Le Temps, l’Impatient et le Vindicatif, Académiciens Pèlerins 59
p. 80-105
Texte intégral
1 Le Temps. À coup sûr, vous faisiez bien si vous m’attendiez. On dirait que vous ne savez pas tout ce que je sais faire, ni ce que je suis, ni ce que sont ma force, ma valeur et ma vertu ; tant pis pour vous ; une autre fois, vous ne vous précipiterez pas avec une telle furie.
2L’Impatient. Qui es-tu ? Pauvre de moi ! Tu ressembles à un de nos Pèlerins, et pourtant, je ne te connais pas. Que veut dire chez toi ce changement d’aspect à tout instant ? Quel est ton vrai visage ? Il me paraît vieux de mille ans, puis il me paraît jeune, il devient celui d’un enfant, il se transforme en celui d’un homme d’âge mûr et parfois tu sembles un vieillard tout décrépit. De grâce, dis-nous qui tu es, puisque tu nous sermonnes de la sorte et nous dis que nous aurions tout gagné si nous t’avions attendu.
3 Le Temps. Il faut, chers frères, que je retourne un peu en arrière pour vous parler de moi et, si vous n’étiez pas des passants et des pèlerins comme moi, vous ne m’auriez jamais vu. Donc, afin d’imaginer quantité de grandes choses, sans doute jamais ouïes, voici ce que je suis, grâce à la clarté des mots, quitte à vous assurer ensuite de la réalité des faits. Je fus jadis maître horloger, et la première horloge que je fis fonctionna à l’élément de l’Eau, afin de savoir quand et de quelle quantité elle devait croître et décroître, combien elle devait rester à s’écouler, et ainsi de suite ; et je l’ai faite d’eau, avec une mesure déterminée, comme beaucoup de gens le savent. L’élément du Feu m’en fit faire ensuite une autre, et je me vis forcé de réaliser une nouvelle invention ; c’est donc ainsi que je m’occupai de ces ouvrages et fis une autre horloge qui marchait au soleil. Quand l’élément de la Terre vit mon mécanisme, il me pria d’en faire une pour lui, et longtemps je n’accédai pas à sa demande. L’Air qui, lui aussi, désirait se gouverner en heures, fractions d’heures et minutes, se présenta et me pria d’en faire une également pour lui ; tant et si bien que je fus forcé d’en faire une qui serve à l’Air et à la Terre. Donc, pour ce faire, il fallut que je révélasse un grand secret des cieux, d’où je suis issu, où je naquis, grandis et fus élevé, et ce secret fut celui de mettre en œuvre des rouages, car jamais jusqu’alors l’on n’avait vu ici-bas parmi vous ni rouelle, ni ronds, ni roues, en dehors du rond du soleil, du rond de la lune et de l’arc-en-ciel. Que voulez-vous de plus ? Dès que je me fus appliqué à ces rouages et eus fabriqué l’horloge, voilà que les hommes s’en emparèrent (oh, cette merveille de rouages qu’il y avait à l’intérieur !) et cela leur paraissant être chose belle et rare en effet, comme elle l’est réellement, ils l’emportèrent chez eux, s’affairèrent autour de ces roues et commencèrent à en faire pour l’usage de la population ; puis pour les particuliers, dans toutes les maisons on faisait des horloges ; et en avant donc pour l’usage de ces roues, lesquelles roues ne servaient à rien d’autre qu’à bien répartir le jour et la nuit. La Terre fut contente que l’on fît main basse sur les rouages et que chacun en prît autant qu’il voulait ; mais l’Air se fâcha et voulut que l’horloge lui appartînt de moitié. On porta le différend devant Jupiter, à l’époque où celui-ci fabriquait la roue du zodiaque, et une fois qu’il eut entendu chaque partie, il prononça la sentence selon laquelle toutes les horloges seraient placées en l’air, le plus haut possible (ainsi faisons-nous aujourd’hui encore), et que, pour toutes les lunes restantes 60 (elles furent en nombre infini), les hommes se les fourreraient sur le corps et les tiendraient cachées là pour ne les sortir que suivant les occasions et si le besoin s’en faisait sentir. La Terre, par dépit que ces horloges restent toujours en l’air, entreprit d’en faire fabriquer qui marchent au sable 61, ainsi que des petites à porter en catimini et que l’on ne montre que rarement.
4 Le Vindicatif. Comment t’appelles-tu ?
5 Le Temps. Je m’appelle le Temps.
6 Le Vindicatif. Lequel ? Le beau ou le mauvais ? Es-tu celui qui fait mûrir les nèfles avec la paille, ou, comme on dit : « ce n’est pas le moment de donner du foin aux oies », comme si on voulait dire : ce n’est pas ce Temps-là qui donne du foin aux oies ? Il doit donc y en avoir un autre qui s’appelle le Temps qui donne du foin aux oies 62.
7 Le Temps. Je suis une sorte de figure qui prend non pas toutes les couleurs comme le caméléon, non, mais je prends toutes les formes et ne peux par conséquent rien faire tout seul : ma femme et moi faisons beaucoup de choses ensemble.
8L’Impatient. Quel est son nom ?
9 Le Temps. L’Occasion 63, aux ordres de Votre Seigneurie. Donc, comme je vous l’ai dit, je me transforme en toutes sortes de personnages : parfois, je suis maquignon, aussi dit-on en latin : Tempore laeta pati frena docentur equi, c’est-à-dire : avec le temps et le mors on dompte les chevaux 64 ; et donc, sans mors je ne ferais rien de bon. Je fais aussi des horloges avec des matériaux divers, fer, or, argent, laiton, cuivre, et ainsi de suite.
10 Le Vindicatif. Le temps et notre vie, n’est-ce pas tout un ? Ne dit-on pas, tout au long de notre vie : « J’ai tant de temps ; j’ai quel âge ? Cinq ans, vingt ans », et ainsi de suite, et : « Qui a du temps, a de la vie. »
11 Le Temps. Non, messire, car « temps » est toujours le mot principal, mais, comme je vous l’ai dit, il doit être accompagné, et c’est pourquoi on dit : « Si j’ai temps et vie 65, je ferai et dirai ceci et cela ; si jamais dans ma vie se présente le moment, je sais ce que je veux faire et dire. » Si la vie et le temps étaient même potage, on dirait seulement : « Si je vis », ou bien : « Si j’ai le temps », et cela suffirait ; mais on dit au contraire : « Si je vis, un jour viendra où ce sera le moment de faire et de dire. » Et pour que vous sachiez ce que vous n’avez jamais su, lorsque je fis les horloges pour les éléments, je me fis établir un contrat signé de leur main, aux termes duquel les éléments ne pourraient jamais rien faire sans moi et, pour tout ce qu’ils feraient ou diraient à compter d’alors, toujours ils m’appelleraient, tout devant être fait en ma présence. Mais avant de dévoiler cet écrit, je me rendis auprès de Jupiter, parce que je suis l’un de ses enfants (mais, je puis bien vous le dire à vous, je suis le fruit d’un légitime adultère), et me fis faire un présent de toutes les choses que produiraient les éléments, chaque fois que j’y serais présent. Jupiter ne devina cependant pas la malice, sinon il n’y eût pas consenti, et en lui-même il se tint même ce discours : « À quoi ce malotru peut-il donc se trouver présent ? Il n’est rien d’autre qu’un homme ; il ne peut sûrement pas être partout. » Lorsque j’eus obtenu cela, je donnai à toutes les horloges le nom de Temps ; et c’est ainsi que sans le Temps, c’est-à-dire sans moi, elles ne valent rien : et que cela soit vrai, car beaucoup connaissent mes secrets, vous le voyez quand on dit : « Cette horloge n’est pas à l’heure. » Ayant donc montré le contrat, je suis devenu le maître de tout ce que l’on fait : tout est à moi par héritage et par testament de Jupiter. Quand les dieux virent cela, ils se réunirent en assemblée et se coalisèrent contre moi, en sorte qu’ils me condamnèrent à ne pas être stable, mais à être une horloge, autant dire une girouette, incapable à jamais de pouvoir m’arrêter.
12 Le Vindicatif. Voilà de grandes choses, comme jamais je n’en entendis.
13 Le Temps. Attendez, je vais vous en raconter d’autres. Les dieux ayant prononcé contre moi une si terrible sentence, s’il advient que l’un d’entre eux se mêle de choses extérieures au ciel, qui relèvent des quatre éléments ou se passent parmi eux, moi, en ce cas, je me venge. Écoutez de quelle manière je fis surprendre Vénus et Mars 66. Dès qu’ils furent ensemble, le Coq, leur domestique, avait réglé l’horloge afin de savoir combien d’heures il devait attendre avant de les appeler ; moi, je retardai aussitôt l’horloge, et ainsi, au fur et à mesure qu’elle marchait, je la faisais retarder. Le Coq ne cessait de regarder et de regarder encore plus de cent fois son horloge, et les heures lui paraissaient interminables ; à la fin, épuisé de tant attendre, il s’endormit, et il s’endormit juste à l’heure où il aurait dû se lever : le soleil se leva donc et il arriva ce malheur que la chose fut découverte. Alors le pauvre serviteur Coq fut condamné à faire pour toujours office d’horloge, pour n’avoir pas su bien régler la sienne. On apprit ensuite le fin mot de la chose et je fus chassé du ciel ; c’est pourquoi quiconque monte au ciel, y monte sous ma responsabilité et, tant qu’il reste au bas du ciel, c’est moi le dominus : mais lorsqu’il pénètre dans la région la plus parfaite 67, il y réside sans moi (à ce qu’on dit), hors du temps, sans terme ni fin.
14L’Impatient. Regarde un peu toutes ces nouvelles folies que j’entends aujourd’hui ! Ah, vois le beau Pèlerin que nous avons là ! Dis-moi, de grâce, pourquoi l’on te traite de mauvais, de beau, et d’un tas d’autres qualificatifs.
15 Le Temps. Le fait d’être immortel ici-bas parmi vous m’a fait voir tant et tant de vos vicissitudes, pour ensuite les voir et revoir à nouveau, que j’en suis devenu méchant, voire même malfaisant et cruel ; et, afin de me transformer selon mon bon plaisir en ce que je veux, je suis bien obligé d’opérer de tels changements ; et puis pèsent aussi sur moi la malédiction de l’instabilité ainsi que l’inimitié entre les dieux et moi. Pensez que je suis la cause de mille maux : les dieux font naître les choses et moi par dépit je les détruis ; et les hommes, ignorant cette inimitié, pensent encore que c’est contre eux que je fais telle ou telle chose, aussi parfois ils me maudissent et m’insultent. Qu’il soit vrai que je mette mes mains à toutes les pâtes du monde et que je sois présent à tout ce qu’on y fait, c’est chose évidente. Sans moi, l’on ne peut hériter, sans moi, on ne peut faire de noces, il faut attendre que l’épouse ou l’époux aient l’âge, dit-on ; et aussi : « Il faut attendre le temps des noces ; pour les noces, le temps n’est pas venu », et ainsi de suite. Les paiements d’argent, il faut que j’y sois ; produis un contrat devant quelqu’un sans moi, tu verras qu’aussitôt il va dire : « le temps n’est pas venu », en sorte que, si je n’y suis pas, on ne règle jamais ses comptes ; et quiconque fait les choses sans les faire à temps, les fait mal, c’est-à-dire contre mon gré. Parce que l’Empereur entreprit l’expédition d’Alger 68 à contretemps, id est sans que j’eusse toute ma tête (pour le dire autrement, il ne me plaisait pas qu’il y allât à l’approche de l’hiver), je me fâchai et provoquai le désastre ; quand par la suite il alla en Allemagne faire la guerre pendant l’hiver, il me pria de ne pas lui être contraire comme à Alger, et je lui donnai la victoire. Et l’on prouve que c’est vrai lorsqu’on dit : « L’Empereur a attendu le temps voulu ; c’est suivant le temps que l’Empereur a manœuvré. » Ces ignares du monde vont ensuite s’étonner en voyant un jeune lettré sage et accompli, et ils disent « Comment est-ce possible qu’en si peu de temps celui-là ait tant appris ? » Oh, les balourds ! en un clin d’œil je fais tout ce que je veux. Ne savez-vous pas que le temps instruit ? Qui est meilleur maître que moi ? Vous croyez donc que je sois incapable de faire de telles choses et d’autres plus grandes encore ? Quiconque m’a en sa compagnie a tout : avec le temps on prend les places fortes, les villes, les États ; et comme je l’ai dit, outre ma compagnie il faut aussi artilleries, armées, abondance, force, vaillance, vertu, patience ; mais toutes ces troupes et ces ressources sont mes vassales et c’est sur elles que j’exerce ma juridiction. Je tombe quelquefois amoureux de vos créatures et je leur donne tous les plaisirs que je peux ; aussi dites-vous ensuite : « Oh, celui-là a du bon temps ! », c’est-àdire que son temps lui donne du bon temps. Quelqu’un serait-il riche ou jeune ou noble ou roi ou ce qu’on voudra, si je ne le veux pas, jamais il n’aura du bon temps, je lui en donnerai même du mauvais, à ma guise, ou du bon. Si parfois j’aime bien quelqu’un et que je ne puisse pas, ayant à faire ailleurs, le servir en quelque chose, je lui envoie la Patience, et j’y dépêche ma femme, l’Occasion, pour ensuite, dès que j’arrive, le servir moi-même en tout point. Vous voyez que l’on dit : « Le temps est venu. » Je veux faire et défaire, dire et redire : « Qui a du temps (car je change de caprice), n’attende pas le temps. » Pétrarque, qui savait que je devais revenir vers lui pour une affaire le concernant, a dit :
« Viendra le temps où au séjour accoutumé Sera de retour la beauté farouche et douce » 69 ;
16ce qui en langue vulgaire veut dire : quand le temps le voudra, j’aurai de la besogne avec Laure, et ainsi de suite. On dit bien aussi ce mot, que je n’aime pas, et qui a été volé à Pétrarque : quand la populace dit : « Viendra le temps où je me vengerai » ; ce qui est mal dit, parce que je ne puis pas être toujours raisonnable et parfois je ne veux pas que l’on parle de cette façon, car il me semble être commandé ; mais pour parler correctement, on doit dire plutôt : « Si le Temps le veut (et non pas “vient”), j’accomplirai ma vengeance. » Ne dit-on pas : « j’attends l’Occasion, puis je ferai et je dirai ? » Oui, messire. Voilà que celui qui parle ainsi a en main mon bon vouloir, parce qu’il est sûr de lui, lorsque je lui envoie l’Occasion, ma femme ; lorsqu’elle arrive, je ne peux rester longtemps loin derrière, étant moi aussi fait de chair et aimant les femmes. Quelqu’un d’autre dira : « Je n’ai jamais eu dans ma vie une seule heure de bon temps ; toujours je me suis échiné et éreinté jour et nuit ; maudits soient et celui-ci et celui-là. » Quiconque me veut pour compagnon doit avoir beaucoup de qualités, autrement je ne veux d’aucune façon demeurer avec lui.
17L’Impatient. Ces qualités, je serai heureux de les connaître.
18 Le Temps. Être insouciant, pour la première ; ne pas avoir de chef, ne pas avoir de femme, ni de maison à gouverner, ni d’ennuis avec les affaires d’autrui ; et puis, advienne que pourra, se moquer de tout.
19 Le Vindicatif. Ah, ah, je ne te verrai donc jamais chez moi, car j’ai femme et charge de famille.
20 Le Temps. Je viens bien quelquefois m’attarder un temps auprès de vous autres, et je reste un peu avec tout le monde, mais je n’y séjourne jamais autant qu’auprès des insouciants. Après tout, je suis maître du monde entier, mais je ne veux pas qu’une ville et les hommes, dont je fais mes lieutenants, y dominent à tout va, parce qu’il faut contenter plusieurs personnes ; et c’est ainsi que je joue aux échecs les États et toutes les autres choses issues des éléments. « En ce temps-là, on faisait ; en ce temps-là, on disait ; aujourd’hui, on ne le fait plus ; si au moins le jour d’aujourd’hui était celui de ces années-là ; le temps d’aujourd’hui veut comme ci, le temps passé voulait comme ça ; le temps apporte cette mode. » Et l’on dit encore : « Maintenant que tu as le temps, sache te venger ; tu as eu le temps de faire la chose et tu l’as laissé s’échapper, tant pis pour toi ! Hélas, dit cet autre, il n’est pas temps pour moi ! », parce qu’il sait que je ne lui suis pas favorable. « Il n’est pas encore temps de faire ce travail ; je suis arrivé à temps ; il faut savoir reconnaître le temps ; oh, qui donc pourrait saisir le temps ; je ne sais quel temps j’aurai. » Certaines fois je suis avec vous et veux que vous fassiez quelque chose, mais je ne vous y encourage pas, je vous laisse même à votre liberté ; comme par exemple je vous offre l’occasion de vous trouver dans une chambre avec une femme que vous désirez et vous entreprenez de jouter avec elle ; mais elle vous dit : « Ce n’est pas le moment, une autre fois, de grâce, arrêtez, il n’est point temps. » Ne vous laissez pas embabouiner cette fois-là, parce que je vous ai envoyé l’Occasion, ma femme, en avant-garde pour vous servir ; quand vous la voyez, allez-y d’un pas décidé, car je serai aussitôt à vous et, si vous vous attardez vraiment trop à vous payer de mots, l’Occasion ne reste guère volontiers dans une position incommode là où je l’envoie, et elle s’en va ; quant à moi, Dieu sait quand par la suite je me souviendrai à nouveau de vous : de sorte que l’Occasion me précède toujours comme fait l’éclair avec le tonnerre ; aussi dit-on : « Qui a l’occasion n’attende pas » ; c’est dire qu’il ne faut pas tarder, car le Temps est tout de suite là.
21L’Impatient. Je suis resté ébahi de te voir changer de tant de manières, et à présent je ne m’en étonne plus. Mais dis-moi : quand tu présides au gouvernement des villes, mets-tu en place les usages, selon ta fantaisie, ou bien selon la volonté des hommes ?
22 Le Temps. Je vais vous le dire : vous avez appris comment j’ai été celui qui a apporté au monde les tourniquets pour que les hommes les mettent en action. Je suis le maître des girouettes que possèdent les hommes ; à tel point qu’eux et moi, comme il arrive, tournons souvent tous de concert. Sur le modèle de mes cercles, ils ont fait rond le monde, ronds les cieux, ronds ses horizons, ronde la terre et rond tout le reste. Le premier qui fit sortir des tourniquets de sa tête fut un bonhomme gros et gras qui un été eut très chaud et que les mouches importunaient beaucoup : il s’appelait Arrosto 70, c’est lui qui découvrit l’éventail, qui produit deux effets à la fois (oh, la belle invention !) c’est-à-dire qu’il chasse les mouches et fait un vent qui rafraîchit. Et comme il était aussi gourmand, il sut extraire de son crâne un autre tourniquet, et c’est ainsi qu’il trouva le moyen de faire tourner la broche : grâce à ce mécanisme on fait cuire la viande, et c’est à partir de son nom et pour lui qu’on parle de rôti et de rosta. Rondes sont les monnaies, autrement dit des tourniquets sortis de votre cervelle ; les anneaux sont ronds, tourniquets jaillis de la tête et mis au doigt ; la danse est ronde, et hommes et femmes font la ronde, car les tourniquets de leur cerveau tournent et, sous l’action des contrepoids, ils les font tourner en rond.
23Les tourniquets permettent de tirer l’élément de l’Eau, c’est-à-dire avec la poulie des puits ; les tourniquets tirent les hommes en l’air, quand on les estrapade ; les tourniquets transportent la terre dans les chars et les charrettes ; les tourniquets ont emporté un char de feu dans le ciel 71. Ainsi tous les éléments tournent-ils : le ciel tourne ; la cervelle tourne ; quand on écrit on fait toujours tourner la plume, laquelle fait tourner la main qui fait tourner la tête que les tourniquets à l’intérieur font tourner à leur tour, et ainsi toute chose tourne, le soleil, la lune, les étoiles ; et quiconque croit ne pas tourner, tourne plus que tout le monde, parce qu’en réalité il en est bien ainsi, selon mon commandement, que l’année et toute chose tournent. Il est bien vrai que toutes les choses ne tournent pas de la même manière : qui tourne une fois dans l’année, qui une fois par mois, qui une fois par jour, qui à toute heure, et qui continuellement. Et puis après ? Celui qui tourne une fois dans l’année fait un plus grand tour ; aussi la chose aboutit-elle au même point. Vous devez avoir essayé, quand vous étiez enfants, de tourner sur vous-mêmes plus de cent fois : vous savez que, quand vous vous arrêtiez, tout ce que vous regardiez paraissait tourner, et que, si vous vouliez courir, vous tombiez par terre.
24L’Impatient. Oui, c’est vrai.
25 Le Temps. Eh bien ! vous-mêmes aujourd’hui tournez pareillement, mais vous faites des tours plus grands, par exemple tantôt à Venise, tantôt à Rome, tantôt chez vous, tantôt sur les places, tantôt à la campagne, ou encore en ville, soit que vous montiez soit que vous descendiez, et chaque jour et chaque mois et chaque année vous recommencez à faire cent fois et mille fois de même, c’est-à-dire à tourner tout autour, sans vous éloigner jamais du centre du rond. Et quand vous avez bien tournaillé un temps, vous vous arrêtez à regarder le monde et avez la certitude que tous les hommes et le monde entier tournent, mais si vous tentez de fuir, soudain vous tombez dans la terre, id est, à la bonne heure, dans la fosse, et ainsi finit la ronde. Et quiconque croit que je raconte maintenant des sornettes est plus lunatique que moi ; s’il vient à considérer ensuite son existence, il découvrira à la fin finale que le monde entier a le tournis : l’un fait tourner les États, l’autre des fabriques, un autre des domaines, un autre encore des vêtements ou des livres ou de la doctrine ; qui aussi des contrats, des comptes, des boutiques, des trafics, des armées, des soldats, des bannières, des fauconneaux ; jusqu’aux médailles qui ont été faites en forme de rouelles et dessus ils y mettaient leurs têtes, leurs portraits veux-je dire, afin que ceux qui viendraient plus tard sachent qu’eux aussi avaient leur part de lunes ; et les modernes, pour les imiter, se font aussi médailler, montrant ainsi qu’ils sont lunatiques ; et on y met la tête pour qu’on comprenne bien que c’est dans la tête que sont les girouettes.
26 Le Vindicatif. Oh, la jolie virevolte ! Pour conclure, le Temps sait tout et connaît tous les secrets.
27 Le Temps. Les choses d’importance sont toutes en forme de tourniquet : le pain est rond ; on ne peut faire la farine sans les roues à aubes qui tournent et les meules en forme de tourniquets qui tournent ; les tonneaux sont ronds pour rouler, comme des tourniquets, et conserver le vin ; c’est pourquoi la nature a fait le grain de raisin rond, pour qu’il eût un air de tourniquet ; qui boit trop de ce vin qui sort du rond de raisin et du tonneau rond tourne aussi sans rémission ; quand on veut plaire au peuple on court sus à l’anneau de la quintaine 72, qui est rond ; l’œuf est rond d’un côté et long de l’autre ; aussi les Romains firent-ils le Culisée 73 qui tenait à la fois du rond et de l’ovale, parce qu’on ne peut dire ovale que ce qui tient du rond, ou faire des ovales sans d’abord faire des ronds, car l’œuf sort du rond de la poule.
28 L’Impatient. Aussi peut-on parler du Culisée pour dire sorti du cul rond de la poule.
29 Le Temps. Le tambourin qui fait danser les filles est rond, et rond le tambour des soldats ; les rouets que les femmes font tourner sont ronds ; les métiers à filer la soie et la laine, et à faire la toile de lin sont ronds ; rondes sont les ensouples où l’on monte la toile ; les cylindres des calandres sont ronds ; les rondaches des maîtres d’escrime sont rondes ; pour
30façonner les tourniquets, le tourneur doit nécessairement les faire tourner. Les hommes utilisent volontiers les choses rondes, parce qu’elles sont appropriées à leur cerveau qui est rond : comme pièces de monnaie, jeux de boules, jeux de quilles. On fait les vases ronds, en les tournant avec un tour qui est rond ; les chevaux qu’on dresse tournent en rond ; on fait tourner un treuil et une vis pour imprimer des livres ; on mange dans des plats ronds, on coupe la viande, on la met dans des assiettes rondes ; on boit dans des verres à l’ouverture ronde ; on fait les verres en tournant un fer autour et le verre s’allonge ; on les fait dans un four qui est rond ; les salières dans lesquelles se trouve le sel sont rondes ; les écuelles où l’on place l’argent dans les comptoirs sont rondes ; les flûtes sont rondes ; ronds les trous des instruments ; on les ouvre ou on les ferme avec les doigts lorsqu’on joue ; les coupelles pour les saignées sont rondes ; ronds les treuils et les cabestans que l’on emploie pour soulever les poids ; les encriers pour écrire sont ronds et rondes les plumes. Mais à quoi bon montrer que tout est rond à la manière des tourniquets, jusqu’aux brevets 74 que l’on met au cou des enfants, si toute chose, ou pour mieux dire s’il n’y a que tourniquets issus de notre tête, et mappemondes et sphères et astrolabes… ?
31 Le Vindicatif. Puisque chacun tourne, que toutes les choses tournent, qu’elles sont toutes issues des tourniquets et que nous sommes tous des tourniquets, il faut bien que dans notre conduite nous tournions aussi, n’est-ce pas ?
32 Le Temps. Assurément.
33 Le Vindicatif. Mais de quelle manière quelqu’un peut-il voir qu’un autre tourne, si lui-même tourne ?
34 Le Temps. Les tourniquets présents ainsi que les tournis à venir ne se voient pas ; mais les tourniquets passés, une fois disparus, se voient excellemment.
35L’Impatient. Revenez à votre conduite et à celle des autres hommes, car vous êtes deux belles toupies tous les deux.
36 Le Temps. Voilà qui est fait ; j’arrive avec les tourniquets d’autorité, de doctrine et d’exemple.
37L’Impatient. En voilà qui doivent être bonnes !
38 Le Temps. Parmi toutes les amitiés et compagnies de cette vie, il n’y en a point comme celle du mari et de la femme vivant ensemble dans une maison ; les autres amitiés et liaisons se produisent par la volonté uniquement, et le mariage par volonté et par nécessité ; après tout, il n’y a pas au monde lion si féroce, ni serpent si venimeux, ni fauve qui, poussés par leur instinct naturel, ne s’unissent une fois dans l’année : ce tour de nature fait se diversifier les hommes et les bêtes ; mais ils se tiennent au centre de ce point fixe qu’est la conjonction, pour croître et se multiplier. Avec cette loi de la nature, il en vient une autre, laquelle s’unit à une autre, et ainsi tourne-t-elle d’âge en âge. Cette rotation nous instruit, mais nous sommes de mauvais écoliers, parce que nous tournons d’une autre manière, et faisons tourner autrement la suite de ce tour. Nous voyons qu’après la création du monde, la première chose qu’il y eut fut le mariage ; et le jour où l’homme fut créé, il célébra les noces de sa femme. Le premier bénéfice provenant du mariage est la mémoire qui reste de soi-même en ses enfants, et, suivant ce que disait Pythagore, quand un père meurt et laisse des enfants, on ne peut dire qu’il meure, mais qu’il se rajeunit en ses enfants ; l’autre bien qui s’ensuit est que l’amour va, monte, s’élève vers le haut, sans revenir en arrière ni finir ; l’individu, de plus, se conserve, et ainsi de suite ; l’âme est satisfaite, car l’homme désire l’honneur dans sa vie (et y en-a-t-il un plus grand que celui d’avoir des enfants ?) et la mémoire dans sa mort (en est-il une meilleure que celle de laisser un enfant ?), en perpétuant sa bonne réputation. À présent écoutez comment j’embobelinai les législateurs et ma personne en même temps. Dans la loi que Solon de Salamine donna aux Athéniens avec les plus grandes recommandations, il y eut ceci que tout le monde devait avoir une femme et par conséquent fonder un foyer ; et si un enfant naissait d’un adultère, il devenait l’esclave de toute la cité. Les Romains qui, en toutes leurs entreprises, savaient prévoir, dans leurs lois des dix Tables 75 édictèrent que les enfants nés de légitime adultère ne fussent pas héritiers des biens paternels. Quand le grand orateur Eschine quitta Athènes pour se rendre à Rhodes, il ne fit jamais rien de plus sensé que lorsqu’il exerça son talent à persuader les hommes de Rhodes de prendre femme et d’abandonner cette folle coutume de l’émancipation. Dans la République, seuls ceux qui étaient mariés avaient droit à des charges. Dans une de ses lettres familières, Cicéron dit que Marcus Portius ne voulut pas consentir que Rufus reçût une fonction dans l’État, et cela parce qu’il n’était pas marié. Quand la femme est vertueuse et que l’homme est vertueux, oh l’heureux mariage ! oh les enfants bien élevés ! oh l’admirable paix et la quiétude domestique !
39 Le Vindicatif. Si je ne me trompe, je pense qu’infini doit être le nombre de ceux qui sont chiens et chats chez eux et que, ceux qui vivent comme tu le dis, on doit pouvoir les compter sur les doigts d’une main.
40 Le Temps. Ce n’est pas pour moi l’heure de vous répondre ou de vous dire qui, une fois marié, s’en trouve bien ou mal ; je puis seulement vous assurer, par ce que j’ai vu, que la maison où il y a un mari et une femme intelligents et vertueux, là est le paradis.
41 Le Vindicatif. Et moi, tout au contraire, je pense que c’est l’enfer, et le fardeau du mariage me paraît une des plus grandes peines que puisse avoir un homme : si la femme est méchante, l’homme a un diable chez lui ; si c’est lui qui est pervers, la femme en a mille ; si tous deux sont bêtes, ignares, sots et fous, il n’est pas de supplice si bestial ni de tourment si terrible que d’habiter en leur compagnie, n’est-il pas vrai ?
42 Le Temps. Hélas, oui ! Mais pour finir d’expliquer ce premier cercle qui tourne continuellement, je dirai que les lois ont été diverses au sujet du mariage.
43Dans la loi qu’il donna aux Égyptiens, Phoronée 76 voulut que l’homme prît femme avec une alliance très solide et, s’il ne la prenait pas, qu’il ne pût avoir aucune charge dans l’État, parce que, disait-il, nul ne peut gouverner un État s’il ne sait gouverner une maison. Dans la loi qu’il donna aux Athéniens, Solon les persuada de prendre femme volontairement ; mais quant aux capitaines qui menaient une guerre, il leur ordonna de prendre femme contraints et forcés, en faisant voir que les hommes qui s’abandonnaient aux courtisanes ne sont guère agréables aux dieux et remportent peu de victoires dans les combats. Le gouverneur Lycurgue, qui promulgua des lois pour les Lacédémoniens, ordonna que les capitaines des armées prissent femme. Pline 77, dans une lettre à son ami Falconius, le blâmait de ne s’être pas encore marié. Le préteur, le censeur, le dictateur, le questeur et les maîtres de cavalerie chez les anciens Romains, ces cinq charges, dis-je, n’étaient pas données à quelqu’un qui ne fût pas marié ; et ce n’était que justice, car il n’est pas bon que les hommes qui ne savent pas ce qu’est gouvernement de maison et de famille gouvernent et dirigent un peuple. Plutarque rapporte que les prêtres ne voulaient pas que qui n’était pas encore marié pût s’asseoir dans le temple, et les jeunes filles priaient devant la porte ; seules les personnes mariées pouvaient s’asseoir ; quant aux veufs, ils priaient à genoux. Dans une épître qu’il écrit à Fabatus 78, Pline dit que l’empereur Auguste avait coutume de ne jamais faire asseoir qui n’était pas marié, mais, pour qui avait femme, il ne voulait pas qu’il restât debout.
44L’Impatient. Il faut bien que quiconque reçoit nourriture si sucrée reçoive aussi un peu d’amer.
45 Le Temps. Et pour terminer ce premier cercle, je dis qu’à Corinthe peu d’hommes voulaient prendre femme et peu de femmes voulaient un mari ; aussi fit-on une ordonnance prévoyant que celui qui mourait sans avoir été marié pendant sa vie n’eût pas de sépulture après sa mort.
46 Le Vindicatif. Si on ne m’avait rien infligé d’autre pendant ma vie, je me serais fait fort peu de mauvais sang au moment de ma mort.
47 Le Temps. Vous pouvez savoir, grâce aux exemples que j’ai donnés, de quelle excellence est le mariage. Il faut montrer au moins un avantage qui dérive de là, sans parler des enfants, de la maison, de la famille, etc. Mais dites-moi : Combien de paix se sont conclues grâce à un mariage ? Combien de guerres terminées ? Combien de litiges ont été tranchés ? Combien d’injures pardonnées ? En nombre infini sont les moyens, les inventions, les liaisons, les promesses, les limites qu’on a déterminés pour mettre un terme aux querelles, mais jamais il n’y eut rien qui surpassât le lien de parenté. Voyez les belles preuves qu’en donnèrent Pompée et César dès qu’ils ne furent plus parents. Le rapt des Sabines, cette injustice comme on peut l’appeler, s’apaisa par l’acte de mariage. Les Lydiens voulaient que leurs rois eussent femme et, si par malheur un roi restait veuf, le jour même le peuple prenait en main le gouvernement, et le roi restait privé de son royaume autant de temps qu’il mettait à se remarier ; s’il laissait des enfants trop jeunes, ceux-ci n’héritaient pas jusqu’à ce qu’ils fussent en âge de prendre femme ; à peine mariés, la couronne leur était donnée.
48L’Impatient. Eh bien, commencez à faire tourner pour moi quelques girouettes.
49 Le Temps. Je m’en vais en faire virevolter une foule. Pour approuver, louer et accepter le mariage, aucun siècle ne s’est jamais opposé aux autres ; mais dans les cérémonies, je veux dire pour contracter mariage, il y a vraiment eu de très grandes différences. Dans sa République, Platon voulait que toutes les choses fussent en commun, parce que dire « ceci est à moi » et « cela est à toi » gâte tout ce qu’il y a de beau et ruine le monde.
50 Le Vindicatif. Cette affaire je ne sais si la louer, comme j’en loue beaucoup d’autres : il ne me plaît pas de voir mes biens en commun et, à plus forte raison, la femme que j’aime ; baste, poursuivez le restant de vos tourniquets.
51 Le Temps. La ville de Tarente, très fameuse chez les Anciens, avait la coutume de prendre femme et fonder un foyer en même temps, et la femme faisait des enfants légitimes ; les maris pouvaient ensuite prendre deux autres femmes pour leurs agréments et leurs plaisirs.
52L’Impatient. Diable ! Va donc les contenter ! On a du mal à en satisfaire une, alors s’il y en a deux !
53 Le Temps. Les sages d’Athènes ordonnèrent que l’on eût deux femmes légitimes, mais que l’on ne pût avoir de concubines.
54 Le Vindicatif. Tourniquets, tourniquets ! Je sais que toi et eux vous pirouettiez merveilleusement bien.
55 Le Temps. Selon ce que dit Plutarque, on avait fait cela pour que, s’il y en avait une de malade, on puisse jouir de l’autre.
56 Le Vindicatif. Et si toutes étaient malades, pour que tout le monde puisse jouir d’une chair malsaine.
57 Le Temps. Celle qui faisait les enfants était la patronne et l’autre qui était stérile devenait la servante.
58L’Impatient. Que de toupies à foison !
59 Le Temps. Socrate 79 aussi en eut deux, qui lui jouaient de mauvais tours et ne cessaient de lui rompre la tête de leurs criailleries. Les Lacédémoniens aussi, lesquels toujours furent opposés aux Athéniens…
60 Le Vindicatif. Tout va très bien ainsi : qu’un tourniquet tourne d’un côté et l’autre d’un autre.
61 Le Temps. … avaient comme loi légitime non pas qu’un homme pût être en ménage avec deux femmes, mais que deux hommes eussent une seule femme.
62L’Impatient. Oh, les benêts ! oh, les toupillons !
63 Le Temps. Pourquoi ? C’était pour que, si un mari était à la guerre, l’autre fût à la maison.
64L’Impatient. Par ma foi, que oui ! ils devaient faire comme les lansquenottes 80, la traîner derrière eux avec le havresac sur le dos.
65 Le Temps. Par ma foi, que non pas ! ils l’enfermaient plutôt dans une caisse jusqu’à leur retour.
66L’IMPATIENT. Avec des clous aux quatre coins : vous avez deviné. Y a-t-il d’autres tourniquets ?
67 Le Temps. Les Égyptiens en prenaient autant qu’ils en pouvaient garder et demeuraient d’accord autant de temps qu’ils pouvaient ; puis d’un commun accord aussi ils se quittaient.
68 Le Vindicatif. Il me semble que ta première horloge avait de grands rouages dont on a rempli le monde entier.
69 Le Temps. Jules César écrit dans ses Commentaires 81 que les Bretons avaient pour coutume de se mettre en ménage à cinq d’entre eux avec une seule femme.
70L’Impatient. N’en dis pas plus : quelles girandoles sors-tu de ton crâne ? oh, si c’est une honte pour un homme d’avoir deux femmes, n’est-ce pas une honte aussi pour une femme d’avoir plusieurs maris ?
71 Le Temps. Les Cimbres épousaient leurs propres filles ; et les Égyptiens considéraient tous les enfants comme légitimes, disant que c’est le père qui participe, non la mère.
72 Le Vindicatif. Coutumes bestiales, usages de bêtes brutes et non d’hommes raisonnables.
73 Le Temps. Ceux d’Arménie conduisaient leurs fillettes au bord de la mer et dans le port ; et c’est de cette manière qu’elles gagnaient leur dot 82.
74 Le Vindicatif. N’en dis pas davantage ; c’est assez ; nous avons compris ton affaire.
75L’Impatient. C’est bien vrai, mais les Romains, qui furent plus sages, n’en prirent qu’une, et nous une : va donc pour une. Mais dis voir un peu : nous voudrions que tu apportes quelque avantage et quelque honneur à notre académie.
76 Le Temps. Je le ferai certainement, car vous êtes de ma confrérie, pèlerins, et ne cessez pas de marcher.
77 Le Vindicatif. Pourvu que nous n’ayons pas la malédiction de perdre la boule, c’est bon.
78 Le Temps. Non, au contraire, vous progresserez d’un temps à l’autre, en grandissant avec honneur et profit.
79L’Impatient. Je sais ce qu’il faut si l’on veut s’unir au Temps, c’est-à-dire à toi.
80 Le Temps. Et que faut-il ?
81L’Impatient. Avoir du bon sens.
82 Le Vindicatif. Ce n’est pas pour me déplaire.
83 Le Temps. Ah ! ah ! oh ! oh ! Je ris là où vous avez voulu m’attraper.
84L’Impatient. Où donc ?
85 Le Temps. Quand le curé Arlotto 83 se rendit auprès de cette femme qui lui dit : « Je ne peux pas, parce que c’est ma période. » Il lui répondit : « Qu’importe ? moi j’ai ma jugeotte. »
86L’Impatient. Tu es très malin ; tu te souviens de tout.
87 Le Temps. Mon temps n’est pas celui-là qui est celui des femmes.
88 Le Vindicatif. Allons, toi tu vas être des nôtres ; mais tu vois, traite-nous bien : en attendant nous allons nous retirer chez nous, parce que tu ne désires pas que nous restions davantage sur les Marbres, et nous voilà contents.
89 Le Temps. Je m’en vais.
90L’Impatient. Adieu.
91 Le Temps. Au revoir ; mais rappelez-vous qu’il faut avoir beaucoup d’esprit pour rester avec moi.
Notes de bas de page
59 I Marmi, t. 2, p. 171 à 186.
60 Lunes : caprices, fantaisies, humeurs fantasques.
61 La référence à la tradition des quatre éléments : air, terre, eau et feu permet à Doni d’évoquer quelques-unes des inventions destinées à mesurer le temps, la clepsydre ou horloge à eau, le cadran solaire, le sablier.
62 « Avec le temps et la paille les nèfles mûrissent », proverbe dont en France, à l’époque, Jacques Yver se fait l’écho dans son Printemps, 5e histoire, et qui incite à la patience. L’autre dit : « Donner du foin aux oies », comme en France : « Donner l’avoine aux chiens », pour signifier agir à contre-temps, faire le contraire de ce qu’il faut.
63 Le poète latin Ausone décrivait la déesse Occasion comme une figure instable sur une roue, des ailes aux talons, le visage caché par les cheveux et la nuque chauve pour ne pas être saisie lors de son passage. Doni en a fait la femme du Temps.
64 Ovide, L’Art d’aimer, I, 472. Le texte d’Ovide comporte plusieurs leçons : dura frena, lenta frena. Doni adopte laeta frena : « Avec le temps, les chevaux apprennent à souffrir joyeusement le mors. »
65 Allusion au dicton : « Qui a temps a vie », autrement dit : si on a un délai suffisant, on parvient toujours à se tirer d’embarras.
66 Les amours d’Arès et d’Aphrodite furent la risée des dieux (Odyssée, VIII, 266-305).
67 Il s’agit de l’Empyrée, la région la plus élevée des cieux, séjour des dieux.
68 C’est en octobre 1541 que Charles Quint leva une expédition contre Alger, mais la pluie qui ne cessa de tomber empêcha l’utilisation des mousquets, le vent jeta à la côte cent quarante navires et les équipages furent massacrés par les Arabes. Le 28 octobre, Charles Quint battit en retraite avec le reste de son armée. Le 25 avril 1547 en revanche, il remporta la victoire en Allemagne contre la ligue de Smalkaden.
69 Doni cite ici Pétrarque d’une manière légèrement inexacte : « Peut-être aussi viendra le temps/Où au séjour accoutumé/Sera de retour la farouche et douce beauté. » (Rime, CXXVI, 27, 28, 29) Peut-être Doni veut-il ainsi nous faire comprendre qu’il entend donner à ces vers une interprétation personnelle et malicieuse.
70 Création plaisante du personnage d’Arrosto et jeu sur les mots arrosto et rosta qui comportaient plusieurs significations : rôti, roue, éventail, chasse-mouches, tourne-broche.
71 Allusion au char de feu qui enleva au ciel le prophète Élie (II, Rois, 2, 11).
72 La quintaine ; courir la quintaine. Mannequin de bois armé d’un bâton qu’on devait immobiliser en enfilant la lance dans un anneau, sinon, dans le cas contraire, on le faisait tourner et il venait frapper le maladroit dans le dos.
73 Il s’agit de l’amphithéâtre de Rome, le Colisée, Culiseo ou Culisseo pour Colosseo. Cette étymologie irrévérencieuse était très répandue à l’époque, au point que le bel di Roma (le beau de Rome) finit par désigner métaphoriquement le postérieur d’un individu. Voir le Dizionario etimologico pratico-dimostrativo del linguaggio fiorentino, de Venturino Camaiti, p. 67 et 107.
74 Brevet : formule magique écrite sur parchemin et qui devait protéger des maladies. Montaigne écrit à ce sujet : « Il n’est pas une simple femmelette de qui nous n’employons les barbotages et les brevets… » (Essais, livre II, chap. 37)
75 Les douze Tables en réalité, code de lois publiées à Rome et gravées sur douze tables de bronze (V e siècle av. J. C.). Peut-être y a-t-il là une allusion ironique de Doni à la quatrième Table qui dit que doit être considéré comme libre un fils que son père a mis en vente à trois reprises (Si pater filium ter venumdavit filius a patre liber esto).
76 Phoronée : roi légendaire d’Argos qui, suivant la tradition, découvrit le feu et fonda la vie en société.
77 Il est exact qu’une lettre de Pline le Jeune est une lettre de félicitations à l’occasion d’un mariage (lettre à Servianus, livre VI, lettre 26) mais les références indiquées par Doni sont purement imaginaires.
78 Fabatus était le grand-père de la femme de Pline le jeune. Mais le contenu des lettres qui lui sont adressées ne correspond pas à ce qu’en dit Doni.
79 C’est Diogène Laërce, essentiellement, qui parle des deux femmes de Socrate : Xanthippe, qui lui donna un fils, et Myrto qu’il épousa sans dot et dont il eut deux enfants (Vie, doctrine et sentences des philosophes illustres, livre II, Socrate et ses disciples).
80 Lanziminestr : déformation plaisante de Lanzichenecchi, lansquenets, mercenaires allemands (all. Landsknecht ). Le mot lanziminestr est forgé avec le mot italien minestra (soupe), désignant ainsi ces hommes comme des pique-assiettes, des mangeurs de soupe. D’où notre essai de traduction avec l’allusion aux quenottes.
81 César, parlant des Bretons, écrit que « leurs femmes sont communes, entre dix ou douze, essentiellement entre frères et entre pères et fils, mais les enfants qui naissent de ces unions appartiennent à celui qui a été le premier mari » (Guerre des Gaules, V, 14).
82 C’est à propos de la Lydie qu’Hérodote rapporte que les filles du peuple « se prostituent toutes, pour s’amasser des dots, jusqu’au moment où elles se marient ; et elles se marient à leur gré » (Histoires d’Hérodote, livre I, 93).
83 Motti e facezie del Piovano Arlotto, a cura di G. Folena, Milan-Naples, Riccardo Ricciardi, 1963, Facezia 63. Sur le curé Arlotto, voir Conteurs italiens de la Renaissance, Paris, Gallimard, Pléiade, 1993, p. 237 à 258 et p. 1325 à 1335. Textes traduits, présentés et annotés par Michel Arnaud
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