Le Bizarre, Académicien Pèlerin et le Hardi 36
p. 54-62
Texte intégral
1 Le Bizarre. Depuis que j’ai commencé à étudier tous les livres sur lesquels je pouvais mettre la main, je n’ai pour ainsi dire plus tourné le coin de la rue. Mais qui donc n’en deviendrait pas fou ? Ah, que nos humeurs sont donc diverses et variées ! Dieu vous le dise pour moi. Je pense quand même que les écrivains ont à la fois grand plaisir à se voir entre les mains de tout le monde et grand déplaisir aussi : les uns vous malmènent, d’autres vous vantent, d’autres encore vous critiquent ou vous envient ou se torchent de nos paperasses pour me compter moi aussi parmi les gâte-métiers. C’est quand même une belle occasion de rire des écrivains modernes (peut-être pas tous, mais quelques douzaines) quand, assoiffés de renommée, et saisis par le prurit de l’immortalité, ils se ruent avec leurs premiers brouillons chez les imprimeurs et se plongent dans l’océan des chimères. Mais comme les entrées sont prises, les places investies, les sièges occupés, et qu’à propos de tout, sciences, professions, fantaisies, caprices, rêvasseries, amours, humeurs et folies, on n’a pas cessé de barbouiller du papier, ils font comme celui qui, invité à un banquet, arrive lorsque les tables ont été débarrassées ; aussi s’affaire-t-il à gratter et picorer les rogatons gaspillés par tous les ripailleurs, une bouchée par ci, un relief par là, et il soupe de cette manière, id est il se remplit le corps ; bien que les mets ne soient plus dans leur perfection, à point, chauds, assaisonnés et bien ordonnés, cela ne le rebute pas et il ne s’occupe qu’à se garnir la panse. Pourvu que ces écrivaillons trouvent des restes, cela ne les dégoûte pas de faire n’importe quels ouvrages ; il leur suffit de bourrer les feuillets avec des mots. Combien ont écrit sur la matière amoureuse ? Des milliers et des milliasses ; et à la fin qu’ont-ils fait d’autre que grappiller de ci et de là chez les anciens qui ont occupé le terrain : heureux le premier qui trouva l’humus où prendre pied ! Béni soit Doni !
2Ses épîtres amoureuses 37 furent du moins une trouvaille nouvelle. Que pensez-vous de l’humeur de celui qui raconte des rêves ? N’est-ce pas une belle folie aussi que d’écrire des nouvelles et des fables ? Transformer un homme en âne 38, et un âne en homme 39 ? De même avec des pierres faire des femmes et des hommes 40 ? Métamorphoser une femme en oiseau, un homme en chat-huant ? Oh, les coliques douloureuses que doivent avoir ces individus-là dans le corps pour imaginer pareilles extravagances ! Il passera donc pour avoir une bonne caboche celui qui fait parler les chiens, les loups, les éléphants, les singes, les perroquets, les moucherons, les chouettes, les tortues et les crabes en lieu et place des hommes 41 ? Et un qui fera jacasser les murs ! C’est parmi les crânes fêlés qu’il faut le mettre ; autrement il ne nous fera pas honneur. Quelle sorte de jacassier ce peut être qu’un barbouilleur de papier, quand il compose une comédie, puisse se changer dans le même temps en vieillard, en femme, en enfant, en serviteur, en valet et en bouffon ? « Oh, c’est avec son esprit, me direz-vous, c’est avec son intelligence qu’il voit. » Me voilà content : il peut voir ce qui n’est pas et imaginer ce qui n’a jamais été et ne pourra jamais être ?
3Nenni, pense le bon peuple ; mais l’homme s’imagine que les bêtes parlent, commercent entre elles et sont aussi savantes qu’autant de docteurs mâles et femelles. À cela, on réplique que l’individu qui le croit est lui-même une bête, autrement dit un fou. Eh bien, pourquoi pas un fou, sinon qu’il considère, de son côté, certains hommes comme des bêtes et les a fait parler en bêtes, comme il croit qu’ils le sont. Mais mettre des choses sages dans la bouche de ces bêtes qui sont folles, à quoi cela rime-t-il ? L’écrit veut dire que, si les bêtes savaient parler comme eux, elles vaudraient infiniment mieux que ces gens-là. Les discours que je tiens tout seul sur ces Marbres et les réponses que je me donne à moi-même, qu’est-ce que ça sent ? – Ça pue la tête sans cervelle ; pense un peu si on me voyait quand je suis tout seul chez moi et qu’en lisant quelque chose je m’esclaffe tout seul ! Je suis bien certain que je serais considéré comme fou à lier, si en cachette on me voyait en train de lire les ouvrages de tel ou tel ignare, et le couvrir d’injures, le livre veux-je dire, comme si son auteur était là présent, en chair et en os. Lorsque j’en déniche un qui chaparde ici ou là chez ces auteurs lourdauds, je me tourne vers lui et lui dis : – Vaurien ! triple buse ! si tu voulais dérober quelque chose pour faire ton livre, pourquoi ne pas faire main basse sur de bons auteurs ? – Il se pourrait que j’en rencontre un autre qui aura donné du nez sur du bon mais aura volé d’une manière si balourde que des enfants s’en apercevraient, là, je me tourne vers lui et lui dis : – Pauvre benêt ! tu ne vaudras jamais rien. – Comme je ris, quand me tombent entre les griffes les ouvrages de doctes qui ne croient pas qu’en dehors d’eux quelqu’un connaisse les choses écrites en latin ! Moi qui suis docte en langue vulgaire, je leur secoue les puces pour de bon, verbi gratia 42 : – Va-t-en, va donner des leçons aux marmots ; va, commence par fréquenter les gens avant de te mettre à faire des livres ; il n’y a rien dans ton griffonnage que ne sachent même les porteurs de rogatons ; prétentieux, gredin ! – et ainsi de suite. Quant aux opus des pédants, je ne vous en dis rien. Ah, s’ils m’entendaient ! Je les fouaille aussi sans la moindre pitié : – Avancez, messire le pédant, dis-je, qui vous a fourré cette lubie dans le crâne, pour faire gaspiller tant de papier aux libraires ? Pourquoi avez-vous empêché qu’il y ait place pour quelque savante composition ? Avancez, balourds de pédants – je crois être autour d’eux – ! approchez-vous que je vous caresse avec cette batte. Croyez-vous, cuistres ignares, qu’on traduise les livres de cette façon ? Avez-vous l’intention de continuer à piller tel ou tel auteur avec le même sans-gêne ? Ne savez-vous pas que ni l’Oficina testoris ni la Poliantea 43 n’ont à être dépouillées par vous d’une manière malhonnête ? Qui vous a appris à refaire les vieux livres et à changer le titre ? Ah, pédants, pédants, coquins de pédants ! N’avez-vous rien d’autre à faire ? – Et tout en leur bottant les fesses, je les renvoie à l’école et leur promets, s’ils ne changent pas de conduite, de les faire châtrer. Jamais je n’eus envie de leur dire : – Faites par vous-mêmes et composez un ouvrage de votre cru – parce qu’il m’aurait semblé avoir gaspillé ma salive et mon temps ; d’abord, parce qu’ils ne savent pas faire, et ensuite parce que personne ne les lirait. À peine dirait-on : ouvrage de tel ou tel – oh, oh, c’est un pédant – eh oui, il servira à envelopper des saucisses ! Si les fricassées et les rapines faites au détriment des bons auteurs latins subissent le même sort, alors pensez à celui de leurs propres écrits, déboulant de leur pure et simple pédanterie ! Les rapetasseurs des écrits d’autrui font que je reste quelquefois un moment silencieux ; regarde ce livre, regardes-en un autre, feuillettes-en un, feuillettes-en un autre encore, parcours, considère, examine et réfléchis, me voilà bien forcé de me taire et de hausser les épaules ; et si quand même je ne veux pas crever d’étouffement, je lâche un soupir et sussurre deux gentillesses tout doucement : – Oh, pauvres auteurs, dans quelles pattes êtes-vous tombés ! – Un autre dirait tout à trac, n’ayant pas la patience que j’ai moi : – Canaille (vous devriez avoir honte d’assassiner les livres de cette façon) que fait ici cette glose ? Qu’est-ce que c’est que ces allégations ? Pourquoi expliques-tu cette chose à contresens ? Quelle espèce de commentaire est celui-ci ? Quelle interprétation, quelle confusion, quelle mutilation as-tu fait subir au malheureux auteur ? Va te faire pendre ailleurs ! Écris de ton cru et ne rapetasse pas ce qui appartient à autrui. – Et si, piqué au vif, l’homme se mettait en colère, on irait jusqu’à lui appliquer une claque sur le museau ou à lui faire manger tout ce livre assassiné par son ignorance. Il me semble entendre des gens dire : – Il dit vrai. – Ces livres qui sont sans nom d’auteur, ou sous un faux nom, finissent par me dégoûter ; et je préfère en rester là, pour n’avoir rien à dire sur leurs agissements, soit pour louer soit pour blâmer. L’Ennuyé, un de nos académiciens, dès qu’il trouve un livre dont il ne connaît pas l’auteur, considère qu’il l’a déjà lu. Ce sera une bonne chose que je ne fasse plus les cent pas sur ces Marbres ; je me suis démené tout seul un bon bout de temps comme font les fous, j’ai écouté aussi un peu : je vais rentrer chez moi, parce que je vois bien que ces gens-là vont rester jusqu’à minuit.
4 Le Hardi. Ne t’en va pas, le Bizarre, moi aussi je vais partir ; attends-moi jusqu’à ce que je sache quand ces messieurs entendent commencer les arguments ordonnés et prévus, puis je viens.
5 Le Bizarre. Écoute ; sur tout ce que tu cherches, je te contenterai ; tu n’as donc pas besoin d’y aller. Dis-moi, que fais-tu ici ?
6 Le Hardi. Je suis venu pour accompagner un poète étranger à la région qui a apporté une cargaison de bons mots florentins et qui veut qu’un de nos académiciens les lui dénoyaute ; il est venu exprès, comme s’il n’y avait pas de Florentins en dehors d’ici ; car enfin ce sont des choses que le plus infime d’entre eux connaît très bien.
7 Le Bizarre. C’est ce que j’ai entendu dire aux Marbres, que lundi soir ils veulent commencer à expliquer je ne sais quoi sur des règles de grammaire, des vocables, des dictons, des mots d’esprit, des sentences : oui, oui, j’ai tout compris.
8 Le Hardi. Nous aussi, si Dieu le veut, nous serons de la fête.
9 Le Bizarre. Oui, oh, il faut bien. As-tu vu la liste des œuvres nouvelles qu’on imprime à présent à l’académie ! Ah, ce sont des choses plutôt bizarres !
10 Le Hardi. Si elles sont bizarres, elles doivent être de toi.
11 Le Bizarre. Non, elles sont du Dévot, de l’Élevé, du Passant, du Pèlerin et du Romieu : ces cinq pontifes ont sorti là le grand jeu ; oh, la docte, ingénieuse et surprenante merveille ! Je te jure n’avoir jamais vu doctrine ni invention plus admirable.
12 Le Hardi. Comment les ont-ils baptisées ?
13 Le Bizarre. Je vais te le dire : il y a dans la ville de nombreuses confréries, et nos académiciens, pour montrer l’obligation qu’ils ont envers Dieu de les avoir ainsi instruits dans la sagesse, et pour faire connaître l’amour qu’ils portent à leur prochain, au cours de ce dernier Carême, sont allés tenir certains discours dans les écoles ou compagnies, et ont composé cinq livres, chacun un, qui traitent de tout ce qu’on peut savoir, sur la vie de l’homme, au profit du chrétien et dans ce seul but. On ne parle pas des matières que l’Église a résolues, comme ceux qui, il y a longtemps, ont établi chez eux tout ce qu’a résolu le Souverain Pontife : mais, tu vois, ce sont des choses si belles, si doctes et, j’ose le dire, si divines, qu’on ne peut guère les perfectionner.
14 Le Hardi. Je regrette beaucoup d’être resté si longtemps hors de l’académie ; mais lire ces livres me fera le plus grand bien. Mais serviront-ils à quelque chose ?
15 Le bizarre. Je suis même d’avis que tout le monde en voudra ; je le répète, et j’en ferais le serment, que tous les gens, attirés par la science et le charme de ces ouvrages, seront forcés de les avoir chez eux.
16 Le hardi. Quels titres ont-ils donnés à ces livres admirables ?
17 Le Bizarre. Les premiers feuillets ne sont pas encore faits, mais je pense qu’ils vont les appeler Éléments de l’âme ou bien La Vie pérégrine ; et s’ils ne se décident pas, ils diront Les Prêches des académiciens pèlerins.
18 Le Hardi. Ce titre-ci me plaît davantage. Y a-t-il autre chose qui doive sortir ?
19 Le Bizarre. Ce n’est pas ce qui manque ! Mais en premier lieu, sachant qu’ils sont débiteurs envers ceux qui savent et envers ceux qui ne savent pas, ils veulent pour l’honneur de Dieu et grâce à leurs ouvrages, être utiles et distraire. Tu as lu Les Mondes 44, n’est-ce pas ?
20 Le Hardi. Oui, je les ai lus et moi aussi j’y ai puisé.
21 Le Bizarre. C’est vrai ; je ne me souvenais pas que tu te trouvais dans la ville à cette époque. De même qu’il y a le Très Grand Monde, de même il s’y trouve une partie de ces propos : mais je m’esbaudis que ces écrits soient si étranges, si passionnants et si beaux que c’en est incroyable ; ils ont de l’esprit, ravissent l’intelligence, et te transportent avec un contentement suprême de l’âme.
22 Le Hardi. Chaque heure me semblera aussi longue qu’une année tant que je ne les verrai pas. Mais voilà ce froid poète : retirons-nous, car je ne veux pas être englué par lui toute la nuit ; allons babiller ailleurs.
23 Le Bizarre. Ce sera préférable.
Notes de bas de page
36 I Marmi, t. 1, p. 154 à 159.
37 Allusion aux Pistolotti amorosi del Doni, con alcune altre lettere d’amore di diversi autori, ingegni mirabili e nobilissimi, édité à Venise en 1552.
38 Lucius ou L’Âne, ouvrage attribué à Lucien de Samosate.
39 L’Âne d’or ou Les Métamorphoses d’Apulée, écrivain latin du IIe siècle de notre ère.
40 Deucalion et Pyrrha, qu’Ovide évoque dans le livre I de ses Méta - morphoses.
41 Allusion à Ésope et à ses Fables, mais aussi à lui-même, Doni, qui dans sa Moral Filosofia imita le recueil indien Pancatantra.
42 Verbi gratia ou verbi causa : par exemple.
43 Dictionnaires latins en usage à l’époque : Officina Joannis Ravisii Textoris Nivernensis de Jean Tixier de Ravisy ; Polyanthea, opus suavissimis floribus exornatum de Domenico Nani Mirabelli.
44 Les Mondi, de Doni : Mondi celesti, terrestri et infernali, comprenant Mondo piccolo, grande, misto, risibile, imaginato, de Pazzi, e massimo.
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