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Deuxième partie

p. 119-124


Texte intégral

1Lorsque Coleridge partait en expédition, il emportait toujours l’un de ses carnets qu’il glissait dans la poche de sa veste, ce qui lui permettait à tout moment d’inscrire ses perceptions, réflexions ou pensées. Les pages des carnets figurent ainsi une sorte de deuxième peau lui permettant d’inscrire son vécu corporel. L’écriture n’est pas simplement le relais du visuel. Ce qui caractérise en effet les carnets de voyage et de marche est l’expérience d’un corps qui traverse ces espaces. La dimension corporelle, tâtonnante, exploratrice, prime ainsi sur la vision globale et englobante. Premier paradoxe peut-être d’une écriture qui se veut réconciliatrice mais qui peine, dans sa forme, à tendre vers l’unité. L’écriture diaristique serait ainsi le redoublement mimétique de l’acte de cheminer qui caractérise notre corpus. Cette écriture que nous pourrions qualifier de « pérégrine », c’est-à-dire une écriture au jour le jour, qui entremêle l’expérience du voyage et la poétique dans un style dépouillé, est ce qui sous-tend une partie de l’œuvre de Coleridge. Ses lettres, ses essais et poèmes se nourrissent de cette écriture pérégrine. Elle n’a ni cadre générique ni ambition de publication. Elle se veut exploratoire, animée, informe, pour justement permettre une réfraction de l’expérience dans les autres écrits. L’écriture pérégrine est, à la fois et paradoxalement, épure et transcendance : un tâtonnement du langage par le fragment, l’abandon des mots pour l’esquisse, la recherche d’un tempo pour tenter non pas de dire mais de montrer les beautés du monde. Elle est une forme qui cherche. Elle se situe au plus près d’une pensée nomade qui entrelace la terre, le corps et l’intime pour bâtir une identité poétique que nous livrent les Carnets. C’est cette interaction que nous nous proposons à présent d’étudier grâce à la notion de « géopoétique » née des réflexions du poète Kenneth White.

2Lieu de rencontre entre diverses sciences, la géopoétique est, en simplifiant considérablement cette notion à ce stade de notre réflexion, la transcription littéraire de l’expérience d’un/des lieu(x). Elle s’intéresse tout autant à l’objet créé qu’à l’acte de création qui émane de l’interaction entre l’être et le lieu. La géopoétique offre un angle d’approche tout à fait pertinent, à notre sens, dans la mesure où elle place au cœur de son concept deux éléments qui imprègnent l’écriture de la marche et du voyage dans les Carnets : l’idée d’un mouvement, d’un cheminement, et celle d’un contact à la terre :

Il est question ici d’un rapport à la terre (énergies, rythmes, formes), non pas assujettissement à la Nature, pas plus que d’un enracinement dans un terroir. Je parle de la recherche (de lieu en lieu, de chemin en chemin) d’une poétique située, ou plutôt se déplaçant, en dehors des systèmes établis de représentation1.

3L’écriture des Carnets est une écriture qui vient défaire l’idée d’un système, si chère pourtant à Coleridge. Fragmentaire, inachevée, indéterminée, elle met à mal cette volonté d’édifier un espace totalisant et fédérateur. Les Carnets seraient toutefois le seul lieu d’écriture où transparaît cette relation pure entre l’esprit, le corps et la terre, une relation qui se transmue peut-être dans les Conversation Poems en « assujettissement à la Nature », et plus précisément à l’idée de la Nature dans sa dimension spirituelle. C’est une pensée dans un corps que nous livrent les Carnets, un corps sans cesse en mouvement et en interaction avec les rythmes et les énergies du monde naturel. La géopoétique suppose une étude des modes d’appréhension du lieu, de l’espace et des rapports entre lieu et identité. Le lieu agit-il sur le sujet, son appréhension du vécu, ses perceptions ? Quelles sont les modalités sémantiques et graphiques de l’inscription spatiale du sujet ? Pour envisager notre corpus d’étude sous l’angle de l’interaction entre le soi, l’espace et l’acte poétique, nous serons amenés à définir plusieurs concepts qui vont sous-tendre le rapport géopoétique : à savoir ceux de lieu, d’espace, de rythme et d’énergie. Ils imprègnent l’écriture et la pensée de Coleridge de façon complexe et ambivalente. Ces concepts ne peuvent se réduire à leur signifiant, et nous serons amenés à examiner le parcours sémantique et métaphorique de ces termes dans les écrits du poète.

4Nous souhaiterions ainsi étudier par analogie le rythme et l’énergie de l’écriture coleridgienne en nous plaçant sous le signe de l’eau et de ses différents flux, tels qu’ils s’inscrivent dans les Carnets. L’eau nous semble révélatrice de la façon dont le poète envisage la perception et la représentation du lieu et de l’espace, et de la manière dont le sujet écrivant s’y intègre. Au fil des pérégrinations, les premiers Carnets instaurent une dialectique complexe entre deux appréhensions de l’espace : l’une mouvante et organique (liée au flux de l’eau), l’autre figée et architecturale. Dans les premiers Carnets, l’eau est perçue comme cheminement et a une fonction que nous pourrions qualifier de « syn-taxique » : elle est ruisseau, rivière ; elle est le flux qui permet de combiner et d’ordonner les objets du sensible et l’être en un tout qui fait sens. Le langage doit se nourrir de l’énergie du flux de l’eau pour poétiser la réunion des contraires. L’eau est aussi lac, une image très prégnante lorsque Coleridge arpente le Cumberland et plus tard s’y installe. Elle modifie alors la perception de la nature et l’ancrage de l’artiste en son sein. Elle introduit un certain détachement du sensible au profit de son reflet et des jeux de lumière. Nous proposons donc d’explorer la thématique des filtres qui font naître une vision altérée de l’espace. Le lac n’implique pas un figement du sensible mais une manière de voir un espace autre. Cette perception s’accompagne dès lors d’un certain désengagement physique de la nature et modifie le rapport géopoétique entre la terre, le corps et l’intériorité. La recherche du rythme intrinsèque de la nature nécessite un corps-à-corps avec le sensible, qui est palpable dans les Carnets. L’écriture témoigne de la volonté d’entrelacer ces deux tempos, celui de la nature et celui du corporel, pour faire lieu. Le corps, dans les Carnets, joue un rôle crucial dans les métamorphoses de l’espace. Si l’imagination ou l’écriture permettent de quitter l’ici et le maintenant, et offrent la possibilité de déréaliser, de fabuler ou de sacraliser, le corps s’impose inéluctablement. Comme l’écrit Michel Foucault :

Mon corps, c’est le contraire d’une utopie, ce qui n’est jamais sous un autre ciel. Il est le lieu absolu, le petit fragment d’espace avec lequel, au sens strict, je fais corps2.

5Le corps malade impose dans les Carnets son rythme brutal, linéaire, celui qui tend vers la déchéance, vers la mort : « the low voice of silent quiet change, of Destruction doing its work by little & little3 ». Si le corps-à-corps avec la nature épouse les grands rythmes naturels dans les premiers carnets, le « petit fragment d’espace » du corps prend graduellement une place plus consistante dans les Carnets. La prégnance du corps, malade ou désirant, vient bouleverser le rapport au lieu et au sensible. La rencontre avec Sara Hutchinson fait naître un sentiment d’amour que Coleridge ne parviendra pas à concilier avec le désir qu’il ressent pour elle. À l’idéalisation de l’amour qui, pour lui, semble être la seule résolution possible entre le sentiment du devoir et celui du désir, s’adjoint l’utopisation du corps. Les Carnets nous mènent alors des lacs à l’océan, qui est le reflet non du tangible mais d’un domaine infini, celui du ciel. Nous nous attarderons sur le voyage en mer qui va signer un bouleversement des rapports entre l’être, le corps et l’espace. Coleridge embarque à bord du Speedwell pour Malte. Le navire est un espace libérateur dans la mesure où il le coupe du monde sensible. Le Speedwell pourrait peut-être alors être apparenté à cet espace autre, lieu hétérotopique, tel que le définit Michel Foucault : « un morceau flottant d’espace, un lieu sans lieu, vivant par lui-même, fermé sur soi, libre en un sens, mais livré fatalement à l’infini de la mer4 ».

6L’hétérotopie est un lieu marqué par la réversibilité. Espace clos mais ouvert sur l’infini, il s’inscrit dans le réel tout en étant un « lieu sans lieu ». Lieu de transition, il permet une forme d’expérience qui engendre une transformation de soi. Ce passage à bord du Speedwell va permettre à Coleridge d’aller au bout d’une approche phénoménologique de l’être-au-monde qu’il a entrevue dans les lacs du Cumberland.

Notes de bas de page

1 K. White, Le Plateau de l’Albatros. Introduction à la géopoétique, 1994, p. 11.

2 M. Foucault, Le Corps utopique, 2009, p. 9.

3 NB1, 1635 (« c’est la voix basse du changement tranquille, de la Destruction faisant peu à peu son œuvre », traduction de P. Leyris, ouvr. cité).

4 M. Foucault, Le Corps utopique, 2009, p. 35-36.

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