Chapitre IX
Les filtres de la perception
p. 233-240
Texte intégral
1Greta Hall, le Speedwell et Malte sont les lieux qui entremêlent le descriptif et l’intériorité. L’inscription charnelle et cheminatoire de l’écriture pérégrine (Nether Stowey et la région des Lacs) cède néanmoins le pas, au fil du temps, à une posture statique et distanciée du poète. Dès lors, une structure tripartite de l’espace vient se substituer au contact immanent et physique avec la nature. Nous avons vu que Greta Hall, située sur les hauteurs de la ville de Keswick, est le lieu de l’écriture carnétiste par excellence. Le bureau de Coleridge jouissait d’une vue exceptionnelle sur les montagnes (voir annexe 6), mais c’est néanmoins de ce lieu que les modalités du regard subissent un véritable bouleversement.
Voir et regarder
2Dans une lettre à son mécène, Josiah Wedgwood, écrite en novembre 1800, quelques mois donc après son déménagement, Coleridge lui confie comment il est parvenu à reprendre la rédaction de « Christabel », non sous l’influence de la marche mais sous celle du vin :
But immediately on my arrival in this country I undertook to finish a poem which I had begun, entitled Christabel, for a second volume of the Lyrical Ballads. […] The wind from Skiddaw & Borrodale was often as loud as wind need be – & many a walk in the clouds on the mountains did I take; but all would not do – till one day I dined out at the house of a neighbouring clergyman, & some how or other drank so much wine, that I found some effort & dexterity requisite to balance myself on the hither Edge of Sobriety. The next day, my verse making faculties returned to me, and I proceeded successfully – till my poem grew so long & in Wordsworth’s opinion so impressive, that he rejected it from his volume as disproportionate both in size & merit, & as discordant in it’s character.1
3Il est intéressant de noter l’allusion à une première forme de déchirure dans l’appréhension géopoétique des lieux : « many a walk in the clouds on the mountains did I take; but all would not do ». Le rejet de « Christabel » est savamment mis en scène, l’inspiration retrouvée par l’état d’ébriété donne naissance à un poème second, présenté comme une sorte d’excroissance organique, que Wordsworth ne peut accueillir dans son volume. Puis, sans établir de lien de cause à effet, il fait l’aveu d’un sentiment de laisser-aller : « In the meantime, I had gotten myself entangled in the old Sorites of the old Sophist, Procrastination –2 ». Dans cette même lettre, il décrit une modalité du regard qui semble tendre davantage vers la vision :
Often when in a deep study I have walked to the window and remained there looking without seeing; all at once the lake of Keswick and the fantastic mountains of Borrowdale at the head of it, have entered into my mind with a suddenness, as if I had been snatched out of Cheapside and placed for the first time, on the spot where I stood – and that is a delightful feeling – these fits and trances of novelty received from a long known object.3
4Il n’y a pas d’immédiateté entre le sujet observant et les objets perçus car le regard est comme absent, ou du moins lointain. Plongé dans ses méditations (« in a deep study »), le poète se décrit comme « regardant sans voir ». Cet acte donne naissance à une vision fulgurante qui confère aux lieux une aura de nouveauté. Nous retrouvons cette même perception dans un fragment poétique de 1803, qui fait l’éloge de ce regard entrelaçant le flux de ses pensées avec les formes et les fluctuations des objets mouvants du sensible :
My Spirit with a fixed yet leisurely gaze
Following
theits ever yet quietly changing Cluster of Thoughts,
As the outward Eye of a happy Traveller a flock of Starlings.4
5La perception est qualifiée de « gaze » et modulée par le même adverbe « leisurely » qui introduit l’idée d’un abandon momentané des instances de l’intellect. Ce fragment poétique, qui se structure autour de la locution disjonctive « yet »5, semble symboliser la pensée coleridgienne qui s’efforce de tenir le milieu entre la vision unifiante et la perception vagabonde. Dans ce fragment, néanmoins, le monde naturel n’occupe que le rôle de comparant (« As the outward Eye ») ; le regard s’est infléchi vers l’intérieur, vers le domaine des pensées, au détriment des objets. Ces modulations du regard préfigurent à notre sens le célèbre fragment rédigé à Malte en avril 1804, dans lequel Coleridge contemple le ciel nocturne à travers la fenêtre embuée de sa chambre, cherchant à déceler dans les objets naturels un quelque chose oublié ou perdu6. Ce fragment, qui sera la pierre angulaire de notre étude sur la mélancolie, pose les éléments constitutifs de cette perception divisée : l’emploi du verbe looking, l’entrelacement du regard et de la pensée, et la quête d’un langage symbolique qui estompe la présence des objets naturels.
La fenêtre
6Les carnets sont le lieu d’une expérience spatiale modulée par divers filtres et créant un espace de représentation cherchant à unifier l’objet à la pensée, la nature à l’esprit. Nous avons vu que l’espace était fondé par la posture, le rythme et la perception. Nous souhaitons revenir sur un dispositif descriptif, mentionné à de nombreuses reprises dans les Carnets, qui modifie en profondeur l’expérience du spatial : celui de la vitre. Si cet écran transparent ou semi-transparent ne modifie ni les dimensions, ni les teintes, ni le mouvement de l’espace situé de l’autre côté, il affecte toutefois profondément la posture, les modalités du voir et la configuration de l’espace de représentation. Trois lieux sont modulés par cette configuration spécifique, trois lieux desquels jaillit l’espace de l’intériorité (voir figure 19) et qui déclenchent dès lors un assombrissement du voir : Greta Hall, le Speedwell et Malte. Nous avons noté la posture statique du poète à la fenêtre de son bureau et la distanciation que fait naître l’écran de la vitre avec l’espace naturel. Dans un fragment aphoristique datée de 1805, Coleridge compare l’œil à une fenêtre, un écran transparent, permettant de regarder au-dehors mais également au-dedans de la demeure : « Power of the Eye / verily a window, thro’ which you not look out of the House, but can look into it too.7 »
7Dans son étude sur l’espace, Michel de Certeau note la fonction chiasmique de la vitre, génératrice d’une inversion de l’immobilité du dedans et du dehors. La « glace de verre8 » a une fonction paradoxale car elle isole le sujet, le coupe du monde, de ses bruits et de ses rythmes, et, dès lors, « fait parler les mémoires ou tire de l’ombre les rêves de nos secrets9 ».
L’isoloir produit des pensées avec des séparations. Le verre et le fer font des spéculatifs ou des gnostiques. Il faut cette coupure pour que naissent, hors de cette chose mais pas sans elle, les paysages inconnus et les étranges fables de nos histoires intérieures10.
8« [H]ors de cette chose mais pas sans elles », voilà bien toute l’ambiguïté de cette nouvelle expérience de l’espace. Séparé du dehors, le poète s’en nourrit visuellement, et uniquement par le biais de l’œil, pour entrevoir un espace jusque-là tenu à distance dans les carnets : « les paysages inconnus et les étranges fables de nos histoires intérieures ». Le corps n’est plus ce qui s’interpose entre le sensible et le sujet, et qui permet une expérience déambulatoire et charnelle de l’espace. La vitre ou le hublot viennent s’y substituer, en tant qu’écran, repoussant le sensible dans le domaine du purement visuel. À Greta Hall et à Malte, derrière l’écran de la fenêtre, le poète fait l’expérience de la solitude, de la stase et, dès lors, de l’intériorité. L’œil est attiré non par les formes « fantastiques » des montagnes qui évoquent les grands mouvements et les rythmes naturels, mais par le spectacle du nocturne. La vitre matérialise ce « grand miroir structural11 » qu’évoque Christian La Cassagnère dans son étude sur le nocturne romantique12. Elle établit une relation spéculaire entre deux espaces qui vont se charger d’une signifiance qui sans cesse se dérobe au regard. Le surgissement de l’intériorité chez Coleridge est lié à sa présence dans les lieux « isoloirs » qui font advenir, par le biais du vécu nocturne, l’expérience du désir et de l’angoisse. Les deux graphiques suivants (figure 19) indiquent plus précisément les thèmes abordés en rapport avec le temps et avec le lieu. La rythmanalyse met ainsi en évidence l’émergence de l’intériorité en rapport avec Greta Hall, le Speedwell et Malte.
9Christian La Cassagnère place en exergue de son texte un des fragments les plus connus des Carnets de Coleridge, rédigé à Malte, et que nous avons cité précédemment :
Saturday Night, April 14, 1805 – In looking at objects of Nature while I am thinking, as at yonder moon dim-glimmering thro’ the dewy window-pane, I seem rather to be seeking, as it were asking, a symbolical language for something within me that already and forever exists, than observing anything new. Even when that latter is the case, yet still I have always an obscure feeling as if that new phaenomenon were the dim Awaking of a forgotten or hidden Truth of my inner Nature!13
10Le regard n’est plus posé sur les formes et la substance du sensible. Il s’est tourné vers le dedans en quête d’un « langage symbolique », « d’une vague résurgence d’une réalité oubliée ou cachée de [son] être intime ». L’image de l’intime n’est pas convoquée mais est « rencontrée au détour d’une rêverie par un sujet qui n’en maîtrise ni le surgissement ni le sens14 ». L’espace connoté par l’image lunaire est nébuleux (« dim »), tout comme cet espace oublié que le « je » entraperçoit à travers la vitre embuée, qui est à l’image de son vague reflet dans la vitre. Le brouillage des formes du sensible, par la lumière spectrale mais également par la vitre, fait naître cette intuition de l’intime situé là-bas, de l’autre côté de la fenêtre. Un espace qui se dérobe sans cesse au regard, à la fois étranger au sujet, puisque séparé par la vitre, mais renvoyant à un espace immanent (« something within me that already and forever exists »). Le nocturne romantique est « l’intuition de ce là-bas intérieur, dans le sentiment de cette nuit derrière la vitre qui est à vrai dire moi-même en tant que dérobé à moi-même15 ». L’espace nocturne, profondément ambivalent dans les Carnets de Coleridge, est à la fois ici et là-bas, unifiant et désubstantialisant, et son caractère fondamental est la réversibilité des espaces. Comme le note Christian La Cassagnère, dans l’espace nocturne se joue « l’inscription des jeux conflictuels de l’angoisse et du désir16 ». Dans les Carnets de Coleridge, le nocturne est à la fois la quête d’un sublime, l’emmenant au-delà du charnel, mais également le retour de l’angoisse et d la « topie impitoyable17 » du corps.
Notes de bas de page
1 CL1, p. 642. (« Mais dès mon arrivée dans cette région, j’entrepris de finir un poème, intitulé “Christabel”, que j’avais commencé pour le deuxième volume des Lyrical Ballads. […] Le vent de Skiddaw et Borrodale était souvent aussi fort qu’un vent doit être – et tant de marches dans les montagnes ennuagées j’entrepris mais rien n’y fit – puis un jour je sortis dîner chez un pasteur du voisinage, et d’une manière ou d’une autre je bus tant de vin qu’efforts et dextérité furent nécessaires pour me maintenir en équilibre du Côté de la Sobriété. Le jour suivant, me revinrent mes facultés de versification, et j’avançais avec succès – jusqu’à ce que mon poème soit si long et dans l’opinion de Wordsworth si impressionnant, qu’il le rejeta de son volume jugeant sa longueur et sa valeur disproportionnées, et son style discordant. »)
2 Ibid. (« Entre-temps, je m’empêtrais dans les vieux syllogismes du vieux Sophiste, Procrastination – »). Il est toujours frappant de voir que les actes de rejet ou de séparation engageant William Wordsworth sont notés en premier lieu dans les carnets sans réprobation ni jugement.
3 Ibid. (« Souvent, je marchais à la fenêtre, absorbé par mes réflexions, et restais là regardant sans voir ; brusquement le lac de Keswick et les montagnes fantastiques de Borrowdale qui le surplombent ont pénétré mon esprit avec une soudaineté, comme si j’avais été enlevé de Cheapside et placé pour la première fois là où je me tiens – et ceci est un sentiment délicieux – ces crises et transes de nouveauté reçues d’un objet connu depuis longtemps. »)
4 NB1, 1779. (« Mon Esprit, avec un regard fixe mais détendu / Suivant sa Constellation de Pensées toujours changeante mais néanmoins apaisée, / Tel l’Œil du dehors d’un heureux Voyageur qui suit un vol d’Étourneaux. »)
5 Seamus Perry qualifie cette conjonction disjonctive de « marque grammaticale qui articule la vision divisée de Coleridge » (S. Perry, Coleridge and the Uses of Division, 1999, p. 4).
6 NB2, 2546. Voir, ci-dessous, note 552.
7 NB2, 2585. (« Pouvoir de l’Œil / une véritable fenêtre par laquelle on ne regarde pas seulement au-dehors de la Maison, mais également à l’intérieur. »)
8 M. de Certeau, Arts de faire, 1990, p. 167.
9 Ibid.
10 Ibid.
11 C. La Cassagnère, « Image picturale et image littéraire dans le nocturne romantique. Essai de poétique intertextuelle », 1985, p. 52.
12 Ibid., p. 48. « La démarche du nocturne romantique est la mise en scène de ces retours : sollicitations des fantasmes – que la sérénité néoclasssique entendait maintenir en-deça du discours –, accueil de leurs scénarios et de leurs monstres en des figures qui leur donneront forme et les offriront au regard […]. Composer un nocturne, c’est aller “derrière la vitre”, dans l’espace inquiétant du déjà vu : c’est donc aller jusqu’au bout de l’angoisse. »
13 NB2, 2546 (« Samedi soir, 14 avril 1805. – En regardant des objets de la Nature tandis que je réfléchis, comme cette lune là-bas qui luit confusément à travers la vitre emperlée, il semble que je cherche, que je demande en quelque sorte un langage symbolique pour quelque chose en moi qui existe déjà et pour toujours, plutôt que je n’observe quoi que ce soit de nouveau. Même quand c’est le cas, j’ai toujours l’impression obscure que ce phénomène nouveau est l’éveil indistinct d’une Vérité éveillée ou cachée de ma Nature profonde / », traduction de P. Leyris, ouvr. cité).
14 C. La Cassagnère, « Image picturale et image littéraire dans le nocturne romantique. Essai de poétique intertextuelle », 1985, p. 47.
15 Ibid.
16 Ibid., p. 60.
17 Cette expression est empruntée à M. Foucault, Le Corps utopique, 2009, p. 9.
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