Chapitre X
L’hétérotopie du navire
p. 241-251
Texte intégral
1Il est un lieu, que nous n’avons pas encore évoqué, qui possède une configuration spatiale tout à fait spécifique et au sein duquel l’écriture introspective se déploie de façon remarquable : il s’agit du navire Speedwell. Coleridge y embarque un matin d’avril 1804, à destination de Malte. S’il nourrissait l’espoir d’un voyage rédempteur au moment du départ – » we go on slowly and we purchased the loveliness of last night by almost a calm. The Lark alive and brisk1 », l’image de l’oiseau porteur de bon augure fait bientôt place à celle du meurtre de ce symbole d’espoir et de renouveau :
Hawk with ruffled Feathers resting on the Bowsprit – Now shot at & yet did not move – how fatigued – a third time it made a gyre, a short circuit, & returned again / 5 times it was thus shot at / left the Vessel / flew to another / & I heard firing, now here, now there / & nobody shot it / but probably it perished from fatigue, & the attempt to rest upon the wave! – Poor Hawk! O Strange Lust of Murder in Man!2
2Le meurtre de l’oiseau évoque bien sûr l’acte du vieux marin dans « The Rime ». Tout comme sa propre création poétique – « a blessed ghost3 » – est condamnée à errer, Coleridge débarque à Malte après un voyage de six semaines, non pas guéri de ses maux mais « light as a blessed ghost4 ». C’est donc à l’épreuve de l’errance, de la souffrance et de la perte que le poète va être soumis lors de son voyage en mer. Si les premiers carnets témoignent d’un cheminement vers un « lieu naturel » et d’une configuration géopoétique de l’espace, réunissant les rythmes de la nature, de la pensée et du verbe, le voyage en mer serait d’une certaine façon le lieu d’une stase et d’un déport, dialectique qui fonde la condition des êtres mélancoliques qui sont en quelque sorte des « exilés sur place5 » :
Parvenir à son lieu propre, naturel, constitue ainsi une des modalités de l’achèvement de l’être ; violent est le mouvement, ou la force, qui l’en éloigne. Ce serait alors une sorte de mouvement de déport qui affligerait le mélancolique : en ce sens, la présence mélancolique est une présence qui s’apparaît hétérotopique6.
3Ce « mouvement de déport » survient dans les carnets de façon remarquable, et non plus sporadique, à son retour d’Écosse. En automne 1803, à Greta Hall, il contemple le contraste terrifiant entre la stase du corps et le paysage nocturne. Une entrée datée de cette époque et rédigée à Keswick trahit la condition mélancolique de l’être qui ne parvient plus à faire lieu. Coleridge, cependant, n’évoque pas la région des Lacs mais l’espace urbain mué en lieu sépulcral :
Friday Evening, Nov. 29. The immoveableness of all Things thro’ which so many men were moving – harsh contrast compared with the universal motion, the harmonious System of Motions, in the country & every where in Nature – In this, dim Light London appeared to me as a huge place of Sepulchres thro’ which Hosts of Spirits were gliding –7
4Ce fragment étoffe une note rédigée précédemment en novembre 17998 lors de son arrivée à Londres. L’espace sépulcral n’offre ni orientation, ni direction, ni mouvement, c’est-à-dire aucune des conditions fondatrices de l’espace. Les habitants sont condamnés à errer, tels des spectres dans le monde des limbes, condamnés à être à la fois ici et nulle part. Pour Jean Clair, l’être privé de sépulture tombe dans l’indifférence, dans l’oubli, il est la représentation homérique de la mélancolie9. Georges Poulet souligne également cette caractéristique de l’indifférencié :
L’être privé de lieu est sans univers, sans foyer, sans feu ni lieu. Il n’est, pour ainsi dire, nulle part ; ou plutôt il est n’importe où, sorte d’épave flottant au creux de l’étendue10.
5Ce que Coleridge décrit ici n’est pas tant le sentiment de son vécu à Londres en 1799 que sa propre expérience du spatial au moment de l’écriture. Les images de naufrage surgissent également dans les Carnets. Le naufragé n’est jamais un rescapé car il est condamné à subir le mouvement répétitif de la houle d’une mer symbolisant la vacuité : « Mind, shipwrecked by storms of doubt […] pulling in the dead swell of a dark and windless Sea.11 » Lieu de sépulture ou lieu de naufrage, l’expérience d’être pris au piège dans un « nulle part » est le reflet d’une pensée à la dérive, d’une pensée sans terre ni ancrage.
6Le voyage en mer marque ainsi une véritable déchirure dans l’expérience géopoétique des lieux. La rythmanalyse nous a permis de mettre en évidence l’impact essentiel du lieu d’écriture dans l’appréhension de l’espace. Les Carnets sont, pour un temps, la recherche d’une forme au plus près des mouvements de la pensée et des objets naturels. Les fragments n’imposent pas cette distance critique de la mémoire (recollection), nécessaire à l’élaboration de l’œuvre poétique, puisque l’écriture se dévide au fil des pas. En un sens, ils seraient peut-être la continuité géopoétique des Conversation Poems car, comme nous l’avons vu, l’écriture descriptive se déploie en 1799, à une époque où Coleridge met en suspens l’écriture poétique des lieux. Dans ces fragments, le poète ébauche un rapport d’être-au-monde qui entrelace le corps, le monde et l’intime12 d’une manière bien plus inextricable et charnelle que dans ses poèmes.
7L’expérience des lieux dans les Carnets ne serait pas seulement un acte de contemplation grâce auquel le poète accède au divin. Elle témoigne en effet d’un véritable plaisir des sens, d’une relation au monde qui mêle le voir et le sentir, et qui fait de l’être un être charnel. Cette appréhension du monde nécessite alors une acceptation de la pluralité et du désir, et la rythmanalyse souligne, selon nous, ce rapport d’entrelacs à la fois désiré et censuré. Car le « leisurely gaze », qui est d’une certaine façon une soumission au « corps-monde », implique une mise à l’écart de la pensée idéalisante et unifiante, qui est le fondement de la pensée philosophique de Coleridge. Le projet rythmanalytique met en relief ces tensions de la pensée coleridgienne et s’adosse, en ce sens, au corpus poétique. L’émergence de l’intériorité coïncide avec la lettre à Sara qui deviendra « Dejection: An Ode ». Toutefois, cette intériorité fait aussi naître le sentiment d’une absence, d’une chose jamais advenue. C’est peut-être à travers la fenêtre de Greta Hall que Coleridge parvient à une phénoménologie poétique de l’espace, qui fait disparaître, dans la profondeur de la nuit, les objets naturels pour tenter de rendre présent cette absence. Sans objets naturels, toutefois, le lieu s’irréalise et le regard se pose dès lors sur un au-delà qui reste toujours indéfinissable. Cette appréhension « sans objet » de l’espace, et donc cet impossible enracinement de l’être dans un lieu, constitue l’un des fondements de la mélancolie. Nous souhaitons ici conclure notre étude sur la géopoétique en esquissant les contours de l’espace mélancolique, qui sera le propos de notre dernière partie, par une lecture du voyage en mer, voyage qui est, en un sens, l’ultime tentative pour le poète de réunir l’un et le tout. Le mélancolique est un errant, incapable d’investir les lieux. Sa pensée n’aspire qu’à un ailleurs, tout en sachant que celui-ci demeure hors de portée. Pour reprendre les termes de Jean Starobinski, la mélancolie a « une relation malheureuse avec l’espace » :
Sans logis ou mal logée, réduite à la cellule exiguë ou à l’espace sans bornes, elle ne peut connaître le rapport harmonieux du dedans et du dehors qui définit la vie habitable13.
8Condamné à une présence hétérotopique, c’est-à-dire une présence du corps dans un lieu qui ne possède plus sa fonction première de réceptacle naturel du corps, le mélancolique est voué au sentiment de claustration ou de dispersion dans l’infini. Cet abandon, poétisé dans les Carnets par la métaphore spectrale (« Hosts of Spirits »), aérienne (« to be diffused upon the Winds ») ou aquatique (« pulling in the dead swell of a dark and windless Sea »), conditionne l’expérience spatiale du mélancolique.
9Michel Foucault a forgé le concept d’hétérotopie lors d’une conférence radiophonique le 21 décembre 1966. L’hétérotopie (du grec topos, « lieu », et hétéro, « autre ») désigne un espace qui serait à la lisière entre l’espace réel et l’espace utopique. Foucault les nomme également des « contre-espaces » ou « utopies localisées ». Ces lieux s’inscrivent dans le réel mais ont pour fonction de « s’oppos[er] à tous les autres [lieux] […] les effacer, les neutraliser ou les purifier14 ». Ces espaces sont différents, ce sont des espaces autres, « des contestations mythiques et réelles de l’espace où nous vivons15 ». Contrairement à l’utopie donc, l’hétérotopie est un lieu réel mais hors de tous lieux, fermé sur lui-même. Une sorte de lieu interstitiel qui dévie ou déporte la fonction première du lieu qui est l’accueil du corps. Plusieurs principes définissent le lieu hétérotopique. Tout d’abord, il juxtapose plusieurs espaces par essence contradictoires ou incompatibles. D’autre part, l’hétérotopie offre des modalités temporelles différentes : des « découpages singuliers du temps ». Ce sont en général des lieux où le temps « ne s’écoule plus » ou du moins où il s’écoule d’une manière radicalement différente, « hétérochronique16 ». Enfin, l’hétérotopie possède des modes d’ouverture et de fermeture spécifiques qui l’isolent de l’espace environnant. Selon Foucault, toute civilisation forge son/ses hétérotopie(s) qui viennent s’adosser aux lieux communs. Il ajoute que le lieu hétérotopique par excellence est le navire, « un morceau d’espace flottant, un lieu sans lieu, vivant par lui-même, fermé sur soi, libre en un sens mais livré fatalement à la mer17 ». La métaphore du naufragé illustre cette condition à la fois romantique et tragique d’une pensée qui se situe hors de l’espace-temps historique, à la fois libre mais aussi soumise à des forces terrifiantes (« dark and windless sea »). Lorsque Coleridge embarque à bord du Speedwell, il va faire cette expérience du lieu hétérotopique, « libre » mais « livré fatalement à la mer ». Cette période signe pour le poète un véritable bouleversement du vécu de l’espace, et son voyage en mer va le livrer à une configuration spatiale qui s’inscrit dans la continuité du nocturne de Greta Hall.
10Le Speedwell, ce « morceau d’espace flottant » qui s’éloigne de la terre, permet à Coleridge de se détacher des lieux naturels pour tendre vers des espaces abstraits. D’une certaine façon, cette mise à distance va permettre à Coleridge de se soustraire à la tentation des sens et de la chair pour tendre vers l’espace absolu :
This elevation of the spirit above the semblances of custom and the senses to a world of spirit, this life in the Idea, even in the supreme and godlike, which alone merits the name of life, and without which our organic life is but a state of somnambulism; this is which affords the sole sure anchorage in the storm […].18
11Le sentiment qui domine le début du voyage est un sentiment de quiétude, de profonde harmonie entre les divers éléments naturels et les objets environnants. En embarquant à bord du Speedwell, Coleridge est serein et persuadé que cette expérience va lui permettre de restaurer sa santé physique et morale. Contrairement à la stase et à l’inertie qui caractérisent l’expérience du vieux marin, Coleridge met l’accent sur le mouvement du navire, que ce soit d’une manière factuelle, en indiquant la vitesse du navire en nœuds marins19, ou par la métaphore :
The Ship at night moves like the crescent in a firmament of Clouds & Stars in them, the Clouds now all bright with a moonlike Light, now dim & watry-grey – now darting off – & often at such distance that they lose all apparent connection with the Ship, & seem each its own Lord, Spirits playing with each other //20
12Dans cet espace hétérotopique, le poète n’est plus séparé du nocturne par la fenêtre de son bureau, mais son corps est livré entièrement à l’espace. Le navire est cet espace autre qui permet une échappée de l’imagination vers l’infini de l’espace nocturne. Dans ce fragment, l’écriture est à la fois métaphorique et pérégrine. Par la métaphore, elle installe le navire au cœur d’un espace infini, et la rhétorique cheminatoire lui confère un rythme qui n’est pas sans évoquer l’écriture des premiers carnets. La prose poétique du passage reproduit la succession rapide des formes, des couleurs et des mouvements par le déictique « now ». Placé au cœur du cosmos, dans cet espace sans lieu, tout son être tend vers ce principe sacré qui lui offrirait une nouvelle expansion de vie, un renouveau de création poétique. Cet exil21 est donc une tentative de retour aux sources de l’inspiration poétique car, dans les carnets qui relatent le récit de son voyage, l’astre lunaire devient le point d’ancrage auquel le poète se réfère lors de ses méditations métaphysiques. Nombreuses en effet sont les références à la lune, et le nocturne devient l’instant sublime pendant lequel le poète s’abandonne à la contemplation du cosmos : « The De Crescent still bright in heaven, very bright, & with its shadow moon, but giving no light, for the Dawn gave it /22 ».
13L’hétérotopie du navire, emblème d’un espace nocturne sans cadre, permet ainsi une mise en espace du « infinite I am23 », la nuit offrant une profondeur infinie qui tend vers la pureté absolue : « the depth of the exceeding Blueness of the Mediter. […] its Blueness, perfect Blue, so very pure and one24 ». Le verbe poétique, par une condensation progressive du syntagme, illustre ce mouvement du sensible vers l’unité pure. L’océan, par la pureté de sa couleur, est transfiguré en un domaine céleste nocturne :
The Sea is like a Night-sky; (but for its Planicies, it were) as if the Night sky were a Thing, that turned round & lay in the day time under the paler Heaven /25
14La profondeur du bleu de l’océan devient un miroir dans lequel l’homme peut appréhender la profondeur de son espace intérieur. L’infini de l’espace renvoie à l’infini de l’esprit pur car selon Coleridge :
Space (is one of) the Hebrew names for God / & it is the most perfect image of Soul, pure Soul – being indeed to us nothing but unresisted action.26
15Cependant, cet équilibre qu’il cherche à maintenir entre la multiplicité des formes du sensible et une idéalité pure semble être réfuté par les nombreux fragments qui gomment toutes formes du sensible. À bord de ce lieu hétérotopique, Coleridge est en quête d’un ailleurs, libéré des contraintes d’un espace fini et d’un temps borné, en quête d’un lieu asymptotique. Au terme de ce voyage, Coleridge ne parviendra pas à combler la béance entre le soi et le monde, à résorber la rupture ontologique dans l’expérience du sublime. L’analyse d’un fragment rétrospectif, rédigé en septembre 1807, souligne ce désengagement des objets naturels dans la quête d’un ailleurs absolu qui se révèle illusoire et destructeur. De ce fait, Coleridge rejette implicitement la doctrine de la « one Life » poétisée dans « The Eolian Harp », à savoir la fusion des contraires, de l’un et du multiple, du dehors et du dedans. Dans ce fragment, il se remémore l’intensité d’un moment vécu à Malte ; il est donc essentiel de prendre en compte la distanciation temporelle. Contrairement à de multiples fragments, trois années séparent le vécu de l’expérience de son écriture :
The Sky, o rather say, the Aether, at Malta, with the Sun apparently suspended in it, the Eye seeming to pierce beyond, & as it were, behind it – and below the aetherial Sea, so Blue, so zerflossenes Eins27, the substantial Image, and fixed real Reflection of the Sky – O I could annihilate in a deep moment all possibility of the needlepoint pinshead System of the Atomists by one submissive Gaze! Logos ab Ente – at once the
essentialexistent Reflexion, and the Reflex Act – at once actual and real & therefore, filiation not creation / Thought formed not fixed – the molten Being never cooled into a Thing, tho’ begotten into the vast adequate Thought. Est, Idea, Ideatio – Id – inde, hoc et illud. Idea – atio, seu actio = Id: iterum, Id + Ea (i.e. Coadunatio Individui cum Universo per Amorem28) = Idea: Idea + actio = Ideatio, seu αγιου πνευμα, which being trans-elemented into we are mystically united with the am –29
16Le passage est introduit par une remémoration des éléments constituant le tableau, qui sont immédiatement transcendés par l’imagination du poète. L’intuition de la présence d’un Tout dans ce paysage (« suffused oneness ») l’amène à réfuter violemment la théorie des atomistes. Il conclut cette note par une tentative de théorisation de son expérience ; l’écriture tâtonne alors et s’éloigne du tangible pour se faire plus abstraite. Se dessine dans ce fragment une tentative de mettre en mots l’ineffable – l’Idée qu’a fait naître l’intuition du sublime – par une série de formules mathématiques. Ce processus d’abstraction de l’expérience vécue aboutit à une symbolisation qui permet au poète de réintégrer l’idée d’une unité parfaite. Le paysage est épuré par la mémoire du poète puisque seuls apparaissent dans sa description le ciel et la mer. Dans cet acte de remémoration, le poète se libère de l’oppression des formes et de la substance. Par une dynamique de dématérialisation, l’œil du poète transfigure le paysage maltais pour le réduire à la perfection d’un ciel bleu. Son regard va au-delà de l’écran du réel (« The Sky, o rather say, the Aether »), non pas le ciel saisissable par l’œil des sens, mais cet au-delà du monde sensible, « l’éther » qui est « Un ». Le sens poétique du terme aether renvoie à cette région des cieux où le ciel est uniformément bleu. Mais l’éther est également une substance qui a fasciné les physiciens et philosophes des xviiie et xixe siècles30. Dans le livre II de Joan of Arc, Coleridge revient dans une longue note sur la définition que donne Isaac Newton de l’éther dans Optics (Londres, 1704). Il réfute la position du physicien qui met l’accent sur la densité de ce fluide élastique et, de ce fait, l’associe uniquement au monde de la matière31. John Beer souligne que la théorie du fluide universel de Berkeley a très certainement dû retenir l’attention du poète32, même si ce dernier n’a jamais pu accepter l’idéalisme extrême du philosophe irlandais ; selon Coleridge, l’immatérialisme qu’il prônait ne pouvait aboutir qu’à un monde fantasmatique rempli de spectres et de fantômes. Ceci étant, dans le fragment cité précédemment, il semble rejoindre Berkeley dans l’idée que cet éther céleste – ou pur feu invisible – est divin et représente « l’âme végétative ou l’esprit vital du monde33 ».
17De surcroît, dans un autre fragment rédigé le 12 février 1805 à Malte, Coleridge avait tenté de définir plus précisément l’acte de contemplation du ciel profond : « deep Sky is of all visual impressions the nearest akin to a Feeling /34 ». La contemplation du bleu du ciel n’est plus une perception visuelle mais un sentiment, un acte de penser et, par cet acte de désensualisation, le poète s’échappe du tangible pour accéder à l’intelligible et se fondre dans la pensée divine. Selon Bachelard, qui cite le fragment 2453 :
Le ciel bleu, médité par l’imagination matérielle, est sentimentalité pure ; c’est la sentimentalité sans objet. Il peut servir de symbole à une sublimation sans objet, à une sublimation évasive35.
18Ce qui est effectivement frappant dans cette remémoration de paysage est l’absence d’objets, de formes, de lignes. La mer n’est plus substance mais profondeur et devient le miroir des cieux36. Le paysage est unifié par l’effacement progressif de la limite et de la division, rendu possible par la réversibilité des cieux et de la mer. Le monde sensible est alors non seulement dépassé mais également annihilé dans cet acte de contemplation animé par une intense ferveur religieuse : « one submissive Gaze ». Le poète doit s’abandonner à cet infini et à la pensée de Dieu pour que puisse jaillir de son être la fontaine de vérité, la Parole de Dieu : « the Word from Being37 ». L’expérience du sublime implique donc la réconciliation de l’être au supra-sensible par le Verbe divin. Ce que l’œil doit percevoir au-delà du monde des apparences est cette vaste Pensée divine que Coleridge nomme le Logos. Toutefois, ces fragments mettent en évidence une distanciation de plus en plus marquée avec le monde des formes et la sensibilité du poète. Le manque de spontanéité de la démarche intellectuelle qui tente de condenser ce processus en une formule mathématique complexe et inachevée est en effet relativement frappant. Le style est télégraphique, formalisé et dénué d’affects. La richesse et la diversité du monde naturel apparaissent de plus en plus incompatibles avec sa théorie d’un absolu38.
19Ce qui se dégage de l’expérience de Coleridge en mer est alors une sorte de confession tacite d’un équilibre impossible entre deux pensées : celle de l’immanence, ancrée dans la pluralité du monde ; et celle de l’Absolu des Idées. Dans ce « morceau d’espace flottant », Coleridge semble rompre le fragile équilibre maintenu entre l’Un et le multiple. Le récit de son voyage pourrait être lu comme une contestation ou un rejet de l’espace naturel au profit d’un lieu hétérotopique, libéré des contingences du temps et de l’espace. Néanmoins, tout comme le récit du vieux marin est ancré dans un cadre prosaïque, celui de la fête des mariés, et constellé de références au monde d’en-bas39, les carnets de Coleridge ne renoncent pas tout à fait, au terme du voyage, aux objets naturels et au monde des sens. Toutefois, comme le montre la rythmanalyse (graphique 12), l’écriture carnétiste s’étiole à son retour en Angleterre, et plus spécifiquement l’écriture pérégrine et celle de l’intériorité. C’est alors que l’encre de la mélancolie se saisit de la plume de l’écrivain.
Notes de bas de page
1 NB2, 2012 (« nous avançons lentement et nous avons acheté l’exquise nuit dernière par un calme plat pour ainsi dire. L’Alouette vive et animée », traduction de P. Leyris, ouvr. cité).
2 NB2, 2090. (« Un Faucon les Plumes ébouriffées se reposant sur le Beaupré – À présent tiré dessus et pourtant ne bougeant pas – comme il est épuisé – une troisième fois il tournoya, un petit tour, et revint à nouveau / cinq fois il fut ainsi visé / quitta le Navire / vola à un autre / et j’entendis des coups de feu de ci, de là / et personne ne l’abattit / mais il périt probablement de fatigue, et en tentant de se reposer sur une vague ! – Pauvre Faucon ! Ô Étrange Désir de Meurtre chez l’Homme ! »)
3 PW, p. 199, v. 307-308 : « I thought that I had died in sleep, / And was a blessed ghost » (« Que je crus être mort en dormant / Bienheureux Esprit éthéré », traduction de J. Darras, ouvr. cité).
4 NB2, 2100 (« léger comme un fantôme bienheureux »).
5 V. Jankélévitch, L’aventure, l’ennui, le sérieux, 1963, p. 106.
6 F. Yvan, « [Non-]lieu de la mélancolie », 2003, p. 74.
7 NB1, 1592. (« Vendredi soir, 29 Nov. L’immuabilité de toutes Choses à travers lesquelles tant d’hommes se mouvaient – violent contraste avec le mouvement universel, l’harmonieux Système de Mouvements qu’on voit à la campagne et partout dans la Nature. – Dans cette Lumière confuse Londres m’est apparue comme une énorme étendue de Sépulcres à travers lesquels glissaient des Armées de Fantômes – » traduction de P. Leyris, ouvr. cité).
8 NB1, 591.
9 J. Clair, Lait noir de l’aube, 2007.
10 G. Poulet, L’Espace proustien, 1982, p. 22.
11 NB1, 932. (« L’esprit, une épave entraînée par des tempêtes de doute […] pénétrant la houle sans vie et la Mer sans brise. »)
12 Peut-être pouvons-nous parler ici d’un rapport « corps-monde » au sens où Merleau-Ponty l’entend (Le Visible et l’Invisible, 1964, p. 177) : « […] on peut dire que nous percevons les choses mêmes, que nous sommes le monde qui se pense – ou que le monde est au cœur de notre chair. En tout cas, reconnu un rapport corps-monde, il y a ramification de mon corps et ramification du monde et correspondance de son dedans et de mon dehors, de mon dedans et de son dehors. »
13 J. Starobinski, « L’encre de la mélancolie », 1963, p. 418.
14 M. Foucault, Le Corps utopique, 2009, p. 24.
15 Ibid., p. 25.
16 Ibid., p. 30.
17 Ibid., p. 35-36.
18 F1, p. 523-524. (« L’élévation de l’esprit au-delà des apparences du quotidien et des sens vers un monde de l’esprit, cette vie dans l’Idée, même dans le suprême et divin, qui seul mérite le nom de vie, et sans lequel notre vie organique ne serait qu’un état de somnambulisme ; voici ce qui assure le seul vrai ancrage en pleine tempête […]. »)
19 Voir NB2, 1998, 1999, 2012 et 2014.
20 NB2, 1996. (« Le Navire la nuit se meut comme un firmament de Nuages peuplés d’Étoiles, les Nuages tantôt brillant d’une Lumière de clair de lune, tantôt mats et d’un gris aqueux – maintenant filant au loin – et souvent à une distance telle qu’ils perdent tout lien apparent avec le Navire, et semblent être chacun son propre Maître, des Esprits jouant les uns avec les autres // » traduction de P. Leyris, ouvr. cité).
21 Ce voyage est qualifié rétrospectivement d’exil par Coleridge puisque, en 1805, il fait paraître un court poème qu’il intitule « An Exile ». Ces quelques vers ont cependant été composés et notés dans ses carnets lors de son séjour en Sicile. Voir NB2, 2691. « An Exile », PW, p. 392 : « Friend, Lover, Husband, Sister, Brother! / Dear names close in upon each other! / Alas! poor Fancy’s bitter-sweet – / Our names, and but our names can meet. » (« Ami, Amante, Mari, Sœur, Frère ! / Noms Aimés se rapprochant les uns des autres ! / Hélas ! moments doux-amers de la Fantaisie – / Nos noms, et seuls nos noms peuvent se rencontrer. »)
22 NB2, 2603 (« Le De Crescent brillant toujours dans le ciel, très brillant, et avec sa lune d’ombre, mais ne diffusant aucune lumière, car l’Aube la diffusait / »).
23 BL, p. 167 : « The primary imagination I hold to be the living Power and prime Agent of all human Perception, and as a repetition in the finite mind of the eternal act of creation in the infinite I am. » (« Je pense que l’imagination primaire est la force vivante, l’agent premier de toutes nos perceptions humaines, qui reproduit dans nos esprits finis l’acte éternel de la création du Je suis infini. » Traduction de J. Darras, ouvr. cité, p. 377.)
24 NB2, 2400 (« la profondeur du Bleu excessif de la Méditer. […] son Bleu, Bleu parfait, si pur et unique »).
25 NB2, 2400 (« La Mer est comme un ciel Nocturne ; (sauf pour ces Planètes, en effet) comme si le ciel Nocturne était une Chose, qui s’était renversée et se tenait pendant la journée sous les Cieux pâles / »).
26 NB2, 2402. (« L’Espace (est un des) noms Hébreux pour Dieu / et c’est l’image la plus parfaite de l’Âme, l’Âme pure – n’étant pour nous rien d’autre qu’une action non résistée. »)
27 « a suffused oneness ».
28 « the Coadunation of the Individual with the Universal through Love ».
29 NB2, 3159. (« Le Ciel, ô disons plutôt l’Éther, à Malte, avec le Soleil apparemment suspendu dedans, l’Œil semblant percer par-delà, et en quelque sorte par derrière lui – et au-dessous la Mer éthérée, si bleue, tellement < une > zerflossenes Eins, l’Image substantielle et le fixe Reflet réel du Ciel – Ô je pourrais annihiler en un profond instant toute possibilité du Système en pointe d’aiguille et en tête d’épingle des Atomistes d’un seul Regard soumis ! Logos ab Ente – à la fois le Reflet existant et l’Acte Réflexif – à la fois actuel et réel et par conséquent filiation non création / Pensée formée non fixée – l’Être fondu jamais figé en une Chose, bien qu’engendré dans la vaste Pensée adéquate. Est, Idea, Ideatio – Id – inde, hoc et illud. Idea – atio, seu actio = Id : iterum, Id + Ea (i. e. Coadunatio Individui cum Universo per Amorem) = Idea: Idea + actio = Ideatio, seu αγιου πνευμα, trans-élémentés en lequel nous sommes mystiquement unis au suis – » traduction de P. Leyris, ouvr. cité).
30 Voir l’article de S. Connor, « “Transported Shiver of Bodies”: Weighing the Victorian Ether », pour une histoire détaillée de l’évolution des théories scientifiques liées à cette substance. Cet article est paru à l’occasion de la conférence donnée à l’université de Keele par la British Association of Victorian Studies, le 3 Septembre 2004, en ligne : http://stevenconnor.com/ether.html (consulté le 8 février 2017).
31 E.H. Coleridge, Coleridge Poetical Works, Vol. II, London, Oxford University Press, 1957. p. 1112-1113
32 J. Beer, Coleridge, the Visionary, 1959, p. 115.
33 G. Berkeley, Siris, 1996, p. 198.
34 NB2, 2453 (« le Ciel profond est de toutes les impressions visuelles celle qui s’apparente de plus près à un Sentiment / », traduction de P. Leyris, ouvr. cité).
35 G. Bachelard, L’Air et les Songes, 1943, p. 214-215.
36 Tout comme dans NB2, 2400.
37 Traduction de G. Davidson dans « Coleridge in Malta. Figures in the Landscape », 2001, p. 85.
38 S. Perry, S. T. Coleridge: Interviews and Recollections, 2000, p. 124 : « Asserting the power and authority of the transcendental “I” becomes more and more central to Coleridge’s thought, as his theological hopes for nature fall away. » (« Affirmer le pouvoir et l’autorité du “je” transcendantal devient une question de plus en plus fondamentale dans la pensée de Coleridge dès lors que ses espérances théologiques relative à la nature s’amenuisent. »)
39 S. Perry, Coleridge and the Uses of Division, 1999, p. 291.
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