Première partie
p. 23-28
Texte intégral
1Coleridge commence à écrire dans ses carnets en 1794 avec l’idée d’y recueillir « les fleurs sauvages de la Poésie » qu’il rencontrerait au fil de ses longues expéditions ; « a little Blank Book » est le terme qu’il utilise pour désigner son premier carnet :
I have bought a little Blank Book, and portable Inkhorn – as I journey onward, I ever and anon pluck the wild Flowers of Poesy – “inhale their odours awhile” – then throw them away and think no more of them – I will not do so!1
2Cette métaphore place ses petits livres de notes et d’esquisses dans un espace d’entre-deux, entre la plume du poète et son expérience sensible. Ils sont le réceptacle de visions et de sensations destinées à être le terreau de sa création poétique. Cahiers de marche et bribes d’œuvres à venir, ils sont empreints d’une double énergie, celle qui porte le pas et la pensée du poète vers l’avant, et celle de l’alchimie littéraire qui transforme l’expérience sensible en acte poétique. La fonction initiale des premiers carnets de Coleridge semble donc être celle du recueil, du support littéraire2. Toutefois, l’œuvre carnétiste de Coleridge couvre une période de 40 ans, et nous avons souligné le caractère extrêmement mouvant et instable de cette écriture prompte à refléter par ses variations de style et d’écriture l’évolution de sa pensée poétique et intellectuelle, et la trajectoire, parfois douloureuse et contradictoire, de sa vie privée.
3Coleridge a employé une multitude de termes pour les désigner : « Pocketbooks3 », « Memorandums4 », « Confidantes5 », « Fly-catchers6 ». L’édition française des Notebooks, traduite par Pierre Leyris et préfacée par Pierre Pachet, a opéré un choix de fragments parmi les deux premiers volumes de Coleridge et traduit par Carnets le vocable Notebooks. Le choix de ce terme a l’avantage de ne pas réduire la densité et la bigarrure de ces textes, et il sera dès lors fait référence aux Notebooks par ce terme7. Le journal intime, ou « journal personnel », pour reprendre le terme de Philippe Lejeune qui englobe ainsi un plus grand nombre d’écrits, met en place un rythme d’écriture qui épouse plus ou moins rigoureusement le temps calendaire. La spécificité principale du journal est la datation : les fragments s’enchaînent, et ce qui donne une certaine cohésion et régularité à l’ensemble textuel est ce principe de la datation. Le journal est une « série d’empreintes datées8 » qui a pour vocation première de « baliser le temps par une suite de repères9 ». D’autre part, le journal intime, même s’il évoque le moi public, scrute essentiellement les mouvements intérieurs, les conflits et les dissonances du moi. Alain Girard insiste sur la prédominance de l’intériorité. L’objet d’écriture est le moi, et tout ce qui est extérieur à soi (l’événement, l’autre, le monde) n’a d’intérêt que par les résonances qu’il engendre dans la conscience et la connaissance de soi10. Ces deux principes qui fondent le journal intime, datation et intériorité, sont présents dans les Carnets de Coleridge mais ne peuvent pas être considérés comme des supports qui sous-tendent les écrits personnels de celui-ci. Si le caractère privé et secret de ces textes est incontestable, sonder l’intimité du sujet n’est pas chez Coleridge, du moins dans ses premiers carnets, le motif qui guide sa plume. D’autre part, la datation est bien trop erratique dans les Carnets pour pouvoir être considérée comme un élément clé de cette écriture.
4Si les études sur le journal intime sont devenues plus foisonnantes depuis les années soixante-dix, le carnet et le cahier ne sont bien souvent que brièvement évoqués dans l’analyse des écritures du moi tant le genre est indéfinissable et hybride. L’écriture du carnet déjoue en un sens les pièges du solipsisme du journal intime. Refusant de se contraindre à scruter uniquement le soi, l’écriture du carnet est bien plutôt une écriture de la pensée et de la vie. Texte ouvert sur l’infini du monde, le carnet fait fi de toutes les règles et normes qui l’empêcheraient d’être un lieu de liberté. Le soi s’y exprime à l’abri de tout regard mais refuse d’y figurer comme centre. Cette partie s’efforcera ainsi d’appréhender sans cadre générique, sans assujettissement formel, le « tissu » brut des Carnets en s’appuyant sur deux notions qui nous semblent constitutives de ce texte mosaïque : le mouvement et l’ouverture. Le mouvement, car le petit format de la plupart des carnets lui permettait de les emporter partout avec lui, dans ses marches, ses pérégrinations et ses voyages, et telle était leur vocation première ; l’ouverture, car les Carnets sont avant tout un espace d’écriture sans points d’attache, sans visée, un espace qui ne souffre ni bornage ni clôture.
5Ainsi placé sous l’égide du mouvement et de l’ouverture, cette partie se penchera sur trois grands aspects des Carnets de Coleridge pour tenter d’en approcher les contours. En premier lieu sera examiné le rôle des carnets et des journaux dans l’examen de conscience et la connaissance de soi de la fin de la Renaissance à l’aube du romantisme. Comment l’écriture privée s’insère-t-elle dans le contexte politique, social et littéraire de deux époques qui ont contribué à l’expansion de cette pratique d’écriture ? Dans un deuxième temps, après une brève présentation de l’histoire des Carnets de Coleridge, nous aborderons les spécificités d’un texte envisagé à l’aune de la notion d’errance. Celle-ci se décline dans les Carnets selon deux modalités qui renvoient à l’étymologie du terme : l’errance, en tant qu’iterare ou voyage initiatique, qui passe par le déracinement et l’exil ; et l’errance ou errare, qui relève davantage de l’égarement et de l’erreur. Carnets de marche, de voyage, d’exil, brouillons d’œuvres ou laboratoire d’écriture, comment les Carnets s’inscrivent-ils dans l’épreuve de l’errance, qu’elle soit errance géographique, errance de la pensée ou errance poétique ? Telles ses notes de lecture, les marginalia11 qui commentaient, questionnaient et enrichissaient les œuvres qu’il dévorait, les fragments des Carnets viennent se placer en marge de ses écrits destinés à la publication. Les Carnets de Coleridge constituent un questionnement perpétuel de sa pensée et de sa vie, une écriture qui se décline sur le mode de l’errance, entre perte du centre et quête d’un lieu pour se dire et s’écrire.
6Cette partie s’interrogera, enfin, sur la question de la construction d’une identité par l’écriture de soi. Quelle place octroyer aux Carnets dans la définition de soi ? D’emblée se pose la question d’une possible entreprise d’écriture et de construction de soi par le biais d’un texte fragmentaire. Peut-on voir dans l’écriture des Carnets un principe unifiant qui donnerait une cohérence et une cohésion à un texte tendant, de prime abord, vers l’éclatement du sujet ? Les Carnets dessinent-ils les contours d’un pacte autobiographique qui engagerait le sujet écrivant à se livrer « dans un esprit de vérité12 » ? Si adresse il y a, nous ne pouvons dès lors écarter la question de l’autre dans l’écrit personnel. À qui s’adresse le diariste13 ?
Notes de bas de page
1 CL1, p. 73. (« J’ai acheté un petit Carnet vierge, et un encrier portable – et alors que je chemine, je ne cesse de cueillir les Fleurs sauvages de la Poésie – “respire pendant un temps leur parfum” – puis les jette et n’y pense plus – cela ne se passera pas ainsi ! »)
2 Cette fonction essentielle du carnet ou cahier d’écrivain, réceptacle d’« ébauches ou esquisses » d’œuvre à venir est soulignée par A. Girard, Le Journal intime et la notion de personne, 1963, p. 21.
3 NB, vol. 1, t. Text, p. xix.
4 Ibid.
5 Ibid.
6 NB5, 6450.
7 À l’instar du vocable Notebooks, nous avons donc choisi d’inscrire le terme Carnets en italique lorsqu’il désigne l’ensemble des écrits privés que cette étude s’efforcera d’établir en texte littéraire. Nous conserverons une police normale lorsque nous désignerons le carnet en tant que support matériel d’écriture.
8 F. Simonet-Tenant, Le Journal intime, genre littéraire et écriture ordinaire, 2004, p. 20.
9 P. Lejeune et C. Bogaert, Le Journal intime. Histoire et anthologie, 2006, p. 24.
10 A. Girard, Le Journal intime et la notion de personne, 1963, p. 4 : « […] l’intériorité y est dominante, ou pour employer la distinction formulée par Jung, la part de l’introversion l’emporte dans le caractère ou l’esprit du rédacteur. »
11 H. J. Jackson (éd.), A Book I Value. Selected Marginalia, 2003.
12 P. Lejeune, « Qu’est-ce que le pacte autobiographique ? », en ligne : <http://www.autopacte.org/pacte_autobiographique.html> (consulté le 24 janvier 2012).
13 Michèle Leleu a proposé l’emploi de ce terme dans son ouvrage Les Journaux intimes (1952) pour désigner l’auteur de journal intime, et ce, afin d’éviter de recourir à des tournures lourdes. Ce terme est évidemment proche du terme anglais couramment employé pour désigner l’écrivain de tout type d’écrit privé : the diarist. Le terme « diariste » évoque également le livre de raison ou « diaire », dérivé du latin diarium (journal), tenu au xvie siècle.
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