Chapitre 3
La mosaïque de l’Empire, espace à administrer
p. 79-102
Texte intégral
Un impérialisme pragmatique
1Andrew Hagiioannu met en évidence l’importance du contexte historique et politique dans lequel Kipling a appris son métier d’écrivain, c’est-à-dire le Raj britannique, et plus précisément la province du Punjab et Lahore, ses coteries et ses clubs. Hagiioannu délimite chronologiquement son étude – s’arrêtant en 1906, année de victoire électorale pour les Libéraux et de publication d’un recueil marquant un changement de ton chez Kipling, Puck de la colline au Lutin – et cherche ainsi à comprendre cette période de formation que Kipling qualifie lui-même, avec ironie, d’« impérialiste1 ». L’effort de contextualisation effectué dans cet ouvrage permet d’expliquer par des problématiques politiques certains de ses partis pris esthétiques :
Le Punjab était une province politiquement conservatrice où l’on usait de véritables pouvoirs d’excommunication à l’encontre de ceux qui s’éloignaient du credo paternaliste communément accepté. […] Alors qu’il est certain que la production journalistique de Kipling a influencé son écriture de fiction de façon forte et permanente, les caractéristiques des Simples Contes des montagnes, avec leurs formules épigrammatiques typiques et leurs épigraphes mémorables, peuvent aussi être considérées comme le pendant littéraire d’une éthique de gouvernance qu’il avait assimilée dans le Punjab colonial, où une rhétorique franche était associée à l’assurance administrative, et où une langue succincte était considérée comme le moyen d’expression approprié à la domination britannique2.
2Hagiioannu nous présente un jeune Kipling influencé par l’idéologie dominante de la province du Punjab, qui restait marquée par la figure du gouverneur John Lawrence, inventeur d’un mode de gestion original. En 1885, bien après Lawrence, est créé l’Indian National Congress. De nombreux Anglo-Indiens s’opposent à cette organisation, notamment les directeurs du Pionneer et de la Civil and Military Gazette, où travaille Kipling. Le débat est houleux et crée un climat de tension au sein des élites dirigeantes concernant le choix de la direction que prendra l’Empire. Au-delà de la question de l’implication des Indiens dans l’action politique, les tenants d’une gestion pragmatique, fondée sur l’action, s’opposent à ceux qui favorisent plutôt un impérialisme idéologique, c’est-à-dire une approche plus théorique et systématisée de la domination coloniale. Dans Quelques mots sur moi, Kipling exprime son opposition au courant libéral, dénigrant avec détachement et ironie la mise en avant de la théorie, qu’il nomme « principe » :
Au début des années quatre-vingt, un gouvernement libéral était arrivé au pouvoir en Angleterre, et il mettait en pratique ses « principes » libéraux, politique qui, d’après mes observations, se termine assez souvent par des effusions de sang. À cette époque, précisément, la question de principe était de faire juger des Blanches par des juges indigènes. […] Personne n’avait réclamé pareille mesure – les magistrats concernés moins que quiconque. Mais les principes sont les principes, les rues dussent-elles ruisseler de sang. (Pléiade 4, p. 994)
3Kipling souhaitait un retour aux méthodes pragmatiques mises en œuvre par l’ancien gouverneur paternaliste du Punjab, John Lawrence. À partir de 1849, Lawrence mettait en avant dans cette province récemment annexée le système appelé « non-regulation » : il s’agissait d’y permettre une gestion libre et dynamique en faisant confiance aux hommes qui étaient le plus capables et énergiques et de se débarrasser des lourdeurs administratives en favorisant les prises de décision des responsables locaux. Ce paternalisme et cette mise en avant de la responsabilité personnelle des colons, dans le contexte des années 1880, étaient défendus par les opposants à l’intégration des Indiens dans la sphère politique. Parmi eux figurait le jeune Kipling : il suivait en cela l’opinion conservatrice majoritaire parmi les administrateurs locaux.
4L’un des points forts de cette position idéologique « lawrencienne » consiste en la valorisation de la connaissance du territoire à gérer : en sus des notions de devoir, de force et de responsabilité, le savoir et la connaissance des particularités locales permettent cette gestion personnelle et efficace. Allant à l’encontre de l’universalisme libéral, la pratique administrative du Punjab compte sur une adaptabilité et une réactivité du dirigeant plutôt que sur une réflexion théorique. Ceci apparaît chez Kipling, qui oppose fréquemment des personnages de gestionnaires locaux au fait des réalités et des représentants des instances hautes coupés du terrain et qui tentent d’appliquer des théories formulées abstraitement : tout dans « Les Petits Renards » vise à ridiculiser les Libéraux qui ne comprennent rien aux situations locales, à travers le personnage d’un député idiot. Groombride ne saisit pas la valeur symbolique des actions du gouverneur local et l’accuse de maltraiter les habitants de sa province. Les prises de position conservatrices et impérialistes de Kipling ont amené certains critiques à l’accuser de fascisme et à voir dans ses écrits l’expression d’une théorie raciste.
5Kipling n’applique pas de théorie politique ou idéologique, d’abord parce qu’il n’est pas en capacité de le faire, n’ayant aucun pouvoir politique concret, ensuite parce qu’il se tient toujours du côté du pragmatisme dans son écriture. Il est aisé de relever de grandes contradictions au sein de son œuvre sur les sujets politiques et idéologiques, notamment si l’on se penche sur sa prose journalistique. Comme l’a souligné Richard Ambrosini dans une communication3, la raison pour laquelle Conrad a été plus systématiquement analysé et démonté que Kipling par la critique postcoloniale réside notamment dans le fait que la fiction kiplingienne est fondamentalement de nature ouverte, dialogique. Kipling a en effet beaucoup servi d’exemple typique de discours colonial alors que, comme le montre entre autres Edward Saïd dans son introduction à Kim4, l’œuvre de Kipling n’est pas « typique » au sens où elle émanerait d’un principe. Deux approches sont donc représentées parmi les critiques postcoloniaux, celle d’un rejet idéologique de Kipling comme chantre de l’impérialisme et de la domination blanche européenne, et celle d’une évaluation littéraire qui redonne aux problématiques idéologiques leur statut thématique, les traitant avec intérêt et sans toutefois croire que Kipling présente dans son œuvre une réflexion homogène.
6L’admiration de Kipling va aux hommes d’action capables de dépasser les limites de leurs attributions officielles pour mener à bien leur mission : même si le concept de loi est crucial dans de nombreux récits, le héros kiplingien s’autorise une transgression mesurée de la loi quand les circonstances le demandent. Dans son autobiographie, il applique à plusieurs personnes ce type de héros, par exemple au général de l’Armée du Salut, William Booth, rencontré pendant une traversée entre la Nouvelle-Zélande et l’Inde :
Il m’entretint des débuts de sa mission, de sa certitude d’être jeté en prison si par hasard ses comptes se trouvaient soumis à une quelconque inspection officielle ; ou encore de son œuvre, à mener obligatoirement en despote unique et sous la seule surveillance du Seigneur. (Ainsi parlait l’apôtre Paul et, j’en suis convaincu, Mahomet). (Pléiade 4, p. 1029)
7La thématique religieuse de cette citation n’est que circonstancielle, elle ne fait pas partie des grandes lignes définissant le type héroïque kiplingien que nous abordons ici. Notons aussi que la figure du despote éclairé fait ici moins référence aux débats de philosophie politique des Lumières qu’à une réalité concrète du fonctionnement administratif de l’Empire britannique. Le général Booth est en réalité un rouage de cette vaste machine, au même titre que de nombreux personnages fictifs. Le modèle de l’administrateur kiplingien traverse de nombreux recueils de nouvelles, même ceux qui n’ont a priori pas de rapport direct avec les colonies.
8Ainsi, dans les nouvelles de Stalky et Cie, l’esprit potache, l’irrespect des règles et les fréquentes excursions hors des limites de l’école font entièrement partie de l’apprentissage dispensé par l’établissement. Les jeunes garçons indisciplinés apprennent à être audacieux et à accepter une punition – qu’elle soit juste ou injuste – s’ils sont surpris en train de transgresser ; il s’agit précisément à la fois d’interdire et de provoquer l’indiscipline nécessaire à toute prise de décision personnelle. Kipling renouvelle ainsi le genre du récit écolier, dépassant un récit nostalgique ou enfantin pour montrer le passage par l’école comme « la première étape d’un jeu bien plus important, la matrice initiale des expériences de la vie5 », comme l’écrit Isabel Quigly, qui souligne que ces histoires d’adolescents ne sont en rien minimisées par rapport à d’autres aventures que l’on pourrait penser plus adultes :
Stalky ne ressemble à aucun autre héros de récits écoliers car il est vraiment héroïque […] ; il est dans la démesure par son intelligence, ses aptitudes de meneur et sa capacité à improviser et ce sont ces qualités, qu’il comprend puis poursuit et pratique avec une infinie patience à l’école, qui s’avèreront utiles plus tard, lors d’exploits non seulement fougueux et courageux mais aussi astucieux et ingénieux6.
9Les héros kiplingiens doivent être rusés et sournois, l’honnêteté reste une qualité seulement si elle ne se transforme pas en bêtise, et les plus talentueux écoliers de Stalky et Cie grandiront pour devenir les Trois Hommes de troupe caractérisés par ces mêmes qualités d’adaptabilité, de prise de risque et de distance par rapport aux autorités supérieures. Le lien entre les deux séries est tissé par Kipling lui-même au début de la nouvelle « Une affaire de deuxième-classe », où il compare les élèves d’une école aux soldats d’un régiment. Isabel Quigly décrit aussi le personnage de Stalky en termes explicitement guerriers : « un adversaire redoutable », « fait pour la guerre ou l’occupation d’un pays hostile ou encore la guérilla7 ».
10Les trois soldats Mulvaney, Ortheris et Learoyd supportent mal la vie de cantonnement : leurs qualités ambivalentes font d’eux de vrais chefs en situation de guerre mais les amènent à subir de nombreuses punitions pour indiscipline en période d’inaction. Les histoires où ils figurent ont pour lieu commun la nécessaire indiscipline des héros qui se battent, mais le revers de cette médaille est lui aussi exploité, de façon souvent comique mais parfois plus sombre, par le narrateur qui assiste à la disgrâce des héros loin du théâtre de guerre. Dans « Son honneur d’homme », Ortheris doit faire face à une injustice. Il n’envisage pas de refuser le blâme mais veut se venger du véritable coupable, ce qui constitue le dilemme crucial de sa position de soldat. La vengeance ne peut s’effectuer qu’en dehors du circuit officiel, car l’expression publique d’une plainte est une marque de faiblesse morale inacceptable parmi les soldats :
« Mon droit ! » répliqua Ortheris avec un profond mépris. « Mon droit ! J’suis pas un bleu pour aller pleurnicher dans tous les coins que j’ai des droits à ci et des droits à ça, comme si j’étais pas assez grand pour me débrouiller tout seul ! Mes droits ! Bon dieu d’bon dieu ! Je suis un homme, moi, pas une mauviette. » (Pléiade 2, p. 126)
11Faire valoir ses droits n’est pas interdit, mais il s’agit de savoir le faire seul. Entre deux hommes d’honneur, le différend se règle alors par un duel à mains nues loin des regards. Ces structures sont propres aux jeux de jeunes garçons, car la règle essentielle est de savoir se débrouiller seul, c’est-à-dire sans avoir recours à l’institution pour faire valoir ses droits. Les nouvelles de Stalky et Cie choquèrent de nombreux lecteurs à leur sortie, en particulier à cause de cette description très réaliste des codes cruels que s’imposent les adolescents. De nombreux critiques, dont Robert Buchanan, y virent une apologie de la violence, du « bullying », de la loi du plus fort. Dans l’imaginaire kiplingien toutefois, ces règles correspondent à un code de l’honneur héroïque aussi strict que celui de la chevalerie.
12Dans une autre tonalité, la nouvelle « Les puissances confèrent » est intéressante ici en cela qu’elle fait une analyse presque explicitement métanarrative des caractéristiques du héros kiplingien, présentées à la fois à travers les yeux du narrateur, qui les connaît intimement et les admire, et à travers ceux d’Eustace Cleever, personnage de romancier anglais ignorant des réalités de la guerre. La nouvelle superpose ainsi deux points de vue en partie divergents sur ces héros : l’un paternel et informé, l’autre naïf et admiratif. Cleever, en maître du langage, exige des jeunes soldats un récit de leurs aventures mais la communication est rendue difficile par une frontière linguistique due au vocabulaire anglo-indien inconnu du Londonien et surtout par la réticence des héros à raconter ce qui, pour eux, ne relève que de la routine. En découle ce dialogue malaisé :
— On a tous roulé un peu notre bosse, monsieur, mais c’est l’Infant qui est le vétéran. Il a fait deux ans en haute Birmanie, répondit Nevin.
— Quand vous dites « fait », que voulez-vous dire, ô créatures incompréhensibles que vous êtes ?
— Explique, Infant, dit Nevin.
— Oh, faire régner l’ordre d’une manière générale, et courir après de petits dakus – c’est-à-dire des dacoïts – et ainsi de suite. Il n’y a rien à expliquer.
— Faites donc parler ce jeune Léviathan », demanda Cleever agacé, le nez dans son verre.
« Comment peut-il parler ? dis-je. Il a fait l’ouvrage. C’est l’un ou l’autre. Mais allons, Infant, on te donne l’ordre de bukher.
— Sur quel sujet ? Je veux bien essayer.
— Bukher sur un daur. Tu as participé à des tas de daurs, suggéra Nevin.
— Que diable cela signifie-t-il ? L’armée parle-t-elle un langage secret ? » (Pléiade 2, p. 27)
13Du point de vue de Cleever, les soldats sont des êtres extraordinaires et le fait qu’ils aient déjà eu à tuer quelqu’un lui semble être une véritable transgression. À l’écoute de ces histoires vraies, il est transporté dans un monde qu’il n’avait pas pu imaginer malgré son talent de romancier. La réalité de ce que vivent les héros kiplingiens dépasse ainsi les limites de la fiction et l’expérience d’un soldat de vingt ans excède l’imagination d’un auteur admiré. Toutefois, il ne faut pas oublier que le véritable narrateur, le « je » anonyme qui apparaît dans de nombreuses nouvelles, n’est pas Cleever mais un autre Kipling, c’est-à-dire un auteur qui est allé dans les colonies, là où ces soldats agissent. S’il les admire lui aussi, ce n’est pas en tant que héros extraordinaires mais simplement pour leur capacité à agir : il ne les transforme pas en mythe comme le fait Cleever à travers des expressions comme « jeune Léviathan ».
14Les simples soldats forment le gros de la troupe des héros kiplingiens, mais les administrateurs de l’Empire y figurent aussi en bonne place. Dans les Simples Contes des montagnes et « La Plus Belle Histoire du monde », le thème de la gestion administrative est abordé à travers des personnages de fonctionnaires pragmatiques et actifs. Dans le contexte politique du Raj, et à partir des années 1880 au Punjab, commence pour l’Empire britannique en Inde un moment d’incertitude, où il s’agit de passer d’un mode d’administration coupé de la population indienne à un mode dit « orientaliste » – une gestion où les Indiens sont davantage impliqués – mais de nombreux Anglo-Indiens s’opposent à cette nouvelle tendance politique. Un indice montrant la position de Kipling sur ces questions est à trouver au début de « La Légion disparue », où John Lawrence est directement mentionné à propos de ses actions pendant la Révolte des Cipayes, et où une anecdote vise à montrer ses qualités humaines et politiques :
Les ans et la poussière ont jauni le papier, mais au verso on lit encore une note crayonnée par John Lawrence et qui demande de « veiller à ce que les deux officiers indigènes demeurés fidèles ne soient pas privés de leurs terres ». Sur six cent cinquante sabres, deux seulement affrontèrent l’épreuve avec honneur et, malgré les affres des premiers mois de la Révolte, John Lawrence trouva le temps de se souvenir de leurs mérites. (Pléiade 2, p. 141)
15Kipling glorifie ici une figure de chef juste, ne se laissant pas déborder par l’urgence et conscient de l’importance capitale des questions concrètes pour les hommes qu’il dirige. Dans Kim,le personnage de Creighton correspond au modèle de l’agent de l’Empire vu par John Lawrence et ses admirateurs : grand connaisseur du territoire qu’il administre, il se donne les moyens de l’action. Comme l’écrit Robert Fraser, Creighton est « le courtois ethnologue et chef des services secrets […], un homme qui respecte les subtilités et les différences de la culture indienne parce qu’il considère que la tolérance est la clé d’une bonne administration et, à travers cette administration, de la domination8 ». De tels administrateurs connaissent dans le détail le monde qu’ils gèrent, même si les moyens d’y parvenir sont secrets et parfois illégaux, d’où les personnages d’espions sachant se déguiser, comme Strickland, et d’agents impériaux choisis parmi la population indienne, comme Mahbub Ali et Hurree Mookerjee. La particularité d’un territoire et de la nécessité d’une gestion proche de ce dernier sont à nouveau mises en avant, par opposition à une gestion nourrie de théorie mais éloignée des réalités.
16L’apprentissage de Kim passe par des voyages, par la connaissance de la cartographie et de l’art du relevé topographique, par un savoir sociologique, linguistique et ethnologique précis. Il passe aussi, comme pour Stalky et les autres écoliers, par une expérience de l’indiscipline, de la fugue et du refus d’obéir. Voyant que Kim souffre de la discipline de l’école St Xavier à tel point qu’il s’en évade, Creighton décide d’accéder pour six mois à son souhait de liberté pour le bien de son éducation et de sa formation d’espion. Ce qui pourrait n’être que facéties de jeunesse d’un d’adolescent frondeur est profondément transgressif, comme le montre la première apparition de Kim à califourchon sur le canon de Lahore. Dans la première phrase du roman, Kipling met en avant l’idée de transgression de la loi, prenant le risque d’une rupture syntaxique en l’intercalant entre le verbe sat et sa particule astride : « He sat, in defiance of municipal orders, astride the gun Zam-Zammah on her brick platform opposite the old Ajaib-Gher – the Wonder House, as the natives call the Lahore Museum9 ». L’irrévérence et la dimension ludique de cette image ne doivent pas faire oublier sa valeur symbolique : si la mention de l’illégalité vient en première place c’est que Kim, dont on ne connaît pas encore le prénom, la représente allégoriquement. Kim et le canon composent une statue représentant la transgression glorieuse des règles. Kim se fait symboliquement le maître du Punjab en s’appropriant le canon, comme le dit la tradition. Il est le conquérant héritier de tous les envahisseurs de l’histoire de la province : conquérir un territoire, c’est précisément s’affranchir des lois mineures, représentées ici par les règlements municipaux, pour faire prévaloir une loi supérieure.
17Dès l’incipit, Kim fait donc évidemment partie de la lignée de ces héros qui savent dépasser les bornes légales pour agir, qui imposent un ordre au monde. Ils surimposent une loi, un code ou un impératif sur toutes les autres lois édictées par la société ou même l’institution pour laquelle ils œuvrent. Dans Kipling’s ‘Law’, A Study of his Philosophy of Life, Shamsul Islam définit trois aspects différents de ce qu’il nomme la Loi de Kipling : les valeurs morales, l’idée impériale et une doctrine de l’action10. À la fois attachés à l’Empire – ou à un autre organisme social – et fondamentalement libres, ces personnages kiplingiens sont marqués par un déchirement proprement héroïque.
Pertinence de la mosaïque comme modèle kiplingien
18Le monde vu par Kipling est fait de délimitations, de frontières, de démarcations : nous avons vu déjà de nombreux exemples de motifs frontaliers. L’empire est avant tout une machine à créer des démarcations. Nous avons vu plus haut le rôle que joue la cartographie dans l’expansion impériale, en assurant une domination de l’espace colonisé représenté de façon savante et rationnelle, c’est-à-dire en transformant le savoir en instrument de pouvoir. Par ailleurs, de nombreuses nouvelles de Kipling analysent les effets de « l’impératif de démarcation11 » de l’empire, dans ses dimensions aussi bien spatiale que sociale et symbolique. Le franchissement des frontières politiques devient le nœud de l’intrigue dans des nouvelles de guerre comme « Avec la grand’ garde », où Mulvaney raconte le combat de son régiment contre les Pashtounes le long de la frontière, ou plus encore dans « L’homme qui voulut être roi », où la frontière est figurée par la chaîne himalayenne. La transgression des frontières sociales est montrée sur le mode tragique dans « Faute de Bénédiction nuptiale » et « Transgression » où l’amour entre un Anglais et une Indienne est empêché et puni. Dans tous les recueils indiens, le poids de la société, sa normativité et son injonction de séparation des communautés sont montrés à la fois avec fatalisme et distance par le narrateur qui, avec une ironie souvent cruelle, semble regretter la rigidité sociale du monde colonial et des castes.
19Plus généralement, les communautés sont montrées dans leurs particularités et Kipling insiste beaucoup sur les différences entre religions, entre castes, entre régions, tout en formulant des préférences, notamment en faveur des musulmans. Il est rare que l’origine d’un personnage reste inconnue, elle est précisée soit explicitement par la géographie, soit à travers des idiosyncrasies langagières, sociales ou comportementales. Dans « Une guerre de sahibs », la population d’Afrique du Sud est vue à travers les yeux d’un sikh qui accompagne son maître anglais dans la guerre des Boers et qui souligne avec violence l’étrangeté des Africains par des comparaisons avec des situations et des systèmes de valeurs liés au domaine indien. Kipling caractérise le personnage narrateur par son langage et les Africains à travers le filtre du point de vue raciste de ce narrateur, qui reproduit les stéréotypes coloniaux :
Kurrban Sahib m’a nommé au commandement (quel commandement pour moi !) de certains gaillards aux cheveux laineux – des Hubshis – dont le contact et l’ombre ne sont que souillure. C’étaient d’énormes mangeurs ; dormant sur le ventre ; riant sans raison ; en tous points pareils à des animaux. Certains passaient pour être des Fingos, d’autres, je crois, des Cafres rouges, mais c’étaient tous des Cafres – ordure innommable. (Pléiade 3, p. 378)
20L’empire n’est donc pas un tout uniforme, où les différents peuples seraient unifiés par leur appartenance à une même entité politique. Au contraire, il se caractérise par une multiplication de petites unités rassemblées comme les fragments d’une mosaïque par le cadre législatif, militaire et administratif impérial. La vision de l’Empire comme mosaïque est présente dans de nombreux textes. Dans Kim, nous avons vu que le peuple indien est montré comme une foule bigarrée et diverse partageant un même espace, cohabitant le long de la même route sans s’uniformiser. Politiquement, le territoire de l’Inde est composé d’états séparés, plusieurs étant dotés d’une certaine autonomie de gestion. Dans ses Lettres de Marque, Kipling détaille le fonctionnement d’une province dirigée par un Maharajah, insistant sur les spécificités locales ainsi que sur l’imbrication de cet état dans l’organisme général de l’Empire britannique dans une logique hiérarchique stricte reliant les différents niveaux d’autorité, explicitant ici le lien entre le premier ministre d’une province dirigée par un Maharajah et le Prince de Galles, à l’autre extrémité de la chaîne :
Le bras droit du Maharajah pour le travail de l’État est le premier ministre Maharaj Sir Pertab Singh, aide de camp du prince de Galles, capable de manipuler les intrigues des Marwaris comme seul un Marwari peut le faire ; capable aussi, comme on l’a vu, d’évoluer dans la société londonienne. Il est aussi colonel d’un corps de cavalerie de première classe récemment promu. L’Anglais aurait aimé le voir, mais il était parti quelque part dans le désert, soit occupé à tracer une frontière, soit à la recherche d’une affaire de succession12.
21L’Empire est vu comme une alliance, une mosaïque, un espace à gérer et administrer de façon adaptée à chaque région. Dans un double mouvement de qualification, Kipling considère que chaque territoire et chaque habitant est à la fois issu d’une réalité locale unique et membre d’une vaste communauté impériale. C’est en caractérisant à outrance les différents peuples que Kipling finit souvent par créer des types ou réutiliser des stéréotypes de façon raciste – en ce qui concerne les Marwaris, notamment, il reproduit dans le passage cité plus haut des jugements péjoratifs courants.
22Le contexte militaire et guerrier fait apparaître clairement la mosaïque impériale. Dans Les Yeux de l’Asie, Kipling regroupe quatre nouvelles dont les narrateurs sont des Indiens partis comme soldats pour l’Europe pendant la Première Guerre mondiale. Ce recueil renverse le point de vue à la façon des Lettres Persanes de Montesquieu. Kipling avait été sollicité par le gouvernement britannique pour participer à l’effort de propagande, ce qui lui a donné accès à des courriers de soldats indiens ouverts par la censure. Il a utilisé très largement ces véritables lettres dans son recueil13. Les nouvelles dépassent le cadre de la propagande en montrant des Indiens parfois émerveillés des avancées techniques et agricoles européennes, parfois aussi désabusés et nostalgiques de l’Inde. Dans « Un retraité », le narrateur indien mutilé exprime sa tristesse à l’idée de ne plus faire partie du régiment :
À présent je suis dans un hôpital pour troupes indiennes dans une réserve forestière appelée « nouvelle », qui fut établie par ordre d’un roi au temps passé. Il n’y a aucun ordre pour mon retour dans l’Inde. Je ne le désire pas. Mon régiment est maintenant parti de France pour l’Égypte ou l’Afrique. Mes officiers sont pour la plupart morts ou dans les hôpitaux. Au cours d’un voyage en chemin de fer, quand on est assis à deux, côte à côte pendant deux heures, s’il y en a un qui descend, l’autre ressent son absence. Combien grande alors fut mon angoisse de me trouver séparé de mon régiment après trente-trois ans14 !
23Parmi les lettres de soldats reproduites par David Omissi, on peut retrouver celle dont Kipling s’est manifestement inspiré pour écrire ce passage. Le Risaldar-Major Mir Jafar Khan écrit ainsi le 23 mai 1916 :
J’ai trente-trois ans de service, mais je te dis franchement que si je devais perdre ma vie pour le Roi pendant cette guerre… je verrais cela comme un bénéfice. Cela fait trente-trois ans que je suis dans le régiment de cavalerie de Hodson. Pendant un voyage en chemin de fer, lorsque deux personnes ont été assises côte à côte pendant deux heures, celui qui reste ressent l’absence de celui qui est descendu : combien grande alors est l’angoisse que je ressens à la pensée de devoir me séparer du régiment15 !
24David Omissi explique que les hommes de troupe n’accordaient pas une grande importance au fait de faire partie de l’Empire britannique, mais étaient par contre très attachés à leur régiment, au gouvernement, désigné par le terme « Sirkar », et tout particulièrement à la personne du roi George V16. Les lettres fictives réécrites par Kipling ne rendent donc pas entièrement compte de l’état d’esprit des soldats de l’Armée de l’Inde, mais elles ne peuvent pas non plus être prises uniquement pour de la propagande. Kipling y a lu une loyauté extrême des soldats indiens pendant une guerre qui n’aurait pas dû les concerner, ce qui confirmait sa vision d’un Empire mosaïque et lui permettait de laisser de côté d’autres aspects de cette correspondance.
25Confronté à la réalité, le motif de la mosaïque ne permet pas d’inclure l’idée de hiérarchie entre les parties, pourtant évidemment présente dans l’organisation globale de l’Empire, par exemple entre la métropole, les dominions blancs et l’Inde. Kipling ne propose pas une analyse du fonctionnement de l’Empire, mais exprime plutôt dans cette vision un modèle souhaitable, un idéal qui à la fois respecterait les particularités locales et permettrait aux divers peuples de progresser par leur union. Dans Kim tout particulièrement, Kipling fait ce rêve : la critique lui a beaucoup reproché de dépeindre une Inde réconciliée, de simplifier et de typifier, d’évacuer les problématiques conflictuelles. Il montre en effet une vision humaniste et rêvée des relations entre communautés, castes et classes sociales. Alors même que l’administration britannique s’appuie sur le système des castes pour mieux contrôler la population indienne, Kipling reste parfois dans l’illusion que le progrès social et la justice viennent des Anglais : par exemple, dans « La Tombe de ses ancêtres », le jeune Chinn qui mène une campagne de vaccination malgré l’obstacle des superstitions est l’un de ces personnages de fonctionnaires qui se battent contre des coutumes archaïques pour faire adopter des règles modernes par la population locale. D’autres nouvelles mettent par contre en garde contre les excès dans ce domaine, comme « Georgie Porgie » dont l’une des premières remarques est explicite : « vous tomberez d’accord que les gens civilisés qui mangent dans de la vaisselle en porcelaine et sont munis d’étuis à cartes de visite n’ont pas le droit d’appliquer leurs critères du bien et du mal à un territoire non encore policé » (Pléiade 1, p. 1326).
26Kim reste toutefois le texte le plus intéressant concernant la vision humaniste de l’Empire. À travers la capacité du personnage de Kim à se mêler à toutes les communautés, à s’approprier leurs rites et leurs modes de vie, le roman nous montre une Inde d’intégration et de mélange, une Inde d’avant les déchirements. Concernant cette Inde imaginée, Zohreh T. Sullivan écrit :
La vision de la procession unifiée le long de la Grande Route de liaison dans Kim peut être lue comme la construction imaginaire d’une Inde utopique d’avant la chute ; on peut aussi la replacer historiquement dans le cadre d’un âge d’or (compris par certains historiens comme la période avant 1857), avant que la méfiance et la suspicion réciproques n’amènent les Britanniques à adopter une position de plus en plus sévère et autoritaire envers les indigènes ; ou bien d’une époque antérieure au moment où les Britanniques se crurent autorisés à manquer à leur promesse de 1858 selon laquelle les emplois de base dans l’administration seraient pourvus au mérite17.
27Selon l’analyse de Sullivan, l’Inde de Kim correspond d’abord à un idéal familial et au paradis perdu de l’enfance de Kipling, à cette Inde d’avant son exil pour l’Angleterre. Cet idéal sous-tend une vision syncrétique d’un pays réellement divisé. Les autorités britanniques y sont assez peu visibles, puisqu’on les rencontre le plus souvent sous la forme d’espions déguisés ou d’Indiens engagés dans les services impériaux. Les tensions entre Indiens sont elles-mêmes réduites à une méfiance peu vindicative des musulmans à l’encontre de tous les idolâtres.
28Toutefois, si cette vision édénique teinte effectivement la majeure partie du récit, c’est parce que le lecteur découvre l’Inde à travers les yeux de Kim. La Grande Route de liaison n’est unificatrice que parce que Kim la voit telle. D’autres personnages y voient une simple route encombrée, et des protestations injurieuses interrompent brusquement la description idéaliste : « Fils de pourceau, est-ce que la partie non pierrée de la route est faite pour que tu t’y grattes le dos ? […] Quelle sottise de hibou t’a fait mettre tes charriots en travers de la route ? Une roue cassée ? » (Pléiade 3, p. 64) La vision philanthrope de Kim d’une Inde réunifiée recouvre ces divisions. En Kim s’incarne la vision de Kipling, mais elle repose avant tout sur le point de vue du personnage éponyme qui, bien que privilégié, n’oblitère pas les autres. Parmi ces contrepoids, le point de vue de Hurree Mookerjee est très subtil, en tant qu’Indien éduqué à l’occidentale. La position du Babu est ambiguë, il est souvent méprisé du fait de son hybridité, par exemple par l’espion russe : « Il représente en petit l’Inde en transition – le monstrueux croisement de l’Orient et de l’Occident » (Pléiade 3, p. 257). Mais Hurree Mookerjee a une compréhension fine des rapports hiérarchiques et sait utiliser le dédain que tous ont envers lui pour agir sans être remarqué.
29La vision apaisée du territoire de l’Inde fait pencher le roman vers le genre du conte, comme l’explique Alexis Tadié :
L’Inde est une source historique et littéraire importante des contes des Mille et Une Nuits ; en retour les voyageurs identifient le pays réel au cadre fictif des Mille et Une Nuits (la cour des Mogols, des maharajas, les trésors de Golconde). Et elle ne subsiste précisément que dans le conte, comme l’itinéraire littéraire d’un Salman Rushdie le souligne – la forme réaliste du roman ne peut en effet plus saisir comme une entité unique ce pays brisé par l’histoire et la Partition18.
30Cette vision est spécifique à Kim, dont l’ambiguïté générique permet un jeu subtil entre le mode historique, comme dans l’épisode des espions russes, et le mode a-historique. Comme le montre Salman Rushdie à propos de Trois Hommes de troupe et Dessins en noir et blanc, les conflits réels de l’Inde sont bel et bien reflétés, volontairement ou non : « le récit […] témoigne de la vieille querelle entre colonisateur et colonisé19 ». Le statut du roman est donc particulier dans l’œuvre de Kipling, par ailleurs représentative des divisions et des conflits engendrés dans le contexte colonial. Malgré des notations chronologiques identifiables et une progression temporelle de l’intrigue, l’Inde de Kim se situe hors du temps dans de nombreux passages. Kipling donne alors à voir un espace orientaliste : libéré du temps, inclusif et syncrétique, cet espace est présenté comme représentatif de l’Orient. On traverse dans le chapitre douze un paysage riche et habité dans lequel le voyage, même s’il est appelé une « aventure », relève plutôt de la promenade dans une campagne idéale :
Ils parcoururent ainsi, de-ci, de-là, sans se presser, les vastes vergers tout en fleurs – en passant par Aminabad, Sahaigunge, Akrola-le-Gué, et le petit Phulesa – la ligne des Sewaliks toujours au nord, et encore au-delà, les cimes enneigées. […] À la mi-journée, après avoir conversé et cheminé un peu, ils dormaient, pour ensuite retrouver le monde, revigorés, lorsqu’il faisait plus frais. La nuit les voyait s’aventurer en terre nouvelle – dans quelque village choisi trois heures plus tôt en l’apercevant dans la riche campagne, et dont ils avaient beaucoup discuté en route.
Là, ils racontaient leur histoire – nouvelle chaque soir, en ce qui concernait Kim – et là, soit le prêtre, soit le chef de village leur réservait bon accueil, selon la coutume de l’Orient bienveillant. (Pléiade 3, p. 226-7)
31Au chapitre neuf, l’épreuve de la jarre brisée que Kim recompose mentalement est emblématique de sa capacité presque magique à retrouver l’unité d’un ensemble cassé :
Là où il y avait eu trois morceaux, il n’y en avait plus qu’un grand, et au-dessus, les contours indistincts du récipient tout entier. Il voyait la véranda au travers, mais la cruche s’épaississait et s’obscurcissait à chaque battement de son pouls. Et pourtant – mais comme sa réflexion était lente ! – elle s’était brisée sous ses yeux. (Pléiade 3, p. 165)
32Plus qu’un retour à un état antérieur, il s’agit d’une vision lucide, presque magique, de l’être profond des choses : Kim sait voir la forme pure de l’objet, au-delà des apparences et des contingences. De façon métaphorique, ce passage est une indication destinée au lecteur. Il lui révèle, s’il se reconnaît en Kim, son propre pouvoir herméneutique d’interprétation du monde. Catherine Lanone lit ce passage comme un « trompe-l’œil ludique », mettant en scène « l’essence même de l’écriture de Kipling, reposant sur le passage par synecdoque du fragment au tout20 ». L’apparition de la forme, du dessin général de la mosaïque indienne, est une révélation provoquée par cette vision syncrétique même si elle repose sur une illusion. L’important pour Lurgan, qui met en scène cette épreuve, est que Kim se montre capable d’une double vision : il voit apparaître la forme complète mais n’oublie pas pour autant que la cassure est bien réelle. L’idéal et le réel lui apparaissent en même temps.
33On peut tracer un parallèle entre sa vision de l’Empire comme mosaïque et la variété des textes dans l’œuvre de Kipling et en dégager un mode de pensée caractéristique : Kipling met en avant les idées de diversité, d’alliance et de cohabitation d’éléments hétérogènes à tous niveaux, jusque dans la formation de l’identité personnelle et du psychisme. Le motif de la mosaïque représente les idées de syncrétisme et d’association d’éléments individuels qui sont récurrentes chez Kipling. La composition de nombreux recueils peut être vue comme une mosaïque, chaque nouvelle, chaque poème et chaque gravure pouvant à la fois être lu séparément et entrer en résonance avec les autres. Ce mode de composition associe des éléments disparates en les subordonnant à un titre commun spécifique, souvent thématique, qui crée des ponts plus ou moins évidents entre les éléments du recueil. La mosaïque fonctionne comme un puzzle, au sens où il faut la composer. Non seulement on peut y voir un modèle pratique conditionnant la création littéraire, mais elle correspond aussi à un choix esthétique : plutôt que d’adopter la position de l’auteur démiurge qui raconte l’histoire sur un mode autoritaire, Kipling préfère instaurer une relation ludique entre auteur et lecteur, postulant que la narration est soumise au jeu du hasard et à l’imprévu de la rencontre entre un narrateur et un auditeur.
34Le motif de la mosaïque narrative est présent aussi bien dans le roman que dans les recueils de nouvelles. Kim forme indéniablement une unité, mais il comporte de nombreux micro récits qui, en quelques lignes, relatent une histoire complète. Au chapitre onze, ainsi, Kim recueille le récit de l’espion blessé tout en faisant mine de le soigner. E.23 fait intrusion dans le déroulement de l’intrigue, à la fois parce qu’en tant qu’espion en service il remplace le personnage principal et le dédouble, et parce qu’il fait bifurquer le récit en tant que narrateur intradiégétique. Ce récit ne concerne l’intrigue principale qu’indirectement, il a le statut d’une simple péripétie qui participe de l’apprentissage par Kim du métier d’espion. Kim rencontre à cette occasion un double de lui-même qui lui permet de se projeter dans l’avenir : la reconnaissance est immédiate, car, bien qu’ignorant, Kim comprend l’état d’esprit de E.23, il partage son désir de pouvoir s’attribuer le mérite d’une mission dangereuse. Paradoxalement, cette analepse joue donc simultanément le rôle d’une prolepse au niveau symbolique, dans l’évolution du personnage de Kim.
35Ces micro récits donnent au roman son aspect décousu regretté par Kipling dans son autobiographie : il voit Kim comme « franchement picaresque et dépourvu d’intrigue » (Pléiade 4, p. 1110), comme un récit ayant pour unique ligne directive le déplacement des personnages. Pris séparément, les petits récits semblent isolés mais en réalité ils fonctionnent comme les carreaux qui s’assemblent dans la mosaïque. L’histoire d’E.23 n’est pas qu’un assaisonnement circonstanciel, ou un arrière-plan pour situer l’histoire de Kim. Il faut aussi y voir une pièce essentielle qui participe à faire le portrait de l’Inde en ouvrant le récit vers le sud du pays, qui n’est pas très représenté dans le roman. Les allusions au sud sont furtives – Kipling connaît moins bien ces régions, qui sont cependant nécessaires pour donner l’impression que le territoire indien fait un tout. Il rappelle que l’Inde ne se limite pas aux seuls Punjab, Rajasthan et Provinces centrales. Ce récit complète le puzzle de l’Inde, tout comme il complète le puzzle de Kim, nous présentant une des possibilités d’évolution du héros après la fin du roman.
36Un recueil de nouvelles comme La Tâche quotidienne contient, quant à lui, des textes isolés rassemblés autour de la question du travail, du devoir et de la responsabilité. Ici, c’est l’acte de lire qui unifie la multiplicité des récits et non la présence d’un narrateur comme dans Kim. La première nouvelle du recueil s’intitule « Les Bâtisseurs de ponts », indiquant un programme de lecture qui incite le lecteur à lui-même faire le lien entre les nouvelles. Le motif d’une association d’éléments au sein d’un ensemble plus vaste est récurrent dans le recueil. Nous avons évoqué plus haut « Le bateau qui découvrit son âme », où un navire à vapeur voit peu à peu ses parties s’assembler, si bien que « lorsqu’un bateau découvre son identité, tout le parler des différentes pièces cesse et se fond en une seule voix, qui est l’âme du bateau » (Pléiade 2, p. 863). On peut y voir une représentation imagée de l’Empire, mais la mosaïque fonctionne aussi comme modèle d’organisation du recueil.
37La figure du puzzle participe plus largement à un mode d’écriture ludique, mode souvent privilégié par Kipling. Le moment de la genèse, celui du choix entre les différentes possibilités narratives, est parfois montré directement dans le texte, mais l’auteur sait faire toujours sentir à son lecteur que ce dernier lit une histoire choisie parmi d’autres, et que ce choix n’est pas absolument justifiable. L’idée est que le moment du choix, de l’aiguillage narratif, peut être représenté a posteriori comme nécessaire, mais est à l’origine régi par le hasard le plus pur. Ici encore, nous sommes dans le domaine du jeu, comme le suggère l’étymologie arabe du mot hasard, az-zahr signifiant jeu de dés. Comme l’aventure, l’écriture est régie par des puissances supérieures indomptables. L’auteur est pris par ces circonstances extérieures comme son héros. Dans Le roman d’aventures, Jean-Yves Tadié écrit : « L’aventure est l’irruption du hasard, ou du destin, dans la vie quotidienne » et « le hasard est la forme moderne du destin : on retrouve le jeu, comme le maître de Ballantrae, qui tire à pile ou face ses décisions les plus importantes21… » Le lecteur prend conscience de l’existence d’une infinité de lignes possibles mais non exploitées : avec le leitmotiv « mais ceci est une autre histoire » qui clôt de nombreuses nouvelles, Kipling les met en évidence. Il souligne aussi la contingence de chaque histoire racontée en mettant en œuvre le procédé des personnages récurrents car l’espace d’une nouvelle ne permet pas de rendre compte de tous les récits possibles liés à un personnage. Ainsi, les protagonistes de « Brugglesmith » apparaissent dans Tours et détours et sont repris dans La Tâche quotidienne au début de « Du pain sur les eaux ». Ceci nous dit en quelque sorte que si cette histoire est racontée ici, ce n’est pas parce qu’elle est la meilleure et encore moins la seule : c’est un hasard.
38De plus, les narrations-cadres inscrivent le récit dans une situation particulière, ce qui sous-entend que si la situation avait été différente, le récit aurait été changé, ou bien même n’aurait pas eu lieu. L’imbrication des récits met en valeur l’importance de la rencontre entre narrateur et narrataire. Ailleurs, le personnage du narrateur peut se montrer en train de découvrir par hasard l’objet de son récit. La nouvelle « “Eux” » commence par mettre en scène le hasard du trajet qui mène le narrateur automobiliste à la maison hantée : « Le chemin continuait de descendre. J’étais sur le point de faire marche arrière et de rebrousser chemin en deuxième vitesse avant de finir dans quelque marécage, lorsque j’aperçus le soleil à travers le fouillis de branchages devant moi et relevai le frein » (Pléiade 3, p. 545). Le personnage se laisse conduire plus qu’il ne conduit et nous offre ainsi une nouvelle métaphore de l’écriture : il se perd – « Je crains de m’être trompé de route » (Pléiade 3, p. 546) – et c’est en se perdant qu’il trouve son récit. Cette scène exprime l’idée portée par le titre du recueil Périples et découvertes : c’est au détour du chemin, en sortant de l’espace cartographié, en se laissant attirer par un rayon de soleil, que le narrateur découvre le récit comme par surprise.
39Dans les deux Livres de la jungle, Kipling travaille également sur une mise en réseau des récits, aboutissant cette fois à créer l’illusion de la forme romanesque dans deux recueils de nouvelles. Formellement, les deux livres ne constituent pas un roman, mais c’est pourtant le souvenir qu’en gardent de nombreux lecteurs. Les nouvelles fonctionnent de façon double, comme textes autonomes et pièces d’un ensemble ; à ceci s’ajoute la récurrence et l’évolution du personnage de Mowgli qui donnent une coloration particulière à l’ensemble, l’apparentant au Bildungsroman. Le premier livre comporte sept nouvelles, dont les trois premières concernent Mowgli ; le second le fait figurer dans cinq des huit récits, en instaurant une alternance entre le cycle de Mowgli et les autres textes. Deux nouvelles ne se situent pas dans la jungle indienne : « Le Phoque blanc » met en scène des phoques parcourant tous les océans du globe et « Quiquern » aborde le thème de la relation entre un chien et son maître, cette fois en pays inuit.
40Le lien entre les diverses nouvelles est indiqué dans les titres des recueils : le monde de la Jungle, qui ne se veut pas réaliste, définit plutôt un espace livresque. Elle ne se réduit pas à l’espace géographiquement repérable qui existe en Inde, même si de nombreuses histoires s’en inspirent et que l’étymologie même du mot est indienne. La Jungle de Kipling est plus vaste que la jungle indienne, c’est un monde cohérent créé par l’écriture. Bien que les lieux inventés par Kipling aient été pour certains retrouvés dans la jungle des Central Provinces par des amateurs des Livres de la jungle, il semble qu’il se soit davantage inspiré d’un ouvrage d’histoire naturelle22 que d’une expérience précise des lieux représentés. Même s’il a parcouru l’Inde du nord durant ses années de journalisme, il ne connaît pas bien les zones de forêt ; il s’est surtout intéressé aux grandes villes. Sa connaissance de la jungle lui vient principalement de livres et de récits entendus.
41On peut différencier les Livres de la jungle du genre de la fable animalière car les principaux personnages du cycle de Mowgli évoluent, vieillissent et, pour certains, meurent. Les Livres de la jungle fonctionnent comme un roman auquel il manquerait des chapitres pour raconter certains épisodes de la vie de Mowgli. Cet aspect romanesque est dû avant tout à la cohérence du monde de la jungle. Kipling crée les conditions d’une société et de ses marges, il met en présence les éléments premiers et fait jouer les rapports de force. Espace purement livresque, la jungle est un ailleurs où Kipling transpose la réalité sur le mode du mythe, de la fable ou encore du conte, tout en incluant un cadre romanesque au réseau de nouvelles centré sur Mowgli. La jungle est un monde étrange qui rappelle les mondes perdus de Verne, Rider Haggard et Conan Doyle, en cela qu’elle se situe sur un plan différent de l’Anglo-Inde quotidienne. Toutefois dans les Livres de la jungle les personnages ne viennent pas conquérir, explorer ni étudier ce monde : ils l’habitent. Dans « Le Miracle de Purun Bhagat », l’articulation entre le monde des récits anglo-indiens et le monde de la jungle est explicitée :
Les ermites et les saints qui vivent retirés des grandes villes ont presque tous la réputation d’opérer des miracles avec les bêtes sauvages, mais tout le miracle consiste à ne pas bouger, à ne jamais faire de geste brusque et, pendant longtemps, au moins, à ne jamais regarder un visiteur dans les yeux. Les villageois voyaient la silhouette du barasingh arpenter comme une ombre la forêt obscure derrière le sanctuaire ; ils voyaient le minaul, faisan de l’Himalaya, flamboyer de ses plus belles couleurs devant la statue de Kali ; et les langurs, accroupis à l’intérieur, jouer avec les coquilles de noix. (Pléiade 2, p. 470)
42L’ermite, contrairement aux villageois, ne considère pas que la présence des animaux sauvages dans son sanctuaire soit un miracle, il sait que le monde de la jungle existe dans le même espace que le monde des hommes, même s’ils n’ont pas de contacts du fait de leurs modes de vie distincts. La jungle fonctionne comme un monde parallèle ; c’est ce qui fait l’étrangeté et le paradoxe de la nouvelle « Dans le “rukh” », où la jungle apparaît dans un contexte réaliste, celui du quotidien laborieux d’un fonctionnaire du Service des bois et forêts du gouvernement indien. L’apparition de Mowgli à Gisborne semble surnaturelle, comme l’inquiétante irruption d’un élément fictif merveilleux dans un monde réaliste :
Sa démarche était silencieuse sur les galets, à tel point que Gisborne, habitué pourtant au pas léger des traqueurs, ne peut réprimer un sursaut. […] Sa voix était d’une clarté et d’une profondeur bien éloignées du ton geignard habituel aux indigènes, et le visage qu’il levait au soleil aurait pu être celui d’un ange égaré dans les bois. (Pléiade 2, p. 158)
43Le monde de la jungle et le monde réaliste de la forêt indienne ne sont pas faits pour se rencontrer : le premier est une fiction qui transpose le second, ils ne se situent pas sur le même plan de réalité.
44Dans les Livres de la jungle, les deux plans parviennent à se rencontrer pour Purun Bhagat, tandis que le narrateur d’« Au service de Sa Majesté » entend, caché, une conversation entre les animaux employés dans l’armée et découvre ainsi le pan domestiqué du monde animal, à mi-chemin entre les deux mondes. Dans le cycle de Mowgli comme dans les autres nouvelles, un espace dans lequel les animaux conversent de façon vraisemblable et cohérente est créé.
45La nouveauté de ces recueils tient à l’accent mis sur la sensualité de la Jungle. Le monde est perçu par tous les sens du héros, pour sa survie Mowgli doit identifier par tous les moyens amis et ennemis, mais cette acuité sensorielle se déploie aussi en sensualité. Cette dernière est moins directement sexuelle que dans « Dans le “rukh” » où Mowgli est marié et père d’un enfant, mais elle est omniprésente dans le monde de la jungle, pour les animaux comme pour l’homme. Le début de « L’“Ankus” du roi », où Kaa vient à peine de muer, est un exemple de cette exacerbation des sens qu’offre la jungle, faisant se rejoindre dans une synesthésie fascinante et joyeuse le toucher, la vue et les sensations kinesthésiques :
— Moi aussi je me lave, mais en outre, j’ôte ma peau. Comment trouves-tu mon nouvel habit ? »
Mowgli passa la main sur le quadrillage en losanges de l’immense échine. « […] Il est très beau à voir, comme les bigarrures dans la bouche d’un lis.
— Il lui faut de l’eau. Une nouvelle peau ne prend jamais toutes ses couleurs qu’après le premier bain. Allons nous baigner.
— Je vais te porter », dit Mowgli ; et il se baissa en riant pour soulever par le milieu l’énorme corps cylindrique de Kaa, à l’endroit précis de sa plus grande épaisseur. […] Dès que Mowgli était devenu assez vigoureux pour supporter d’être un peu malmené, Kaa lui avait enseigné ce jeu qui n’avait pas son pareil pour lui assouplir les membres. Parfois Mowgli, enveloppé presque jusqu’à la gorge dans les anneaux mobiles de Kaa, s’efforçait de dégager un bras et de saisir le serpent à la gorge. (Pléiade 2, p. 529-530)
46Les Livres de la jungle racontent l’intimité physique fondamentale des personnages avec leur milieu, la sensualité des contacts entre les animaux, quelques hommes et la jungle, qu’elle soit océanique, polaire ou indienne. Dans « Quiquern », malgré l’insistance sur la rudesse extrême du climat, des conditions de vie des Inuits et des efforts des chiens de traîneau, le plaisir sensuel de la vie n’est pas oublié :
Ils se contentaient de frapper au cœur du froid cruel et implacable pour lui arracher de quoi vivre, de sourire grassement, de raconter, le soir, d’étranges histoires de fantômes et de fées, de manger jusqu’à n’en pouvoir plus et de chanter l’interminable chant de la femme. (Pléiade 2, p. 555)
À leur réveil, l’eau était libre sur la plage nord de l’île et toute la glace désagrégée avait été poussée à terre. Le bruit du premier ressac est le plus délicieux que puisse entendre un Inuit, car il signifie que le printemps est en route. (Pléiade 2, p. 568-569)
47La nature polaire, dangereuse et belle, ni bénéfique ni maléfique, est ressentie par ceux qui la peuplent avec une grande intensité : comme dans les récits sur Mowgli, il faut interpréter les signes pour survivre. La sensualité du rapport au monde est liée à la question du danger qui est le ressort principal de ces récits. Les Livres de la jungle sont le roman d’aventure de la survie en milieu naturel, recommencé avec chaque nouvelle. Le recueil s’organise thématiquement plus fortement que dans les recueils anglo-indiens, ce qui permet de fonder une organisation formelle plus solide elle aussi.
48Une fois posées les conditions du monde de la jungle, le roman de Mowgli peut s’y dérouler. La loi de la jungle veut que les animaux évitent tout contact avec les hommes ; l’intrusion d’un humain dans ce monde est problématique, comme le montre le débat difficile sur le rocher du conseil à propos de l’acceptation ou non de cet enfant par la meute des loups. La difficulté est résolue par Bagheera qui interprète la loi au plus près du texte, achetant la vie de Mowgli au prix d’une proie. Dans « Les Frères de Mowgli », cette scène d’introduction est suivie d’une démarcation typographique, puis d’un paragraphe dont le ton rappelle celui du conteur des Simples Contes des Montagnes :
À présent il vous faut accepter de sauter dix ou onze années entières et vous contenter de deviner la vie merveilleuse que mena Mowgli parmi les loups, parce que, couchée par écrit, cette vie emplirait je ne sais combien de livres. Il grandit avec les louveteaux, quoique ceux-ci, naturellement, fussent devenus adultes presque avant qu’il ne fût enfant, et père loup lui apprit sa tâche et le sens de toutes choses dans la jungle, jusqu’à ce que le moindre bruissement de l’herbe, le moindre souffle de l’air tiède de la nuit, […] eussent autant d’importance pour lui que le travail de son bureau en a pour un homme d’affaires. (Pléiade 2, p. 308)
49Cette ellipse passe rapidement la période d’éducation de Mowgli, il n’est pas expliqué comment il acquiert une telle aptitude à l’herméneutique, à cette forme de mètis qui lui permettra de devenir à l’avenir le maître de la jungle. La chronologie n’est pas respectée : l’épisode raconté dans « La chasse de Kaa » se situe dans cet intervalle laissé flou dans la première nouvelle, comme un gros plan ajouté en supplément. Analepses et prolepses sont nombreuses ; les blancs laissés par la narration dans un premier temps sont partiellement comblés par une nouvelle apparaissant ultérieurement dans les recueils. Le début de « Chien roux » fonctionne de la même façon :
Ce fut après le déchaînement de la jungle que commença la période la plus agréable de la vie de Mowgli. […] Ce qu’il faisait, voyait et entendait au cours de ses pérégrinations d’un peuple à l’autre, avec ou sans ses quatre compagnons, pourrait fournir la matière de mainte et mainte histoire, chacune aussi longue que celle qui va suivre. Ainsi vous ne saurez jamais comment il fit la rencontre de l’éléphant fou de Mandla […] ; comment il se battit contre Jacala, le crocodile, pendant toute une longue nuit dans les marais du Nord et brisa son couteau à écorcher sur les écailles dorsales du monstre ; […] comment il réussit à traire les bufflonnes sauvages dans leur marécage, et comment… (Pléiade 2, p. 573-574)
50L’effet de cette énumération suspendue est double : le récit semble d’abord fragmentaire, mais l’impression qui domine en fin de compte est que l’histoire foisonnante de Mowgli existe entièrement dans un en deçà du texte, même si le narrateur ne peut nous la livrer que par bribes. Les limites des textes semblent toujours débordées et les poèmes qui les suivent reflètent ce débordement de la fiction.
51Qu’elle soit comprise dans sa dimension ludique ou métanarrative, la mosaïque apparaît comme un motif récurrent qui nous fournit un outil efficace pour déjouer certaines difficultés, la diversité du monde s’y exprime sous la forme d’un assemblage. Une mosaïque peut être observée dans le détail ou dans son ensemble : de même, les récits de Kipling amènent le lecteur à faire une double lecture. Les micro récits, les points de vue multiples, les tons contradictoires qui cohabitent dans les textes ou dans les recueils nous amènent à expérimenter une hétérogénéité importante, mais la voix du narrateur anonyme et la composition générale donnent une impression d’homogénéité lorsque le lecteur prend de la distance vis-à-vis du texte. La diversité de ces éléments individuels, précieux en eux-mêmes, semble appeler le conflit ; c’est la composition qui fait surgir le motif général qu’ils participent à former. C’est donc une vision du monde que Kipling exprime à différents niveaux par ce modèle à la fois conceptuel et visuel, parfois même tangible : la vision d’un monde fragmenté mais susceptible d’harmonie dans sa diversité.
Notes de bas de page
1 Dans son autobiographie Quelques mots sur moi, il écrit ainsi : « Les contes […] devaient contrebalancer, aussi bien que couronner, certains aspects de ma production “impérialiste” précédente » (Pléiade 4, p. 1085).
2 Andrew Hagiioannu, The Man Who Would Be Kipling. The Colonial Fiction and the Frontiers of Exile, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2003, p. 7. (Traduction de l’auteur)
3 Richard Ambrosini, « Kipling, the Historians, and Postcolonial Criticism » communication prononcée à l’université du Kent le 8 septembre 2007 au cours du colloque Kipling organisé conjointement par l’université et la Kipling Society.
4 Rudyard Kipling, Kim, Edward Saïd (dir.), London, Penguin Classics, 2000.
5 Rudyard Kipling, The Complete Stalky & Co., Isabel Quigly (dir.), Oxford, OUP, 1999, p. XV.
6 Isabel Quigly, op. cit., p. XX. (Traduction de l’auteur)
7 Op. cit., p. XXVII. (Traduction de l’auteur)
8 Robert Fraser, op. cit., p. 61. (Traduction de l’auteur)
9 Rudyard Kipling, Kim, The Bombay edition vol. 15, London, Macmillan, 1913-1927, p. 1. « Au mépris des règlements municipaux, il était monté à califourchon sur Zam-Zammah, ce canon qui trône sur la plate-forme de brique située face au vieil Ajaib-Gher, la Maison des Merveilles, selon l’appellation donnée par les indigènes au musée de Lahore » (Pléiade 3, p. 3).
10 Shamsul Islam, Kipling’s ‘Law’, A Study of his Philosophy of Life, London, Macmillan, 1975, p. 121.
11 Gail Low mentionne ce concept à propos de l’Empire britannique représenté chez Kipling et Haggard, l’empruntant à l’ouvrage de Peter Stallybrass et Allon White, The Politics and Poetics of Transgression, Ithaca, N.Y., Cornell University Press, 1986.
12 Rudyard Kipling, From Sea to Sea, vol. 1, London, Macmillan, 1911-12, p. 126. (Traduction de l’auteur)
13 Pour des exemples de ces lettres, voir David Omissi (dir.), Indian Voices of the Great War: Soldiers’ Letters, 1914-1918, London, Macmillan, 1999.
14 Rudyard Kipling, Les Yeux de l’Asie, Firmin Roz (trad.), Paris, Payot, 1921, p. 10.
15 David Omissi, op. cit., p. 188-9. (Traduction de l’auteur)
16 Ibid., p. 20. (Traduction de l’auteur)
17 Zohreh T. Sullivan, Narratives of Empire: The Fictions of Rudyard Kipling, Cambridge, CUP, 1993, p. 14. (Traduction de l’auteur)
18 Rudyard Kipling, Kim, Alexis Tadié (dir.), Paris, Gallimard « Folio Classique », 1993, p. 22.
19 Salman Rushdie, « Kipling », Imaginary Homelands. Essays and Criticism 1981-1991, London, Penguin Books, 1992, p. 80. (Traduction de l’auteur)
20 Catherine Lanone, « Les passages rituels dans Kim », Polysèmes, no 6 « Passages », 2003, p. 67.
21 Jean-Yves Tadié, Le roman d’aventures, Paris, PUF, 1982, p. 5 et p. 12.
22 Robert A. Sterndale, Natural History of the Mammalia of India and Ceylon, Calcutta, Bombay, Thacker, Spink & Co., 1884.
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