Chapitre 6
L’espace magique et fantastique
p. 151-171
Texte intégral
1Sandra Kemp expose l’attitude particulière de Kipling vis-à-vis du surnaturel, entre croyance et scepticisme : « Kipling ne souscrit pas toujours à une stricte croyance au surnaturel ; toutefois, une dialectique du scepticisme et de la croyance court dans ses récits et lui permet de prendre la mesure de ce qui ne peut être mesuré1 ». En effet, le surnaturel fait partie intégrante du monde de fiction que Kipling crée depuis ses premiers récits indiens, même s’il n’adhère pas personnellement aux divers courants en vogue à son époque, dont le plus populaire est la théosophie. Les nouvelles marquées par le surnaturel appartiennent à des genres et des contextes très divers, allant de la réincarnation et de la spiritualité indienne aux fantômes gothiques très anglais, mais passant aussi par des domaines tels que la technologie et la psychologie. Outre un réinvestissement de codes littéraires balisés, le surnaturel permet à Kipling d’ouvrir son œuvre à un espace autre sans couper les liens avec le monde réel : l’espace magique et fantastique crée au sein d’un monde réaliste une niche symbolique, repoussant les limites du possible et représentant ainsi la géographie mouvante de l’esprit humain. Il s’agit ici de comprendre en quoi le fantastique joue un rôle central dans la fiction d’un auteur si souvent qualifié de réaliste, tout autant dans le jeu entre surnaturel et réel que dans les images du corps et celles de la conscience projetées par cet éclairage fantastique.
Interfaces fantastiques : défamiliarisation du monde
2Comme l’a montré Todorov, le genre fantastique se nourrit d’une incertitude entre le réel et le surnaturel, d’un doute provoqué, chez le lecteur et le narrateur, par l’intrusion d’éléments étrangers au réalisme que présuppose le texte. Le fantastique naît de ce mélange et nécessite l’installation d’un monde réaliste, quotidien et vivant comme toile de fond, sur laquelle viendront se détacher les éléments surnaturels. D’autre part, comme le souligne Philippe Hamon, « dans le programme réaliste, le monde est descriptible, accessible à la dénomination. Par là, il s’oppose au discours fantastique (l’innommable, l’indescriptible, le monstre, …)2 » : plusieurs nouvelles de Kipling, ainsi que le roman Capitaines courageux, jouent avec ces frontières génériques mouvantes en plongeant le monde dans le brouillard, laissant le lecteur croire à la possibilité d’un développement fantastique du récit sans nécessairement l’actualiser.
3Ici, le brouillard est envisagé en premier lieu en son sens météorologique, ensuite en tant que flou sémantique, représentant une incertitude fantastique et un brouillage des repères interprétatifs. Contrairement à la nouvelle « L’Histoire » de Joseph Conrad, où la brume de mer signifie l’impossible découverte de la vérité par le narrateur3, l’introduction d’un brouillard dans le récit de Kipling est le moyen réaliste d’introduire un mystère dans la perception du monde : cette étrangeté peut alors être exploitée soit en un sens réaliste – le brouillard se déchire et le mystère se dissipe, soit en un sens fantastique – le brouillard est alors ce qui cache et révèle à la fois la présence de quelque chose de surnaturel et d’inexplicable dans le monde familier.
4Dans Périples et découvertes, « Leurs légitimes occupations » fait à nouveau apparaître le narrateur anonyme qui, désireux de connaître le milieu marin, introduit des descriptions savantes et documentées sur ce milieu socioprofessionnel particulier. Il décide d’embarquer sur l’un des navires de la Royal Navy qui partent en mer faire des manœuvres, arrive après le départ du navire sur lequel une place lui avait été réservée, et se laisse convaincre par Emmanuel Pyecroft, autre personnage récurrent chez Kipling, d’embarquer à la place sur son petit torpilleur pour assister ainsi à la farce que l’équipage veut jouer aux gros navires. La nouvelle est très fortement ancrée dans une atmosphère réaliste grâce à l’emploi d’un vocabulaire technique précis, à la retranscription phonétique d’accents particuliers et à un souci constant d’expliquer ce monde inconnu et de le rendre compréhensible. Toutefois, l’atmosphère, au sens simplement météorologique ici, change au cours des manœuvres avec l’arrivée d’une épaisse brume de mer :
Aujourd’hui encore je suis capable de me rappeler à volonté chaque intonation et chaque geste, avec toutes les images qui se fondent à bord, ou aux abords… le bras blanc de Hinchcliffe enfoncé jusqu’à l’épaule dans le nid de frelons de machines en rotation ; […] la première brume légère qui faisait pâlir les ombres de nos cheminées vers l’heure du déjeuner ; le retour au calme et l’apaisement progressifs des lames courtes et joyeuses ; la mer qui se changeait en houle ; la houle qui s’effritait et s’enfuyait en tous sens comme de l’huile ; l’invasion triomphante, quasi audible, des murs de brume errants qui nous traquaient depuis deux heures, et – lanière après lanière, froide comme la tombe – l’offensive du grand brouillard sans fin de l’Atlantique. (Pléaide 3, p. 413)
5Le brouillard recouvre peu à peu la mer, provoquant tout d’abord un effet optique d’affadissement et d’atténuation des contrastes. Le monde reste interprétable et descriptible, mais la perception qu’en a le narrateur est recouverte d’un voile, créant une distance supplémentaire. Puis, dans un deuxième temps, le brouillard crée un écran impénétrable, annulant toute distance puisque les objets ne deviennent visibles que lorsqu’ils sont tout près de l’œil :
Nous réduisîmes notre vitesse à la vitesse minimale, ou guère plus, et nous restâmes à écouter. Bientôt une corne de brume à soufflerie manuelle glapit comme un râle des genêts et, dans un fracas épouvantable, un énorme navire surgit de la brume, littéralement au-dessus de nous. En l’évitant, au milieu des grincements, nous pûmes compter les rivets sur ses tôles, ainsi que les gouttelettes de rosée amassées dessous. (Pléiade 3, p. 414)
6Une scène d’apparition subite d’un bateau pourtant massif figure aussi dans Capitaines courageux, reprenant le point de vue d’un passager de la petite embarcation menacée.
“Aou-ouou-houhou !”, faisait la sirène. “Ting-ding-ding”, faisait la cloche. “Beu-euh !”, faisait la conque, tandis que le ciel et la mer se trouvaient brassés dans une brume laiteuse. Puis Harvey eut la sensation d’un corps en mouvement tout proche et se surprit à lever les yeux, toujours plus haut, sur l’arête humide d’une proue aux allures de falaise, prête à bondir, eût-on dit, par-dessus la goélette. Un petit plumet d’eau coquin ondulait devant la proue, plumet qui, en se soulevant, découvrit une longue échelle graduée en chiffres romains – XV, XVI, XVII, XVIII, etc. – sur un flanc luisant, rose saumon. Il piqua du nez avec un “Ssssouou” à vous glacer le cœur ; l’échelle disparut ; une rangée de hublots cerclés de cuivre passa comme un éclair ; un jet de vapeur retomba dans les mains de Harvey tendues vers le ciel dans un geste d’impuissance ; une projection d’eau brûlante gronda sur la lisse du We’re Here, et la petite goélette, ébranlée, vacilla dans le torrent d’eau déchiré par l’hélice cependant que l’arrière d’un paquebot disparaissait dans la brume. (Pléiade 2, p. 716)
7Le brouillard a pour effet d’annuler les distances et d’accentuer les sons qui, sur l’eau, ont la particularité de porter bien plus loin que sur terre : l’espace est donc privé de ses échelles les plus fiables, provoquant une impression de défamiliarisation et de perte de repères. Mais nous restons ici dans le domaine de l’étrange explicable de façon réaliste, tandis que l’ouverture vers le fantastique ne s’opère que progressivement. Les détails techniques deviennent de moins en moins précis et les distances ne sont plus évoquées par des mesures mais par des estimations. Le vocabulaire migre d’une précision technologique vers une imprécision et une exagération mythologiques :
Les traînées de brume alternaient à présent, denses puis légères, ce qui gênait la vue comme la lumière crue et intermittente de torches électriques mais, tour à tour, nous offrait la vision d’un soleil souffreteux qui lorgnait d’un œil méchant avant de décamper, ensevelissant tout par mille brasses de fond dans des abîmes de vapeurs. À aucun moment nous ne pûmes voir le chalutier, même si nous entendions cliqueter son guindeau, cogner la perche du chalut et tomber sourdement les poissons sur le pont. (Pléiade 3, p. 416)
8Ce passage figure bien l’entrée dans un registre symbolique et imaginaire, à la fois par des références littéraires ou mythiques implicites et par une ouverture plus large du champ métaphorique. L’adjectif « souffreteux » signale l’insinuation d’un imaginaire mélancolique dans l’esprit du narrateur qui commence à s’inquiéter de sa situation. De même, l’expression « par mille brasses de fond » rappelle les gouffres insondables romantiques et s’éloigne de tout réalisme par sa simple exagération. Enfin, le bateau de pêche invisible et pourtant bien présent reprend dans ce passage le mythe du vaisseau fantôme, du Hollandais volant, en particulier dans ses réécritures par les auteurs d’aventure maritime du xixe siècle, chez qui le Hollandais volant a pour particularité d’apparaître soudainement dans une nuée ou d’être entouré d’un halo4. Le texte de Kipling réutilise ce détail de la légende pour montrer que le doute s’insinue dans l’esprit de son narrateur. Suivant l’évolution psychologique de ce dernier pris dans le brouillard, le texte en vient à une notation très explicitement issue d’un imaginaire fantastique : « Ainsi nous flottions dans l’espace comme des âmes à la dérive au fil du temps implacable. La nuit vint s’ajouter à la brume, et je me saisis jalousement de mes membres de peur qu’eux aussi ne se fondent dans la dissolution universelle » (Pléiade 3, p. 416).
9L’incertitude s’étend à l’existence même du monde, qui semble non seulement être totalement invisible sous le brouillard et dans l’obscurité, mais encore fondre et s’anéantir : l’angoisse du narrateur est alimentée par cette disparition et il craint de voir son propre corps disparaître, comme si le brouillard était une sorte de gangrène. L’on retrouve ici l’idée de maladie qui s’appliquait plus haut au soleil, mais l’image dominante reste celle d’une annulation des distances et donc de toute matérialité du monde. L’espace perd ses qualités de donnée positive et présupposée, il est réduit à la même immatérialité et la même fluidité que le temps, devenant ainsi impalpable et incontrôlable. Ne plus avoir de prise sur l’espace, telle est l’angoisse formulée ici.
10Ces passages presque fantastiques restent toutefois à la marge du propos de cette nouvelle, dont le ton est léger : la fonction première du brouillard dans le récit est de créer les conditions de la farce, car l’équipage du petit torpilleur en profite pour aller peindre des cibles sur la coque des gros navires à leur insu, prouvant ainsi leur supériorité stratégique. Ce récit peut ici évoquer en comparaison L’Énigme des sables d’Erskine Childers, roman d’espionnage mettant au premier plan la valeur stratégique de la brume de mer ainsi que celle des petits bateaux pouvant passer inaperçus. Dans « Leurs occupations légitimes », Kipling joue sur la dimension stratégique du brouillard comme le fait Childers. Il ne s’agit pas d’une nouvelle purement fantastique créant une hésitation entre réel et surnaturel, mais d’un récit farcesque qui dépeint le milieu de la marine et provoque à la lecture de certains passages une hésitation entre réalisme et fantastique : Kipling joue ici sur les frontières entre des genres très codifiés en s’aidant du brouillard qui fait disparaître de façon similaire les contours des objets les mieux définis.
11« Incroyable mais vrai », nouvelle incluse dans Tours et détours, appartient quant à elle de façon certaine au genre fantastique : le rôle du brouillard y est similaire à ce que nous venons de voir, mais Kipling choisit dans cette nouvelle-ci d’actualiser pleinement son potentiel fantastique. Trois journalistes, dont le narrateur, sont sur un bateau ; ils regagnent l’Europe depuis l’Afrique du Sud sur le Rathmines et occupent leurs journées oisives en se racontant des histoires. La mer semble calme et le ciel dégagé, mais le navire devient incontrôlable, trop rapide. Même le capitaine ne comprend pas ce qui se passe, jusqu’à ce que trois vagues immenses arrivent, provoquant un raz-de-marée inattendu : « une moitié de la mer semblait se dresser de vive force au-dessus de l’autre et s’avançait sur nous sous l’aspect d’une colline » (Pléiade 2, p. 130). Après le passage de ces trois vagues, le brouillard enveloppe soudain le bateau et la température baisse fortement. Un dialogue de cornes de brume s’engage entre le Rathmines et d’invisibles objets flottants :
Dans le brouillard lui répondit une des sirènes à vapeur les plus effrayantes que j’aie jamais entendues. Keller devint aussi blanc que moi, car le brouillard, un brouillard glacé, nous enveloppait et il est pardonnable de redouter la mort quand on ne la voit pas approcher. […]
Cette fois nous sifflâmes et rugîmes jusqu’à épuisement de la vapeur, et la réponse faillit nous assourdir. On entendit battre l’eau frénétiquement, à cinquante yards environ de nous, semblait-il, et quelque chose nous dépassa en trombe qui, dans la nuée blanche, paraissait gris et rouge. (Pléiade 2, p. 132)
12Les codes du fantastique apparaissent ici sans ambiguïté : le monde n’est pas explicable, ni même simplement nommable, comme le montre l’emploi de « quelque chose ». L’apparition du premier monstre à la page suivante vient résoudre par le surnaturel l’étrangeté produite en partie par la météorologie : le raz-de-marée explique l’apparition du brouillard, « C’est l’air chaud sur l’eau froide qui cause cette brume, dit le capitaine. Ça devrait se lever sous peu » (Pléiade 2, p. 133). Mais les choses qui ne peuvent pas être des bateaux et qui pourtant répondent à la corne de brume, les monstres marins, sortent des limites du réalisme et ouvrent le texte au fantastique : « À six ou sept pieds au-dessus du bastingage bâbord, dans un halo de brume, et sans plus de support que n’en a la pleine lune, apparut une face. Pas celle d’un homme ni celle d’un animal assurément, car elle n’appartenait pas au monde connu de l’homme » (Ibid.). L’apparition de ce monstre reprend les lieux communs des histoires de fantômes, notamment l’immatérialité et la blancheur maladive, que l’on retrouve ici comme caractéristiques du brouillard qui contamine l’ensemble des objets et des hommes alentour.
13Dans la suite de la nouvelle, les trois journalistes témoins de l’apparition se demandent comment raconter ce qu’ils ont vu et surtout comment être crus de leurs lecteurs : la conclusion tirée par le narrateur est qu’il est impossible de faire passer cette aventure pour un événement réel et qu’il faudra en faire un récit de fiction, lançant une réflexion sur la nouvelle elle-même comme récit factuel, d’où son titre, « A Matter of Fact ». La fiction fantastique peut selon le narrateur rendre compte de l’expérience vécue, tandis qu’un compte rendu journalistique ne serait pas pris au sérieux : ce renversement des valeurs habituellement attribuées au réalisme et au fantastique est intéressant, car il s’agit de démontrer les limites d’une volonté de représenter la réalité de façon neutre. L’une des contradictions du « cahier des charges du discours réaliste », comme l’écrit Philippe Hamon, réside dans cette tension vers une écriture « transparente », « détonalisée5 », qui efface l’instance énonciative, alors même qu’il postule l’existence d’un monde foisonnant. Kipling signale dans cette nouvelle les limites que rencontre le discours factuel quand il cherche à rendre compte d’expériences exceptionnelles : tout en agissant sur son lecteur avec tous les moyens offerts par le fantastique, il prouve la capacité d’une écriture incarnée à faire expérimenter au lecteur les sentiments du narrateur.
14Certains lieux sont en eux-mêmes des interfaces où le monde réel et le surnaturel se rencontrent, provoquant un trouble chez leurs occupants et propriétaires. Dans les nombreuses histoires de fantômes de l’œuvre de Kipling, une superposition de deux espaces symboliques sur le même emplacement amène les vivants et les morts à se disputer ce point d’attache. Suivant un schéma traditionnel, les récits de maisons hantées sont aussi des enquêtes visant à neutraliser le fantôme, à découvrir la véritable raison pour laquelle il hante les lieux et à donner à chacun, mort ou vivant, sa place propre, car comme l’écrit Elliot L. Gilbert,
La morale de ces récits est toujours la même : le monde est fait pour que les vivants y vivent, en effet, ils y sont chez eux, de manière légitime. C’est sans doute pourquoi l’emplacement de nombreux conflits entre les vivants et les morts dans les histoires de fantômes est une maison6.
15Les deux textes les plus intéressants à étudier dans cette optique sont « La Maison prédestinée » et « L’Exorciste », qui, respectivement, ouvrent et ferment le recueil Actions et Réactions, et qui présentent le topos de la maison hantée sous deux aspects différents. La maison guérie de « L’Exorciste » est la plus proche de la tradition des histoires de fantômes du xixe siècle et du début du xxe siècle, tandis que « La Maison prédestinée » ne met pas en scène un véritable fantôme, mais plutôt l’esprit du lieu qui transforme les hommes qui l’habitent, inversant la relation habituelle voulant que les propriétaires modifient un lieu par leur présence. L’acte de propriété devient problématique et paradoxal, amenant les relations de pouvoir à s’inverser, comme nous l’avons vu.
16Dans « L’Exorciste », la maison hantée agit sur ses occupants en provoquant chez eux les symptômes de la dépression la plus noire, mais il leur suffit de sortir de son enceinte, simplement même d’aller dans le jardin, pour ne plus ressentir cette influence néfaste. C’est bien la maison qui est à l’origine du malaise ressenti par le narrateur dès qu’il s’installe dans la chambre d’amis :
C’est à ce moment précis que je pris conscience d’une petite ombre grise, semblable à un flocon de neige vu à contre-jour, qui flottait au fin fond de mon cerveau. Cela m’irrita, et je secouai la tête pour m’en défaire. […] Mais l’obscurité s’empara de moi avant que j’aie pu comprendre le sens du message. Je m’approchai du lit, tous les nerfs déjà malades à l’idée du tourment qu’il allait falloir affronter, et je m’assis, tandis que mon âme, saisie de stupeur et de colère, tombait d’abîme en abîme pour atteindre ces ténèbres effrayantes dont parle la Bible et dont il faut faire l’expérience, comme disent les commissaires-priseurs, pour les apprécier à leur juste valeur.
Pendant une période de temps bien impossible à mesurer, je fus la proie d’une suite ininterrompue d’accès de désespoir, de détresse, de peur, chacun d’entre eux causant une affliction séparée et distincte, au point qu’ils finirent par se confondre et que j’entendis un déclic dans mon cerveau semblable à celui qui se produit dans l’oreille quand on descend dans une cloche à plongeur ; alors je sus que les pressions intérieure et extérieure s’étaient équilibrées et que, pour le moment, le pire était passé. (Pléiade 3, p. 979)
17Kipling joue ici sur le registre quincéen de l’accumulation dilatoire et du rythme de la période. Les visions d’abîmes multipliés rappellent les délires visuels labyrinthiques du narrateur des Confessions d’un mangeur d’opium anglais. Mais il ne s’agit pas seulement d’un pastiche référencé : dans le second paragraphe notamment, les images de pression et d’oppression définissant un espace intérieur et un espace extérieur permettent d’évoquer de façon presque mécanique ce qu’est l’angoisse, en la comparant à la pression ressentie physiquement par les plongeurs. L’espace de la maison comprime l’espace intime, cet espace du dedans qui est à la fois l’intérieur du crâne et l’espace psychique. La confusion entre le champ physique et le champ psychique est entretenue tout au long du texte, ce qui correspond aussi aux images fantastiques jouant sur le matériel et l’immatériel, par exemple les scènes où devient possible une action d’un esprit sur un objet.
18C’est l’espace de la maison qui prend le pouvoir sur l’esprit du narrateur, qui est aussi dans la nouvelle l’enquêteur et le guérisseur de la maison. La nouvelle tient en effet autant du genre du roman de détection que du fantastique. Les références à Conan Doyle sont explicites : Sherlock Holmes est évoqué directement comme modèle d’enquêteur et la maison s’appelle Holmescroft, sorte de monstre hybride composé à partir du nom du détective et du prénom de son frère, Mycroft. Au fil de la nouvelle et de l’enquête, l’on apprend qu’une ancienne propriétaire qui habitait la maison avec ses deux sœurs s’est tuée en se jetant depuis la fenêtre de la chambre occupée par le narrateur et que sa mort fut cachée par ses sœurs, inquiètes du scandale possible lié à ce qu’elles croient être un suicide. L’esprit de la morte hante les lieux parce qu’il ne s’agissait en réalité que d’un accident et qu’il désire le faire savoir à ses sœurs, ce qui est un topos des histoires de fantômes, mais l’esprit de la sœur aînée toujours en vie hante lui aussi la maison, en peine à l’idée de ce suicide. La maison est donc doublement hantée, comme son nom semble déjà l’indiquer, ce qui provoque un morcellement de l’espace et un manque d’unité dans la demeure. Lorsque le soleil se couche et que l’ombre de la dépression plane sur la maison, les habitants se réfugient tous dans une seule pièce, très éclairée, de peur que le mal ne soit dans celle d’à côté.
19Le narrateur réussit par la ruse à faire venir dans la maison les anciennes propriétaires, c’est-à-dire les sœurs de la morte, et leur présence permet l’instauration d’un dialogue entre les esprits et le dévoilement de la vérité. Après cette guérison, les nouveaux propriétaires reprennent possession de leur espace en le parcourant librement et, par leurs mouvements et leurs cheminements, en lui redonnant une unité et une fluidité qu’il avait perdues :
Ils respirèrent à petits coups, puis plus profondément, tels des baigneurs qui entrent dans l’eau glacée ; ils se séparèrent les uns les autres, firent des allées et venues dans le hall, montèrent à l’étage sur la pointe des pieds, descendirent en courant […]. Nous jouâmes à une sorte de colin-maillard le long des corridors les plus sombres, dans le salon aux lumières éteintes et dans la petite salle à manger, nous informant joyeusement les uns les autres à l’issue de chaque exploration qu’ici, et ici, et encore ici, le mal avait fait place nette. (Pléiade 3, p. 1002)
20L’espace de la maison, qui ressemblait au début du récit à un empilement de petites boîtes hermétiques, devient un vaste ensemble comparé à l’océan, unifié dans une même fluidité. La paralysie qui envahissait les occupants est remplacée par une frénésie de mouvement et leur besoin d’éclairer fortement les pièces à la nuit tombée, par un plaisir du clair-obscur à présent débarrassé de toute connotation néfaste.
21« La Maison prédestinée » présente aussi une maison dont l’esprit est plus fort que celui de ses propriétaires, mais l’issue de la confrontation ne se situe pas cette fois dans l’appropriation du lieu par ses habitants. George Chapin, entrepreneur conquérant, veut se défaire de son obsession pour le travail en voyageant avec son épouse, mais lorsqu’ils découvrent le domaine de Friars Pardon dans le sud de l’Angleterre, leur errance s’arrête et ils décident de s’y installer. L’achat du domaine n’est d’abord pour George et Sophie qu’une transaction commerciale supplémentaire. Leurs projets de réaménagement sont soumis à l’appréciation de toute la région, car, en devenant propriétaires de cette demeure, ils héritent des devoirs féodaux qui incombaient à la famille historiquement implantée dans ce lieu, les Lashmar.
22L’espace anglais est vu ici comme englobant, digérant les éléments étrangers7 : la révélation finale de la véritable relation de parenté entre Sophie et la famille Lashmar vient en quelque sorte confirmer les droits de l’esprit du lieu sur l’homme qui l’habite. Rien n’est dû au hasard ; c’est l’organisation même de l’espace qui informe les comportements des hommes qui y vivent, comme on le voit ici à propos des chemins qui traversent le domaine :
Elle partit à pied, car à l’intérieur du domaine, qui formait un triangle aplati, délimité par trois routes principales (même la nuit on y entendait à peine passer les charrettes), on n’utilisait de véhicules que pour les travaux de la ferme. Les sentiers servaient à tous les autres usages. Et bien qu’au début ils eussent projeté des changements, ils n’avaient pas tardé à se conformer aux coutumes de leur royaume secret, se déplaçant à pas feutrés, aussi à l’aise que les lapins, sur les chemins qui longeaient les bois, les haies et les taillis. (Pléiade 3, p. 825-6)
23Le domaine s’inscrit à l’intérieur d’un triangle dont les côtés sont des frontières imperméables aux innovations techniques : figure magique, il transforme les intentions des Chapin et leur fait préférer la marche à pied le long des chemins tracés par la tradition. L’image du royaume caché s’associe à celle des déplacements silencieux pour créer une atmosphère à la fois archaïque et magique rappelant celle de Puck de la colline au lutin. La transformation est d’autant plus visible que les Chapin sont l’incarnation de la modernité et de la croyance au progrès technologique. Dès leur arrivée dans le petit village, le réflexe de George est de s’informer du moyen d’envoyer des télégrammes et Sophie s’exclame à la fois avec surprise et joie, « Pas de routes, rien de rien ! » (Pléiade 3, p. 801) : dans leur vision du monde, s’il n’y a aucun moyen de communication ou de transport, il n’y a rien.
24C’est l’esprit du lieu qui transforme ces Américains capitalistes et tournés vers le progrès en héritiers de la gentry, perpétuant les rites archaïques d’une campagne immuable et idéalisée. La transformation tient de l’alchimie en cela qu’elle s’opère dans l’espace magique du triangle dessiné par les trois routes et qu’elle met en jeu une conception élémentaire de l’homme. Les figures géométriques et les multiples lignes des chemins vicinaux s’imbriquent, formant des diagrammes ésotériques : « deux ornières […] faisaient le tour d’une cour de ferme, et le calme verger qui s’étendait en cercle autour de la maison à colombage » (Ibid.) ; « Par groupes de deux ou trois, des gens endimanchés marchaient lentement le long de chemins qui reliaient les fermes entre elles » (Pléiade 3, p. 821). À plusieurs reprises, l’idée que les personnages se fondent dans des éléments naturels est mise en scène de façon concrète, notamment en attribuant à George et Sophie des qualités végétales : on voit George planté comme un arbre, les pieds dans un marécage, tandis que les cheveux châtains de Sophie se confondent avec la forêt qu’elle traverse.
25Dans ce texte, il semble que les espaces hantés agissent doublement sur leurs occupants : ils les transforment en Anglais, en changeant radicalement leur mode de vie, mais ils en font aussi les nouvelles incarnations de l’esprit du lieu. Les Chapin, absorbés dans le paysage de leur domaine, parcourent silencieusement les chemins ombragés et secrets : après avoir été hantés, ils hantent les lieux, en expriment et en propagent l’esprit.
L’espace psychique, le corps et la conscience
26Kipling se démarque des clichés fantastiques dans sa façon d’aborder les thèmes, pourtant très étudiés à son époque, de la réincarnation et de la télépathie : il ne manifeste pas une croyance inconditionnelle en ces phénomènes mais il en tire de nombreux ressorts narratifs. Toutefois, ils ne sont pas qu’une thématique sensationnaliste car il explore ainsi l’espace psychique dessiné par l’expérience, parfois simultanée, d’une ouverture des capacités de l’esprit et d’une limitation de celles du corps. Les expériences surnaturelles ou magiques sont presque toujours liées à une exploration des limites de la conscience des personnages et Kipling pose la question du fonctionnement conscient de l’esprit. Le doute naît dans deux nouvelles, « “La plus belle histoire du monde” » et « “T.S.F.” », dans lesquelles le narrateur se trouve témoin d’un phénomène psychique extraordinaire chez quelqu’un d’autre, sans que ce dernier s’en aperçoive lui-même. La présence d’un narrateur qui se fait le témoin de ces communications est ce qui donne à ces textes leur tension interne : il représente en quelque sorte le lecteur dans la diégèse, exprimant son désir de comprendre et sa surprise face aux expériences vécues par un autre personnage.
27Dans « “La plus belle histoire du monde” », une relation de maître à disciple se tisse entre le narrateur, auteur reconnu, et le jeune Charlie Mears, employé de banque qui rêve d’accéder lui aussi à la gloire littéraire. Le narrateur se moque du peu de talent de son admirateur, jusqu’au jour où Charlie imagine une histoire extrêmement réaliste et originale, qu’il raconte oralement car il ne parvient pas à la coucher sur le papier :
J’étais surpris qu’un employé de banque de vingt ans puisse, avec un tel luxe de détails, tous fournis avec une parfaite assurance, me confier une histoire de piraterie, de mutinerie, d’aventures sanguinaires extravagantes et de mort, sur des mers inconnues. (Pléiade 2, p. 80)
28Le mystère de l’inspiration miraculeuse s’épaissit, notamment avec l’accumulation de détails techniques concernant l’agencement de la galère sur laquelle est censé se trouver le héros, alors que Charlie est incapable de déterminer à quelle époque son histoire a lieu. Le narrateur comprend plus tard que Charlie se souvient par fulgurances de certaines de ses incarnations antérieures. Toutefois, Charlie confond cette mémoire inconsciente avec un talent d’imagination dont il est réellement dépourvu. Le narrateur essaie tout au long de la nouvelle de lui faire raconter ses vies d’esclave grec embarqué dans une galère et de viking découvrant l’Amérique, afin d’écrire cette fameuse « meilleure histoire du monde », que personne ne pourra jamais raconter avec autant de véracité et de détails.
29Le narrateur assiste à une scène de possession quand Charlie, sur London Bridge, devient viking pendant quelques secondes et utilise un vocabulaire qu’il ne comprend pas une fois redevenu lui-même. C’est un mugissement qui fait affleurer le souvenir d’un épisode où les vaches emmenées par des Vikings dans leur périple firent peur aux « Skroeklings », habitants du nouveau monde qui n’en avaient jamais vu. Le narrateur connaît cette anecdote et peut la vérifier à travers sa lecture de la saga d’Éric le Rouge. Il s’agit d’une superposition dans le corps de Charlie de son esprit et de celui d’un autre : le corps se fait alors interface, un lieu hanté au même titre que la demeure de « La Maison prédestinée ». Or, Charlie se lasse rapidement de raconter ce qui pour lui n’est qu’une intrigue fictive, et se détourne de l’entreprise. Le narrateur doit alors faire un constat d’échec : il n’écrira pas cette histoire, faute de détails certes, mais aussi parce qu’il a compris que personne ne pourrait en valider le réalisme, alors que c’est précisément ce qui en aurait fait la beauté et la rareté. Il se trouve confronté au même dilemme que les trois journalistes de « Incroyable mais vrai ».
30Notons que Charlie n’a pas conscience de la rareté de son savoir, contrairement à ce qui se passe dans The Mahatma and the Hare de Rider Haggard, court roman dans lequel le narrateur se souvient de ses incarnations antérieures8. Chez Kipling, la distanciation et l’ironie du narrateur freinent le récit et interdisent une lecture simplement mystique : « “La plus belle histoire du monde” » n’est pas une nouvelle sur la réincarnation, mais plutôt sur le don d’invention et le pouvoir de conviction de l’écrivain.
31Dans « “T.S.F.” », il est aussi question de l’inspiration poétique et de la transmission de pensées à travers les âges, mais le narrateur se trouve dans un milieu bien moins propice a priori à l’introduction de ces problématiques liées à la création littéraire. En 1899, Kipling rencontra Marconi, l’ingénieur inventeur de la télégraphie sans fil qui est utilisée dans cette nouvelle de 1902 comme métaphore de la transmission de pensée. Le narrateur de « “T.S.F.” » assiste à une expérience menée sur la communication sans fil dans l’arrière-boutique du pharmacien Cashell, vers minuit. L’assistant pharmacien, Mr. Shaynor, tient la boutique pendant ce temps. L’expérience scientifique est contaminée par une atmosphère magique. L’ambiguïté de la transmission radio tient à son invisibilité, à sa nouveauté et à son mystère technique. Le nœud de la nouvelle correspond au moment où un seuil psychique et mystique est franchi par Shaynor : comme pris d’une transe, cet assistant pharmacien reçoit sous les yeux du narrateur un signal télégraphique qui lui dicte le poème de Keats The Eve of Saint Agnes, qu’il n’a jamais lu. Shaynor se met à fonctionner comme un récepteur et à capter des ondes provenant de l’esprit de Keats, puisqu’il reproduit à l’écrit le poème de façon approximative mais tout à fait reconnaissable. Il semble entrer en communication avec le poète à qui il s’adresse même directement : « Pas encore… pas encore, marmonna-t-il, attendez une minute. Je vous en supplie, attendez une minute. Je vais y arriver… » (Pléiade 3, p. 493)
32Outre des circonstances biographiques communes à Keats et Shaynor – ils exercent une profession médicale, sont atteints de tuberculose – le texte de Kipling est parsemé d’allusions au poème de Keats, à travers des images de froid et de chaud et un mélange entre merveilleux et réalisme. À son réveil, Shaynor reste inconscient de son expérience de médium. Kipling lui fait dire pour finir « Mais les médiums sont tous des imposteurs » (Pléiade 3, p. 495), soulignant avec humour l’aspect dérisoire de cette scène de création poétique de seconde main. La scène est perçue de deux façons contradictoires, d’abord comme un miracle, un moment de grâce où l’assistant pharmacien accède à une dimension supérieure tandis qu’il entre en contact avec le poète par-delà les frontières de la mort, puis comme une séance de spiritisme grossière qui ne produit qu’une version imparfaite du chef-d’œuvre. La nouvelle ne résout pas la question de savoir si Shaynor a véritablement franchi le seuil qui sépare les vivants des morts et s’il a établi une communication avec Keats. L’esprit rationnel du narrateur est mis à l’épreuve par cette expérience qui tient de la science comme de la superstition. Le fil absent du télégraphe moderne représente cette incertitude, ce mystère de la communication : reçoit-on le signal que l’on doit recevoir, la connexion est-elle bonne ? Cashell semble y répondre indirectement :
Peut-être l’induction est-elle défectueuse ; peut-être les récepteurs ne sont-ils pas réglés pour recevoir le nombre exact de vibrations à la seconde qu’envoie l’émetteur. Rien qu’un mot par-ci par-là. Juste assez pour vous mettre au supplice de Tantale. (Ibid.)
33Kipling se moquait ouvertement du cercle théosophique de Madame Blavatsky mais il réinvestit ici les idées spiritualistes dans le domaine de la création littéraire. L’espace psychique est présenté comme un réseau indépendant de la réalité matérielle, rendant possibles des connexions inattendues et des fonctionnements souterrains. La conscience semble former une boucle, un circuit électromagnétique qui dépasse les dimensions habituelles de l’espace et du temps : plus qu’une simple scène de spiritisme ou de possession, « “T.S.F.” » montre comment un personnage se trouve en décrochement par rapport au monde réel, comme déplacé. Shaynor n’est pas montré comme le simple réceptacle de la pensée d’un autre, il garde une certaine épaisseur et une individualité propre malgré ce moment d’absence pendant lequel il se transforme en transistor.
34La question de la réincarnation comme celle de la transmission de pensée mettent en jeu le lien intime qui existe entre le corps et l’esprit d’un individu : si un esprit peut habiter le corps d’un autre, ce lien se trouve distendu, voire rompu. Quand le corps de Shaynor est colonisé par l’esprit de Keats, son esprit s’absente, ce qui explique qu’il n’ait aucun souvenir de son expérience : l’image de la télégraphie sans fil traduit cette capacité de l’esprit de s’abstraire du corps, de le quitter et de se transporter ailleurs.
35Dans « La Maison des paroles magiques », l’image est reprise dès le début de la conversation entre Mrs. Ashcroft et Mrs. Fettley, deux vieilles femmes, amies de jeunesse, qui se retrouvent pour le thé. Elles évoquent les petits-enfants de Mrs. Fettley qui demandent de l’argent pour s’acheter des objets dont elles ne comprennent pas bien l’usage : « Mon Willie, y n’arrête pas de m’demander des sous pour un de ces poteaux aériens qu’les gens plantent dans leur jardin pour capter la musique de Londres. » (Pléiade 4, p. 404) Cette allusion est faite en passant, mais la thématique de la communication sans fil et de la transmission de pensée réapparaît plus loin dans la nouvelle. Grace Ashcroft raconte en effet comment, dans sa jeunesse, elle a fait le vœu magique de prendre sur elle toute la souffrance de l’homme qui l’avait quittée et qui était très malade à cause d’une blessure infectée. La souffrance est transférée d’une personne à l’autre lors d’un rituel secret à la porte de la « maison des paroles magiques », décrit ainsi :
Je m’suis penchée vers la boîte aux lettres et j’ai dit : « Je voudrais prendre sur moi tout le mal qui attend mon homme, ’Arry Mockler, pour l’amour du ciel. » Alors, la chose derrière la porte a poussé un soupir, en somme, comme si elle avait retenu son souffle pour mieux entendre. (Pléiade 4, p. 416)
36C’est une petite fille du quartier de Londres où elle travaille comme domestique qui a appris à Grace l’existence de cette maison magique et le rituel à suivre, qui tient à la fois de la prière et du pacte. Il s’agit d’un remplacement symbolique, d’une substitution d’une personne par une autre. Grace prend sur elle la douleur et la maladie qui devaient être celles de Harry Mockler resté au village. Le vœu est proféré à travers la fente de la boîte aux lettres, figurant la mince ouverture existant entre le monde réaliste dans lequel vit Grace jusque-là et le monde fantastique. La substitution d’un corps à l’autre s’opère donc de façon magique, par le simple pouvoir de la parole, comme si la maladie s’était déplacée de la jambe de Harry à celle de Grace. Le caractère immatériel de ce processus s’associe alors symboliquement à la souffrance physique, à la maladie et au corps, c’est-à-dire à ce qui ne peut être ressenti que matériellement. Philip Mason retrace les origines religieuses et mystiques du thème de la substitution, origines qui sont soulignées par Kipling lui-même quand il décide de donner le prénom Grace à ce personnage qui est une véritable figure chrétienne de la rédemption par le sacrifice :
Le sacrifice de substitution ne peut avoir lieu que s’il y a de l’amour et si la victime accepte elle-même le fardeau ; il est au cœur de la doctrine chrétienne de la Rédemption et l’Église primitive expliquait ainsi la capacité des martyrs à supporter la souffrance. Ce n’était pas eux qui souffraient mais un Autre en eux9.
37L’apparent paradoxe de cette souffrance à distance, de ce mélange d’immatérialité et de matérialité, s’explique toutefois mieux par le lien que créent entre les deux corps le désir et la sexualité, que par un contexte purement religieux. Grace est en effet un personnage de femme qui refuse le rôle que lui attribue l’Église à travers le mariage – elle se targue notamment de ne rien devoir à son ventre, de ne pas avoir eu d’enfant. C’est sa propre morale qui conduit sa vie, et non les dogmes, ce qui ne l’empêche pas d’accéder à la rédemption par le sacrifice de sa santé. « La Maison des paroles magiques » représente la relation du couple adultère et secret formé par Grace et Harry de façon explicitement sexuelle : Mrs. Fettley remarque elle-même que Grace parle crûment de ses amours. Grace évoque une relation de domination, dans laquelle elle se trouve soumise à la volonté d’un homme pour la première fois : « j’ai compris que j’avais trouvé mon maître, ce qui ne m’était jamais arrivé auparavant. » (Pléiade 4, p. 409) L’amour et la souffrance sont donc symboliquement reliés dès cette première époque, durant laquelle Grace prend plaisir à une relation asymétrique. Les nombreuses images de brûlure présentes dans la nouvelle soulignent la force du désir de Grace, tout en faisant le lien avec sa souffrance. Alors qu’elle doit repartir travailler à Londres, elle se verse de l’eau brûlante sur le bras pour rester deux semaines supplémentaires auprès de Harry, première mutilation volontaire faite par amour et annonçant le sacrifice ultérieur. À propos de son chagrin d’avoir été quittée, elle dit par la suite : « Je savais que ça devait continuer à me brûler et finir par me consumer » (Pléiade 4, p. 415), reprenant un topos du discours amoureux. La plaie de Grace est décrite à plusieurs reprises comme une plaie ouverte, évoluant en fonction du degré de souffrance que Grace doit supporter pour Harry. Plus la plaie est brûlante, plus Grace est satisfaite de son pouvoir de protéger Harry. La souffrance lui procure ainsi du plaisir, tandis qu’une guérison l’inquiéterait.
38Le sacrifice de Grace a donc pour but de conserver sous une autre forme cette brûlure du désir, ce lien immatériel créé entre leurs deux corps par la sexualité. Grace se rend à la fois vulnérable et puissante grâce à ce vœu : elle développe un cancer à la jambe tandis que Harry guérit miraculeusement, mais, en même temps, elle conserve un pouvoir sur cet homme qui lui a échappé. Le titre du recueil dans lequel figure cette nouvelle, Dettes et créances, est révélateur de cette double valeur du sacrifice de Grace qui donne sa vie pour celui qu’elle aime, mais obtient en retour la fidélité de Harry, comme en témoigne ce dialogue entre les deux femmes :
— […] Mais la souffrance compte vraiment, tu crois pas, Liz ? La souffrance compte, pour garder ’Arry… là où je veux. Dis-moi que c’est pas perdu, quoi.
— Non, j’en suis sûre, j’en suis sûre, ma bonne amie ; tu seras récompensée.
— J’en demande pas davantage – pourvu que la souffrance soit prise en compte. (Pléiade 4, p. 421)
39Les termes « perdu », « récompensée » et « prise en compte » suggèrent un désir de jugement et un glissement du don gratuit vers un système d’échanges, dans lequel tout don doit être suivi d’une récompense. Grace veut que sa douleur soit reconnue, qu’elle ne soit vaine ni pour Harry ni pour elle. Le but a été atteint car la douleur crée une courroie de transmission invisible entre les corps des anciens amants, transgressant l’ordre moral mais aussi, et surtout, l’ordre naturel. Les distances physiques sont abolies par la magie de ce vœu, les deux corps entrent en contact malgré la distance qui les sépare. Le renversement le plus frappant concerne la dématérialisation de la douleur physique : à travers le processus de substitution d’un corps à un autre, la douleur apparaît comme indépendante du corps sur lequel elle s’applique, elle hante un corps puis l’autre comme un fantôme. L’être magique caché dans la maison des vœux est d’ailleurs appelé en anglais par la petite fille token, terme indiquant la possibilité d’un échange symbolique mais aussi, comme le précise le narrateur, synonyme de spectre : « car un spectre [Token], c’est l’apparition d’un mort, ou, pire encore, d’un vivant. » (Pléiade 4, p. 412)
40Au sein du même recueil, Kipling fait figurer un autre récit traitant du lien entre désir sexuel, mort et dématérialisation du corps : il s’agit d’« Une madone des tranchées », où le narrateur assiste à la rencontre dans sa loge maçonnique entre un médecin nommé Keede et Strangwick, un ancien soldat traumatisé pendant la Première Guerre. Tous deux se connaissent depuis la guerre, car Keede avait examiné Strangwick au moment de sa première crise hystérique sans avoir pu percer le secret de son traumatisme. Keede soupçonne son patient d’inventer une fausse raison à ses troubles mentaux : Strangwick se dit hanté par les cadavres que les soldats utilisaient pour consolider les tranchées, et par le bruit qu’ils faisaient quand il fallait marcher dessus. La narration que Keede obtient au cours de la nouvelle, en présence du narrateur, lui permet de découvrir l’autre cause de ces troubles, la vraie origine du traumatisme. La narration est aussi susceptible de guérir le patient, en agissant comme la cure psychanalytique. C’est en effet dans l’échange verbal que tout se passe, dans le dialogue. Ce contexte médical s’associe à un contexte d’enquête quasi policière, Keede et le narrateur essayant d’élucider le mystère de la mort de Godsoe, le supérieur hiérarchique de Strangwick, survenue quelques jours avant la crise du jeune homme. Godsoe et Strangwick sont originaires du même village et Godsoe est un ami de la famille jouant le rôle d’oncle auprès de Strangwick. Keede en vient même à suspecter un instant Strangwick d’avoir assassiné Godsoe. Strangwick est en réalité hanté par le souvenir de l’apparition au milieu des tranchées du fantôme de sa tante Bella, qu’il ne savait pas décédée, ainsi que par sa découverte tardive de la relation amoureuse secrète qu’elle entretenait avec Godsoe. La conversation entre Keede et Strangwick montre que cette apparition inattendue a provoqué le suicide de Godsoe, qui comprit à cette occasion que Bella venait de mourir, précisément à la date qu’elle avait prévue dans un courrier envoyé quelques jours auparavant.
41Keede demande à Strangwick pourquoi il n’a finalement pas épousé sa fiancée ; la réponse du jeune homme établit un lien direct entre ce refus d’un amour banal et sa compréhension soudaine de ce qu’est la force du véritable désir tel que l’ont vécu Godsoe et Bella. Strangwick est spectateur d’un don sexuel mortifère entre Godsoe et le fantôme de Bella :
Et il la regardait comme s’il allait la dévorer, et elle le regardait pareil, d’ses yeux à elle. Alors il dit : « Eh ben, Bella, ça doit faire seulement la deuxième fois qu’on est tête à tête depuis toutes ces années. » Et j’l’ai vue tendre un peu ses bras vers lui, par ce froid de canard. Et dire qu’elle était plus près de cinquante ans que de quarante, et ma propre tante ! Vous pouvez me coffrer chez les dingues demain, mais j’ai vu tout ça… je l’ai vue, elle, répondre à ses paroles !... Alors il a fait un geste comme pour retirer son fusil qu’il portait en bandoulière, et puis il ôte sa main et dit : « Non ! Ne me tente pas, Bella. On a toute l’éternité devant nous. On est pas à une ou deux heures près. » Et puis y ramasse les braseros et s’dirige vers la porte de l’abri […] et y dit : « Entre, ma chérie » ; et elle s’penche et entre dans l’abri, avec cette expression sur son visage… mais une expression ! Et il ferme la porte d’l’intérieur et y s’met à la bloquer. […] (Pléiade 4, p. 496)
42Lors de cette scène primitive, Strangwick a vu le plus grand don, la plus grande intensité de désir, qui se rapproche le plus de la mort. Il refuse d’épouser sa fiancée car le caractère trivial de l’échange monétaire impliqué par le mariage, qu’il décrit comme « chiffrer certains articles » (Pléiade 4, p. 491), lui apparaît comme insupportable par comparaison. Le couple secret de Godsoe et Bella, condamné à la clandestinité et à la chasteté par les convenances sociales, se trouve soudain libéré par la mort de Bella et se dégage de tous les codes moraux : paradoxalement, c’est aussi bien le visage de ce fantôme que celui de l’homme vivant qui laissent enfin paraître le désir mortifère, et c’est sur une expression dévoratrice que se fixe l’obsession du témoin de la scène.
43Strangwick a donc réussi à formuler devant Keede la véritable cause de son trouble, mais contrairement à ce que dit le médecin, les tranchées et les morts congelés qu’il a vus lors de cet hiver en France font partie intégrante du complexe. Le trouble de Strangwick a une double origine : il est confronté à la question de son origine et, comme de nombreux autres soldats, il se trouve en état de choc à la fin de la guerre. On retrouve l’image de la dévoration dans la description des tranchées contenant les corps des soldats, les intégrant à la terre et les anéantissant, comme l’explicite Nora Crook :
Au fond d’« Une madone des tranchées » se trouvent les métaphores selon lesquelles nous sommes les enfants bâtards de la Nature et que la guerre amène la Terre-Mère à dévorer ses enfants. Ce sont les clichés les plus rebattus ; on cesse de s’y arrêter. Mais ces clichés deviennent terrifiants lorsqu’on les imagine littéralement véridiques. Si l’imaginaire des enfants est si vulnérable, c’est parce que pour eux les figures de style ne sont pas encore devenues des clichés10.
44La dimension existentielle de la crise de Strangwick semble en effet directement liée à son expérience des tranchées, où la vie et la mort sont tellement proches qu’elles finissent par ne plus être aisément différenciables. Les tranchées consolidées par les cadavres délimitent de façon symbolique un espace magique, un espace dans lequel le domaine du possible s’étend à l’infini et où des relations contre-nature peuvent exister. Ce sont des interfaces où deux mondes se rencontrent, des lieux de passage et d’échange : dressés comme des murs, les morts y protègent les vivants qui sont eux-mêmes à demi enterrés. L’angoisse de Strangwick concerne en particulier la porosité de la frontière entre la vie et la mort, à cause de l’apparition du fantôme : « parce que si les morts ressuscitent, eh bien, sapristi, qu’advient-il d’moi et d’tout ce en quoi j’ai cru toute ma vie durant ? » (Pléiade 4, p. 291) La tranchée tient à la fois de la tombe et de l’abri salvateur, de la frontière, du rempart et de l’entre-deux. Elle est ainsi le lieu propice à une apparition dont la nature est ambiguë, incarnée ici par le fantôme de Bella, allégorie condensée du désir et de la mort. Comme dans « La maison des paroles magiques », le contexte religieux évident dès le titre est dépassé par la force interprétative des représentations de sexualité et d’attirance pour la mort.
45Les nouvelles fantastiques de Kipling mettent généralement ainsi en confrontation l’esprit rationnel et une expérience surnaturelle sans les opposer véritablement : le personnage du médecin dans « Une madone des tranchées » considère sans aucune hésitation que l’apparition du fantôme de Bella est l’explication la plus plausible de l’état de son patient. La science et le surnaturel cohabitent dans ce monde aux frontières poreuses. L’une des origines de cette souplesse intellectuelle quant au surnaturel est à chercher dans l’imaginaire oriental et les superstitions que Kipling avait en partie adoptées lors de sa vie en Inde.
Notes de bas de page
1 Sandra Kemp, Kipling’s Hidden Narratives, Oxford, Basil Blackwell Ltd, 1988, p. 18. (Traduction de l’auteur)
2 Philippe Hamon, « Un discours contraint », dans Littérature et réalité, Gérard Genette et Tzvetan Todorov (dirs.), Paris, Seuil, 1982, p. 162.
3 Le narrateur de Conrad, confronté à une incertitude angoissante concernant la véracité des dires de son interlocuteur, attribue au brouillard les mêmes caractéristiques déloyales et incertaines : « La brume est trompeuse : la luminosité mate du brouillard est irritante », Joseph Conrad, « L’Histoire », Œuvres, vol. 4, Sylvère Monod (dir.), G. Jean-Aubry (trad.), Paris, Gallimard « Pléiade », 1989, p. 1034.
4 On remarque notamment un brouillard entourant le bateau chez Frederick Marryat (The Phantom Ship, Paris, Baudry, 1839) et chez James Fenimore Cooper, qui écrit ainsi à propos du mystérieux navire invincible dans The Red Rover : « Les coques, les espars, les voiles : tout était enveloppé dans les nappes ondulantes qui recouvraient uniformément le ciel, l’air, les navires et l’océan d’un manteau blanc, obscur et brumeux. » (James Fenimore Cooper, Sea Tales. The Pilot. The Red Rover, New York, The Library of America, 1991, p. 837.) (Traduction de l’auteur)
5 Philippe Hamon, « Un discours contraint », dans Littérature et réalité, Gérard Genette & Tzvetan Todorov (dirs.), Paris, Le Seuil, Points, 1982, p. 119-181.
6 Elliot L. Gilbert, « Haunted Houses: Place and Dispossession in Rudyard Kipling’s World », dans The Literature of Place, Norman Page and Peter Preston (dirs.), London, Macmillan, 1993, p. 89. (Traduction de l’auteur)
7 Le poème de Thomas Tusser en exergue de la nouvelle introduit déjà cette idée de digestion de l’étranger par le territoire : « Éloigne-toi de tes amis, laisse-toi digérer par le pays » (Traduction de l’auteur). Sur l’intérêt de Kipling pour les écrits de Thomas Tusser, voir l’article de Gillian Sheehan, « Kipling and Gardening », Kipling Journal, no 264, décembre 1992, p. 11-30.
8 H. Rider Haggard, The Mahatma and the Hare, New York, Henry Holt, 1911. Pour une analyse de l’intertexte kiplingien dans ce roman de Haggard, voir Élodie Raimbault, « Réincarnation, vision de l’au-delà et création littéraire : les intertextes fantastiques kiplingiens dans The Mahatma and the Hare de Rider Haggard », Otrante, no 21, printemps 2007, p. 133-146.
9 Philip Mason, Kipling: The Glass, the Shadow and the Fire, New York, Harper & Row, 1975, p. 287. (Traduction de l’auteur)
10 Nora Crook, Kipling’s Myths of Love and Death, London, Macmillan, 1989, p. 166-167. (Traduction de l’auteur)
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