Chapitre XII
La fantaisie et l’acédie
p. 265-290
Texte intégral
1Les Carnets, et plus spécifiquement ceux regroupés dans le troisième volume, mettent donc en évidence cette tentative d’appropriation d’un objet par l’écriture, tentative vouée à l’échec car l’objet est déjà perdu. Pour s’approprier l’objet, le mélancolique déplace l’objet perdu sur une autre scène. C’est en quelque sorte ce que révèle Dorothy Wordsworth lorsqu’elle évoque l’attachement de Coleridge pour Sara Hutchinson :
With respect to Coleridge, do not think that it is his love for Sara which has stopped him in his work. Do not believe it: his love for her is no more than a fanciful dream. Otherwise he would prove it by a desire to make her happy.1
2Les objets extérieurs sont ainsi niés pour faire advenir un objet qui est de l’ordre de l’irréel (« a fanciful dream ») mais qui acquiert, par la pensée puis par l’écriture, une certaine consistance. Cet espace d’écriture, à la lisière du réel et de l’irréel, se déploierait dans les Carnets grâce au travail d’une instance de la pensée, répudiée et qualifiée d’instance mineure par Coleridge dans ses écrits théoriques, celle de la fantaisie. Évoquée à de multiples reprises dans les Carnets comme à l’origine du mal et de son addiction à l’opium, elle semble toutefois opérer une étrange fascination sur le sujet d’écriture. La fantaisie coleridgienne ne serait-elle pas à l’origine d’un processus de déréalisation permettant un acte de recréation tel que l’évoque Giorgio Agamben ? Selon le philosophe italien, les objets du monde sensible doivent s’évanouir afin que puisse advenir une autre scène : « ce qui est réel perd de sa réalité afin que ce qui est irréel se réalise ». Naît de ce processus une « topologie de l’irréel » qui n’est « ni la scène hallucinée et onirique des fantasmes, ni le monde indifférent des objets naturels2 ». Quel rapport cette topologie entretiendrait-elle avec la mélancolie ? Le but inavoué d’une telle instance ne serait-elle pas de donner consistance à l’objet irréel de l’introjection mélancolique ?
3Dans un premier temps, il nous semble essentiel de revenir sur la notion de fantaisie telle que Coleridge l’esquisse dans ses écrits privés. Pour tenter d’en définir plus précisément les contours, nous reviendrons sur les spécificités d’un ancêtre de la mélancolie, l’acédie, cette maladie de l’esprit qui contaminait les pensées des moines du désert et leur inspirait le dégoût de la vie spirituelle. Entre abattement et divagation érotique des pensées, entre asthénie et frénésie, l’acédie, en tant que « déni diffus de la vie intérieure3 », offre des points de convergence frappants avec la fantaisie coleridgienne. Dans l’espace clos de l’esprit, toutes deux, nourries par ce désir incommensurable de résistance à l’ordre et à l’ennui, se déjouent de la réalité pour jouir de l’irréel.
L’acédie des moines du désert
4L’acédie est à l’origine un mal dont souffraient les moines solitaires qui vivaient dans le désert d’Égypte au ive siècle. Évagre Le Pontique, Père spirituel du désert, fut l’un des premiers à évoquer cette maladie des pensées. Considérée comme l’un des sept péchés capitaux, l’acédie détourne le moine de la contemplation du divin :
L’œil de celui qui est dans l’acédie regarde fixement les fenêtres, et son esprit se représente les visiteurs. La porte a grincé, il bondit ! Il a entendu une voix, il regarde par la fenêtre et ne s’en éloigne que pour s’asseoir et somnoler. Quand il est en train de lire, celui qui est victime de l’acédie, baille abondamment et se laisse emporter par le sommeil4.
5L’acédie se présente comme une tentation de fuir l’ennui de l’épreuve spirituelle. Le regard de l’acédieux se détourne de ses lectures, il regarde par la fenêtre dans l’attente d’un quelque chose, d’un visiteur qu’il fantasme. Saint Nil dresse sensiblement le même portrait, couplant l’inertie spirituelle à un regard fuyant vers le dehors :
Le malade qu’obsède l’acédia garde les yeux fixés sur la fenêtre, et son imagination lui dépeint un visiteur fictif ; à un grincement de la porte, il saute sur ses pieds ; à un bruit de voix, il court regarder par la fenêtre ; mais au lieu de descendre dans la rue, il retourne s’asseoir à sa place, engourdi et comme saisi de stupeur5.
6Nous pourrions multiplier les exemples de descriptions6 qui convergent toutes vers une même aversion de la cellule monastique, un sentiment de torpeur et une aspiration à la délivrance. L’acédieux oscille ainsi entre l’engourdissement, la somnolence et la tentation d’un ailleurs, figurée par la création d’un visiteur fantasmatique. Comme le souligne Jean-Charles Nault, l’acédie, à la lisière du charnel et du spirituel, est un phénomène ambivalent et complexe. Tout comme le mélancolique, l’acédieux éprouve du dégoût pour l’ici et aspire à autre chose, cependant cette autre chose n’est pas de nature spirituelle mais fantasmatique : « [L’acédie] a horreur de ce qui est là et joue en rêve avec ce qui manque. Son désir ne peut être satisfait car il est foncièrement contre nature7. » N’est-ce pas cette même posture d’attente et ce désir tourné vers un étranger qui viendrait rompre l’ennui de la vie monacale qu’évoque Coleridge dans « Frost at Midnight » ?
And so I brooded all the following morn,
Awed by the stern preceptor’s face, mine eye
Fixed with mock study on my swimming book:
Save if the door half opened, and I snatched
A hasty glance, and still my heart leaped up,
For still I hoped to see the stranger’s face,
[…].8
7Il est frappant de voir comment le sujet de « Frost at Midnight » semble se glisser dans la peau de l’acédiaque. La scène dépeint en effet le même caractère austère de l’environnement, l’impossibilité de se concentrer sur l’ouvrage, un regard tourné vers la porte entrebâillée, figure métonymique d’une échappée vers un ailleurs, et l’excitation que produit le possible d’une intrusion9.
8Néanmoins, l’inaptitude à rejoindre ce dehors et à donner corps au visiteur constitue le point de divergence entre l’acédieux et le sujet poétique de « Frost at Midnight ». Chez l’acédieux, quelque chose vient briser l’élan vers l’extérieur et le ramène à sa condition apathique10. Dans « Frost at Midnight », le désir de l’autre est évoqué par le terme « stranger », en quelque sorte déréalisé par la mise en relief des lettres, mais la suite du poème donne des contours familiers à l’étranger, libérant ainsi le sujet de sa torpeur : « Townsman, or aunt, or sister more beloved, / My play-mate when we both were clothed alike!11 »
9Saint Thomas d’Aquin donne une version quelque peu différente du retrait du moine. Selon lui, la tristesse que le moine éprouve n’est pas liée aux tentations des visions érotiques ou à des fantasmes de l’imagination ; la tristesse de l’acédieux ne provient pas d’une activité blasphématoire de l’esprit mais serait en rapport avec le bien divin lui-même que le moine ne peut rejoindre :
L’acédie n’est pas un éloignement de l’esprit envers un bien spirituel quelconque, mais envers le bien divin, auquel l’esprit doit s’unir de toute nécessité. Si quelqu’un s’attriste parce qu’on l’oblige à accomplir des œuvres de vertu auxquelles il n’est pas tenu, il ne commet pas le péché d’acédie. Mais il le commet lorsqu’il s’attriste de ce qu’il doit accomplir pour Dieu12.
10Pour saint Thomas, l’acédie est le retrait de l’âme devant ce bien, « le mouvement de recul d’une âme devant l’objet même de son désir13 ». L’acédie jetterait peut-être ici un pont entre la quête romantique et la posture mélancolique, car elle est à la fois une fuite devant le bien spirituel mais également un désir d’insaisissable (« le visiteur fictif »).
Acédie, perception et création
11Au carrefour du romantisme, de l’acédie et de la mélancolie, nous souhaiterions re-situer le célèbre fragment de Malte. La posture du poète convoque en effet celle de l’acédieux qui regarde fixement par la fenêtre :
In looking at objects of Nature while I am thinking, as at yonder moon dim-glimmering thro’ the dewy window-pane, I seem rather to be seeking, as it were asking, a symbolical language for something within me that already and forever exists, than observing anything new.14
12Soulignons dans ce passage l’importance des motifs acédiaques : la fenêtre (de surcroît embuée), le regard qui se perd dans la contemplation (« looking »/« thinking »), la nature insaisissable de l’objet contemplé, motifs qui sont, en quelque sorte, des schèmes de distanciation entre le sujet et l’objet de la quête. Cette quête, modalisée par le verbe « seem », serait peut-être celle qui fait naître dans la création esthétique du poète une « topologie de l’irréel15 », un espace d’entre-deux qui défait les objets du réel pour en jouir sur une scène autre. Cette distanciation du monde naturel n’est-elle pas en effet une manière de se jouer de la réalité pour mieux jouir de l’irréel ? Cette quête donnerait alors à voir un monde fait d’apparences (« world of seems16 ») qui entretiendrait un lien diffus et ambigu avec le monde des objets. En ce sens, le fragment de Malte préfigurerait peut-être un des fragments poétiques les plus sombres de Coleridge : « Limbo » et « Ne plus Ultra ». Dans un fragment rédigé en octobre 1802, Coleridge reprend les mots de son fils Hartley qui se révolte contre ce monde des semblances :
October, 1802. Hartley at Mr Clarkson‘s sent for a Candle – the Seems made him miserable – what do you mean, my Love! – The Seems – the Seems – what seems to be & is not –
FiguresMen & faces & I do not [know] what, ugly, & sometimes pretty & then turn ugly, & they seem when my eyes areshutopen, & worse when they are shut – & the Candle cures the seems.17
13« The Seems », un mot d’enfant pour désigner cette topologie de l’irréel ? Auquel cas, l’enfant (et implicitement Coleridge) semble réprouver ce phénomène. Que les yeux de l’enfant soient ouverts ou fermés, les seems semblent contaminer sa perception. La réalité même semble n’être qu’apparence : « they seem when my eyes are shut open ». Seule la lueur de la bougie est à même de guérir l’acte de perception : « the Candle cures the seems18 ». La bougie se constituerait alors en représentation métaphorique d’un acte de création permettant de restaurer la vision. Cependant, Coleridge évoque-t-il un retour à la réalité ou l’avènement d’une perception autre ? L’acte poétique est-il une manière de déjouer le monde des seems ou bien au contraire de lui donner corps ?
14Le bûcheron de « Constancy » et le vieil homme de « Limbo » contemplent tous deux un monde qui n’est pas celui de la réalité. Mais tandis qu’une interaction s’établit entre le bûcheron et le monde naturel, donnant ainsi naissance à une image, l’acte de contemplation du vieil homme de « Limbo » demeure stérile.
The woodman winding westward up the glen
At wintry dawn, where o’er the sheep-track’s maze
The viewless snow-mist weaves a glist’ning haze,
Sees full before him, gliding without tread,
An image with a glory round its head;
The enamoured rustic worships its fair hues,
Nor knows he makes the shadow, he pursues!19
An old Man with a steady Look sublime
That stops his earthly Task to watch the Skies-
But he is blind – a statue hath such Eyes –
Yet having moon-ward turn’d his face by chance –
Gazes the orb with moon-like Countenance
With scant
greywhite hairs, with fore-top bald & high
He gazes still, his eyeless Face all Eye –
As twere an Organ full of silent Sight
His whole Face seemeth to rejoice in Light /
Lip touching Lip,
withall moveless, Bust and Limb,
He seems to gaze at that which seems to gaze on Him!20
15Ces deux poèmes mettent en scène un personnage traditionnel de la poésie géorgique, celui du paysan cheminant vers ses terres ou bien les travaillant. Toutefois, ce motif est convoqué pour être sitôt congédié, car l’irréel vient se substituer à la terre. L’acte de contemplation semble figer le sensible et transmuer l’image en seule réalité du sujet. L’allitération (en -s) dans « Constancy » (« The viewless snow-mist weaves a glist’ning haze ») déclenche ce glissement progressif vers un monde déréalisé sans reflet possible (« gliding without tread ») et la redondance (« Eyes » / « eyeless », « Gazes ») dans « Limbo » préfigure la figure chiasmatique du dernier vers où l’entrecroisement du « seems » et du « gaze » anéantit tout espoir d’avènement d’une réalité ou d’une symbolique. Néanmoins, si le regard du bûcheron de « Constancy » est fixé sur l’insubstantiel (« the snow-mist ») et sur une image évanescente (sa propre image), il donne naissance à un acte de création, aussi éphémère soit-il. Comme le souligne Steven Prickett, il y a un dynamisme créateur à l’œuvre dans l’acte de contemplation du bûcheron qui n’est pas encombré par la lourdeur de la métaphysique21. « Limbo » n’opère pas ce même va-et-vient entre le regard et l’objet naturel, mais vient buter sur une perception qui est aveugle : « But he is blind ». Le poème revient sans cesse au regard et au visage du vieil homme, délaissant l’espace nocturne par la répétition (« Gazes the orb », « he gazes still »). « Limbo » nous livre un regard qui tourne à vide, une sorte de regard tautologique qui se referme sur lui-même : « his eyeless Face all Eye ». Pour Marie-Jeanne Ortemann, « Limbo » est représentatif des limites de la pensée, « aux confins de ce qu’on pourrait désigner comme un “no mind’s land”22 ». Ce fragment, confié aux carnets de Coleridge, est en lui-même une réflexion méta-poétique sur cette impasse, une œuvre poétique, certes biffée et inachevée, mais bien palpable, qui donne une consistance à cette vision sublime qui s’abîme dans l’éclat de l’Idéal. Peut-être pourrions-nous voir alors dans « Constancy » et « Limbo » un acte poétique qui se plaît à déjouer toute réalité pour assigner à « ces fantômes aériens une demeure et un nom23 » ? Si le premier poème fait naître une image évanescente et trompeuse, le second semble sonder la nature d’une instance poétique qui a rompu toute attache avec le monde naturel.
16Si l’acédie est stigmatisée par les textes patristiques comme un vice de la paresse, un abandon des Choses de Dieu, elle offre toutefois un deuxième versant, celui d’une énergie incontrôlable de la pensée qui engendre tout un monde de rêveries et de fantasmes. Pour Chateaubriand, elle est faite de « passions, sans objets, [qui] se consument d’elles-mêmes dans un cœur solitaire ». Sainte-Beuve y voit un égarement en « d’indéfinissables désirs24 ». Ceux qui l’ont vécue (par exemple Huysmans, Baudelaire, Kierkegaard ou Flaubert) l’appréhendent comme un monde chimérique, une rêverie insensée et divagante, un désir pour de l’ailleurs et de l’impossible. Si l’acédieux ne peut jamais rejoindre l’objet de sa quête, l’acédie ouvre toutefois dans l’esprit un espace propre, un monde à soi qui n’est corrélé ni à un devoir extérieur ni à un exercice spirituel. L’acédie est une épreuve et une souffrance psychique, mais elle est aussi une pensée à soi :
Pour avoir osé penser en lui-même au lieu de s’abolir dans la psalmodie, pour avoir osé formuler intérieurement la sensation de son ennui, le moine est condamné au cauchemar intérieur, aux visions éprouvantes, aux monstres produits par le songe de la raison25.
17Pour Anne Larue, la perversion de la quête spirituelle est aussi « la revanche de l’énergie de vivre sur l’obéissance, l’assignation à résidence et l’ennui26 ». Si l’imagination donne naissance à un cortège infernal de fantasmes et de monstres chimériques, ils sont néanmoins des créations propres de l’esprit. « Limbo » peut ainsi être envisagé comme un lieu cauchemardesque et stérile, mais également (et peut-être avant tout) comme un acte de création poétique né de la pensée mélancolique :
No such sweet Sights doth Limbo Den immure,
Wall’d round and made a Spirit-
goajail secure
By the mere Horror of blank Nought at all –27
18Par l’image poétique, le rythme et la matérialisation des signes sur la page, l’écriture confère une substance et une forme à l’angoisse. L’esthétique de l’acédie ouvre une scène intérieure sur laquelle la pensée peut bâtir ces paysages piranésiens, laisser libre cours à la « monstruosité et à la prolifération de l’imagination galopante28 ». « Limbo », à notre sens, n’évoque pas un espace de privation (qui ne pourrait s’écrire) ou une pure négation de l’être (« A lurid Thought is growthless dull NegaPrivation29 ») mais plutôt un lieu qui a une tonalité acédiaque, ni dans l’ici, ni dans l’ailleurs, un espace sous-tendu par le désir et condamné par la morale :
But the Hag, Madness, scalds the Fiends of Hell
With frenzy-dreams, all incompassible
Of aye-unepithetable
PrivNegation30
19L’acédie réveille les pulsions irrationnelles de l’esprit. Elle est à la fois fuite devant le bien spirituel et désir d’irréel, et offre en ce sens des points de convergence avec une instance de la pensée que Coleridge appelait la « fancy ».
La fancy ou l’acédie coleridgienne
20Tout comme l’acédie, la fantaisie a une fonction profondément aliénante. Elle saisit l’individu dans un moment d’intense désespoir et d’apathie :
So much sorrow behind and before and around, no one wish of the very Heart, which even the Reason, that keeps drowsy watch in a Day-dream, can suffer to pass into the Fancy, and to become the Material of a momentary Fabric of Pleasure.31
21La Raison, faculté suprême de l’esprit, ne guide plus la pensée dans les moments de rêverie angoissée. La fantaisie, qu’il opposera plus tard à l’imagination primaire et secondaire, offre une sorte de refuge artificiel, dénoncé par la métaphore mécanique, qui vient suspendre pour un temps le travail de l’imagination : « […] a dream of painful fancies overshining the taper-light of Reason – heart sunken, and eyes incapable of looking at you!32 » Ce fragment convoque la posture de l’acédieux, tourmenté par des songes qu’il ne maîtrise pas, le regard détourné de l’image spirituelle d’Asra. Dans ses carnets, Coleridge présente la fantaisie comme une instance inférieure de l’esprit, qui est le contraire de l’activité mentale : elle saisit le rêveur et le plonge dans un état atonique.
[…] I have for some time past been more attentive to the regulation of my Thoughts – & the attention has been blessed with a great mesure of Success. There are few Day-dreams that I dare allow myself at any time; and few & cautiously built as they are, it is very seldom that I can think myself entitled to make lazy Holiday with any one <of them>. I must have worked hard, long, and well, to have earned that privilege /. So akin to Reason is Reality, that what I could do with exulting Innocence, I can not always imagine with perfect innocence / for Reason and Reality can stop and stand still, new Influxes from without counteracting the Impulses from within, and poising the Thought. But Fancy and Sleep stream on; and (instead of outward Forms and Sounds, the Sanctifiers, the Strengtheners!) they connect with them motions of the blood and nerves, and images forced into the mind by the feelings that arise out of the position & state of the Body and its different members. I have done innocently what afterwards in absence I have <likewise> day-dreamed innocently, during the being awake; but the Reality was followed in Sleep by no suspicious fancies, the Day-dream has been. Thank Heaven! However / Sleep has never yet desecrated the images, or supposed Presences, of those whom I love and revere. […]
All the above-going throw lights on my mind with regard to the origin of Evil.33
22Ce fragment, rédigé à Malte, est dans l’œuvre de Coleridge l’une des analyses les plus poussées des différentes strates de la conscience et du flux de la pensée. Deux principes sont très clairement mis en opposition : le principe de réalité guidé par la raison, et le principe de plaisir qui entretient un rapport complexe avec le système physiologique du sujet. Coleridge suggère assez explicitement dans ce fragment que les images ne germent pas dans l’esprit du rêveur mais pénètrent par force son esprit : « images forced into the mind ». La métaphore du courant (« Fancy and Sleep stream on ») souligne l’idée d’une force incommensurable qui paralyse en quelque sorte le travail de la raison et fige la pensée : « poising the Thought ». L’impuissance du rêveur est mise en exergue par des images qui suggèrent un viol symbolique, et le terme « innocently » renforce l’idée que ces puissants influx sont extérieurs et donc étrangers au sujet. Le rêveur n’a pas de prise rationnelle sur le flux des images qui s’empare de sa conscience. Coleridge évoque ici un nécessaire ancrage de la pensée dans les objets extérieurs : « outward Forms and Sounds, the Sanctifiers! the Strengtheners! ». Il s’efforce de trouver une explication scientifique à l’apparition de ces images fantastiques : selon lui, le flux des fantasmes serait guidé par le flux sanguin et le système nerveux (« motions of the blood and nerves »). L’extrait suggère plusieurs stades dans le processus de transformation des impressions : dans un premier temps, le sujet peut transformer le matériau des pensées diurnes par la rêverie (« Day-dream ») sans que cela n’affecte le caractère innocent des pensées ou des actions du sujet. Toutefois, Coleridge mentionne une rêverie autre, néfaste, et il insiste sur la passivité du sujet (« afterwards in absence I have day-dreamed »), ce n’est donc pas une rêverie « soigneusement élaborée » comme il le mentionne au début du passage. L’idée d’un désir refoulé est à peine voilée dans ce passage, et c’est cette force désirante qui, comme chez l’acédieux, fait resurgir les images troubles (« suspicious fancies ») dans la rêverie. Cette double transformation des impressions sensuelles provoque donc un décrochage de la réalité, laissant le sujet en proie au monde des seems, à ce que Georges Poulet qualifie de « miroitement glissant d’images34 ».
23Ce que Coleridge dénonçait à travers la fantaisie était la nocivité du système associationiste de Hartley qui réduit la pensée de l’homme au « despotisme des impressions venues du dehors35 ».
[…] the fancy, or the aggregative and associative power, on the contrary, has no other counters to play with, but fixities and definites. […] But equally with the ordinary memory the Fancy must receive all its materials ready made from the law of association.36
24La vision contaminée par une appréhension matérialiste et associationniste du réel entraîne un morcellement infini du monde naturel. Dans un autre fragment, il établit ce même rapprochement entre la pensée et le physiologique :
When instead of the general feeling of the life-blood in its equable undivided motion,
we feel& the consequent wholeness of the one feeling of the Skin, we feel as if a heap of Ants were running over us / the one corrupting into ten thousand &c So in the araneosis &c, instead of the one view of the air, or blue sky, a thousand webs, specks, &c dance before the eye. The metaphor is as just as of a metaphor any one has a right to claim, tho’ it is clumsily expressed.37
25Coleridge compare la vision morcelée à la sensation de paresthésie (ou fourmillement). Le terme « araneosis » qu’il utilise pour qualifier cette déficience figure une perception purement associationiste et empirique qui réduit le tangible à un grouillement, à un essaim de sensations, d’images, « un amas de fragments dispersés38 », qui ne laisse au sujet aucune autre alternative que celle de contempler, impuissant, un monde dénué d’unité et de sens. Coleridge ne condamnait pas la fantaisie qui est une faculté inhérente à l’homme. Ce qu’il réprouvait était la pensée associationniste qui se suffisait à cette instance et se complaisait dans les « fixités » sans éprouver le besoin d’aller au-delà du signe visible et extérieur. Dans la Biographia Literaria, il insiste sur les effets pervers et absurdes d’un mode de fonctionnement fondé uniquement sur les impressions laissées par les sens :
Either the ideas, or reliques of such impression, will exactly imitate the order of the impression itself, which would be absolute delirium: or any one part of that impression might recall any other part.39
26« What is the height, & ideal of mere association? » s’interroge-t-il : « Delirium.40 » Le délire des sens n’aboutirait alors qu’à une construction aporétique, un entrelacs labyrinthique et chaotique de signes s’étendant à l’infini sur l’axe syntagmatique du langage. Si le langage du rêve tend chez Coleridge vers le paradigme de l’Idéal et vers une épure de l’être et du monde41, le langage de la rêverie d’opium et du cauchemar a une fonction toute autre, puisqu’à travers ce chaos de sensations et de visions s’exprime ce que Jean Starobinski nomme la « conscience morbide42 ».
27Coleridge fait souvent référence à un bestiaire ou à la prégnance d’une odeur nauséabonde pour invoquer le domaine des pulsions qu’il refoule et pour suggérer ainsi une extériorité des pensées impures :
His pure mind met Vice and vicious Thoughts by accident only, as a Poet in running thro’ terminations, in the heat of composing a rhyme-poem on the purest and best subjects, startles & half-vexedly turns away from a foul or impure word &c43
How like Herrings, and onions our vices are the morning after we have committed them / & even lawful pleasures like the smell of a dinner room, when you have gone out & reentered it, after dinner.44
28Le motif du hareng, lié implicitement au vice et au mal, resurgit dans ses Carnets dans un fragment rédigé en 1810. Non seulement à l’origine d’une nuit emplie de cauchemars, le hareng, du moins l’image de sa carcasse, est projetée sur la scène du rêve :
Sunday Night – 4 Feb. 1810 – I eat a red Herring for Supper, & had a dreadful night in consequence. Before I fell asleep, I had a spectrum of the fish’s back bone which immediately & perceptibly formed itself by lengthening & curving the cross bone threads into a sort of Scorpion – with a sense of fright – which doubtless was the sensation which produced it –
J. Boehmen’s mind may well be illustrated from Dreams – there is meaning, important meaning, in both; both the exponents are almost accidental – such infinitely of synonimes exist in the language of vision, considered as the language or representatives of Sensations.45
29Coleridge esquisse ici les prémices d’une théorie de la structure langagière en rapport avec le domaine de l’inconscient, qui sera plus tard, sous la plume de Freud et de Lacan, celle du langage de l’inconscient ; les phénomènes de condensation et de déplacement dans le rêve trouvant un sens dans l’acte langagier de la métonymie et la métaphore. Coleridge souligne en effet dans ce passage que les phénomènes hallucinatoires possèdent une dynamique qui s’appuie sur le langage : « such infinitely of synonimes exist in the language of vision ». Les visions de la fantaisie (la vision de l’arête dorsale du hareng se muant en scorpion) subissent des métamorphoses qui ne sont pas contrôlées par l’esprit du rêveur mais plutôt par une sensation (« a sense of fright »). De même, le mot peut se déployer à l’infini sur l’axe syntagmatique du langage, par un jeu de combinaisons qui, selon Coleridge, est de nature accidentelle (« both the exponents are almost accidental »). Le poète postule donc que l’émotion du rêveur régit la métamorphose des images hypnagogiques et, de ce fait, octroie au « langage de la vision » (qui est pour lui un corrélat du « langage des Sensations ») un aspect aléatoire. Le langage de la rêverie, ancré dans le sensuel, le ramène donc aux sollicitations du corps. Il lui permettrait de pallier l’insuffisance de la réponse verbale et consciente aux pulsions désirantes. La modification à l’infini du signifiant dans la rêverie traduit néanmoins le délire d’un langage indicible en proie à la culpabilité, le langage d’une conscience soumise à la chair désirante. Le « delirium » du langage de la rêverie dévoile la nature dédalesque de l’intériorité qui semble obéir non aux lois « co-adunatrices » de l’imagination primaire, mais à celles, disjonctives, de la fantaisie. C’est peut-être ce qu’évoque ce mystérieux fragment : « This Tarantula Dance of repetitious & vertiginous argumentation in circulo, begun in imposture & (self)consummated in madness.46 »
30Ce langage délirant et insensé, imprégné de désir et de sensuel, serait en quelque sorte le versant opposé du langage symbolique, un langage incantatoire, mystérieux, incontrôlable, qui pose la question du rapport entre la mélancolie, l’absence de sens et la folie. Telle la figure de Piranèse, condamnée à errer dans sa propre création fictionnelle, le sujet rêvant des Carnets semble pris au piège de l’irréel des structures oniriques qui se déploient dans son imaginaire. Cette image du flux sinueux de la pensée, se perdant dans d’innombrables digressions, n’est-elle pas celle qui caractérise néanmoins le plus justement le mode de pensée de Coleridge ? Brillant orateur mais au verbe prolixe, il a illustré avec humour sa tendance à la logorrhée :
[…] a grievous fault it is. / My illustration swallow up my thesis. […] [I] go on from circle to circle till I break against the shore of my Hearer’s patience, or have my Concentricals dashed to nothing by a Snore – that is my ordinary mishap.47
31De surcroît, les Carnets témoignent d’une fascination certaine pour la rêverie vagabonde. Le fait est que Coleridge consent, dans une certaine mesure, à céder aux tentations qui pourtant le détournent de son œuvre philosophique. On peut alors se demander si cet ailleurs chimérique de la rêverie fantaisiste n’a pas été la source même de son inspiration poétique, mais aussi de sa dérive poétique. La distinction entre fantaisie et imagination semble en effet bien moins tranchée dans les Carnets. Un passage de la Biographia Literaria suggère également l’attitude ambivalente du poète face à cette faculté :
Conceive, for instance, a broad stream, winding through a mountainous country with an indefinite number of currents, varying and running into each other according as the gusts chance to blow from the opening of the mountains.48
32Le fait qu’il ait consigné soigneusement dans ses Carnets toute la richesse, la confusion et la nature parfois paradoxale de l’agrégat d’images qui jaillit des rêves et rêveries témoigne notamment du vif intérêt qu’il a porté au pouvoir dissociateur de la fantaisie : « one thousandfold combinations of Images pass in this divine Vale, while I am dozing & muddling away my Thoughts & Eyes –49 ». La référence à une forme de rumination de la pensée évoquée à plusieurs reprises dans les Carnets par le terme « brooding » renvoie à cette instance capricieuse de la pensée qui ne serait peut-être pas totalement étrangère à la création poétique chez Coleridge :
[…] the wilful turning away of the eye to dreams imperfect, that float like broken foam on the sense of the reality, and only distract not hide it, these are the wretched & sole Comforts, or rather these are the hard prices, by which the Armistice is accompanied & paid for. […] Meanwhile the habit of inward Brooding daily makes it harder to confess the Thing, I am, to any one –50
33Le regard qui se détourne de la contemplation de l’Idéal trouve refuge dans le monde des seems des rêveries d’opium, avec toutefois une forte culpabilité qui se lit à travers les termes employés pour faire référence à ces fragments de pensée : « imperfect », « broken », « distract », « wretched », « hard prices ». Il reconnaît néanmoins le caractère à la fois étrange et poétique de cette dernière : « Among my wild poem on strange things put into an artificial Brooding-machine or Sand in the sun three eggs, an eagles, a Ducks, & a Serpent’s /.51 » À l’incohérence sémiotique vient s’ajouter l’aberration orthographique et syntaxique que fait naître cette couveuse ou machine poétique à ruminer. Le fragment 2086 évoque ce lien entre le rêve, qui serait peut-être un pan de cette « machine à incuber/ruminer », et la création poétique :
Poetry a rationalized dream dealing to manifold Forms our own Feelings, that never perhaps were attached by us consciously to our own personal Selves.52
34Coleridge suggère ici que la poésie est un rêve ou une rêverie guidée par la raison qui met en forme des sentiments et émotions à un niveau subconscient. Ce qu’il évoque ici est un rêve « rationalisé », tel, peut-être, celui évoqué dans un fragment du volume 1 des Carnets :
O then as I first sink on the pillow, as if sleep had indeed a material realm, as if when I sank on my pillow, I was entering that region & realized Faery Land of Sleep – O then what visions have I had, what dreams – the Bark, the Sea, all the shapes & sounds & adventures made up of the Stuff of Sleep & Dreams, & yet my Reason at the Rudder […] I sink down the waters, thro’ Seas & Seas – yet warm, yet a Spirit –/53
35L’espace onirique et les abîmes de la psyché n’auraient de lien avec la création poétique et le supra-sensible que si la raison demeure à la barre de l’esprit pensant. L’expérience du rêve, guidée par la conscience, convoque les fragments d’Asra dans lesquels opèrent le même émerveillement et la même plongée dans les profondeurs de l’intime54. Cet espace matriciel englobant est signifié à la fois par la sémantique et par la syntaxe. Le verbe prépositionnel (« sink down ») évoque une descente vertigineuse dans un abîme sans fond que suggère la figure de l’enchâssement (« thro’ Seas & Seas55 »). C’est par cette même figure que Coleridge dépeint dans les carnets de Malte les différentes strates de la psyché :
Shall I
dotry to image it to myself, as an animant self-conscious pendulum, continuing for ever its arc of motion by the for ever anticipation of it? – or like some fairer Blossom-life in the centre of the Flower-polypus, a life within Life, & constituting a part of the Life, the includes it? A consciousness within a Consciousness, yet mutually penetrated, each possessing both itself & the other – distinct tho’ indivisible!56
36L’image du polype, teintée d’ambivalence dans les écrits du poète, tente ici de signifier les rapports entre les différentes instances de la pensée. Figure organiciste de l’éternel déploiement, la fleur polypienne possède un centre (« in the centre of the Flower-polypus ») à partir duquel croissent des instances de la vie de l’esprit (« a Life within Life »), chacune étant liée à ce centre, mais dans une relation préservant la spécificité de chaque instance : « distinct tho’ indivisible ». L’acte poétique chez Coleridge se nourrit tout autant du rêve de plénitude de l’imagination que des rêves imparfaits (« dreams imperfect ») de la fantaisie, cette « course inquiète de rêverie en rêverie qui se traduit par la verbositas, verbiage proliférant vainement sur lui-même57 ».
37Dans les fragments de l’après Malte, notamment, l’énergie de la pensée semble se consumer dans ce que Coleridge nommait les « facts of Vision », de véritables produits de la fantaisie. Ces images, qu’il appelait également « spectra58 », sont de l’ordre des visions hypnagogiques, des errements de l’esprit, et semblent être dotées de pouvoirs propres. Coleridge les recensait dans ses Carnets59 non par intérêt poétique mais davantage pour dévoiler leur caractère factice et ainsi se prémunir contre toute superstition :
Often and often I have had similar Experiences /
butand therefore resolved to write down the Particulars whenevertheyany new instance should occur / as a weapon against Superstition.60
38Dans ce repli introspectif, le désir semble se consummer totalement dans l’acte de perception. À la fois source de culpabilité et de fascination, la fantaisie comme règne des images proliférantes empêche certes le cheminement de l’esprit vers la Vérité spirituelle, car le regard, englué dans la succession erratique des images sans objets, semble « sans projet, sans avenir », et la fascination « se prend elle-même pour fin61 ». L’énergie désirante de la fantaisie n’est pas tournée vers l’objet mais vers son absence : « […] the anguish to have this aching freshness of Yearning – & no answering object – only remembrances of faithless change and unmerited alienation. –62 » Le désir s’assouvit dès lors à l’intérieur de la chambre de l’esprit engendrant un sentiment de frustration. Coleridge fait probablement référence dans ce passage à l’une des visions les plus douloureuses de son existence, étrangement passée sous silence dans les Carnets. Le 22 décembre 1806, Coleridge se rend avec son fils Hartley à la ferme de Coleorton où résident les Wordsworth et Sara Hutchinson. Quelques jours plus tard, une dispute éclate entre Wordsworth, Sara et Coleridge, car ce dernier aurait entrevu Sara et William dans le même lit63. Il quitte la ferme, trouve refuge au Queen’s Head et se met à boire. Son carnet joue un rôle prépondérant dans l’inscription de l’événement, ou plutôt dans le refus d’y inscrire la réalité du fait pour le faire accéder à la scène de l’irréel. En effet, ne demeurent de cet épisode que deux mots et un repère spatio-temporel :
The Epoch
Sat 27th December, 1806 – Queen’s Head, Stringston, ½ a mile from Coleorton Church, 50 minutes after 10.64
39Les trois pages, rédigées après le titre « The Epoch » et qui lui avaient probablement servi d’exutoire, ont été arrachées. L’inscription « The Epoch » ainsi que l’indication temporelle et le lieu (« Coleorton Church ») ont été repassées à l’encre noire. Les lettres occupent une place inhabituellement large sur la page et semblent ainsi porter en elle l’événement traumatique. Les carnets matérialisent non seulement la déchirure ressentie à ce moment-là, mais également le besoin d’oblitérer l’événement traumatique en arrachant les pages de leur mémoire. Seule subsiste une trace qui ne dit néanmoins rien de l’événement. La graphie vient dès lors se substituer à la sémantique pour exprimer l’affect. En effet, les variations du ductus65 dans les Carnets sont en règle générale un signe distinctif de la charge émotionnelle de l’événement. D’une certaine façon, le fragment opère une disjonction entre le signifiant graphique66 et le signifié, permettant peut-être ce glissement de l’image vers le fantasme. Cette vision d’Asra et de Wordsworth resurgit dans les Carnets quelques mois plus tard :
O agony! O the vision of that Saturday Morning – of the Bed – O cruel! is he not beloved, adored by two – & two such Beings. – And must I not be beloved near him except as a Satellite?67
40L’écriture convoque cette vision traumatisante et la rejoue à de multiples reprises. L’accumulation d’exclamations, le discours fragmenté qui reproduit l’acte de voir, entre dégoût et fascination, et l’absence de dénomination référentielle (qui est ce « he » et qui sont les « two such Beings » ?) indiquent un décrochage du réel. Le fragment évoque la vision de façon éclatée, comme si la scène était entrevue dans un miroir brisé. Néanmoins, l’être au centre de la triade amoureuse n’est pas Asra mais Wordsworth, et le fragment interroge davantage la place de Coleridge en rapport avec Wordsworth que sa relation amoureuse avec Asra, mise à mal par son ami poète. Un autre fragment évoque la pulsion voyeuriste et le mélange de fascination et d’effroi que suscite la scène :
O that miserable Saturday morning! The thundercloud had long been gathering, and I had now been gazing, and now averting my eyes, from it, with anxious fears, <of which> I scarcely dared be conscious […] An hour and more with Wordsworth – [in greek] in bed – O agony!68
41Le référent « bed » est cette fois masqué, mais les mêmes structures exclamatives exacerbent la dimension affective du fragment. La scène semble peu à peu se dévoiler, mais les deux pages qui suivent ce fragment ont été à nouveau arrachées du carnet, et il ne reste, pour ainsi dire, que quelques éclats de la vision. Cette vision refoulée, niée, est ensuite explicitement déplacée sur la scène du fantasme dans un fragment rédigé en 1809 :
That dreadful Saturday Morning […] did I believe it? Did I not even know, that it was not so, could not be so? […] Yes! Yes! I knew the horrid phantasm to be a mere phantasm: and yet what anguish, what gnawings of despair, what throbbings and lancinations of positive Jealousy!69
42Les verbes de cognition sont soulignés dans le passage. Il n’est plus question du voir mais du croire. Ce qu’il semble réfuter est moins la réalité de la scène (« it was not so ») que sa possibilité (« could not be so »). L’écriture opère ici une sorte de fonction thérapeutique de rejet de la vision (« Yes! Yes! I knew the horrid phantasm to be a mere phantasm ») tout en ravivant néanmoins la douleur. Ce qui est frappant dans ces fragments est la manière dont l’écriture dématérialise le réel par diverses techniques (l’extrême fragmentation, la mise en scène, l’exacerbation de l’affect), déployant ainsi une topologie de l’irréel. Les fragments ne déplorent finalement pas la perte d’un objet mais semblent rejouer la perte en la déplaçant dans le domaine du fantasmé. Rappelons que la mélancolie est le deuil d’un insaisissable, et cet insaisissable ne peut prendre corps qu’à travers « l’exacerbation de la pratique fantasmatique », point de jonction, selon Agamben, entre la mélancolie et l’activité artistique. Dans le fragment 3328, Coleridge fait référence à son regard porté sur la scène : « I had now been gazing, and now averting my eyes, from it », qui n’est pas sans rappeler le jeu enfantin du « fort-da » qui permet à l’enfant de domestiquer l’absence. Freud établit ce rapprochement entre le jeu de l’enfant, la création fantasmatique et l’œuvre poétique :
Le poète fait comme l’enfant qui joue ; il se crée un monde imaginaire qu’il prend très au sérieux, c’est-à-dire qu’il dote de grandes quantités d’affect, tout en le distinguant nettement de la réalité70.
43Giorgio Agamben souligne la dimension profondément érotique de la mélancolie, mise en avant non seulement par Freud mais également par Aristote et Ficin : « […] la mélancolie apparaît essentiellement comme un processus érotique engagé dans un commerce ambigu avec les fantasmes71. » L’objet de la quête ne serait finalement qu’une création fantasmatique permettant de donner corps à la dynamique du désir, ce qu’Agamben nomme l’« impossible captation du fantasme » :
L’objet perdu n’est que le simulacre derrière lequel le désir fait la cour au fantasme ; et l’introjection de la libido est simplement l’un des aspects d’un processus au cours duquel ce qui est réel perd sa réalité afin que ce qui est irréel se réalise72.
44Dans le fragment 3547 précédemment cité, Coleridge s’interroge sur l’étrange pouvoir qui permet cette vitalisation des images irréelles :
Strange Self-power in the Imagination, when painful sensations have made it their Interpreter, or returning Gladsomeness from convalescence, gastric and visceral, have made its chilled and evanished Figures & Landscape bud, blossom, & live in scarlet, and green, & snowy white […] strange power to represent the events & circumstances even to the Anguish or the triumph of the quasi-credent Soul, while the necessary conditions, the only possible causes of such contingencies are known to be impossible or hopeless, yea, when the pure mind would recoil from the very shadow of an an approaching hope, as from a crime – yet the effect shall have place & Substance & living energy […] like a firstling of creation.73
45Le pouvoir autonome évoqué au début du passage serait à notre sens celui de la fantaisie. Coleridge souligne en effet la cause somatique (« painful sensations », « gastric and visceral ») à l’origine de ces images dont le déploiement est analogue à celui de la floraison. Les images et figures irréelles s’originent sous l’impulsion d’un acte de création involontaire et sont dotées d’un espace, d’une substance et d’une énergie propres. Néanmoins, une série d’oppositions met en relief cette dynamique complexe du désir chez Coleridge, désir sans cesse répudié par la culpabilité morale : « recoil »/« approaching », « hope »/« crime ». Comment donner forme à ce que la vertu réprouve ? Et comment donner forme à ce qui ne peut être (« the Seems ») et qui pourtant est ? Le fragment se clôt sur les paroles de son fils Hartley qui exprime avec ses mots d’enfant cette dialectique du fantasme qui est peut-être le propre de la création artistique :
Sweet Hartley! What did he say, speaking of some Tale & wild Fancy of his Brain? – “It is not yet, but it will be – for it is – & it cannot stay always, in here” (pressing one hand on his forehead and the other on his occiput) – “and then it will be – because it is not nothing”.74
46Nous avons ainsi souhaité placer la fantaisie au confluent de l’acédie et de la mélancolie. Si la mélancolie est une fuite du monde des objets sans vie vers un ailleurs, l’acédie est une fuite du spirituel vers un objet irréel mais indéfinissable (« a visitor », « a stranger »). L’acédieux et le mélancolique ont cependant en commun cette même volonté à la fois de « tendre vers » mais également de mettre hors d’atteinte l’objet de leur désir, qu’il soit spirituel, intime ou fantasmatique. La fantaisie, notion finalement bien trouble et fluctuante dans la pensée du poète, serait fortement imprégnée par les motifs qui fondent l’acédie : la fuite du regard et les créations fictives du désir. Elle serait peut-être le ressort créatif permettant au sujet de combler le sentiment de vide qui accable le mélancolique.
I have never loved Evil for its own sake; & <no! nor>
never sought pleasure for its own sake, but only as the means of escaping from pains that coiled round my mental powers, as a serpent around the body & wings of an Eagle.75
47L’union de la poétique de la fantaisie et de la mélancolie se figure dans l’image des anneaux du serpent enserrant cette vacuité qui ronge le cœur du poète : « as if a snake had wreathed around my heart, and at this one spot its Mouth touched at & inbreathed a weak incapability of willing it away –76 ».
48La fancy s’offrirait alors comme le versant érotisé et inavoué de la mélancolie chez Coleridge, une instance qui fait naître les visions érotiques, condamnées par la morale et la théorie du poète mais recueillies dans l’espace clos et secret des Carnets.
Notes de bas de page
1 Letters of William and Dorothy Wordsworth, édition de E. de Selincourt et M. Moorman, vol. 2, The Middle Years, t. 1, 1806-1811, p. 367. (« Et en ce qui concerne Coleridge, ne pensez pas que ce qui l’a détourné de son travail est son amour pour Sara. Ne le croyez pas : son amour pour elle n’est rien d’autre qu’un rêve fantaisiste. Si ce n’était le cas, il le prouverait en voulant la rendre heureuse. »)
2 G. Agamben, Stanze, 1998, p. 58.
3 A. Larue, L’Autre Mélancolie. Acedia, ou les chambres de l’esprit, 2001, p. 7.
4 E. Le Pontique, Traité pratique ou le Moine, 1971, p. 88.
5 Saint Nil, De octo spiritibus malitiae, chap. xiv, cité par G. Agamben, Stanze, 1998, p. 22.
6 Voir également la description de Cassien, De institutis coenebiorum, livre X, chap. II : « […] d’un ton geignard il se proclame inapte à assumer la moindre activité spirituelle et s’afflige de demeurer toujours au même endroit, immobile et sans force ; lui qui aurait pu être utile aux autres et les guider, il n’a rien réalisé ni aidé personne. Il se lance dans un éloge hyperbolique de monastères lointains et introuvables, et évoque les lieux où il pourrait, en pleine santé, couler des jours heureux. » L’acédie n’est probablement pas étrangère à la vie spirituelle de la jeune Thérèse d’Avila dont l’œuvre et le parcours spirituel avaient profondément marqué Coleridge. Les carnets du vol. 3 la citent abondamment : voir NB3, 3911, 3917, 3922 et 3925.
7 J.-C. Nault, La Saveur de Dieu. L’acédie dans le dynamisme de l’agir, 2001, p. 59.
8 PW, p. 241-242, v. 36-41. (« Le lendemain je méditais tout un matin / Sous le visage sévère du précepteur, regard / Fixé dans un semblant d’étude sur le flou voyageur des pages ; / Sauf quand, la porte s’entrouvrant, mon œil alerte s’y / Glissait, mon cœur alors reprenant ses bonds, / Tant j’avais conservé espoir d’apercevoir l’étranger, /[…]. » Traduction de J. Darras, ouvr. cité.)
9 Denis Bonnecase évoque ce passage comme « dramaturgie de l’espoir d’un contact […] d’une sortie de la marge isolante » et souligne l’importance de la porte entrouverte qui est « entrevision sur le monde désiré du rapport aux autres » (S. T. Coleridge : poèmes de l’expérience vive, 1992, p. 164). Nous pourrions également évoquer le visiteur de Porlock (« Kubla Khan ») qui représenterait peut-être cette figure de l’intrusion. Pour Stevie Smith, le visiteur de Porlock figure cet attrait irrésistible du quotidien qui éloigne sans cesse le poète du monde des Idées : « Why did he hurry to let him in? / He could have hid in the house » (cité par S. Perry, Coleridge and the Uses of Division, 1999, p. 50). Nous ne rejoignons pas tout à fait cette lecture car, selon nous, l’acceptation du visiteur de Porlock est finalement ce qui permet au poème « Kubla Khan » de voir le jour. En d’autres termes, l’intrusion de l’étranger offre au poète la possibilité de donner corps au monde chimérique et fantasmatique de la fantaisie.
10 La tradition picturale, notamment Jérôme Bosch (1450–1516) et Lucas Cranach (1472–1553), a magistralement figuré la prolifération des pensées qui caractérise l’état acédique, notamment sous la figure de saint Antoine qui tente de tenir à distance les monstres et les gobelins par la prière. Cette tension entre deux pôles, celui de l’innocence et du spirituel, et celui du monde du désir et du fantasme, entre lesquels s’exerce un mélange de répulsion et de fascination, constitue également la dynamique majeure des tableaux de Goya (Le sommeil de la raison engendre des monstres) et de Füssli (Le Cauchemar). Voir annexes 9 et 10.
11 PW, p. 242, v. 42-43. (« Parent de la ville ou tante, ou sœur plus chérie encore, / Depuis le temps où nous partagions mêmes habits et mêmes jeux. » Traduction de J. Darras, ouvr. cité.)
12 St Thomas d’Aquin, Somme théologique, 1984, p. 262.
13 Y. Hersant, « L’acédie et ses enfants », 2005, p. 56. Giorgio Agamben évoque quant à lui un « vertigineux et craintif retrait devant l’obligation faite à l’homme de se tenir en face de Dieu » (Stanze, p. 25).
14 NB2, 2546. (« En regardant des objets de la Nature tandis que je réfléchis, comme cette lune là-bas qui luit confusément à travers la vitre emperlée, il semble que je cherche, que je demande en quelque sorte un langage symbolique pour quelque chose en moi qui existe déjà et pour toujours, plutôt que je n’observe quoi que ce soit de nouveau. » Traduction de P. Leyris, ouvr. cité.)
15 G. Agamben, Stanze, p. 58.
16 S. Prickett, Coleridge and Wordsworth, the Poetry of Growth, 1970, p. 201.
17 NB1, 1253. (« Octobre, 1802. Hartley envoyé chercher une bougie chez Mr Clarkson – les Sembles l’ont rendu misérable – que veux-tu dire, mon Chéri ! – les Sembles, les Sembles – ce qui semble être et n’est pas – des Hommes et des visages et je ne [sais] quoi, laids, et quelquefois jolis et puis qui deviennent laids, et ils semblent quand j’ai les yeux ouverts et [ils sont] pires les yeux fermés – et la Bougie guérit les sembles. » Traduction de P. Leyris, ouvr. cité.)
18 Le motif de la lueur de la bougie est récurrent dans les premiers carnets de Coleridge et est bien souvent prélude à la vision poétique. Voir, par exemple, NB1, 13, 14, 174 et 1024, et NB2, 2934.
19 PW, « Constancy to an Ideal Oject », p. 456, v. 26-32. (« Le bûcheron gravissant vers l’ouest le vallon / Dans l’aube glaciale, où au-delà des chemins sinueux des troupeaux de moutons / L’imperceptible brume de neige tisse un halo miroitant, / Voit devant lui, glissant sans laisser de trace / Une Image avec une auréole autour de sa tête ; / Le paysan exalté vénère ces belles nuances, / Sans savoir qu’il crée l’ombre qu’il poursuit ! »)
20 NB3, 4073. (« Un vieil Homme, le Regard fixe et sublime, / Qui cesse le Travail de la terre pour contempler les Cieux – / Mais il est aveugle – ses Yeux tels ceux d’une statue – / Ayant tourné son visage par hasard vers la lune – / Il contemple l’astre avec un Visage lunaire / Ses cheveux gris blancs et clairsemés, le haut de son crâne chauve / Il contemple fixement, son Visage sans yeux n’est que Regard – / Comme un Organe empli de Visions silencieuses / Son Visage tout entier semble être ravi par la Lumière / Lèvre contre Lèvre, avec tout immobile, Buste et Membres, / Il semble contempler ce qui semble Le contempler ! »)
21 S. Prickett, Coleridge and Wordsworth, the Poetry of Growth, 1970, p. 202.
22 M.-J. Ortemann, « L’angoisse de la représentation : ses figures dans les derniers poèmes de Coleridge », 1989, p. 30.
23 Pour reprendre les mots de Thésée, dans Songe d’une nuit d’été, qui définit l’acte d’imagination (Œuvres complètes de Shakespeare, vol. 4, traduction de F. Guizot, Paris, Ladvocat, 1821, p. 245).
24 Y. Hersant, « L’acédie et ses enfants », 2005, p. 54.
25 A. Larue, L’Autre Mélancolie. Acedia, ou les chambres de l’esprit, 2001, p. 49.
26 Ibid., p. 128.
27 NB3, 4073 (« Aucune de ces Visions si douces n’est emmurée dans le Refuge des Limbes, / Encerclée de murs et fixe l’Esprit / par l’Horreur du vide Rien-du-tout – »).
28 G. Agamben, Stanze, p. 30.
29 NB3, 4074 (« Une Pensée malsaine est pure NegaPrivation morne et stagnante »).
30 Ibid. (« Mais la Sorcière, Folie, brûle les Démons du Purgatoire / De rêves frénétiques, impossibles à contenir / De PrivNégation inqualifiable »).
31 (« Tant de peine devant et derrière et tout autour, aucun Désir du Cœur qui, en dépit de la Raison qui garde une vigilance somnolente dans les rêveries Diurnes, peut être modifié par la Fantaisie et devenir le matériau d’une Fabrique de Plaisir temporaire. »)
32 NB2, 2998. (« […] un rêve de fantaisies douloureuses aveuglant la lumière de la Raison – mon cœur a sombré, et mes yeux sont incapables de te regarder ! »)
33 NB2, 2543. (« Je remercie Dieu humblement d’avoir été plus attentif, depuis quelque temps, à gouverner mes Pensées – et mon attention a été bénie dans une grande mesure par le Succès. Il y a quelques Rêves diurnes que je me permets à n’importe quel moment ; et peu nombreux, et prudemment construits comme ils sont, c’est très rarement que je me crois permis de m’octroyer de paresseuses Vacances avec aucun <d’eux>. Il faut que j’aie travaillé durement, longtemps et bien pour avoir gagné ce privilège. Si parente de la Raison est la Réalité, que ce que je pourrais faire avec une Innocence exultante, je ne puis toujours l’Imaginer en parfaite innocence / car la Raison et la Réalité peuvent s’arrêter et se tenir tranquilles, de nouveaux Influx du dehors contrecarrant les Impulsions du dedans et suspendant la Pensée. Mais la Rêverie et le Sommeil continuent à courir ; et (au lieu des Formes et des Sons du dehors, les Sanctifiants, les Conforteurs) ils entraînent avec eux des mouvements du sang et des nerfs, et des images imprimées dans l’esprit par les sentiments qui naissent de la position et de l’état du Corps et de ses divers membres. J’ai fait innocemment ce qu’ensuite dans l’absence, j’ai <pareillement> rêvé de jour innocemment, à l’état de veille ; mais alors que la Réalité n’était suivie dans le Sommeil d’aucuns fantasmes suspects, le Rêve diurne l’a bel et bien été. Dieu Merci ! Malgré tout le Sommeil n’a jamais encore désécré les images, ou supposé les Présences de ceux que j’aime et révère. […] // Tout ce qui précède jette des lumières dans mon esprit sur l’origine du Mal. » Traduction de P. Leyris, ouvr. cité.)
34 G. Poulet, Les Métamorphoses du cercle, 1999, p. 188.
35 Ibid.
36 BL, p. 167. (« […] la fancy, ou le pouvoir aggrégatif et associationiste, au contraire n’est contrebalancé par rien si ce n’est des éléments fixes et définis. […] Mais tout comme la mémoire ordinaire, la Fantaisie doit recevoir tous ses matériaux prêts de la loi associationiste. »)
37 NB2, 2402. (« Lorsque se substitue au sentiment général de l’élément vital dans son mouvement constant et uni, et par conséquence le sentiment d’unité de la Peau, l’impression d’une armée de Fourmis nous parcourant / l’un se corrompant en dix mille etc. Comme une toile d’araignée etc., au lieu de la vue unique de l’air ou du ciel bleu, un millier de toiles, de tâches, etc. dansent devant nos yeux. Cette métaphore est aussi juste que se peut, même si maladroitement exprimée. »)
38 S. T. Coleridge, Traité de méthode, cité par G. Poulet, La Pensée indéterminée, 1987, p. 288.
39 BL, p. 64. (« Soit les idées, ou les vestiges d’une telle impression, imitera exactement l’ordre de l’impression elle-même, ce qui serait un délire absolu : ou n’importe quelle partie de cette impression suggérerait n’importe quelle autre partie. »)
40 NB1, 1770. (« Mais quel est le summum, et l’idéal de la pure association ? Le Délire. »)
41 Voir NB1, 539 et NB2, 2061.
42 Jean Starobinski, dans sa « Brève histoire de la conscience du corps », fait référence à la « conscience morbide », titre d’un ouvrage de Charles Blondel, en rapport avec la cénesthésie, à savoir la perception interne du corps : « la cénesthésie, par laquelle l’âme est informée de l’état de son corps, et cela par l’entremise des nerfs généralement répandus à travers le corps ». La « conscience morbide » est une conscience « engluée dans l’individuel cénesthésique » et donc dans le non-verbal. Elle est l’expression de la prise de conscience interne du corps. Le fragment 2402 serait une illustration de cette conscience morbide où le dérèglement du système nerveux et du flux sanguin dominerait la pensée (R. Ellrodt, Genèse de la conscience moderne, 1983, citations respectivement p. 217 et 221).
43 NB2, 2275. (« Son esprit pur ne rencontrait le Vice et les Pensées vicieuses que par accident, comme un Poète en passant en revue des terminaisons dans le feu de la composition d’un poème rime, sursaute et se détourne avec un certain agacement d’un mot sale ou impur, etc. » Traduction de P. Leyris, ouvr. cité.)
44 NB2, 2304. (« Comme nos vices ressemblent à des Harengs et à des oignons le lendemain matin du jour où nous nous y sommes livrés / et même les plaisirs licites comme l’odeur d’une salle à manger que nous avons quittée après le dîner, puis dans laquelle nous sommes retournés. »)
45 NB3, 3692. (« Dimanche Soir – 4 février 1810 – J’ai mangé un Hareng rouge au Souper, et en conséquence ai passé une nuit épouvantable. Avant de m’endormir, j’ai eu la vision du spectre de l’arête dorsale du poisson qui s’est immédiatement et perceptiblement déformée en une sorte de Scorpion en allongeant et en incurvant l’arête de la queue – avec un sentiment d’effroi – qui sans aucun doute était la sensation à l’origine du rêve – // L’esprit de J. Boehmen peut sans doute être illustré à partir des Rêves – il y a une signification, une signification importante, dans les deux ; chacun de ces interprètes sont presque fortuits – une telle infinité de synonymes existe dans le langage de la vision, considéré comme le langage ou représentants des Sensations. »)
46 NB2, 2336. (« Cette Danse Tarantulaire faite d’argumentations répétitives et vertigineuses tournant à vide, commencée dans l’imposture et (auto)consumée en folie. »)
47 NB2, 2372. (« […] c’est un grave défaut. / Mes illustrations engloutissent ma thèse. […] [Je] persiste de cercle en cercle jusqu’à ce que je me brise sur le rivage de la patience de mon Auditeur, ou qu’un Ronflement anéantisse mes cercles Concentriques – telle est ma mésaventure quotidienne. »)
48 BL, p. 64. (« Concevoir, par exemple, un large ruisseau, serpentant dans un paysage montagneux avec un nombre infini de courants, variant et s’écoulant l’un dans l’autre suivant le hasard des bourrasques soufflant des brèches des montagnes. »)
49 NB3, 3420 (« un millier de combinaisons d’Images se déployant dans ce Vallon divin, alors que je somnole et mélange Pensées et Visions – »).
50 NB2, 3078. (« […] le détournement volontaire du regard vers des rêves imparfaits qui flottent comme de l’écume brisée sur le sens de la réalité et la brouillent seulement sans la cacher, voilà les misérables et les seules Consolations, ou plutôt les rudes prix qui accompagnent et paient la Trêve. Cependant l’habitude de Ruminer intérieurement chaque jour rend plus ardu de confesser Ce que je suis à quiconque – » traduction de P. Leyris, ouvr. cité).
51 NB2, 2334. (« Dans mon poème fou sur des choses étranges mises dans une Couveuse artificielle ou dans du Sable dans le soleil trois œufs, un aigle, un Canard et un Serpent de /. »)
52 NB2, 2086. (« La Poésie un rêve rationalisé distribuant à maintes Formes nos propres Sentiments, que peut-être nous n’avons jamais rattachés consciemment à nos propres Moi personnels. » Traduction de P. Leyris, ouvr. cité.)
53 NB1, 1718. (« Ô alors quand je m’affaisse sur l’oreiller comme si le Sommeil avait vraiment un royaume matériel, comme si en m’affaissant sur l’oreiller je pénétrais dans cette région et réalisais le Pays Féerique du Sommeil – Ô alors quelles visions j’ai eues, quels rêves – la Barque, la Mer, toutes les formes tous les sons toutes les aventures faits de l’Étoffe du Sommeil et des Songes, et pourtant la Raison à la Barre […] et je sombre dans les eaux, à travers des Flots et des Flots – pourtant au chaud, pourtant Esprit – / » traduction de P. Leyris, ouvr. cité).
54 Voir NB2, 3222.
55 Voir également NB2, 2999.
56 Ibid. (« Tenterai-je de me le représenter comme un pendule animé conscient de soi, continuant perpétuellement la courbe de son mouvement par l’anticipation perpétuelle qu’il en a ? – ou comme une vie de Floraison plus belle au centre du polype de la Fleur, une vie au-dedans de la Vie, et constituant une part de la Vie qui l’inclut ? Une conscience au-dedans d’une Conscience, lesquelles se pénètrent mutuellement toutefois, chacune en possession tout ensemble d’elle-même et de l’autre – distinctes quoique indivisibles ! » Traduction de P. Leyris, ouvr. cité.)
57 Y. Hersant, « L’acédie et ses enfants », 2005, p. 55.
58 NB1, 1108 et 1681. Rei Terada, dans son ouvrage Looking away. Phenomenality and Dissatisfaction, Kant to Adorno (2009, p. 37), apporte un éclairage intéressant sur la différence entre les spectrum et les specters dans la pensée coleridgienne. Les spectrum, ou visions hallucinatoires, brouillent la frontière entre le dedans et le dehors mais demeurent sous le contrôle de la perception du sujet. Les specters, bien au contraire, subjuguent le sujet et le placent dans une position de passivité.
59 NB1, 343 et 1039, et NB3, 3280.
60 NB2, 2583. (« J’ai eu maintes et maintes fois des Expériences similaires / et j’ai résolu en conséquence d’en noter les traits Particuliers chaque fois qu’un nouveau cas se présenterait / à titre d’arme contre la Supersitition. » Traduction de P. Leyris, ouvr. cité.)
61 J. Starobinski, L’Œil vivant, 1999, p. 147.
62 NB3, 4083. (« […] l’angoisse d’avoir cette sensation de Manque si fraîche et douloureuse – et aucun objet n’y faisant écho – seulement des souvenirs de changement perfide et d’aliénation non méritée. – »)
63 Ceci n’est que conjecture puisque ni les carnets ni sa correspondance ne le mentionnent explicitement. Néanmoins, cette vision d’Asra et de Wordsworth ensemble se fait obsessionnelle, décuplant le sentiment d’abandon et de perte dans les Carnets.
64 NB2, 2975.
65 Voir, ci-dessus, note 516.
66 A. Grésillon, Éléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes, 1994, p. 245 : « Signifiant graphique : unité de base de l’écriture ; l’ensemble des signifiants graphiques comporte d’une part les lettres de l’alphabet, d’autre part les signes de ponctuation et les signes métascripturaux (becquets, signes de renvoi, traits de biffure, traits de couleur, etc.). »
67 NB2, 3148. (« Ô agonie ! Ô la vision de ce Samedi Matin – du Lit / Ô cruel ! n’est-il pas bien-aimé, adoré de deux Êtres – et de quels Êtres – et moi dois-je ne pas être aimé près de lui si ce n’est comme Satellite ? » Traduction de P. Leyris, ouvr. cité.)
68 NB3, 3328. (« Ô ce misérable Samedi matin ! Le nuage orageux s’était formé depuis bien longtemps, et j’avais regardé, et j’avais détourné mes yeux de cela, avec une crainte anxieuse dont j’osais à peine être conscient […] Une heure et plus avec Wordsworth – [en grec] au lit – Ô agonie ! »)
69 NB3, 3547. (« Ce terrible Samedi Matin […] L’ai-je cru ? N’ai-je même pas su, que cela n’était pas, ne pouvait pas être ? […] Oui ! Oui ! Je savais que l’horrible fantasme n’était qu’un horrible fantasme et pourtant quelle angoisse, quel désespoir rongeant, quelles palpitations et lancinations causées par cette véritable Jalousie ! »)
70 S. Freud, La Création littéraire et le rêve éveillé, 1971, p. 5.
71 G. Agamben, Stanze, 1998, p. 56.
72 Ibid., p. 57-58.
73 NB3, 3547. (« L’Étrange Auto-pouvoir de l’Imagination, quand de douloureuses sensations en ont fait leur Interprète, ou le Plaisir au retour d’un séjour de convalescence, gastrique et viscérale, quand elles permettent à ses froides et évanescentes Figures et Paysage de bourgeonner, et de fleurir et de vivre en éclat écarlate, et vert, et blanc neigeux […] un étrange pouvoir à illustrer les événements et circonstances même au prix de l’Angoisse ou du triomphe d’un Esprit quasi-crédule, lorsque l’on sait que les conditions nécessaires, les seules causes possibles de tels événements sont impossibles ou sans espoir, oui, lorsque l’esprit pur reculerait devant l’ombre même d’un espoir naissant, comme d’un crime – et pourtant l’effet trouvera place et Substance et énergie vivante […] comme une esquisse de création. »)
74 NB3, 3547. (« Adorable Hartley ! Qu’a-t-il dit parlant d’un Conte et d’une folle Fantaisie de son Esprit ? – “Ce n’est pas encore, mais ce sera – car c’est – et ce ne peut rester là-dedans indéfiniment” (appuyant d’une main son front et de l’autre sa nuque) – “et puis ce sera – car ce n’est pas rien”. »)
75 NB2, 2368. (« Je n’ai jamais aimé le Mal pour lui-même ; jamais recherché le plaisir pour lui-même, mais seulement comme un moyen d’échapper aux souffrances qui se lovaient dans mes facultés mentales, comme un serpent autour du corps et des ailes d’un Aigle. »)
76 NB5, 5275 (« comme si un serpent avait enserré mon cœur, et sa Bouche touchant ce point même y insufflait une faiblesse et incapacité à vouloir y renoncer – »).
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