Chapitre VIII
Espace et perception dans la rythmanalyse
p. 201-232
Texte intégral
1La rythmanalyse nous a permis de définir un certain nombre de lieux clés d’écriture et d’étudier les thématiques et fonctions liées à chacun d’eux. Les carnets possèdent en effet une dimension topographique remarquable. Outre l’inscription du lieu d’écriture qui clôt parfois un fragment, les lieux sont minutieusement décrits par l’écriture ou l’esquisse. De nombreux schémas, dessins, cartes et graphiques tentent de figurer l’espace, le tracé se substituant bien souvent aux mots pour dessiner les contours des paysages. Ainsi ce croquis s’efforçant de matérialiser la forme du trident qu’il décrit au préalable :
2À l’aide de la rythmanalyse, nous souhaitons mettre en relief une « trajectoire spatiale » en rapport avec les lieux habités ou visités. Par trajectoire spatiale, nous entendons définir l’évolution de l’espace dans la perception coleridgienne en le corrélant à l’expérience des lieux dans les Carnets. Espace d’habitat, de nomadisme, espaces étrangers ou espaces de désir, notre corpus d’étude nous mène de Nether Stowey à Nether Stowey, et, entre ces deux bornes géographiques, une multitude de lieux ont infléchi, métamorphosé ou bouleversé la notion d’espace dans le lieu clos et intime des Carnets.
3L’espace – et nous placerons ce terme sous l’égide de la définition de Michel de Certeau cité en début de cette partie – en tant que lieu pratiqué par le corps est traversé par trois notions fondatrices de l’espace coleridgien : le rythme, la perception et la posture. Les lieux où Coleridge a résidé ou qu’il a traversés ont une incidence sur sa perception, mais le lieu n’est pas le seul élément fondateur de l’espace. L’œil du poète a subi de profondes mutations au fil des voyages et des marches. Son retour sur certains lieux dans l’espoir d’y retrouver une expérience spatiale originelle est voué à l’échec. Les fragments interrogent sans cesse la question du voir. Que signifie voir ? Quel rapport avec la pensée ? Au fil de l’écriture se met en place une véritable épistémologie de la perception dont la modernité réside dans la place du corps. Le corps est un espace à part entière dans les Carnets : il est minutieusement décrit dans son fonctionnement, dans ses maux, mais aussi et surtout dans son rapport à la vision. C’est le corps, par sa posture, qui va être le nœud sensible de l’interaction entre le sujet, le monde sensible et les mots pour s’écrire. Le corps immergé dans le sensible ou, au contraire, surplombant la scène aura une incidence sur la perception. Les Carnets ne se contentent pas de représenter les lieux. Par un effet de miroir, ils dépeignent également le poète observant la scène :
– when we had nearly reached the Top, I lay down by a black blasted stump of a Tree surrounded by wild Gooseberry bushes – & looked back – there I saw again the beautiful spot of Green, and woody Hills ranging over Hills –1
4Notre corpus d’étude a été choisi en partie pour la diversité des lieux, et nous souhaitons démontrer que la posture du corps en fonction du lieu a un impact sur la perception et la production de l’espace. Chaque lieu est en effet investi d’une expérience du spatial et remodèle l’épistémologie de la perception : « One travels along with the Lines of a mountain – / I wanted, years ago, to make Wordsworth sensible of this –2 ».
Lieux d’écriture et espaces de représentation
5Pour chaque fragment, nous avons noté dans la table de la rythmanalyse le lieu d’écriture. Nous avons volontairement choisi une mise en couleur permettant de visualiser la part de l’espace urbain, celle de l’espace naturel et celle de l’espace étranger dans l’écriture carnétiste. Les fragments colorés en vert appartiennent à ce que nous avons nommé les lieux naturels : la région des Lacs et, bien entendu, sa résidence de Greta Hall, mais également Nether Stowey, l’Écosse et le pays de Galles. L’espace urbain, notamment Bristol et Londres, a été coloré en gris. Enfin, l’espace d’exil ou étranger figure en nuance de rose. Les lieux liés à Asra, à savoir Sockburn et Coleorton, apparaissent en rouge ; enfin, l’espace du Speedwell est en bleu sombre.
6Nous pouvons ainsi schématiser approximativement la part qu’occupe chaque espace dans les Carnets de Coleridge :
L’espace naturel | L’espace urbain | L’espace d’exil | Le Speedwell | L’espace d’Asra |
44 % | 20 % | 29 % | 3 % | 3 % |
7De surcroît, le graphique met en relief la primauté d’un lieu pour chacun de ces trois espaces. À Greta Hall, Coleridge a rédigé 714 fragments, 26 % donc de l’écriture carnétiste sur 13 ans. Londres est la ville de l’espace urbain et représente 16 % de l’écriture diaristique. Enfin, Malte représente l’espace d’exil avec 17 % des fragments. Keswick, Londres, Malte : ces trois lieux constituent les territoires d’écriture de plus de la moitié des fragments. L’histogramme ci-dessous représente la part d’écriture en fonction du lieu et de l’année. Nous remarquons que ces trois lieux d’écriture sont concentrés sur une période de temps relativement courte :
8Coleridge emménage le 24 juillet 1800 à Greta Hall et quittera sa demeure quelques jours avant Noël 1806 pour s’installer à Coleorton avec Asra et les Wordsworth. Comme le graphique l’indique, ces six années passées à Greta Hall (3e trim. 1800 à 4e trim. 1806) englobent la majeure partie de son écriture carnétiste : plus de 2 000 fragments rédigés. Cette période de résidence à Keswick est néanmoins émaillée de multiples séjours à Londres et de voyages à l’étranger, son périple méditerranéen l’exilant de l’Angleterre d’avril 1804 à septembre 1806.
9L’espace naturel prédomine donc dans la représentation graphique des lieux et de l’écriture. Greta Hall semble être le lieu d’écriture par excellence. Nous avons étudié précédemment l’évolution dans le temps de l’écriture des Carnets : Greta Hall est le refuge du poète à la fin de l’année 1803, année qui correspond au pic d’écriture le plus important. Il y rédigera 232 fragments. Nous avons noté également que ce moment marque une première déchirure dans son rapport à autrui et au sensible. Le poète n’est plus au cœur du sensible, mais il se place en tant qu’observateur d’un monde à présent séparé de lui par la fenêtre de son bureau. Cette feuille de verre matérialise en quelque sorte la figure chiasmique qui articule la pensée et structure l’écriture de cette période, non plus fusion mais croisement de l’espace du dehors et de celui du dedans à la lumière spectrale du nocturne. Ce lieu est alors emblématique à la fois d’une déchirure mais également de l’avènement d’une poétique autre qui établit un rapport au sensible et une polyrythmie différents, dont les résonances sont plus sombres. Si Coleridge a régulièrement évoqué dans sa poésie et sa correspondance la mort du poète pour qu’advienne le philosophe, les Carnets se font les témoins non d’une rupture mais plutôt d’un entrelacement de ces deux domaines. La volonté de se perdre dans les « recherches abstruses » émane d’une mise à distance de l’affect. Les Carnets résistent néanmoins à cette césure entre Coleridge-poète et Coleridge-philosophe. D’une part les fragments poétisent le sens de l’absence et l’impossibilité de déceler dans le sensible la trace hiéroglyphique du divin, d’autre part les fragments réflexifs incorporent une rhétorique poétique pour nourrir le concept. Denise Degrois souligne ce rôle de pont jeté entre la poésie et la philosophie :
Ainsi se trouve modifiée l’image trop simple de Coleridge poète se réfugiant sans plaisir dans une « recherche abstruse » succédant à l’inspiration poétique. Les Carnets révèlent bien davantage, et tout au long d’une vie, l’insertion délibérée d’une écriture poétique dans la philosophie ; ils tracent un portrait du philosophe en poète, ce que confirme la profusion des métaphores et la qualité rythmique de maints passages du Friend, de Biographia Literaria ou de la plupart des écrits théoriques3.
10Avant d’étudier plus en détail la configuration et les modalités de l’espace lié à Greta Hall, qui est, selon nous, le lieu par essence de la réversibilité des espaces, nous souhaitons envisager la trajectoire spatiale des autres lieux traversés.
11Comme le montre le graphique « Temps et lieux », l’écriture carnétiste possède une trajectoire particulière qui débute à Nether Stowey et Bristol et qui s’achève dans ces deux mêmes lieux : de fin 1799 à fin 1803, l’écriture, en lien avec l’espace naturel, possède une trajectoire ascendante. Du début de l’année 1804 à l’automne 1806, l’écriture des Carnets s’étiole peu à peu alors que Coleridge réside à l’étranger. L’écriture reprend un deuxième souffle en fin d’année 1806 avec le retour du poète dans l’espace naturel, à Greta Hall puis à Nether Stowey. Nous pouvons peut-être faire l’hypothèse que cette trajectoire spécifique serait en lien avec les lieux traversés ; chaque lieu, ou plus précisément chaque lieu en rapport avec le corps, reconfigure la perception du poète et donc le pacte qu’il lie avec le sensible. Le graphique ci-dessous présente les lieux d’écriture prédominants dans les Carnets. Nous avons conservé la succession des lieux tels qu’ils apparaissent dans le texte :
12L’émergence du descriptif coïncide avec le voyage en Allemagne, il se poursuivra avec la découverte de la région des Lacs, l’Écosse, Malte et Syracuse. Dans certains lieux, l’écriture descriptive prédomine, mais sa fonction est ambivalente : tantôt elle est la trace d’une jouissance de l’espace, tantôt elle signe un désenchantement de la perception. Ainsi, les récits descriptifs rédigés en 1802 dans la région des Lacs et en 1803 lors de son expédition en Écosse présentent deux expériences du spatial profondément marquées par le corps mais fondamentalement différentes. Dans les descriptions des Carnets, le corps, désirant ou souffrant, oriente la composition des différents tableaux descriptifs en fonction de directions, perspectives, formes et profondeurs variables. Dans les autres lieux, le descriptif fait émerger l’intériorité : à Grasmere, à Greta Hall, à bord du Speedwell et tout particulièrement à Malte. Nous étudierons dans ces lieux la prégnance des dispositifs de cadrage – fenêtre et hublot – permettant une dérive du regard vers l’intérieur et laissant entrevoir les contours d’un « inscape4 ». L’espace urbain de Londres et de Bristol se caractérise par une absence de description mais une part importante de réflexions, de lectures, de notes journalières, de bribes poétiques et de projets d’œuvres. Le sensible semble s’effacer au profit du mot, celui de l’autre par la citation, celui à venir par le projet d’œuvres, mais également celui modelé par la réminiscence (recollection).
L’espace urbain : entre cityscape et inscape
13Le poète alternait régulièrement les phases de retrait dans l’espace naturel et les périodes d’immersion dans la société londonienne, qui lui offraient la possibilité de participer aux débats de l’époque. Marylin Butler voit dans Coleridge la grande figure intellectuelle du mouvement romantique5. Profondément influencées par le paysage social, ses années les plus fécondes en matière littéraire sont, selon la critique, les époques marquées par les bouleversements politiques. Coleridge a façonné l’opinion publique à travers des ouvrages tels que les Lay Sermons (1816-1817), Biographia Literaria (1817), Aids to Reflection (1825) et On the Constitution of the Church and State (1830).
14Absorbé dans deux espaces en profonde contradiction, celui de la nature, coloré par un idéal « wordsworthien », et celui de la grande ville, le regard que Coleridge porte sur l’espace social et urbain dévoile une fascination certaine pour l’aspect polymorphe, multiple et désaccordé de la pensée.
15Fortement influencée par William Wordsworth, la poétisation de l’espace rural et de ses habitants, particulièrement les paysans et marginaux, était une façon de contrer la formidable machine de la révolution industrielle. Comme le souligne Paul Rozenberg, « Nature (comme Raison et Vertu) fut l’un des mythes les plus mobilisateurs de l’idéologie révolutionnaire ». La nature n’est pas que paysage, elle est « vitalité, promesse présente du plaisir possible6 ». En accord avec le travail de l’imagination, la nature offre au poète « une puissance qui assure permanence et changement, maintient les métamorphoses et les équilibres de la vie7 ». Chez les romantiques anglais, la nature relève davantage du concept que de l’espace naturel. Les principes de régénération et d’organicité qui animent la pensée romantique sont puisés dans l’espace naturel et fournissent des schémas « qui la portent au-delà du mécanisme rationaliste8 ». Néanmoins, cette scission entre ville et campagne n’est pas née avec les romantiques, le poète Milton, dans le livre IX de Paradise Lost, donnait déjà une connotation carcérale et purgatoire à la ville. Dans leurs poèmes et écrits politiques, Wordsworth et Coleridge ont créé une représentation de l’espace urbain qui tranche brutalement avec l’espace naturel. L’adjectif pent, employé par Milton dans Paradise Lost et récurrent dans leur corpus poétique, participe d’une rhétorique de la ville qui symbolise l’espace urbain en un lieu d’enfermement menaçant la liberté de l’esprit. La position de Coleridge face à l’espace urbain semble, de prime abord, rejoindre la vision de Wordsworth. Dans « This Lime-Tree Bower my Prison », Charles Lamb est dépeint comme une victime de l’enfer urbain :
My gentle-hearted Charles! for thou hast pined
And hunger’d after Nature, many a year,
In the great City pent, winning thy way
With sad yet patient soul, through evil and pain
And strange calamity!9
16La ville de Londres est ici un motif littéraire signifiant l’étouffement de la pensée créatrice et de l’imagination ; le personnage poétique de Charles Lamb, selon Lucy Newlyn, aurait davantage une portée allégorique que personnelle : il représente le cheminement de la ville vers la nature, de l’obscurité vers la lumière, du mal et de la souffrance vers la pureté et la sagesse10 : « Nature ne’er deserts the wise and pure11 ».
17Charles Lamb avait réagi avec véhémence au portrait dressé par Coleridge dans « This Lime-Tree Bower my Prison », suppliant ce dernier de changer l’épithète « gentle-hearted » pour un qualificatif plus juste : « drunken-dog, ragged-head, seld-shaven, odd-ey’d, stuttering12 ». Dans une lettre rédigée pour Wordsworth en 1801, Charles Lamb décline une invitation à venir le rejoindre à Grasmere et dénonce par là même l’opposition, qu’il juge simpliste, entre ville et nature établie par Wordsworth et Coleridge. Il offre un portrait bouillonnant de la vie londonienne, et sa prose est le redoublement mimétique de la diversité et de l’effervescence de cet espace : « […] London itself a pantomime and a masquerade, – all these things work themselves into my mind, and feed me without a power of satiating me.13 »
18Deux espaces de représentation de la ville s’opposent ainsi à travers la poésie et la correspondance des trois hommes de lettres. La position de Wordsworth, dont les racines poétiques sont dans la région des Lacs, s’est durcie au fil du temps et a très certainement influencé Coleridge. La rhétorique wordsworthienne de la ville s’infiltre dans la poésie des premières années de Coleridge jusqu’à métaphoriser l’espace urbain. Ce n’est finalement pas une représentation de la ville qui est proposée mais davantage un état émotionnel de captivité scandé par l’adjectif « pent » et un besoin d’échapper à ce sentiment carcéral. La ville perd de sa substance dans ses poèmes (« the great City pent »), et l’espace n’est mentionné que pour signifier la capacité de l’esprit à briser toute contrainte. L’abstraction de l’espace urbain par les deux poètes peut éventuellement être lue comme un mode d’accusation des représentations dominantes de l’espace, imposées par un système régi par les lois de l’industrie et du commerce. L’espace de la ville est défini, voire cartographié, par les réseaux d’échanges de marchandises, les systèmes de transport, l’industrialisation croissante, créant un espace de plus en plus découpé, cloisonné et lisible14. Cette mise en espace des lieux entraîne une réduction et une transparence visuelle qui ne peut être dite ou poétisée qu’à travers l’absence de description et la nécessaire transgression de la représentation dominante. Le trop visible et la répression de l’humain entraînent la vacuité, et la vacuité ne s’écrit pas. Le romantisme est né d’une volonté de redensifier l’espace, de redonner une profondeur à la texture du monde.
19Échapper aux représentations dominantes et conférer une aura à la pensée, aux objets naturels est l’une des fonctions fondamentales des Carnets. Comme l’indique le graphique 9 de la rythmanalyse, peu de fragments descriptifs concernent la ville. Coleridge a séjourné très régulièrement à Bristol et Londres pour des projets journalistiques, et il a passé la fin de sa vie à Highgate, à Londres. Néanmoins, les notes sur le paysage urbain sont rares. Lorsqu’il est à Londres ou à Bristol, les carnets lui servent en général de support pour ses conférences, ses essais ou ses réflexions. Comme dans les poèmes, les allusions à l’espace urbain sont brèves, quasi aphoristiques, et mettent l’accent sur l’état émotionnel infligé par la ville.
Nov. 29. Evening – The unmoveableness of all things thro’ which so many men moved – harsh contrast! – Compared too with the universal motion of things in Nature.15
20Contrairement à la dialectique qui anime l’espace naturel, entre contemplation du sujet et mouvement des objets naturels, l’espace urbain est figé, et seul le mouvement des individus crée un semblant de dynamique. De même, à son retour dans la région des Lacs, il oppose les deux paysages : « The varyingness of Lakes – Ulswater – Clarkson – in London lose your way from sameness – in country can’t find it for variety –16.
21Tout comme la figure piranésienne (voir annexe 5) enfermée dans un cauchemar architectural d’escaliers, de voûtes et de colonnes, et condamnée à l’éternelle répétition du même, le poète se retrouve confronté dans la ville au même sentiment d’angoisse face à un paysage pétrifié17. Dans ses poèmes et dans nombre de fragments des Carnets, Coleridge semble adhérer à la théorie de Wordsworth selon laquelle l’espace urbain est figé, répétitif et carcéral, et sclérose de ce fait la pensée. Celle-ci ne peut se libérer qu’en retrouvant les courbes sinueuses, mouvantes et vivantes de l’espace naturel qu’il associe, dans un fragment, à la musique :
The first sight of green fields with the numberless nodding gold cups, & the winding River with alder on its bank affected me, coming out of a city confinement, with the sweetness & power of a sudden Strain of Music. –18
22Néanmoins, la description de Londres de Charles Lamb évoque un lieu d’une richesse culturelle et humaine extraordinaire qui ne pouvait que fasciner Coleridge. L’aspect polymorphe, décousu, voire débridé de l’espace et de ses habitants, et le caractère carnavalesque de la vie londonienne se font le reflet des zones et des instances plus sombres de l’esprit qui exerçaient sur le poète une fascination et une jouissance certaines. Si Wordsworth est resté fidèle à la région des Lacs, Coleridge naviguait constamment entre Londres et la province. Richard Holmes souligne ce va-et-vient constant entre la ville et la campagne du Cumberland, et la façon dont ces fluctuations géographiques ont eu une incidence sur sa persona littéraire19. Londres était certainement une façon d’échapper et de donner libre cours à l’exubérance et au bouillonnement de sa pensée. L’espace urbain lui offrait un temps de répit, loin des querelles domestiques, et peut-être une échappatoire au conditionnement poétique de William Wordsworth. Dans un fragment rédigé à Londres en 1811, il dépeint ce grouillement de pensées qui demeurent à l’état d’embryons sans pouvoir donner naissance à l’œuvre :
What a swarm of Thoughts & Feelings, endlessly minute fragments & as it were representations of all preceding & embryos of all future Thought lie
compact fused & smallcompact in any one moment – […] What if our existence was but that moment! – What an unintelligible affrightful Riddle, what a chaos of dark limbs & trunk, tailless, headless, nothing begun & nothing ended, would it not be!20
23Tout comme dans les descriptions de la ville, le suffixe de privation « less » vient scander le passage, ôtant à la pensée toute dimension constructive et créatrice. Le fragment fait état d’une fragmentation, voire d’une atomisation de la pensée (« endlessly minute fragments », « embryos »), une répétition infinie et infernale de débris de pensées ne signifiant rien. L’écriture déplace le paysage mental sur un champ de bataille, peuplé de déchets humains (« dark limbs & trunk, tailless, headless »). Coleridge ramène la pensée à un état originel de chaos infernal et absurde. Ces fragments font écho à la représentation romantique de la ville comme lieu de perdition et de décadence. Dans une lettre rédigée pour William Godwin en 1801, Coleridge confronte deux espaces de représentation, celui de la province, marqué du sceau de sa relation avec les Wordsworth, et celui de la ville à la fois chaotique et fantastique :
I saw so many People on Monday and walked to & fro so much, that I have been ever since like a Fish in air, who, as you perhaps know, lies panting & dying from excess of Oxygen / – A great change from the society of W. & his sister – for tho’ we were three persons, it was but one God – whereas here I have the amazed feelings of a new Polytheist, meeting Lords many, & Gods many – some of them very Egyptian Physiognomies, dog-faced Gentry, Crocodiles, Ibises, &c – tho’ more odd fish, than rarae aves.21
24L’ironie de ce passage est mordante. Le poète se représente non comme souffrant d’un manque mais d’un excès : « a Fish in air […] panting & dying from excess of Oxygen ». La ville est paganisée, les formes se déploient, et le portrait dressé prend la coloration d’une rêverie d’opium22. Les figures se succèdent, tour à tour grotesques, hybrides, exotiques et étrangères. Se lit en oblique une même fascination pour la ville que pour le surnaturel, fascination poétisée dans « The Rime », « Kubla Khan » ou « Christabel ». La ville est dès lors à double tranchant, fascinante mais menaçante, offrant un espace polymorphe et disloqué mais libératoire. Ses fréquents déplacements entre la ville et la campagne reflètent en quelque sorte son impossibilité à résoudre un dilemme intérieur, celui qui oppose le désir au devoir, le plaisir des sens à la transcendance de soi. L’écriture de l’espace urbain se fait en un sens le redoublement discursif du combat à l’œuvre dans les Carnets entre deux modes de pensée : l’un que l’on pourrait qualifier de mêtis23, polymorphe, instable et erratique, symbolisé par la ville ; l’autre qui sous-tend ses projets littéraires dans lesquels il se réfugiera peu à peu après son retour d’Écosse en 1803, une pensée poético-philosophique tournée vers la lumière, le savoir et la rationalité.
Espace naturel et corps nomade
25Nous avons noté précédemment la trajectoire circulaire des Carnets de notre corpus, une trajectoire qui ramène le poète à Nether Stowey, espace de création poétique. Le Gutch Notebook, support d’écriture des premières années à Nether Stowey (décembre 1796 - septembre 1798), tient lieu davantage de memorandum book, recueillant citations et bribes poétiques. L’écriture y est avant tout nomade, et le poète se compare à un artiste déposant sur la toile la perception esthétisée de la nature24. Le rapport entre la pensée et le mot poétique est pur, dénué de tout écran venant troubler la perception et l’alchimie poétique :
The swallows interweaving there mid the paired
Sea-mews, at distance wildly-wailing. –
The
abrook runs over Sea-weeds. –
Sabbath day – from the
Miller’s mossy wheel
the waterdrops dripp’d
leisurely –25
26La vision semble être ici une « palpation par le regard », pour reprendre les termes du philosophe Merleau-Ponty26. Le regard saisit la chair27 du monde, vient pénétrer sa texture pour faire corps avec la pulsation du sensible. La poétique semble verbaliser cette chair ressentie par la sensation de polyrythmie entre le corps et le monde. La rythmique du verbe, simple et dénuée d’artifice, reproduit le mouvement fluide et cadencé de l’eau (« runs », « dripp’d »). Le phrasé bref livre le tangible à l’état brut, et l’allitération renforce le lien qu’opère la perception entre les divers objets du monde extérieur : « from the / Miller’s mossy wheel / the waterdrops dripp’d ». Le corps ne fait pas obstacle au tangible, il ne se place pas comme « matière intersticielle » qui opérerait une première déchirure avec le sensible : « L’épaisseur du corps, loin de rivaliser avec celle du monde, est au contraire le seul moyen que j’ai d’aller au cœur des choses, en me faisant monde et en les faisant chair28. » L’image de l’entrelacs des oiseaux (« The swallows interweaving there mid the paired / Sea-mews ») est emblématique de ce rapport au monde charnel (l’image prendra néanmoins au fil du temps une dimension plus ambivalente), la pensée se fondant dans le visible et celui-ci s’entrelaçant au « corps voyant ». Le vol des oiseaux ne représente pas le mouvement de fusion et de diffusion de l’imagination, il est le rythme de la pensée. L’entrelacs du visible et du corps voyant est au cœur de l’espace poétique. Le corps éprouve donc l’espace sur un mode à la fois sensible et imaginatif. L’isotopie de l’absorption et de la jouissance, que Coleridge utilise pour évoquer la perception poétique de cette époque, renforce cette notion d’être dans le visible et le tangible. Dans une lettre à Tom Poole, il évoque la « gloutonnerie » de l’œil :
The prospect around us is perhaps more various than any in the kingdom – Mine Eye gluttonizes – The Sea – the distant Islands! – the opposite Coasts! – I shall assuredly write Rhymes – let the nine Muses prevent it, if they can.29
27La variété des objets sensibles ne s’inscrit pas dans une logique de morcellement. L’œil absorbe la diversité d’un monde fragmenté, et le verbe poétique en célèbre la polyphonie.
Splendor is there, Splendor everywhere […] But there is not anywhere, the one
sweetlow piping note more sweet than all – there is not the divine Vision of the Poet, which gives the full fruition of Sight without the effort –30
28Vision organique et orgasmique, la perception de l’espace poétique se nourrit d’un appétit du monde :
Sometimes when I earnestly look at a beautiful Object or Landscape, it seems as if I were on the brink of a Fruition still denied – as if Vision were an appetite […].31
29La perception se fait quasi érotique. Le poète n’invoque pas un simple rapport de l’être au monde, mais un véritable corps-à-corps avec la Nature, dans lequel la chair du corps jouit de celle du monde.
30La note suivante évoque une instance essentielle de la connaissance spatiale dans un tel mode d’être au monde, celle de la profondeur. Coleridge souligne l’absence de profondeur du dire philosophique tout en louant son aspect salvateur : « – and yet in certain waters it may teach the exact depth, & prevent a Drowning32 ».
31La profondeur est l’essence de l’espace poétique. Selon Merleau-Ponty, elle est la dimension fondatrice de l’expérience spatiale, « participation à un être sans restriction, et d’abord à l’être de l’espace par-delà tout point de vue33 ». L’œil philosophique perd cette profondeur mais, selon le poète, cette perte est paradoxalement aussi ce qui le sauve. Il semblerait alors que la perception géopoétique mette en danger le sujet car la profondeur qu’il entraperçoit est inextricablement liée à la multiplicité et à l’instabilité dans la pensée coleridgienne. De nombreux fragments et passages de ces écrits théoriques invoquent une volonté de « désensualiser » son esprit, de se libérer du monde des sens et des objets : « […] desensualizing the mind, and emancipating it first from the tyranny of the Eye, and then of the Imagination may elevate the natural man.34 »
32Dans une note rédigée à Nether Stowey en 1807, il définit la poésie comme un mélange d’ordre et de passion : « vital power of Heat, & Light of Intellect – attract & combine with poesy, whose essence is passionate order35 ». Ordonner, corriger et canaliser participent de la création poétique du poète-philosophe :
He who is most inwardly alive to the beauties of Nature, feels her most secret stirrings, cannot bear her flaws, and does all in his power to rectify them.36
33Cette idée d’un tout ordonné entre en contradiction avec l’espace poétique qui joue avec la présence, l’absence et la perte. En effet, la vision poétique des lieux naturels – notamment Nether Stowey et la région des Lacs – est une vision en profondeur, davantage de l’ordre de l’apercevoir (glimpse) que du percevoir (gaze). L’œil qui scrute le sensible en profondeur opère un parcours temporel où le regard va d’objet en objet et doit accepter de délaisser l’objet perçu dans l’ici et le présent pour investir d’autres objets. Le sensible se mue en un texte que le regard déchiffre, chaque mot devant être abandonné pour laisser surgir l’autre. Ce regard, que nous pourrions qualifier de nomade, donne lieu à cette écriture pérégrine qui n’est peut-être pas étrangère à la « rhétorique cheminatoire » de Michel de Certeau. Les chemins de traverse, les improvisations, l’inattendu, dominent la marche et les paysages en texte des Carnets lorsque Coleridge découvre la région des Lacs et, plus tard, l’Écosse :
I climb up the woody Hill & here have gained the Crummock Water – but have lost the violet Crag. We pass thro’ the wood, road ascending – now I am between the woody Hill / & a stone wall with trees growing over it & see nothing else – & now the whole violet Crag rises & fronts me –37
Below the eye made its way through tangles and little openings, down a steep of hazels and wood, down upon the summit of a flat wood, in upon the ever-sounding lake.38
34Le regard s’articule autour d’une dialectique de la perte et du gain, de l’abandon et du surgissement. Cette perception poétique sera le pivot de l’expérience spatiale des lieux naturels jusqu’en hiver 1803. Le corps nomade est une condition fondatrice de la géopoétique, de l’adhérence charnel du corps voyant et du visible, du corps sentant et du senti. Le récit de l’excursion d’août 1802 à travers la région des Lacs est également constellé de ces « parcours temporels ». Il constitue le moment épiphanique d’une telle perception à la fois corporelle et sublime. Dans une longue lettre rédigée pour Sara Hutchinson à Eskdale, il relate le récit de son ascension du Scafell :
And here I am lounded – so fully lounded – that though the wind is strong, and the clouds are hast’ning hither from the sea – and the whole air seaward has a lurid look – and we shall certainly have thunder – yet here (but that I am hunger’d and provisionless) here I could lie warm, and wait methinks for tomorrow’s Sun. And on a nice stone table am I now at this moment writing to you.39
35L’écriture semble livrer des instantanés de sensations. Elle est en quasi parfaite coïncidence avec le moment vécu : « And on a ice stone table am I now at this moment writing to you. » Le poète s’inscrit non seulement au cœur de l’espace, mais également au cœur du moment. La multiplicité et la répétition des embrayeurs « here », « now » et « I », opèrent une remontée du texte vers l’énonciateur, le plaçant au premier plan de la description qu’il dresse au sommet du Scafell. La fusion du corps, du sensible et de l’écriture dans un écrin spatio-temporel (« here I could lie warm ») dit un mode d’être en rapport avec le lieu, celui des montagnes et des rivières, des cascades et des vallées, dont le mouvement et la cadence invitent à une immersion en leur sein. La frontière entre immanence et transcendance est bien souvent ténue dans le récit de son expédition de 1802, préfigurant d’une certaine façon la mise à distance de la nature (« things ») au profit de l’esprit (« thoughts ») qui s’opérera dans les années à venir. Le corps-à-corps avec l’espace naturel est une façon d’accéder au texte divin :
[…] when we have resided among [mountains], and learnt to understand their language, their written character and intelligible sounds, and all their eloquence, so various, so unwearied.40
36Ainsi, lorsqu’il déclare à William Godwin, le 25 mars 1801 : « I look at the mountains (that visible God almighty that looks in at all my windows) I look at the mountains only for the curves of their outlines41 », ce passage peut difficilement être interprété comme la marque d’une césure définitive avec la nature, car le lecteur retrouve tout le nomadisme, la verve corporelle et la polyrythmie de ses premières excursions dans le récit de son excursion d’août 1802. Sa descente du Scafell est tâtonnante et périlleuse. Coleridge dessine son propre chemin, préférant à la sécurité d’un sentier déjà tracé l’imprévu de sa propre trace : « but I wander on, & where it is first possible to descend, there I go –42 ». L’expérience du corps nomade est parfois menée à des degrés extrêmes. Ainsi, en bas du Scafell, le poète est proche de l’épuisement physique, mais la posture du corps suggère une fois de plus un rapport jouissif à la nature :
My limbs were all in a tremble – I lay upon my back to rest myself […] when the sight of the crags above me on each side, and the impetuous clouds just over them, posting so luridly and so rapidly northward, overawed me. I lay in a state of almost prophetic trance and delight.43
37Il est difficile de ne pas lire dans ce passage une forme de posture post-orgasmique. Dans cette expérience du lieu, Coleridge fait partie de cette catégorie de marcheurs que Michel de Certeau nomme les « Wandersmanner », « dont le corps obéit aux pleins et aux déliés d’un texte […] qu’ils écrivent sans pouvoir le lire44 ». Dans ces moments où le désir semble jaillir de toutes parts, le poète est un véritable praticien de l’espace qui, au contraire de l’individu omniscient, joue et jouit d’un espace qu’il ne maîtrise pas car il n’en a jamais une connaissance globale. Il avance à tâtons, et l’espace se donne à voir par fragments, dans les interstices que dessine le sensible.
Les chemins qui se répondent dans cet entrelacement, poésies insues dont chaque corps est un élément signé par beaucoup d’autres, échappent à la lisibilité. […] Les réseaux de ces écritures avançantes et croisées composent une histoire multiple, sans auteur ni spectateur, formée en fragments de trajectoires et en altérations d’espaces : par rapport aux représentations, elle reste quotidiennement, indéfiniment, autre.45
38Les éléments constitutifs de la géopoétique chez Coleridge – le regard nomade, l’adhérence charnelle, l’entrelacs – seraient donc les signes d’une échappée d’un trop-lisible. Et pourtant, à ces parcours temporels et à cet œil poétique viennent parfois se mêler des tableaux composés au sommet d’une montagne. Si l’écriture pérégrine est la représentation graphique d’une avancée à tâtons dans l’espace poétique, l’écriture du sommet est soumise à un regard englobant qui tente d’ordonner l’espace. Contrairement à un rapport d’entrelacement et d’enlacement (embracing) avec la nature, c’est-à-dire un rapport qui implique la présence corporelle, l’affect et le sentiment, la vision agencée du sommet soustrait le poète à l’emprise charnelle du monde :
Icare au-dessus de ces eaux, il peut ignorer les ruses de Dédale en des labyrinthes mobiles et sans fin. Son élévation le transfigure en voyeur. Elle le met à distance. Elle mue en un texte qu’on a devant soi, sous les yeux, le monde qui ensorcelait et dont on était « possédé ». Elle permet de le lire, d’être un Œil solaire, un regard de Dieu.46
39De poétique, l’œil se fait solaire, au sens où surplomber une scène offre un point de vue dominant. Non plus saisi dans l’entrelacs des chemins, des roches escarpées, dans le gouffre des précipices et des ciels menaçants, le poète s’incarne en haut de la montagne en dieu voyeur. La perception du sommet impose un cadre à l’espace, l’ordonne et transmue l’espace illisible et pulsionnel du bas, là où le corps pratique l’espace, en un tableau rassurant. Le tableau a justement « pour condition de possibilité un oubli et une méconnaissance des pratiques. Le dieu voyeur […] doit s’excepter de l’obscur entrelacs des conduites journalières et s’en faire l’étranger47 ». Un exemple frappant de cette tentation d’agencement est offert par un fragment rédigé au terme de son voyage méditerranéen :
The waterfalls of Terni is composed of 1. a perpend. fall from the very summit of a flat-field – a-top a high Hill / […] – and 2. of an elbow torrent, which at the elbow is bisected longitudinally by a mossy rock /48
40La perception détaille un espace purement géométrique qui semble strié et quadrillé par plans, ceux-ci étant numérotés dans la description. Le regard s’attarde d’abord au premier plan puis, par plans successifs, s’éloigne vers l’horizon. Contrairement aux descriptions nomades où chaque détail du sensible est connoté et poétisé, très peu de termes opèrent un dérapage ou une expansion sémantique ouvrant le lieu à l’espace de représentation. Cette succession paratactique d’objets du sensible fige le lieu, lui ôtant tout mouvement, énergie, texture et profondeur. Coleridge se place ici à nouveau en position d’observateur, non plus de praticien. Dans la lettre relatant sa descente du Scafell, il évoque la crainte éprouvée à l’idée de la perte des instances gouvernant une perception stable et objective :
When the Reason and the Will are away, what remain to us but darkness and dimness and a bewildering shame, and pain that is utterly lord over us, or fantastic pleasure, that draws the soul along swimming through the air in many shapes, even as a flight of starlings in a wind.49
41Cependant, l’image qu’il utilise pour décrire le « plaisir fantastique » est la condition même de la création poétique : « fantastic pleasure, that draws the soul along swimming through the air in many shapes, even as a flight of starlings in a wind ». La pensée s’éprouve dans un entrelacs de formes, dans un mouvement permanent, tel un vol d’étourneaux. Cette image, récurrente dans les Carnets, est l’emblème d’une pensée et d’une écriture géopoétiques en parfaite coïncidence avec les rythmes naturels, humains et cosmiques50. Dans une lettre rédigée à William Sotheby, il compare le mouvement de la pensée métaphysique au vol d’un seul oiseau, une outarde, dont le mouvement est lent, pesant, laborieux, frôlant un sol désertique. La pensée poétique, au contraire, est métaphorisée par un vol de perdrix ou de canards sauvages dont le mouvement, le tempo et la forme, en parfaite harmonie, constitueraient la parfaite représentation d’un poème :
I wished to force myself out of metaphysical trains of thought, which, when I wished to write a poem, beat up game of far other kind. Instead of a covey of poetic partridges with whirring wings of music, or wild ducks shaping their rapid flight in forms always regular (a still better image of verse), up came a metaphysical bustard, urging its slow, heavy, laborious, earth-skimming flight over dreary and level wastes.51
L’écriture pérégrine des Carnets
42L’écriture pérégrine des premiers carnets relève d’une véritable poétique des lieux chez Coleridge, car elle témoigne d’une volonté de faire revivre par la poïétique l’expérience de la plénitude ressentie au contact de la nature. La page des carnets, en tant que support d’une écriture de l’immédiateté, serait peut-être l’espace le plus approprié pour transfigurer une expérience tout autant visuelle que charnelle en une expérience poétique. Les Conversation Poems de Coleridge, véritable expérience poétique du lieu et de la réminiscence, possèdent un certain nombre de traits caractéristiques de l’écriture pérégrine52. Néanmoins, l’acte de création poétique nécessite une distance temporelle entre l’évocation poétique du lieu et le vécu de ce dernier, distance quasi inexistante dans les carnets puisque ces derniers permettent la notation sur le vif du vécu. Quelles sont dès lors les spécificités d’une écriture déroulée au fil de la marche ? Écriture libre, sans contraintes prosodiques, pouvons-nous parler d’une poétique ? Cette rhétorique se double-t-elle d’un acte d’écriture spécifique, c’est-à-dire d’un encodage graphique particulier sur l’espace de la page, qui nous permettrait de réunir l’écrit et l’écriture dans notre réflexion ?
43Nous pourrions définir l’écriture pérégrine comme une écriture de l’immédiateté qui entretient un rapport privilégié avec l’espace. Elle tente de retranscrire, au fil de la marche ou du voyage et dans une quasi-coïncidence, non seulement les paysages observés mais avant tout les paysages ressentis, c’est-à-dire la vision et l’affect engendrés. L’écriture pérégrine mêle donc la prose descriptive et le sentiment. Coleridge ne se contente pas de décrire des paysages ou des points de vue, adoptant les conventions de l’époque, mais il s’efforce de retranscrire l’expérience visuelle, physique et émotionnelle d’un corps en marche, ce qui distingue son écriture des descriptions pittoresques de l’époque.
Over what place does the Moon hang to your eye, my dearest Sara? To me it hangs over the Elbe and a long trembling road of moonlight comes transversly from the left bank, reaches the stern of our Vessel, & there it ends.53
44Ainsi Coleridge ouvre-t-il l’espace du descriptif dans ses écrits privés. Rédigé le 18 septembre 1798, à l’occasion de son départ en Allemagne avec les Wordsworth, cette entrée est en effet le tout premier fragment descriptif des Carnets. La marche coleridgienne ouvre un espace d’énonciation qui reproduit ce mode du discontinu, de l’aléatoire et de l’inattendu. L’écriture pérégrine, corrélat discursif de la marche coleridgienne, libère le langage de toute contrainte. Tout comme le corps du poète tente de pénétrer la texture du monde par divers modes cheminatoires, l’écriture pérégrine tente de trouver une résolution stylistique et graphique à la doctrine du « one Life within us and abroad54 ». En effet, si l’écriture pérégrine déploie un certain nombre de tournures et de figures propres à redoubler le vécu d’un corps en mouvement dans la nature, le primat ontologique de Coleridge gouverne le projet descriptif : reconquérir une unité perdue au sein des éléments disparates de la nature. L’écriture pérégrine naît ainsi d’un dépassement dialectique qui tente de réconcilier l’un et le multiple, le corps et l’âme, l’intime et le spirituel. Tout comme la pensée nomade entremêle le sensible et l’imaginaire, l’écriture pérégrine tâtonne à travers des figures et tournures novatrices, elle entrelace le graphique et le métaphorique pour libérer l’espace d’énonciation.
Le cheminement
45Le cheminement, en tant que wandering, constitue à notre sens l’une des spécificités rhétoriques fondamentales de l’écriture pérégrine55, et plus généralement de l’écriture poétique coleridgienne. La richesse du rythme du descriptif naît de l’inégalité, du foisonnement et de l’imprévu que suscite le chemin hors sentier. Celui-ci est toujours le prélude à la découverte d’un point de vue, et sa description occupe une place toute aussi importante que celle de la vue d’ensemble :
here the path divides, a road thro’ a fir wood running one way, & the river losing itself immediately in another deep grove of Fir, the other – a huge Steep Angle of Rock forming this division – We left the River unwillingly – & journeyed into the deep woods where the pillars of Rock seemed to live among the black Fir trees / & I wished to be its companion //56
ascend by Scale force / gain a level – mossy soft ground, every man his own path-maker – skip & jump – where rushes grow, a man may go – Red Pike peeps in on you upon your left / on the right […] you cross the pretty Beck that goes to Loweswater – you again ascend & reach a ruined sheep fold – here I write these lines /57
46Dans le premier fragment, le phrasé se déploie au fil de la marche. La profusion de verbes actifs, décrivant à la fois le mouvement du corps et les courbes du sentier, reconfigure sans cesse l’espace, conférant au descriptif l’énergie d’une terre et d’un corps en mouvement (« running one way », « losing itself », « journeyed into »). Les signes graphiques (le tiret et la barre oblique) viennent rythmer l’écriture. Contrairement au point, ces signes permettent de lier entre eux les différents syntagmes descriptifs et maintenir l’unité de la marche et du paysage textuel. Le second fragment, rédigé le premier jour de son expédition d’août 1802, fait montre d’un style bien plus elliptique, mais traduit cette volonté de réagencer l’espace de la description en fonction de l’avancée du corps : « every man his own path-maker ». L’emploi du présent simple confère au verbe l’énergie d’un corps livré à l’ici et au maintenant : « ascend », « skip & jump », « ascend & reach ». De plus, nous pouvons noter la régularité du ductus58 dans le fragment 1207 : le tracé et l’espacement des mots et des lignes sur la feuille. Comme nous le verrons, le ductus est toujours porteur et signe d’une certaine charge émotionnelle dans les Carnets.
47Le shifter « now » vient bien souvent rythmer l’écriture du cheminement et reproduire la variété du paysage. En tant qu’embrayeur, il établit un lien étroit entre l’acte de perception et la notation qui semblent advenir dans une quasi-coïncidence. D’autre part, il met en relief l’extrême précision de l’acte de perception qui semble vouloir déchiffrer tous les éléments du paysage. Ces shifters, récurrents dans la description coleridgienne, opèrent ainsi un va-et-vient constant entre le descripteur et le paysage textuel, le plaçant au cœur de son énoncé. Ils sont l’empreinte d’une écriture qui progresse de l’ici-maintenant à l’ici-maintenant, délaissant une image poétique à peine formulée pour en remodeler une autre, et cherche, dans la profusion de ces images et de ces formes, à retrouver la capacité à s’émerveiller :
[…] / on my right have low Fells, Eskdale Moors, exceedingly rocky & woody, huge perpend. smooth stones, now hidden, & encircled by young wood, now starting out.59
[…] – the road a most delightful one, all along by the side of the Lake, now open, now inclosed, now a broad road, now a brown pathway thro’ a green Lane.60
48Ces embrayeurs auraient ainsi une triple fonction : conférer un rythme poétique à la description, énoncer le foisonnement du monde sensible et permettre le déploiement de l’imagination.
L’écriture en mouvement
49L’écriture pérégrine se soumet aux lignes naturelles qui constituent le paysage : l’entrecroisement de sentiers, les ondulations des lignes de crête, les formes variées des collines et montagnes. On ne rencontre que très rarement, dans l’écriture descriptive de cette époque, une tentative d’agencement subjectif du paysage : le descripteur se soumet à son texte et non inversement. Le projet descriptif s’efforce toujours de corréler les lignes des objets naturels, l’œil poétique et l’écriture. Lors de la randonnée dans la région des Lacs, en 1802, l’écriture pérégrine chemine au fil de ces lignes, courbes et entrelacs. L’objet naturel occupe bien souvent la place de l’agent/acteur dans le schéma actantiel de la phrase :
– at this ivied house another Beck comes from the Fells, close by my road / & joins the former / & now a ridge rises gradually like a fish, increasing from the Tail up to the head61
50L’écriture pérégrine témoigne également d’une volonté de mettre en mouvement l’espace naturel. Le refus de figer les objets naturels ou de cadrer les paysages par une disposition spécifique, telle que le préconisaient les conventions du pittoresque, est marqué par la profusion des verbes de mouvement et les formes en [–ing] :
– the left & front Hills dappled with green & iron brown, not like the single Hill of simple & grand Outline, but rising & sinking, yet on the whole still rising, in a playful surginess –62
Corney Fell, Stones’ Head Fell, Black Comb, of a very wild,
&various, & angular outline, running in ridges, rising in triangles, sinking in inverting arches, or darting down in Nesses –63
51Coleridge emploie souvent conjointement dans ses descriptions les verbes « rising » et « sinking », mouvement d’élévation et de descente dans les profondeurs, dont l’usage métaphorique est lié à la tendance « décryptive » du texte. Nous verrons que ce mouvement double sera une constituante majeure de l’image coleridgienne, mais prendra une tonalité plus intime et plus sombre au fil du temps.
52La rhétorique de l’entrelacs et du mouvement confère donc aux paysages des Carnets une texture bien spécifique qui revitalise les objets naturels. Ceux-ci semblent en effet investis d’une énergie corporelle qui contraste étonnamment avec l’absence de personnages dans les descriptions. Contrairement aux paysages wordsworthiens64, il est rare en effet de rencontrer figure humaine dans les descriptions. Le corps humain s’y inscrit néanmoins en filigrane car les objets naturels sont investis de postures ou gestuelles empruntées à l’humain : « the different flights of mountains in the back ground, with wild ridges from the right & the left, running like Arms65 ».
53La métaphore du corps-paysage permettrait de dépasser le clivage entre le sujet et l’objet pour les unir dans une même chair, celle du monde66. Ces différents procédés stylistiques répondent donc à un besoin de « faire corps » avec la nature : le corps se fond dans la texture du monde et celui-ci se fait chair. Par le biais d’une écriture soumise aux rythmes et aux formes de la nature, le descriptif redensifie non seulement la texture du monde mais aussi celle d’un corps apte à ressentir la polyrythmie du monde.
Plans, croquis et esquisses
54Dans ses travaux de génétique, Louis Hay a noté la profusion de dessins et de croquis dans les manuscrits mais leur quasi-absence dans l’œuvre publiée :
Nous touchons à quelque chose de profond et d’obscur qui agit au cœur du mouvement de création, de l’effort vers la forme. La recherche sur la création nous entraîne à une frontière où se jouent les rapports entre la littérature et les autres formes de l’expression humaine.67
55De par la profusion dans les carnets de croquis et d’esquisses toujours en lien avec la description de lieux, nous pourrions qualifier ces paysages textuels de textes hybrides ou « textes bilingues68 », pour reprendre les termes de Philippe Lejeune. Cependant, l’intrusion du croquis, du « griffonnage69 », serait-elle un simple vagabondage de la plume, un moment d’égarement ou de rêverie qui suspend l’écriture ? Ou bien serait-elle intimement liée à cette quête d’une forme juste qui permet ce « faire voir » si cher à Coleridge ? L’écriture pérégrine des Carnets est une écriture en mouvement, de l’ordre du faire poétique : une écriture en devenir et en recherche de la forme. Les signes graphiques s’inscrivent, à notre sens, dans cet effort vers la forme car ils ne sont jamais en marge du texte mais, bien au contraire, au cœur du fragment descriptif. Le croquis vient redoubler visuellement la tentative de dire une forme, un mouvement, un agencement d’objet. Le dicible et le lisible s’entremêlent, sans rupture. Dans le passage suivant, nous pouvons noter que le tracé de la dernière lettre des mots « River » et « gap » préfigure l’esquisse à venir :
View, from Egremont Castle, of Houses & River , & Hill Fields beyond River, as impossible to describe to an other as a Dream / The Arch, the buildings before the Church, the Church, the Hills with the gap –
Country people love & admire the Beauties – &c – not so hardy – rheumatism / a hard-hearted Error /70
56Dans ce fragment, la difficulté à représenter mentalement l’image « the Hills with the gap » vient justifier la présence du graphique. Celui-ci ouvre un lieu de visibilité où le tracé pur vient s’adjoindre au langage poétique pour créer une œuvre visuelle. Dans de nombreux fragments, le croquis précède la comparaison et se fait ainsi prélude au langage poétique :
Came to Poele a pretty little Cluster of House between Hills in the shape of a little half Moon completely covered with Beech –71
57Les exemples sont multiples dans les carnets72. Les croquis et dessins ne sont pas de nature accidentelle, ils sont de véritables « actants de la dynamique génétique73 » :
The Beeches spreading their green arms that do not however form a ceiling74
58Dans ce fragment, le croquis vient de nouveau précéder l’image poétique, comme si la représentation visuelle et schématisée du paysage participait de la poétique, de la mise en image. Il n’y a pas de disjonction entre le signe graphique et le signe verbal, mais bien plutôt un glissement, une véritable circulation entre le graphique et la poétique qui s’enrichissent mutuellement, le tracé permettant de relancer le textuel. La question du comment voir et du comment faire voir est au cœur du système descriptif chez Coleridge. Contrairement aux croquis et esquisses, les dessins sont peu nombreux dans les carnets, mais un plan topographique accompagne en général les passages descriptifs rédigés au sommet de collines ou montagnes75. Le plan participerait alors de cette pulsion scopique que nous avons soulignée précédemment, un désir de capture par le regard. Le plan s’inscrit souvent dans cette volonté de reconstruction fidèle de la configuration des lieux (à laquelle il échoue cependant fréquemment, car Coleridge avait une fâcheuse tendance à inverser gauche et droite76).
59Le geste graphique est alors en quelque sorte rendu à sa polysémie originale : il s’agit de dessiner, de tracer des plans, de « dé-signer77 », pour reprendre les mots du poète Yves Bonnefoy ; aller au-delà du « partiel et de la surface78 » :
Car dessiner non plus n’est pas obéir à un savoir que l’on a du monde […]. Le grand dessin va le trait comme on se défait d’une pensée encombrante, il n’identifie pas, il fait apparaître79.
60Cette circulation incessante du mot et de l’esquisse, du corps et de l’objet naturel, du sensible et de l’imaginaire, témoigne d’un besoin de faire naître, par le trait, l’unité organique qui sous-tend le paysage. L’écriture pérégrine serait à notre sens l’expression la plus accomplie chez Coleridge de sa doctrine de la vie. L’écriture tend sans cesse vers l’harmonisation des éléments disparates du paysage pour le constituer en un tout harmonieux :
– reach these highlands, & came to Blankanese, a very wild village scattered amidst scattered trees in three divisions over three hills –
yetin divisions yet seemingly continuous –80
Behind me the Hartz Mountains with the snow-spots shining on them, close around us woods upon little hills, little hills of an hundred shapes, a dance of hills, whose variety of position supplied the effect of, and almost imitated motion. […] And all these hills in all their forms and bearings, which it were such a chaos to describe, were yet in all so pure a harmony!81
61Par un jeu de répétitions et de chiasmes, par une alternance de rythmes qui jouent sur le binaire et le ternaire, par l’emploi du « yet » qui assure la fonction de liant entre la diversité et le continu, l’écriture pérégrine s’efforce de faire naître une poétique de l’entrelacs qui met en relation les contraires au sein d’un même espace sémantique et graphique.
Notes de bas de page
1 NB1, 411 (« – lorsque nous avions quasiment atteint le Sommet, je m’allongeais près d’une souche d’un Arbre noircie par la foudre, entourée de buissons de Groseilles – et je regardais derrière moi – là je vis de nouveau le suberbe coin de Verdure, et les Collines boisées s’étendant par-delà les Collines – »).
2 NB2, 2347 (« On voyage avec les Lignes d’une montagne – / Il y a des années, je voulais rendre Wordsworth conscient de cela – »).
3 D. Degrois, « Les Carnets de Coleridge et l’œuvre à venir, ou le langage à l’épreuve », 1997, p. 91. Eric G. Wilson évoque également cette relation plus complexe et enchevêtrée entre la poésie et la philosophie dans Coleridge’s Melancholia. An Anatomy of Limbo, 2004, p. 33.
4 Terme emprunté à M. A. Caws, The Eye in the Text: Essays on Perception, Mannerist to Modern, 1981. Ce terme est issu du téléscopage de deux termes, inner et landscape, et désigne le paysage intérieur entrevu par l’acte de contemplation (gazing) du monde extérieur. Ce terme est également employé par Marie-Jeanne Vosluisant dans un article consacré aux Carnets : « Les métamorphoses du souvenir dans les Notebooks de S. T. Coleridge », 1981, p. 42 : « Deux formes de voyage sont indissolublement liées dans les Notebooks, ainsi que dans le reste de l’œuvre : le voyage “without”, celui des “landscapes” ; le voyage “within”, celui des “inscapes”. »
5 M. Butler, Romantics, Rebels and Reactionaries, 1981.
6 P. Rozenberg, Le Romantisme anglais. Le défi des vulnérable et les dissidences du bonheur, 2011, p. 258.
7 Ibid., p. 260.
8 Ibid., p. 262.
9 PW, « This Lime-Tree Bower my Prison », p. 179, v. 28-32. (« Je devine, mon ami Charles au cœur doux ! Tellement / Longtemps, tu fus sevré de Nature, où tellement / D’années, en prison dans la grande Ville, passées à / Gagner ton pain, l’âme meurtrie et patiente, à travers / Méchancetés, douleurs, calamités étranges ! » Traduction de J. Darras, ouvr. cité.)
10 L. Newlyn, « In City Pent’: Echo and Allusion in Wordsworth, Coleridge, and Lamb, 1797-1801 », 1981.
11 PW, « This Lime-Tree Bower my Prison », p. 181, v. 60 (« la Nature n’abandonne jamais les sages et les purs », traduction de G. d’Hangest, ouvr. cité).
12 Cité par L. Newlyn, « In City Pent’: Echo and Allusion in Wordsworth, Coleridge, and Lamb, 1797-1801 », 1981, p. 424.
13 C. Lamb, « Letter xxxv to W. Wordsworth », dans The Best Letters, 1892. (« […] Londres elle-même un vaudeville et une mascarade, – toutes ces choses cheminent dans mon esprit, et le nourrissent sans avoir le pouvoir de l’assouvir. »)
14 C’est la lecture de l’espace que nous offre Thomas De Quincey dans « The English Mail Coach », dans Confessions of an English Opium-Eater, 2013, p. 183.
15 NB1, 591. (« Nov. 29. Le soir – l’immobilité de toutes les choses à travers lesquelles tant d’hommes se meuvent – contraste frappant ! – Comparé également au mouvement universel des choses de la Nature. »)
16 NB1, 681. (« La variété des Lacs – Ulswater – Clarkson – à Londres on perd son chemin du fait de la similitude – à la campagne on ne le trouve pas du fait de la variété – » traduction de P. Leyris, ouvr. cité).
17 Nous retrouvons dans les Confessions de Thomas De Quincey la même dimension labyrinthique de l’espace urbain : « the mighty labyrinths of London » (Confessions of an English Opium-Eater, 2013, p. 34).
18 NB1, 1256. (« Le premier apercu des champs verts avec les innombrables boutons d’or hochant la tête et la Rivière sinueuse avec ses berges plantées d’aulnes m’ont touché, au sortir d’un emprisonnement citadin, avec la suavité et la puissance d’une Phrase de Musique entendu soudain. – » Traduction de P. Leyris, ouvr. cité.)
19 R. Holmes, Coleridge. Early visions, 1772-1804, 1989, p. 176.
20 NB3, 4057. (« Quel essaim de Pensées et de Sentiments, fragments infiniment minuscules et en quelque sorte des représentations de choses précédentes et des embryons de Pensées à venir sont contenus dans quelque moment – […] Et si notre existence n’était que ce moment ! – Quel Énigme inintelligible et effrayante, quel chaos de sombres membres et tronc, sans queue ni tête, pas de commencement et pas de fin, ne serait-il pas ! »)
21 CL2, p. 775. (« J’ai vu tant de Gens lundi et fais tant d’allées et venues, que je suis depuis comme un Poisson dans l’air, qui, comme tu le sais peut-être, gît haletant et agonisant d’un excès d’Oxygène / – Un véritable changement de la compagnie de W. et de sa sœur – car bien que nous soyons trois personnes, nous sommes cependant un Dieu – alors qu’ici j’éprouve les sentiments incroyable d’un nouveau Polythéiste, rencontrant nombre de Seigneurs, et nombre de Dieux – certains d’entre eux à la Physionomie très Égyptienne, Noblesse d’une laideur animale, Crocodiles, Ibis, etc. – plus de drôles d’oiseaux toutefois que d’espèces rares. »)
22 Ce fragment évoque en effet les rêveries orientales de De Quincey (Confessions of an English Opium-Eater, 2013, p. 74).
23 Ce terme est employé par le poète Kenneth White dans son œuvre, Le Plateau de l’Albatros. Introduction à la géopoétique, 1994, p. 48-49 : « Telle qu’elle nous a été léguée par Platon et Aristote, la pensée grecque invite l’esprit à considérer la réalité selon deux niveaux, deux catégories distinctes. D’un côté se trouve le royaume des Idées, le domaine de l’Un, de tout ce qui est immuable et éternel. C’est le territoire de la philosophie : métaphysique de l’être, logique de l’identité, et science. […] De l’autre, c’est le monde du devenir, de la multiplicité, de tout ce qui est instable, éphémère, erratique. Ce monde se situe en dehors du domaine de la philosophie et de la science, en dehors de tout vrai savoir (epistêmê). Si l’esprit peut s’activer aussi dans ce non-domaine, dans ce territoire-sans-bornes, il ne peut s’agir que d’une activité secondaire d’ordre épistémologique inférieur : soit simple opinion flottante, soit une manière de penser connue sous le nom de mêtis (celui de [la] déesse-poisson). Cette manière de penser est dite pantoie (multiple), poikile (multicolore), aiole (ondulante). Elle est polymorphe, polyvalente, versatile. […] Le chasseur et le pêcheur doivent pratiquer la mêtis. C’est-à-dire que, confrontés à une réalité multiple et polymorphe, ils doivent eux-mêmes devenir multiples et polymorphes, afin de se saisir d’un objet presque insaisissable. »
24 BL, p. 108.
25 NB1, 213. (« Les hirondelles s’entrelaçant parmi les mouettes / Appariées, qui poussaient à distance des cris sauvages. – // Le ruisseau court sur les algues Marines. – // Le jour du Sabbat – de la / roue moussue du Meunier / les gouttes d’eau ruisselaient / à loisir – » traduction de P. Leyris, ouvr. cité).
26 M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, 1964, p. 175.
27 Le terme « chair » renvoie à la phénoménologie de Merleau-Ponty. La « chair » ne signifie pas la matière ou la substance mais renvoie plutôt à la notion « d’élément », « de chose générale, à mi-chemin de l’individu spatio-temporel et de l’idée ». La chair est « un élément » de l’Être, « adhérente au lieu et au maintenant ». Elle est « l’enroulement du corps visible sur le corps voyant, du tangible sur le corps touchant » (ibid., p. 182-189).
28 Ibid., p. 176.
29 CL1, « Letter 160 ». (« La vue qui nous entoure est peut-être la plus variée de tout le royaume – Mon Œil gloutonnise – La Mer – les Îles au loin ! – les Côtes en face ! – Assurément j’écrirai des Rimes – que les neuf Muses m’en empêchent si elles le peuvent. »)
30 NB3, 3766 (« La Splendeur est ici, la Splendeur est partout […] Mais nulle part il y a cette douce basse note flûtée plus douce que tout – il n’y a pas la Vision divine du Poète, qui apporte la pleine jouissance de la Vue sans l’effort – »).
31 NB3, 3767. (« Parfois lorsque je contemple avec attention un magnifique Objet ou Paysage, il me semble être au bord d’une Jouissance à laquelle je ne peux céder – comme si la Vision était un appétit […]. »)
32 NB3, 3768 (« – et pourtant dans certaines eaux, elle peut vous donner la profondeur exacte, et prévenir une Noyade »).
33 M. Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, 1964, p. 46.
34 S. T. Coleridge, Fragments II, 900, dans Shorter Works and Fragments, 1995 : (« […] désensualiser l’esprit, et l’émanciper d’abord de la tyrannie de l’Œil, puis de l’Imagination, peut élever l’homme naturel. ») Voir également S. T. Coleridge, Logic, 1981, p. 242-243.
35 NB2, 3092 (« le pouvoir vital de la Chaleur, et la Lumière de l’Intellect – attirés et combinés à la poésie, dont l’essence est l’ordre passionné »).
36 NB2, 3160. (« Celui qui ressent le plus vivement en son for intérieur les beautés de la Nature, ressent ses frémissements les plus secrets, ne peut supporter ses imperfections, et fait tout ce qui est en son pouvoir pour les rectifier. »)
37 NB1, 571 (« Je gravis la Colline boisée et ici rejoins Crummock Water – mais j’ai perdu le Rocher violet. Nous traversons les bois, la route monte – à présent je suis entre la Colline boisée / et un mur de pierres sur lequel poussent des arbres et ne vois rien d’autre – et à présent le Rocher violet tout entier surgit et me fait face – »).
38 NB1, 1471 : (« En dessous l’œil chemine à travers des enchevêtrements et de petites ouvertures, descend un chemin de noisetiers et de bois, descend vers le sommet d’un bois monotone, puis vers le lac silencieux. »)
39 CL2, p. 840. (« Et ici, je suis abrité – si parfaitement abrité – que même si le vent est puissant, et les nuages se précipitent de la côte vers ici – et le ciel là-bas vers la mer a un air menaçant – et nous aurons certainement du tonnerre – ici pourtant (même si je suis affamé et sans provision) ici je peux m’étendre au chaud, et attendre, je pense, le Soleil du lendemain. Et sur une jolie table de pierre, je t’écris à présent. »)
40 CL1, p. 619. (« […] lorsque nous avons résidé parmi [les montagnes], et appris à comprendre leur langage, leur caractère écrit et leurs sons intelligibles, et toute leur éloquence, si variée, si inépuisable. »)
41 CL2, p. 713. (« Je regarde les montagnes (ce Dieu visible tout-puissant dont je vois le visage à toutes mes fenêtres) je regarde les montagnes seulement pour les courbes de leurs contours […]. »)
42 Voir, ci-dessus, note 356.
43 CL2, p. 841. (« Mes jambes ne cessaient de trembler – je m’allongeais sur le dos pour me reposer […] lorsque la vue des rochers au-dessus de moi et de chaque côté, et les impétueux nuages qui les surplombaient avançant de manière si rapide et si menaçante vers le nord, m’emplit d’effroi. J’étais allongé dans un état de transe et de ravissement quasi prophétique. »)
44 M. de Certeau, Arts de faire, 1990, p. 141.
45 Ibid., p. 143.
46 Ibid., p. 140.
47 Ibid., p. 141.
48 NB2, 2849 (« Les cascades de Terni sont composées de 1. une chute d’eau perpend. du sommet même d’un champ plat – un sommet d’une haute Colline / […] et 2. d’un torrent en forme de coude, qui à son coude est traversé dans sa longitude par un rocher couvert de mousse / »).
49 CL2, p. 841. (« Lorsque la Raison et la Volonté ont disparu, que nous reste-t-il mais les ténèbres et l’obscurité et un sentiment bouleversant de honte, et une douleur qui nous domine totalement, ou un plaisir fantastique, qui mène l’esprit dans l’air vagabondant sous diverses formes, comme un vol d’étourneaux dans le vent. »)
50 Voir NB1, 581, 582, 782 et 1780.
51 CL2, p. 814 (« Je souhaitais m’extraire de force de ces flux de pensées métaphysiques qui, lorsque je souhaite écrire un poème, joue un jeu complètement différent. Au lieu d’une compagnie de perdreaux poétiques dont le bruissement des ailes joue une musique, ou de canards sauvages modelant leur vol rapide en formes toujours régulières (une meilleure image encore des vers poétique), voilà que surgit une outarde métaphysique, frayant son vol lent, lourd, laborieux, au ras de la terre, au-dessus de contrées désolées, mornes et plates. »)
52 Se reporter au commentaire de Peter Larkin qui voit dans le poème-causerie l’équivalent poétique de l’écriture carnétiste (« Review of Romantic Writing and Pedestrian Travel by Robin Jarvis », 1998).
53 NB1, 335. (« Au-dessus de quel endroit la Lune est-elle suspendue pour tes yeux, ma très chère Sara ? Pour moi elle domine la rive gauche de l’Elbe et une longue une tremblante route de clair de lune s’en vient transversalement de la rive gauche, atteint la poupe de notre Vaisseau, et s’arrête là. » Traduction de P. Leyris, ouvr. cité.)
54 Voir, ci-dessus, note 292.
55 Voir, à ce propos, la reprise des commentaires de De Quincey sur le style oratoire de Coleridge dans S. Perry (éd.), S. T. Coleridge: Interviews and Recollections, 2000, p. 113.
56 NB1, 415 (« ici le chemin se divise, d’un côté une route qui s’échappe à travers une forêt de sapins, la rivière se perdant immédiatement dans un autre profond bosquet de Sapins – et de l’autre côté un immense et Abrupt Angle formé par des Rochers dessinant cette division – Nous quittâmes la Rivière avec regret – et nous engouffrèrent dans les bois profonds où les piliers de Roches semblaient vivre parmi les Sapins noirs / et je désirais être leur companion // »).
57 NB1, 1207 (« montâmes par Scale force / atteignîmes un niveau – le sol doux et mousseux, tout homme son propre faiseur de chemin – bondir et sauter – là où le jonc pousse, l’homme passe – à ta gauche, Red Pike te regarde furtivement / à ta droite […] tu traverses le charmant Ruisseau qui mène à Loweswater – tu remontes de nouveau et atteins un parc à moutons en ruines – c’est d’ici que j’écris ces lignes / »). Nous accompagnons un certain nombre de fragments de la reproduction des manuscrits d’origine, que nous disposons juste après la citation. Nous remercions très sincèrement la British Library qui nous a accordé le droit de reproduire à titre gracieux des extraits des manuscrits des carnets.
58 A. Grésillon, Éléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes, 1994, p. 243 : « Ductus : trajet de la main qui conduit le trait ; impulsion personnelle donnée au tracé des lettres ; variable selon l’état physique et psychique du scripteur. »
59 NB1, 1222. (« […] / à ma droite des Collines basses, Eskdale Moors, excessivement rocailleuses et boisées, d’immenses roches lisses perpend., parfois cachées, et encerclées par un jeune bois, parfois se dévoilant. »)
60 NB1, 1471. (« […] – le chemin, si charmant, qui longe le bord du Lac, parfois ouvert, parfois dissimulé, parfois un large chemin, parfois un sentier marron à travers une Allée verte. »)
61 NB1, 1227 (« – à l’endroit de cette maison couverte de lierre un autre Ruisseau descend des Collines, près de ma route / et rejoint le ruisseau / et à présent une crête s’élève progressivement comme un poisson, grandissant de la Queue à la tête »).
62 NB1, 415 (« – les Collines à ma gauche et me faisant face émaillées de vert et de brun métallique, non pas comme la seule Colline au Contour noble et simple, mais s’élevant et plongeant, et néanmoins dans son ensemble s’élevant sans cesse, en ondulations joyeuses – »).
63 NB1, 1224 (« Corney Fell, Stones’ Head Fell, Black Comb, leur contour sauvage, et varié, et angulaire, cavalant en crêtes, s’élevant en triangles, plongeant en arches inversées, ou se précipitant dans les Nesses – »).
64 Voir, à ce propos, l’article de P. Guibert, « Landscapes with Figures in Wordsworth’s Prelude (1805) », 2009.
65 NB1, 1225 (« les différentes rangées de montagnes en arrière-plan, avec à droite et à gauche des crêtes sauvages, s’étendant comme des Bras »).
66 Nous reprenons ici la pensée de Maurice Merleau-Ponty d’une conscience dans la chair du monde dont le corps est le point d’ancrage (Phénoménologie de la perception, 1945, p. 272) : « Le corps propre est dans le monde comme le cœur dans l’organisme. […] La chose et le monde me sont donnés avec les parties de mon corps [..] dans une connexion vivante comparable ou plutôt identique à celle qui existe entre les parties de mon corps lui-même. Mon corps est la texture commune de tous les objets […]. »
67 L. Hay, La Littérature des écrivains. Questions de critique génétique, 2002, p. 193.
68 P. Lejeune, « Stendhal et les problèmes de l’autobiographie », 1976, p. 31.
69 L. Hay, La Littérature des écrivains. Questions de critique génétique, 2002, p. 191 : le griffonage est l’» expression d’une pulsion ».
70 NB1, 1211 (« La vue s’offrant de Egremont Castle sur les Maisons et la Rivière , et les Champs Vallonnés au-delà de la Rivière, aussi impossible à décrire à l’autre qu’un Rêve / L’arche, les bâtisses devant l’Église, l’Église, les Collines avec une brèche – // Les gens de la Campagne aime et admire les Belles choses – etc. – pas si robuste – rhumatisme / une Erreur sans cœur / »).
71 NB1, 410 (« Arrivé à Poele un charmant Hameau de Maison entre les Collines en forme d’une petite demi-Lune complètement recouverte de Hêtres – »).
72 Voir, par exemple : NB1, 1213, 1214, 1228, 1489, 1491, 1635, 1690 et 1750.
73 L. Hay, La Littérature des écrivains. Questions de critique génétique, 2002, p. 191.
74 NB1, 411 (« Les Hêtres étendant leur bras verts qui néanmoins ne forment pas une voûte fermée »).
75 L’annexe 4 est un exemple de plan dessiné par Coleridge avant son excursion dans la région des Lacs le 1er août 1802.
76 K. Coburn, NB, vol. 1, p. xxii.
77 Y. Bonnefoy, Remarques sur le dessin, 1997, p. 173.
78 Ibid., p. 182.
79 Ibid., p. 190.
80 NB1, 335 (« – atteint ces terres hautes, et arrivé à Blankanese, un village bien sauvage éparpillé parmi les arbres épars, divisé en trois parties sur trois collines – pourtant divisé pourtant avec une apparente continuité – »).
81 CL1, p. 516. (« Derrière moi les Montagnes Hartz et des tâches de neige brillantes, près de nous des bois sur des petites collines, des petites collines aux mille et une formes, une danse de collines, dont la variété des positions conférait l’effet du, imitait presque le mouvement. […] Et toutes ces collines dans toutes leurs formes et positions, qui seraient un tel chaos à décrire, formaient pourtant toutes ensembles une harmonie si pure ! »)
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