversations des trafiquants du port, la déstabilisation de la noblesse, exprimant ainsi son désarroi.
Un patricien éclairé rallié à Joseph II : Antonio de Giuliani (1755-1835)
44Si la plupart des familles nobles ancestrales s’arc-boutèrent pour défendre leurs privilèges et l’autonomie communale en dénonçant le mercantilisme en vogue, une éminente figure du patriciat local prit le parti contraire. Antonio de Giuliani, qui sera plus tard promu baron, était l’héritier de deux grandes familles triestines, les Giuliani – côté paternel – et les Bonomo – côté maternel –, lignée désormais en difficulté financière car son père était très endetté. À Vienne où Antonio fit des études de droit avec des professeurs marqués par l’esprit des Lumières, il prit conscience, en lisant Montesquieu et des physiocrates qui prônaient « la liberté des grains », de l’ascension européenne d’une bourgeoisie commerçante.
45Il approuva, en conséquence, la modernisation et rationalisation de la circulation des marchandises déjà réalisées par Marie-Thérèse dans le port et le borgo teresiano. En 1774, à Vienne où ce lecteur de Herder réside et s’exprime en allemand, il plaide en vain pour la création d’une université à Trieste en vantant la diversité des « nations » – au sens médiéval du terme26 – qui s’y retrouvent. Pour contourner une éventuelle censure de ses écrits par des médiocres, il s’adresse directement à Joseph II qui lui inspire confiance. L’empereur27 apprécie les réflexions de Giuliani qui seront publiées, en 1785, sous le titre : Riflessioni politiche sopra il prospetto attuale della città di Trieste. Il y envisageait une perspective de développement économique en tenant compte des données géographiques selon la leçon de Montesquieu qui avait relevé que l’empereur habsbourgeois pouvait, grâce à la position de Trieste, commercer avec les Indes orientales à moindre frais que les autres nations d’Europe en négociant un passage terrestre par l’isthme de Suez28.
46Dans ce plaidoyer en faveur de la bourgeoisie marchande, il relève aussi des points faibles comme la carence de capitaines au long cours. Puis, Joseph II le charge d’une mission délicate, laquelle consiste en l’observation des ports du pourtour méditerranéen pour en étudier la stratégie de développement. Grâce à cette tournée, cet homme éclairé se forgea ainsi une conception avisée du libre-échangisme. Il put notamment observer que l’activité maritime avait augmenté dans l’Adriatique et que la Méditerranée orientale, qui avait accouché de grandes civilisations – égyptienne, phénicienne, grecque –, pouvait désormais reprendre vigueur. Il reconnaissait néanmoins que « les guerres les plus sanglantes ont éclaté à cause de jalousies commerciales29 ».
47À trente-cinq ans, ce jeune homme précoce adhère à la franc-maçonnerie tout en désapprouvant l’action trop brutale des Jacobins français. Ainsi, le siècle des Lumières s’achève-t-il par la bonne entente du plus libéral des Habsbourg et d’un noble triestin de vieille souche qui gagne sa confiance tout en publiant ses réflexions en italien. Notons que la Bourse de commerce triestine lui demanda à plusieurs reprises, au début du xixe siècle, d’aller défendre les intérêts triestins dans la capitale habsbourgeoise. Ce ne fut pas à vrai dire la priorité de Giuliani qui voyageait beaucoup en Europe (comme Joseph II dans sa jeunesse) afin de comprendre plus globalement le développement de la civilisation mitteleuropéenne. Visionnaire, il estimait que les ressources d’un territoire, si étendu soit-il, ne sont pas inépuisables, et que toute civilisation qui commet l’erreur de pousser au maximum son développement est proche de sa chute. Il convenait donc, selon lui, de rééquilibrer le vaste domaine habsbourgeois en investissant prioritairement le long du Danube et vers les ports de la Baltique, sans pour autant sacrifier Trieste – sa ville natale – où il reviendra finir ses jours en 1831, quatre ans avant son décès.
48En tout cas, « Vienne capitale » ne manquait pas d’alliés triestins pour défendre ses intérêts géopolitiques. Le baron de Giuliani, aristocrate érudit, fit alliance au nom de ses convictions intellectuelles dans une vision mitteleuropéenne contre la plupart des patriciens locaux soucieux de leurs intérêts à court terme. Par conséquent, il ne peut donc être confondu avec les gros investisseurs et leurs obligés qui firent allégeance par intérêt et qui parfois prirent parti contre les révolutionnaires de leur nation d’origine.
La répression contre un indépendantiste grec à Trieste
49En 1797, Rhygas Pheraios (transcrit Rigas Fereos en italien), un enseignant fasciné par la philosophie des Lumières et par la Révolution parisienne, natif de Thessalie où il avait abattu un notable turc persécuteur, publia à Vienne un manifeste en faveur d’un mouvement de libération de la Grèce encore sous le joug ottoman, sans que la police autrichienne le censure. Les Habsbourg n’étaient pas visés par ce texte puisque ce patriote était au contraire un réfugié comme tant d’autres qui avaient fui les Balkans. Aussi, rallia-t-il à lui quelques compatriotes, étudiants viennois puis des marchands triestins.
50Son erreur fut de chercher à prendre contact avec les troupes françaises qui occupaient Trieste depuis mars 1797, afin de leur demander de l’aide, ce qui inquiéta les autorités autrichiennes aux longues oreilles. Pheraios en profitait pour acheminer par bateau de la propagande et des armes à ses compatriotes les plus déterminés. Il fut démasqué sur place quand, par suite d’une erreur de la poste, un voisin réceptionna un courrier qui lui était destiné. Ce dernier fut arrêté avec six camarades dont un commerçant gréco-triestin, Antonio Coronios. La police autrichienne les livra ensuite au sultan à Belgrade où Pheraios fut torturé puis étranglé en juin 1798, pendant que ses camarades furent noyés. Il avait, en outre, composé un hymne patriotique, le Thourios – publié cette année-là à Corfou qui venait d’être libérée par les troupes françaises –, un poème qui devint un hymne national pour la diaspora30.
51Alors que vingt ans plus tôt Marie-Thérèse accueillait des Grecs et des Serbes persécutés par les Turcs, l’empereur François II, plus réactionnaire que son père Léopold II, livra ainsi un patriote grec aux Turcs ! Ce n’est pas seulement la personnalité du prince qui a changé, c’est tout un climat répressif antirévolutionnaire que Metternich va incarner à Vienne, en réaction aux visées impérialistes de Napoléon. Quant à Pheraios, cet animateur d’une petite avant-garde allait devenir un héros national et réveiller jusqu’à Trieste la conscience patriotique de sa nation. Il y aura un printemps des peuples.
Les coups de tonnerre des trois occupations françaises
52Les coups de boutoir de Bonaparte mué en Napoléon déstabilisèrent Trieste, ce qu’illustrent les volte-face de l’unique hebdomadaire triestin qui prit la précaution de changer de nom à chaque changement du pouvoir politique. « L’Osservatore triestino », fondé en 1784 sous strict contrôle autrichien par le lettré arcadien Giuseppe de Coletti31, avait pour symboles la Renommée (qu’on retrouvera sous la forme d’une sculpture au sommet du palais Carciotti) et la Justice. Cette gazette avait évidemment condamné les exécutions de Louis XVI, de Marie-Antoinette « l’Autrichienne » et autres excès révolutionnaires. En 1797, à la veille de l’arrivée des troupes conduites par Bernadotte, elle se métamorphosa en Gazzetta di Trieste avec pour devise Liberté et Égalité. Les Français partis, L’Osservatore refit surface, puis La Gazzetta renaquit de ces cendres lors du retour de l’armée napoléonienne. Bref, cette feuille initialement conservatrice deviendra réactionnaire au sens propre, toute honte bue d’avoir choisi par deux fois de se travestir, tout en demeurant, sous ses deux costumes, une courtisane. Lors d’un congrès en 1991, l’auteur d’une étude sur la presse triestine durant les occupations napoléoniennes ne cache pas son antipathie dans sa conclusion : « Le Napoléon Bonaparte qui loge à Trieste en avril 1797, ne serait-ce que pour un seule nuit, n’est pas seulement un envahisseur ; il a mis sa propre italianité au service d’une nation qui associe désormais la croisade de la liberté et de l’antéchrist à son traditionnel appétit de conquêtes32. »
53Les temps étaient si déstabilisants que les opportunistes ne savaient plus où donner de la tête. En 1792, la République française faisait la guerre à François II, tout juste promu empereur du Saint Empire romain germanique (ce sera le dernier par un décret de Napoléon) pendant que sa tante Marie-Antoinette – fille de Marie-Thérèse – était mise aux arrêts et sera guillotinée l’année suivante.
54D’abord occupée de fin mars à la mi-octobre en 1797, Trieste ne s’en tira pas trop mal par rapport à la République de Venise qui rendit l’âme dès la première occupation, pour être ensuite revendue aux Autrichiens par le général en chef Bonaparte au traité de Campo-Formio. Que le territoire vénitien se soit retrouvé sous la coupe germanique comme la Trieste cosmopolite qui parlait dans les rues presque la même langue qu’à Venise a pu faire prendre politiquement conscience aux Triestins éclairés de leur italianité. Les milieux francs-maçons du port franc, qui avaient été réprimés dès que François II avait succédé à Joseph II en 1792, prirent langue avec des groupes jacobins car ils avaient encore une image positive du général Bonaparte qui apparaissait comme l’exportateur des idées nouvelles. Les juifs locaux étaient a priori bienveillants : en France, la Révolution les avait émancipés. Isaia Norsa qui dirigeait dans cette dernière décennie du siècle les scuole pie normali ebraiche était pro-français33. Aron Vivante fut à Trieste le premier juif à accéder à une charge de magistrat grâce au général Masséna.
55Par contre, les patriciens perdirent leurs derniers privilèges lors de la modernisation radicale des institutions municipales, ce que la Restauration autrichienne se gardera de remettre en cause. Pietro Kandler, collaborateur de L’Osservatore, déplora que ni le maire ni ses adjoints ne fussent nés à Trieste : lui qui était de souche écossaise ! Soupirs d’un archéologue passionné par les fouilles romaines et historien de sa ville natale.
56L’envolée économique du port franc a connu un énorme trou d’air lors des deux dernières occupations sous l’égide d’un Napoléon devenu empereur. Un exemple spectaculaire : Antonio Rossetti avait développé une compagnie de navigation en direction de l’Europe du Nord, ce qui lui avait valu d’être anobli par Marie-Thérèse en 1775. Sur sa lancée, il avait ensuite ouvert une modeste compagnie d’assurances. Mais ses affaires tournèrent mal du fait de la récession. Son fils Domenico, laureato en droit à Vienne en 1800, vint à son secours en ouvrant un cabinet de jurisconsulte spécialisé en droit maritime mais ne put que limiter les dégâts34. Il saisit ainsi l’opportunité de devenir l’éphémère conseiller légal de la famille Murat. Ensuite, lors de la troisième occupation, Joubert, intendant en chef de Napoléon, le chargea du prélèvement des impôts. Toutefois, comme ce Rossetti junior épluchait lois et décrets pour limiter les prélèvements fiscaux, il fut destitué et déporté à Palmanova. Un comble : les Autrichiens le soupçonneront de double jeu, mais de retour en grâce ce juriste sera promu procureur civique de sa ville natale, de 1817 à sa mort en 1842.
57Les plus riches négociants et hommes d’affaires triestins durent payer aux occupants de lourds dédommagements de guerre. Ainsi Napoléon finançait-il ses campagnes. Par conséquent, les entreprises les plus riches vacillèrent sous l’énormité des impositions. Le Grec Demetrio Carciotti fut pris en otage avec trois autres compatriotes, Andrulachi, Catraro et Tabisco, puis emprisonné avec vingt-sept autres notables citadins (dont une veuve Mauroner) dans la forteresse de Palmanova. Ils ne furent libérés qu’après deux mois d’enfermement et le paiement d’une rançon conséquente. Côté serbe, Jovo Curtovich avait été à son tour interné à la prison de Palmanova dès 1806 et rejoint par un autre otage, Stefano Risnich qui, libéré, fut chargé avec Teodoro Mechsa d’établir pour les forces d’occupation la liste des contribuables à surimposer et les montants des versements individuels. Une manière de le compromettre, tout comme Rossetti junior.
58Le blocus continental décrété par Napoléon réduisit drastiquement le trafic maritime dans l’Adriatique. Le pire survint en 1808, lorsque plusieurs dizaines d’entreprises qui avaient spéculé à la hausse sur des produits importés par des navires anglais firent faillite. Vienne, qui avait annoncé qu’elle fermerait ses ports aux Anglais, laissa contre toute attente entrer leurs produits, ce qui fit chuter les prix.
59Le feu follet corse se crut alors tout permis : Metternich qui avait été nommé ambassadeur en France à la demande de Napoléon – car il pratiquait bien le français – fut expulsé de Paris en avril 1809. Le temps de rentrer à Vienne, il trouva la capitale autrichienne occupée par l’armée française et Napoléon s’offrit le plaisir malin de l’inviter au château de Schönbrunn, ce que le vaincu déclina en attendant de prendre sa revanche au congrès de Vienne.
Le port franc humilié durant l’aventure des Provinces illyriennes
60Cette année-là, l’Autriche vaincue à Wagram céda à la France Trieste, Gorizia, la Carniole, la Croatie et la Dalmatie. Pour la première fois depuis des siècles, Trieste fut soustraite à la domination des Habsbourg de 1809 à 1813 et réduite à n’être plus que le chef-lieu de l’une des provinces illyriennes baptisée Istrie. Ces territoires rassemblés dans ces « Provinces illyriennes » eurent pour capitale Laybac, la future Ljubljana. Choix logique pour des terres très majoritairement slaves, mais cette soumission du port franc à une ville slovène contraria vivement les triestins, y compris ceux qui avaient sympathisé avec la Révolution française. En 1812, après trois années d’une occupation qui allait se prolonger jusqu’en 1813, Trieste chuta de 37 000 à 24 000 habitants et l’on ne comptait plus les faillites. Ce cauchemar s’acheva en 1813 lorsque l’Autriche reprit la main grâce aux Anglais35.
61On portera au crédit de Napoléon le souci de tenir compte dans ces divisions administratives de la langue locale dominante : Ljubljana devenait capitale illyrienne et chef-lieu d’une Carniole majoritairement slovène – première concrétisation d’une gestion territoriale par cette nationalité – et Fiume/Rijeka chef-lieu d’une Croatie dite « civile », tandis qu’une Croatie dite « militaire » était chargée d’endiguer au sud le front de l’empire turc.
62En tout cas, l’armée napoléonienne dut parfois se battre pour maîtriser certains territoires. Ceux qui tinrent tête aux occupants français furent les Monténégrins. Petar Njegos, futur prince-évêque du Monténégro retracera plus tard dans son épopée lyrique La Couronne des montagnes (1847) le combat de son peuple, le seul à n’avoir jamais été complètement asservi par les Ottomans, ni par les Français. Romantique exalté, Gérard de Nerval fasciné par un Orient mythique sera aussi sensible à cette cause en s’inspirant probablement de cette épopée (ou du moins de ce qu’on lui en rapporta), dans deux poésies. Son Chant des femmes en Illyrie évoque la fierté des combattantes insoumises de cette « montagne noire » qui domine les Bouches de Kotor : « Là-haut sur ces monts / Nous triomphons : / l’infidèle est maître des plaines. » En effet, ces massifs peu accessibles et les gorges étroites de la Cerna Gora sont propices à la résistance armée de petits groupes mobiles. Plus audacieusement, son Chant monténégrin stigmatise les Français. Lorsque Napoléon exhorte ses troupes à se lancer à l’assaut de ces « montagnes hautaines », les Monténégrins lancent un défi aux assaillants « car la montagne a des abîmes / pour vos canons ; / Les rocs détachés de leurs cimes / iront broyer vos escadrons36 ». Il composera ensuite, en 1849, Les Monténégrins, drame lyrique où il exprimera sa solidarité avec les peuples en lutte pour leur indépendance, suivant ainsi l’exemple de Byron mort en 1824 à Missolonghi où il alla soutenir la cause grecque.
63En novembre 1813, la défaite des Français à la bataille des Nations à Leipzig permit à l’Autriche de reprendre la main à Trieste qui fut, par voie de mer, reprise aux Français vainement repliés sur la colline de San Giusto. Les exilés reviendront à la Restauration, mais leur frayeur avait été forte37. Durant ces bouleversements où, sous les déferlantes des Français, la Sérénissime s’effondra, fut vendue aux Autrichiens par Napoléon au traité de Campo-Formio en 1797, puis reconquise par le même empereur en 1805, avant de retomber sous la coupe des Habsbourg à la Restauration, les entrepreneurs triestins avaient perdu leurs repères et furent ainsi satisfaits du retour à la stabilité. Ils comprirent néanmoins que leur port n’était pas l’éternel débouché privilégié de la Mitteleuropa et qu’une Venise désormais autrichienne risquait de devenir la « préférée » de Vienne.
64La Révolution française de 1789 avait provoqué l’éveil d’un sentiment national chez des peuples gouvernés par des dynasties étrangères à leurs particularismes. Les monarques, souvent cousins par alliance, se redistribuaient des territoires au gré des traités sans se soucier des frontières linguistiques. Or les esprits triestins les plus éclairés par les Lumières, sensibles aux idées jacobines, se sentirent floués par l’impérialisme napoléonien. En outre, la récession économique due au matraquage fiscal opéré par l’occupant avait refroidi certaines ardeurs. Si la classe dirigeante et tous ses réseaux économiques accueillirent avec satisfaction ce rétablissement autrichien, les sympathisants de 1789 consternés par la folie des grandeurs de Napoléon, firent tête basse.
Exilés et voyageurs français découvrent la bourgeoisie triestine
65De la Révolution française à l’aventure napoléonienne, quelques Français découvrirent Trieste. Des nobles d’ancien régime traqués par les sans-culottes s’exilèrent sur les terres de « l’Autrichienne », parfois même avant sa décapitation, et certains échouèrent à Trieste en changeant souvent d’identité. Sage précaution : lorsque les armées de Napoléon occupèrent la ville, ces royalistes risquaient alors d’être arrêtés pour trahison. En 1791, le comte de Pongibaud avait quitté son château auvergnat et s’était engagé, avec le grade de colonel, dans l’armée des émigrés dite de Condé. Quand celle-ci fut mise en déroute, il ordonna à ses hommes de se fondre dans les troupes autrichiennes et se réfugia à Trieste. Il y ouvrit un commerce de coton avec des Levantins sous le nom de Joseph Labrosse. Afficher sa noblesse eût été reconnaître une déchéance car dans le port, la bourgeoisie d’affaires tenait le haut du pavé. Là il fit de si bonnes affaires qu’à la Restauration, son fils rejoignit la France, mais lui demeura sur place où il décéda en 1824. Pongibaud n’était pas isolé : son collaborateur, le chevalier Dieudonné Fidédy de Lavergne, seigneur de Fontbonne, était auvergnat comme son nouveau patron et poète à ses heures.
66Giuseppe Caprin, futur garibaldien, confirme que se trouvaient en ville de nombreux émigrés de haut lignage : « le baron de Pontgibaud se cacha sous le nom de Monsieur La Brosse, vendeur de brosses ; les vicomtes de Julliac furent aperçus sous une enseigne de chapeliers38. » Ces gentilshommes déguisés en marchands faisaient ricaner les libéraux qui, s’ils s’adonnaient au négoce, le pratiquaient sans complexe. Pontgibaud devenu leur cible inspira George Sand dans son roman Simon (1836) sous les traits du comte de Fougères qui a fui en Italie durant la Révolution et revient au pays enrichi par le négoce.
67Dans le sillage des troupes napoléoniennes, séjournèrent à Trieste le royaliste Chateaubriand en 1806 puis Charles Nodier durant six mois en 1813, lequel aura un coup de cœur pour cette ville en amphithéâtre entre montagne et mer. Au service de Fouché, Nodier osa soutenir que Trieste fut reconnaissante aux occupants, ce qui est pour le moins une généralisation partisane, même si les mesures législatives de quelques généraux comme Masséna et Desaix furent approuvées par les libéraux. Son roman Jean Bogart composé entre 1812 et 1813 à Trieste puis à Ljubljana raconte la liaison insolite entre une jeune fille d’une bonne et riche famille, triestine d’adoption, et un brigand qui sévissait alentour. Le port cosmopolite était décidément, comme pour le Jules Verne de Mathias Sandorf, un terrain d’aventure idéal.
La retraite de Russie dans la mémoire des Triestins
68Pour solder les comptes, évoquons les jeunes Triestins qui furent enrôlés dans les troupes napoléoniennes (la grande armée comprenait 50 000 Italiens et 30 000 Autrichiens depuis la paix de Schönbrunn). Ils vécurent les horreurs de la campagne de Russie : la retraite hivernale sous les assauts des Cosaques entre le 13 et le 28 novembre 1812. Sur cette déroute de la grande armée, le Trentin Bartolini a laissé un témoignage détaillé et passionnant de ces « jours d’horreur », «misérable et fatal effet de l’ambition sans limite d’un seul homme39 ». Pourtant ce témoin reconnaît avoir été dès la campagne d’Égypte un admirateur enthousiaste de Bonaparte avant d’en déplorer les fautes comme l’obstination de l’empereur à demeurer trop longtemps à Moscou sans négocier, erreur au coût humain désastreux. Toutefois, s’il témoigne de la sauvagerie des Cosaques, il ne dissimule pas les tueries effectuées par son régiment traqué et affamé chez des paysans révoltés contre eux. Ce dernier quitta, par la suite, la cohorte des survivants à Smolensk.
69Parmi les nombreux Triestins juifs, italiens, germaniques, grecs ou slaves qui ont contribué à la publication de ces témoignages en 1847, citons les familles Kohen, Luzzato, Levi, Morpurgo, Parente, Moisè Minerbi ; Armanno, Benussi, Chiozza, Fabris, Gentili, Marconi, Pasqualini, Mauroner, Rusconi, Sartorio ; Anderwald, Buchreiner, Ehrenfreund, Ongher, Rainer, Schwachhoffer, Strudthoff ; Carciotti, Catraro, Cumano, Dragovina ; Bajovich, Calligarich, Iaklitsch, Ivanovich, Milanich, Popovich. Des patronymes très connus et d’autres moins, qui ont promu le poignant récit de cette déroute qui, entre autres conséquences, a saigné Trieste.
La Restauration, paradoxal triomphe d’une bourgeoisie ascendante
70La modernisation radicale des institutions communales triestines opérée par Napoléon a déblayé le chemin des réformes propices au libre-échange. Le pouvoir réel, économique, sera désormais concentré entre les mains des négociants, armateurs et banquiers-assureurs relayés par leurs six élus de la deputazione di Borsa. Ce que va illustrer, sur le tableau chronologique qui suit, le parallèle entre l’essor des Assicurazioni generali et du Lloyd austriaco, figures de proue du capitalisme portuaire, et l’envol démographique grâce à de nouvelles vagues d’arrivants après 1815. La récession provoquée par la tourmente napoléonienne renforça l’attachement de la classe dirigeante triestine à la stabilité de l’empire autrichien. Pour autant, son esprit d’initiative et sa volonté d’innovation ne s’accommodaient pas du conservatisme subtil de Metternich lié aux intérêts de l’aristocratie foncière dans le monde rural. Si la francophilie franc-maçonne fut mise en veilleuse, les graines de la Révolution bourgeoise de 1789 (la Terreur étant mise hors jeu) germeront lorsque les échos du Risorgimento réveilleront à Trieste les consciences politiquement libérales.
71Le paradoxe, c’est en effet que la reprise économique des années vingt à Trieste est en partie redevable d’un esprit nouveau insufflé par ce qui s’est passé en France où une irruption populaire a été maîtrisée par un général issu de ce peuple et fondateur d’écoles modernes avant de devenir le monarque impérial d’une nouvelle noblesse, masque festif de la bourgeoisie ascendante. Dès 1831, Prosper Enfantin, saint-simonien émancipé, mettait les choses au point : « Ce serait une erreur de croire que le fait capital de la Restauration fut la réapparition du jésuitisme et de la vieille noblesse ; son caractère fondamental, c’est le triomphe de la bourgeoisie40. » Certes, Enfantin parle de la France (depuis le succès électoral des libéraux en 1818 et 1827, jusqu’à Louis-Philippe proclamé en 1830 « roi des Français » et non plus sacré roi de France). Toutefois, cet entrepreneur avisé qui œuvrera au développement d’un réseau ferré puis qui se démènera pour convaincre le pacha d’Égypte, Metternich et enfin Lesseps, de l’intérêt de percer un canal à Suez, ne pouvait pas ignorer les visées des armateurs triestins vers l’Extrême-Orient.
72L’idéal saint-simonien revenait en effet à confier la direction des affaires publiques à une élite d’ingénieurs inventifs et d’entrepreneurs innovants, mais tempérés, au sein d’un conseil des Lumières – constitué de savants, de lettrés et d’artistes – afin d’orienter la prospérité en visant le bien commun, la promotion des lettres et des arts et l’instruction des gens du peuple. Nous aurons à cœur de montrer que, dans une large mesure, la Trieste du xixe siècle en sera l’illustration.
73Il en ira différemment dans d’autres provinces plus traditionnelles de l’empire où sévissait, selon le socialiste Vivante, « une clique clérico-agraire fondamentalement anticapitaliste41 » incarnée par le prince Felice de Schwarzenberg à l’opposé de la modernité bourgeoise de Trieste qui, pour un marxiste, était la nécessaire étape préalable ouvrant la voie à un socialisme démocratique. En tout cas le pouvoir viennois ne cessera d’anoblir négociants, armateurs, assureurs et in fine des industriels triestins. En effet, le capitalisme actionnarial qui faisait corps avec le commerce puisque les armateurs prospères devinrent leur propre assureur, devança ainsi le capitalisme industriel qui s’affirmera dans la seconde moitié du xixe siècle.
74Certes, si à la Restauration, le borné empereur héréditaire d’Autriche métamorphosé en François Ier rétablit pour quelque temps l’école des Jésuites supprimée par Joseph II, ce sera Von Bruck, le fils d’un marchand prussien devenu ministre du commerce, puis des finances, qui veillera à la prospérité du port et aux intérêts de la grande et moyenne bourgeoisie. Aussi, cette classe ascendante bénéficiaire du libre-échangisme sera-t-elle libérale, aussi bien du point de vue sociétal – du fait des nombreux mariages civils et/ou intercommunautaires qui y seront pratiqués –, que du point de vue culturel, avec une inclination pour la culture italianisante (romanité antique, Renaissance) complétée par une ouverture sur la culture germanique, deux versants synthétisés par le cadre géopolitique double des Habsbourg qui comprend le Saint Empire romain germanique (rayé de la carte par Napoléon) et leurs protectorats en Italie du Nord et du Centre (royaume lombardo-vénitien, duchés de Toscane, de Parme et de Modène), et enfin la Triple Alliance après la constitution d’un Royaume d’Italie. Une lecture simplement saint-simonienne de cet essor assez prodigieux de la bourgeoisie triestine au xixe siècle serait réductrice et abusive. Néanmoins, ce tableau brossé à grands traits sera étayé par l’analyse de multiples destinées d’immigrés, différents par l’origine territoriale ou par leur culture religieuse et qui sont parvenus à constituer une classe dirigeante dominante42.
Notes de bas de page
1 M. Rossi, « Karl Marx giornalista nel 1857 scrisse : Il porto di Trieste ha un grande futuro », Il Piccolo di Trieste, 20 février 2008, p. 1.
2 La République des Provinces-Unies avait obtenu une première fois la fermeture des Bouches de l’Escaut par le traité de Munster en 1648.
3 Voir M. David, « Trieste entre le Danube et l’Arno », art. cit., p. 27. Celui-ci remarque que la charia imposait au sultan de ne conclure avec les infidèles que des trêves et non une paix durable. En réalité, les intérêts économiques des uns et des autres auront plus de poids que les hadiths.
4 H. Grotius, Mare Liberum sive de iure quod Batavis competit ad Indicana commercia dissertatio, Leiden, L. Elzevier, 1609 (trad. fr. Dissertation de Grotius sur la Liberté des mers traduite en latin, avec une préface et des notes par A. Guichon de Grandpont, Paris, Imprimerie royale, 1845). Joseph II, petit-fils de Charles VI, se déclarera intéressé par l’idée chère à Grotius d’un droit international régulant rationnellement les conflits entre États.
5 Dans la fresque de Véronèse consacrée à la bataille de Lépante, on voit, au-dessus de la bataille navale, un nuage où la Vierge accueille les vainqueurs, sauveurs de la chrétienté : Jean d’Autriche, Venier le Vénitien et Colonna le Romain représentant du Pape. Une mosaïque du xixe siècle reprend ce thème dans la basilique de Fourvière à Lyon, preuve que la récupération religieuse de cette bataille eut la vie dure.
6 Observons qu’un Médicis, Ferdinand Ier, grand-duc de Toscane, avait dès 1591 accordé le statut de port franc à Livourne à des « mercanti di qualsivoglia nazione, Levantini, Ponentini, Spagnoli, Portoghesi, Greci, Tedeschi, Italiani, Ebrei, Turchi, Mori, Armeni, Persiani ed altri ». Néanmoins ce port ne disposait pas d’un arrière-pays aussi vaste. L’esprit d’initiative d’un prince ne suffit pas à lui seul à assurer le succès d’une politique portuaire.
7 Au début du xve siècle, en mer Égée, de grandes familles vénitiennes avaient contrôlé Négrepont et les Cyclades, pendant que des Génois régnaient dans le Dodécanèse et à Smyrne, avant d’être les uns et les autres soumis aux Ottomans.
8 À Odessa, Giovanni Economo et Stefano Risnich, présentés infra et dont les familles étaient implantées à Trieste, étaient-ils considérés, le premier comme grec et l’autre comme slave ou, vaguement, italien ? En tout cas, ils étaient là-bas à l’aise en s’exprimant en triestin.
9 S. Ghervas, « Odessa et les confins de l’Europe : un éclairage historique », dans S. Ghervas, F. Rosset (dir.), Lieux d’Europe. Mythes et limites, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2008, p. 107-124. C’est l’étude de référence sur l’histoire d’Odessa, de sa fondation à la première guerre mondiale. L’auteur ne précise pas quel italien était parlé là-bas : il y a tout lieu de penser qu’il s’agissait du sabir vénitien des échanges en Méditerranée, celui qui allait prévaloir à Trieste.
10 Voir J. Heiss Von Kogenheim, Histoire de l’Empire, contenant son origine, son progrez, ses révolutions, la forme de son gouvernement, sa politique, ses négociations, & les nouveaux réglemens qui ont été faits par les Traités de Westphalie, & autres (1re éd. : Paris, C. Barbin, 1684, 2 vol.), Paris, Compagnie des libraires, 1731, tome 3, p. 55. Il y est question du Saint Empire romain germanique avant sa dissolution par Napoléon.
11 Dans ses Pensées, Montesquieu remarquait que « le commerce à Trieste est bien autrement avantageux qu’à Ostande par la facilité de distribuer les retours en Italie et dans les pays héréditaires » des Habsbourg (Montedite, Édition critique des Pensées de Montesquieu, P. U. de Caen [@Fontes et paginae-Sources modernes], 2013, p. 286). Consultable sur internet via l’url : http://www.unicaen.fr/services/puc/sources/Montesquieu/.
12 Ce modèle des rues en damier fut retenu lors de l’aménagement du port franc d’Odessa et les négociants triestins qui s’y réfugièrent lors des occupations françaises y furent ainsi à l’aise.
13 C. Megalense (pseudonyme d’A. Carpaccio), Saggio sopra il commercio in generale con un prospetto storico per l’ingrandimento della città di Trieste, Trieste, Stamperia Gasparo Weiss, 1805, p. 22-24.
14 Ibid., p. 21. Texte également cité dans l’ouvrage de G. Morandini, Da Te lontano. Cultura triestina tra ‘700 e ‘900 (Trieste, Edizioni Dedolibri, 1989, p. 50-55) avec une introduction avisée de l’auteur (cf. p. 49). Nous traduisons en français les citations.
15 Pour que le lecteur s’y retrouve, précisons qu’en 1806 Napoléon contraignit François II à renoncer une fois pour toutes à la couronne du Saint Empire romain germanique, mais sous l’appellation de François Ier il devint le premier empereur héréditaire d’Autriche.
16 F. Cusin, Appunti alla storia di Trieste, Udine, Del Bianco, 1983, p. 177-212.
17 U. Tucci, « Una descrizione di Trieste a metà del Settecento », Quaderni giuliani di storia, I, 1980, no 2, p. 95.
18 G. Negrelli, « La « nazione » nell’idea di Stato asburgica : considerazioni », Il Pensiero politico. Rivista di storia delle idee politiche e sociali, 2003, vol. 36, fasc. 1, p. 103.
19 E. Ivetic (dir.), Istria nel tempo. Manuale di storia regionale dell’Istria con riferimenti alla città di Fiume, Fiume/Unione italiana, Trieste/Università popolare, Rovigno/Centro di ricerche storiche, 2006, p. 409. Voir également, P. Kandler, « Delle saline di Trieste », L’Istria, Anno III, no 54, 16 septembre 1848, p. 213-216.
20 Cité par E. Ponte, « Medici della Trieste asburgica : dai liberal-nazionali agli irredentisti », Biografie mediche, 2013, no 2, p. 32.
21 G. Bosetti, « Le mythe de Trieste chez Jules Verne », Bulletin de la société Jules Verne, no 116, 4e trimestre 1995, p. 42-51.
22 Propos recueillis en italien par G. Morandini, Da Te lontano, ouvr. cité, p. 110.
23 Par greci, comprendre les chrétiens de religion orthodoxe (sans majuscule initiale dans l’orthographe française lorsqu’il s’agit d’une religion).
24 Cité par R. Finzi, « Trieste perché », dans R. Finzi, G. Panjek (dir.), Storia economica e sociale di Trieste, vol. I, La Città dei gruppi 1719-1918, Trieste, Lint, 2001, p. 54.
25 A. de Giuliani, Riflessioni sul porto di Trieste, [titre original : Riflessioni politiche sopra il prospetto attuale della città di Trieste, 1re éd. Vienne, Fratelli Gay, 1785], édité et préfacé par G. Stuparich, Trieste, Zibaldone, 1950, p. 61-63.
26 Dans les universités médiévales, le qualificatif de « nation » ne s’appliquait pas seulement à un groupe de clercs qui partageait la même langue et/ou la même religion (d’où l’ambiguïté), mais aussi aux marchands de cités cosmopolites telles que Lyon où l’on dénombrait à la Renaissance trois « nations » italiennes (adjectif à entendre comme une expression géographique) : les Génois, les Lucchesi (de Lucques) et les Florentins dont le célèbre Guadagni au nom prédestiné (les gains) dont le fils – assimilé lyonnais – s’appellera Gadagne et dont le palais, aujourd’hui musée, illustre le goût d’un bourgeois pour les arts.
27 Le Prince héritier avait déjà été proclamé empereur tout en laissant sa mère Marie-Thérèse, archiduchesse d’Autriche, régner jusqu’à son décès.
28 Voir A. de Giuliani, Riflessioni sul porto di Trieste, ouvr. cité, p. 61-63 ; Montedite, Édition critique des Pensées de Montesquieu, cit., p. 282.
29 Ibid., p. 81-83.
30 G. Castellan, Histoire des Balkans xive-xxe siècle, Paris, Fayard, 1991, p. 261.
31 Une rue porte encore son nom à Trieste près du Viale Campi elisi.
32 X. Pasticier, « La Rivoluzione francese nella stampa triestina », dans G. Casa (dir.), Influenze ed echi della Rivoluzione francese a Trieste e nel Friuli (maggio 1789 - maggio 1797) (atti del Convegno di Trieste, 18 novembre 1989), Trieste, Edizioni Italo Svevo, 1991, p. 112. Voir également G. Delogu, Trieste « di tesori e virtù sede gioconda ». Dall'Arcadia romano-sonziaca alla Società di Minerva : una storia poetica, Trieste, Società di Minerva, 2015, 279 p. Un long chapitre y est consacré à L’Osservatore triestino (1784-1816).
33 T. Catalan, La comunità ebraica di Trieste (1781-1914). Politica, società e cultura, Trieste, Lint, Collana « Quaderni del Dipartimento di storia dell’Università di Trieste », 2000, p. 173.
34 Sur cette dynastie des Rossetti, présentée infra, voir P. Spirito, « I Rossetti e l’antenato ritrovato », Il Piccolo di Trieste, 24 janvier 2014.
35 Voir J.-O. Boudon (dir.), Les Provinces illyriennes dans l’Europe napoléonienne (1809-1813), Paris, Éditions SPM, coll. de l’Institut Napoléon, 2015, 252 p.
36 G. de Nerval, Poésies, Paris, UGE/1018, 1964, p. 51-52.
37 L. Tassini, « Il governo francese a Trieste (1797-1813) », Archeografo triestino, série IV, vol. VIII-IX, 1945, p. 435-487.
38 G. Caprin, I nostri nonni. Pagine di vita triestina dal 1800 al 1830, Trieste, G. Caprin, 1888, p. 127.
39 B. Bartolini, I giorni d’orrore. Avventure particolari accadute al cav. Bartolommeo Bartolini di Trento antico ufficiale di cavaleria e ad alcuni suoi compagni d’armi dal giorno 13 al 28 novembre 1812 nella campagna di Russia scritte da lui medesimo, Vérone, Tipografia Antonelli, 1847, vol. 2, p. 9 [1re édition : Vérone, Tipografia Antonelli, 1846, 2 vol.]. Dans l’appendice, l’auteur signe Bertolini. Faute du typographe ?
40 Cité dans J.-C. Michéa, J. Julliard, La Gauche et le peuple, Paris, Flammarion, 2014, p. 35.
41 A. Vivante, Irredentismo adriatico : contributo alla discussione sui rapporti austro-italiani [1re éd. Florence, Libreria della Voce, 1912], Gênes, Graphos, 1997, p. 191, note 4.
42 L’universitaire triestine Gilda Manganaro-Favaretto est intervenue sur « Saint-Simon entre socialisme et école élitiste italienne » au séminaire lyonnais consacré à Saint-Simon et saint-simonisme France/Italie en novembre 2009.
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