Chapitre I
Des journaux à l’épitaphe
p. 43-69
Texte intégral
Errico Beyle
Milanese
Visse, Scrisse, Amò
Quest’anima
Adorava
Cimarosa, Mozart e Shakespeare
Morì di anni 18..
Il . 18..1
1Il est étonnant que, pour son épitaphe, Stendhal ait eu recours à la troisième personne : « Il vécut, il écrivit, il aima », lui qui n’a eu de cesse d’utiliser la première pour se raconter, quitte à revenir régulièrement sur ce problème et à s’en justifier, que ce soit dans De l’amour (« On peut reprocher de l’égotisme à la forme que j’ai adoptée. ») ou Mémoires d’un touriste (« Ce n’est point par égotisme que je dis je »). Pourtant, l’un des fils d’Ariane qui traverse les différentes phases du projet autobiographique de Stendhal est celui du il qui se substitue au je. Ce phénomène, dont Georges Blin et Michel Crouzet ont relevé l’importance dans leurs études sur la personnalité et le Moi chez Stendhal2, sera analysé ici pour trois raisons. Premièrement, il servira à établir des ponts entre les imposants journaux de jeunesse et la maigre épitaphe des dernières années. Deuxièmement, il expliquera pourquoi le volume de texte autobiographique est allé decrescendo avec les années. Troisièmement enfin, ce phénomène nous permettra de voir en quoi le biographique a émané de l’écriture diariste autobiographique. On a pu insister, à juste titre, sur la part autobiographique des « vies » stendhaliennes3, mais très peu sur la part biographique de textes personnels ou autobiographiques comme ses journaux ou la Vie de Henry Brulard. L’entreprise d’écriture de soi chez Stendhal est semblable à une pyramide : à la base, il y a les journaux et papiers (et, dans une certaine mesure, sa correspondance, c’est-à-dire « l’histoire de [son] esprit4 »), et tout en haut, son épitaphe, compendium d’une vie et considérée ici comme l’apogée du récit de vie dans ce qu’il a de plus bref. L’épitaphe trouverait d’ailleurs sa place dans la lignée des notices, comme l’a relevé Daniel Madelénat : « La concision, il est vrai, peut encore se “miniaturiser” en inscription funéraire qui enregistre une factualité minimale et condensée » : elle est alors « semence de biographie5 ». On a pu aussi de manière fort pertinente s’interroger, à propos des « vies » de grands hommes de l’Antiquité, sur le lien qui unit ces dernières aux épitaphes en général : « Un tel genre a-t-il eu pour origine l’inscription sur la pierre tombale ? Les cimetières sont à leur manière d’immenses recueils de “Vies”, avec leurs nids familiaux juxtaposés6. »
2Toutes les œuvres autobiographiques de Stendhal rédigées à la première personne contiennent un récit alternatif et parallèle, qui constitue aussi une route de sortie potentielle de la pratique intimiste de l’écriture. Ces récits parallèles soulèvent un certain nombre de questions, surtout du fait de leur changement de perspective. En effet, la troisième personne prend parfois le relais du récit fait à la première personne. Les deux personnes grammaticales se côtoient et se succèdent alors, que ce soit indépendamment l’une de l’autre (dans certaines notices, par exemple), ou au sein d’une même œuvre, comme dans la Vie de Henry Brulard ou les journaux. Considérer l’épitaphe comme récit de vie bref amène à se poser la question des conditions d’émergence d’un tel texte. Des journaux à la pierre tombale en passant par les Notices autobiographiques, les Souvenirs d’égotisme et la Vie de Henry Brulard, ce chapitre se propose d’observer les différents emplois de la troisième personne et d’analyser les raisons qui font de celle-ci l’un des principaux facteurs de diminution du volume de texte autobiographique et du passage au biographique.
3Un premier facteur majeur explique cette diminution. À l’origine, il y a chez Stendhal la difficulté, quand ce n’est pas l’impossibilité, à dire la sensation vécue. À de nombreuses reprises ce dernier fait état de ce problème qui en vérité le travaillera toute sa vie, au point de venir ni plus ni moins interrompre le récit en cours, qu’il s’agisse d’un simple paragraphe des journaux, ou plus malheureusement, de la Vie de Henry Brulard. La formule, empruntée à François ier, est restée célèbre et constitue l’un des leitmotive stendhaliens : « [L]e sujet surpasse le disant7. » Nul besoin de citer toutes les récurrences de ce problème dans les écrits personnels. Trois exemples tirés des journaux en donneront une idée générale : « [L]a moindre chose m’émeut, me fait venir les larmes aux yeux, sans cesse la sensation l’emporte sur la perception, ce qui m’empêche de suivre le moindre projet8. » « [S]ouvent je troublerais mon bonheur en cherchant à le décrire9. » « Je sens bien qu’on gâte la plus jolie partie, comme la plus jolie femme, en la disséquant10. » La question a été admirablement traitée par Jean-Pierre Richard11. La présente analyse, sans les reprendre dans leur détail, tiendra compte de ces considérations en ceci que les épitaphes (nous garderons à l’esprit leurs différentes moutures, développées plus loin, et non seulement la version que l’on peut lire aujourd’hui), du fait qu’elles ne laissent aucune place à la description et au commentaire, incarnent la difficulté à exprimer les sentiments les plus profonds. À la fin, seul importe l’essentiel, à savoir les quelques verbes qui résument une vie : naître, écrire, vivre (au sens de vivre pleinement sa vie), aimer, mourir, reposer. Et au passant qui lira l’épitaphe de Stendhal au cimetière de Montmartre, on pourrait appliquer cette phrase que Beyle se destine à lui-même en 1805 : « Quand tu t’imposes le silence, tu trouves des pensées ; quand tu te fais une loi de parler, tu ne trouves rien à dire12. » D’où l’immense pouvoir d’évocation de ces quelques lignes venues d’outre-tombe : à chacun d’y mettre les pensées qu’il souhaite, d’y associer les données d’une expérience qui lui est propre. Pour être froide et factuelle stylistiquement, l’épitaphe n’en est pas moins puissante.
4Richard constate que « [t]out commence par la sensation13 », mais celle-ci, pour être communiquée, doit se heurter au médium du langage. D’où le recours de Stendhal aux Idéologues comme Destutt de Tracy et Cabanis, qui lui fournissent les outils pour mieux cerner et exprimer ses sensations. Un pas est effectué de la sensation pure à son expression. Mais très vite la tâche échoue, car Richard constate avec Stendhal qu’on ne peut rendre compte de ces sensations que par la négative, c’est-à-dire par ce qu’elles ne sont pas, comme dans le clair-obscur, où l’obscur sert à mettre en évidence le clair : « C’est ici le vide qui est chargé de suggérer la plénitude, l’ombre d’appeler la lumière14. » Comment Stendhal peut-il sortir de cette impasse, de ce silence auquel il semble condamné ? : « Mais la Chartreuse réussit là où Henry Brulard avait échoué ; et cette réussite semble bien due à ce que Stendhal y reprend et transpose ce procédé du ton général qu’il avait emprunté aux plus grands peintres15. » C’est donc dans le passage au roman que Richard voit la solution au problème.
5Roland Barthes, vingt-cinq ans plus tard, reprend cette idée en laissant de côté le ton général. Dans les grandes lignes, son constat est le même : difficulté chez Stendhal à décrire la sensation, qui n’est d’ailleurs jamais racontée, mais simplement dite16. Comme pour Richard, le problème du langage est un problème central, et Barthes de constater : « Toute sensation, si l’on veut respecter sa vivacité et son acuité, induit à l’aphasie17. » Soupçon porté au langage, qui est traître, d’où l’admiration vouée aux mathématiques, stables et fiables. Richard avait évoqué les raisons de cette passion : « Et si Stendhal aima tant les mathématiques, ce fut pour avoir très tôt reconnu en elles une puissance immobilisante, une passion d’exactitude qui les situe dans l’échelle de la rigueur bien au-dessus de toutes les autres créations humaines18. » Richard et Barthes arrivent à la même conclusion, avec ceci de différent que ce n’est pas dans un ton général que le second situe ce qu’il appelle le passage « du Journal au Roman, de l’Album au Livre (pour reprendre une distinction de Mallarmé). » Selon lui, Stendhal a pu abandonner la sensation grâce à « cette grande forme médiatrice qu’est le Récit, ou mieux encore le Mythe19 ». Or le Récit et le Mythe, chez Barthes, nécessitent « l’action de deux forces : d’abord d’un héros […] ; ensuite une opposition, une antithèse, un paradigme, en somme, qui met en scène le combat du Bien et du Mal et produit ainsi ce qui manque à l’Album et appartient au Livre, à savoir un sens. » L’ouverture de La Chartreuse de Parme est de nouveau citée pour illustrer ce phénomène de « transcendance même de l’égotisme » par la fête20.
6Toutefois, il convient de remarquer que c’est au sein même des écrits autobiographiques, plutôt que d’un genre vers un autre (des journaux au roman), qu’émergent les conditions mêmes de la diminution du volume des écrits dits intimes, ainsi que les premières tentatives de biographies à la troisième personne. Richard et Barthes rappellent fort justement l’importance du langage, perçu à la fois comme médium et obstacle. Or dans la querelle, du moins la cohabitation, entre le je et le il, il est avant tout question du langage et de ses possibilités. Certes, la première personne surpasse de très loin en quantité la troisième, mais les interrogations récurrentes de Stendhal sur l’efficacité du il au fil de ses écrits prouvent que la question le taraude. À ce titre, celle-ci mérite d’être étudiée, sur un terrain linguistique et formel plutôt qu’existentiel, car elle fait apparaître sur la durée les implications narratives et génériques de l’emploi de la troisième personne.
« Connais-toi toi-même »
7Pour entamer cette histoire en filigrane des épitaphes stendhaliennes, il faut remonter aux divers journaux, qui en 1801 marquent le début du projet de connaissance de soi. Ces derniers sont destinés à être lus et relus par leur propre auteur (les notes et commentaires ajoutés par lui et datés confirment que plusieurs relectures ont été effectuées) afin de se corriger de certains vices. C’est un manuel d’apprentissage personnel dont la lecture est formellement déconseillée aux curieux, dont on craint les lazzi et les jugements. L’effort autobiographique de Stendhal peut se résumer, dans sa majeure partie, en ces quelques mots : « Nosce te ipsum / Je crois avec Tracy et la Grèce que c’est le chemin du bonheur. Mon moyen, c’est ce journal21. » Cette idée refait surface à plusieurs endroits, en des termes similaires. Or, une vingtaine d’années plus tard, les Souvenirs d’égotisme et la Vie de Henry Brulard dresseront à l’unisson ce constat désabusé mais central, en ce sens qu’il justifiera la démarche d’écriture : « Je ne me connais point moi-même et c’est ce qui quelquefois, la nuit quand j’y pense, me désole22. » « Je vais avoir cinquante ans, il serait bien temps de me connaître23. » Ces deux phrases font écho à une série de questions amorçant ou ponctuant les courts paragraphes des premiers chapitres de ces œuvres. Ainsi, dans les Souvenirs d’égotisme, s’enchaînent les « Quel homme suis-je ? Ai-je du bon sens, ai-je du bon sens avec profondeur ? » et autres « Suis-je bon, méchant, spirituel, bête24 ? » La Vie de Henry Brulard reprendra d’emblée ces interrogations : « […] en vérité ai-je dirigé le moins du monde ma vie ? » « Qu’ai-je donc été ? Je ne le saurais. À quel ami, quelque éclairé qu’il soit, puis-je le demander ? » « Avais-je donc un caractère triste ? » « Ai-je été un homme d’esprit ? Ai-je eu du talent pour quelque chose ? » « Mais ai-je eu le caractère gai25 ? »
8Au vu du travail autobiographique opéré de 1801 à 1835 environ, force est d’admettre que le désir de se connaître soi-même a débouché sur un échec, puisque les questions posées au début de la Vie de Henry Brulard, postérieure aux Souvenirs d’égotisme, ramènent l’écrivain au point d’où il était parti. Il faut toutefois nuancer cette remarque : l’échec fut bien relatif. La question « Ai-je été un homme d’esprit ? », par exemple, trouve sa réponse quasi immédiatement : « J’ai été homme d’esprit depuis l’hiver 1826, auparavant je me taisais par paresse26. » Les questions posées servent surtout d’amorce au travail de la mémoire, et la chasse aux souvenirs prendra en un sens plus d’importance que la vérité qu’elles seront censées mettre en lumière. Par ailleurs, les questions existentielles qui parsèment ce chapitre se mêlent à des questions d’ordre plus pratique, destinées elles aussi à ressasser, avec une tendre nostalgie, le souvenir des femmes aimées. Ainsi de Métilde Dembowski, qui « a occupé absolument [s]a vie de 1818 à 1824 » et dont il n’est « pas encore guéri » en 1835, subsiste ce doute : « M’aimait-elle27 ? »
9De tout cela transparaît une forme de satisfaction, de plaisir à ne pas trancher, car répondre à ces questions, ce serait mettre fin à l’évocation d’un monde et d’une époque. Les questions motrices du récit demeurent en suspens, puisque les Souvenirs et Brulard sont deux œuvres inachevées. D’une part, ces questions renvoient, thème par thème, à des interrogations datant de 1807 : « Quel a été mon état dans le monde ? Mes maîtresses ? Mes lectures ? Réfléchir profondément à cela28. » D’autre part, elles annoncent celles du dernier chapitre de Brulard, comme si, sentant approcher la fin, Stendhal revenait un instant sur le plaisir d’errer de souvenir en souvenir, ce que seule la forme interrogative, du fait de son indétermination, pouvait lui permettre :
Comment faire un récit un peu raisonnable de tant de folies ? Par où commencer ? Comment rendre cela un peu intelligible ? Voilà déjà que j’oublie l’orthographe […] Quel parti prendre ? Comment peindre le bonheur fou ? Le lecteur a-t-il jamais été amoureux fou ? A-t-il jamais eu la fortune de passer une nuit avec cette maîtresse qu’il a le plus aimée en sa vie ? […] Comment peindre l’excessif bonheur que tout me donnait ? C’est impossible pour moi29.
10Ici se profile le second échec, qui fait écho à celui de l’entreprise autobiographique en général. Mais c’est un échec tout en beauté. Curieuses questions que celles qui, tout en révélant l’incapacité de leur auteur à coucher ses sensations sur le papier, transmettent cependant toute leur émotion. Les faits restent donc inconnus de nous, puisque le récit prend fin, mais les questions et l’émotion qu’elles contiennent en annoncent la teneur. Au demeurant, l’émotion communiquée importe certainement plus que les faits.
11La Vie de Henry Brulard n’est qu’un exemple de ce phénomène de récit avorté. Le vaste effort autobiographique de Stendhal n’est pas sans ses essoufflements, ses haltes. L’un de ses tout premiers journaux, en avril 1801, s’ouvrait en des termes ambitieux :
J’entreprends d’écrire l’histoire de ma vie jour par jour. Je ne sais si j’aurai la force de remplir ce projet, déjà commencé à Paris. Voilà déjà une faute de français ; il y en aura beaucoup, parce que je prends pour principe de ne pas me gêner, et de n’effacer jamais. Si j’en ai le courage, je reprendrai au 2 ventôse, jour de mon départ de Milan, pour aller rejoindre le lieutenant g[énér]al Michaud à Vérone30.
12Or dès le début, Beyle est conscient de la quasi-impossibilité de la tâche qu’il s’est fixée : les « Je ne sais si j’aurai la force » et « Si j’en ai le courage » témoignent de sa lucidité. Il suffit de lire quelques pages des journaux pour s’apercevoir que l’expression « l’histoire de ma vie » constitue un fourre-tout bien pratique. Jean Prévost a montré l’absurdité qu’il y aurait à la prendre à la lettre : « Comme si un auteur de cet âge pouvait faire du premier coup exactement ce qu’il veut ; et comme si dans ce Journal il avait voulu faire la même chose durant plusieurs années31. »
13Ces balbutiements d’autobiographe, ponctués de remarques témoignant de la grande maturité du diariste en herbe face à un projet d’une telle ampleur, présagent de l’évolution de l’entreprise autobiographique, ambitieuse au départ, mais plus restreinte et mieux réfléchie avec le temps. Le volume de tout le matériel du présent et de la mémoire va progressivement diminuer pour ne laisser place qu’à l’essentiel, les quelques mots de la fin, les précieuses gouttes du filtrat de l’écriture de toute une vie.
Du je au il
14Un phénomène en particulier, le passage de la première à la troisième personne, explique l’amenuisement du volume autobiographique sur ces trente années. On le retrouve ici et là, de manière inattendue. Souvent il détonne, rompt un rythme, un ton ou une atmosphère. Les tergiversations de Brulard à ce sujet au premier chapitre de sa Vie sont connues :
Oui, mais cette effroyable quantité de Je et de Moi ! Il y a de quoi donner de l’humeur au lecteur le plus bénévole. […] On pourrait écrire, il est vrai, en se servant de la troisième personne, il fit, il dit. Oui, mais comment rendre compte des mouvements intérieurs de l’âme32 ?
15En écrivant cela en 1835, Stendhal s’interrogeait tout haut sur une hésitation qui en vérité s’était traduite de manière concrète dans ses journaux longtemps avant. On peut parler, pour décrire cette dérive progressive du je vers le il, d’une véritable tentation de la troisième personne tout au long de son entreprise d’écriture de soi. Si dès 1805 Beyle expérimente la troisième personne, c’est parce que celle-ci présente des avantages auxquels la première ne se prête pas : la brièveté, la synthèse et le détachement.
16En effet, les travaux autobiographiques principaux de Stendhal révèlent que concision, esprit analytique (par opposition au sentimentalisme que peut engendrer la première personne) et troisième personne vont tous trois de concert. Cela se vérifie dans ses journaux et papiers ; les diverses Notices autobiographiques33, datées respectivement de 1820, 1831 pour deux d’entre elles, 1833 et 1837 ; les Souvenirs d’égotisme (1832) et la Vie de Henry Brulard (1835) ; et enfin l’épitaphe, placée en tête de ce chapitre, récit de vie dans sa forme la plus minimale, et incorporable à l’œuvre autobiographique du fait de sa présence centrale dans les Souvenirs d’égotisme (chapitre vi), ainsi que des commentaires qui l’entourent.
Place des journaux dans l’œuvre
17Les journaux constituent l’œuvre la plus volumineuse de l’écriture personnelle chez Stendhal. Mais peuvent-ils être considérés une œuvre, et font-ils partie de l’œuvre de Stendhal ? Vaste question. Incontestablement, il manquerait tout un pan de la fresque si nous ne connaissions pas ces journaux et papiers, et ce serait une immense partie de la formation d’écrivain (au sens seulement où il écrit) de Beyle/Stendhal qui disparaîtrait d’un coup. Les remarques de Gérard Genette ne laissent pas de doute sur la place des journaux dans l’« œuvre » en général, et a fortiori renforcent l’idée selon laquelle l’épitaphe fait partie intégrante de ce grand patchwork qu’est le « corpus stendhalien » :
Où commence l’œuvre ? Où finit-elle ? Même si l’on veut tenir pour pathologiques (mais le plus pathologique n’est-il pas le plus signifiant ?) les cas extrêmes évoqués à l’instant, tout lecteur de Stendhal qui ne s’est pas arrêté aux cinq ou six « chefs-d’œuvre » canoniques sait bien quelle indéchirable continuité s’établit de la Correspondance au Journal, du Journal aux essais, des essais aux récits. L’œuvre « romanesque » ne jouit d’aucune autonomie définissable par rapport à l’ensemble des écrits34.
Aporie du stendhalisme. Elle pourrait se formuler à peu près comme suit : ce que l’on appelle l’« œuvre » de Stendhal est un texte fragmenté, morcelé, lacunaire, répétitif, et par ailleurs infini, ou pour le moins indéfini, mais dont aucune partie ne peut être séparée de l’ensemble. Qui tire un seul fil doit emporter toute la nappe, avec ses trous, et jusqu’à son absence de bords35.
18Ces considérations ont pu susciter quelques réserves, d’Yves Ansel en particulier, pour qui « “tout ce que trace la plume de Beyle” n’est pas louable, n’est pas stendhalien », car ce serait faire fi des notions fondamentales que sont la « valeur » et la « hiérarchie » des différents écrits de Stendhal36.
19Roland Barthes n’accorde pas la même valeur au journal intime. Sans viser spécifiquement ceux de Stendhal, il s’interroge sur le statut d’œuvre du journal :
Je n’esquisse pas ici une analyse du genre « Journal » (il y a des livres là-dessus), mais seulement une délibération personnelle, destinée à permettre une décision pratique : dois-je tenir un journal en vue de le publier ? Puis-je faire du journal une « œuvre » ? Je ne retiens donc que les fonctions qui peuvent m’effleurer l’esprit. Par exemple, Kafka a tenu un journal pour « extirper son anxiété », ou, si l’on préfère, « trouver son salut ». Ce motif ne me serait pas naturel, ou du moins constant. De même pour les fins qu’on attribue traditionnellement au Journal intime ; elles ne me paraissent plus pertinentes. On les rattachait toutes aux bienfaits et aux prestiges de la « sincérité » (se dire, s’éclairer, se juger) ; mais la psychanalyse, la critique sartrienne de la mauvaise foi, celle, marxiste, des idéologies, ont rendu vaine la confession : la sincérité n’est qu’un imaginaire au second degré. Non, la justification d’un Journal intime (comme œuvre) ne pourrait être que littéraire, au sens absolu, même si nostalgique, du mot37.
20Enfin, Maurice Blanchot explique pour sa part que le journal est indissociablement lié à l’œuvre en cours d’élaboration38 ; nous y reviendrons en détail dans le quatrième chapitre.
21Par conséquent, que l’on parte du principe d’unité du « corpus stendhalien39 » de Gérard Genette ou de la « justification littéraire » du journal intime selon Barthes (qu’il justifie par quatre motifs, particulièrement prégnants pour celui qui nous intéresse : poétique, historique, utopique, amoureux), les journaux de Stendhal restent une partie intégrante de son œuvre au sens large, et le terrain privilégié pour une étude du passage de la première à la troisième personne.
Apparitions du il
22Le recours à la troisième personne apparaît très tôt dans le projet autobiographique pris dans son ensemble. Il en marquera divers moments et étapes. La première manifestation de ce phénomène se fait quasiment en passant, dans une note marginale où l’auteur se parle à lui-même, datée du 9 avril 1805 : « Je ne parle dans ce journal que du courant des affaires vulgaires ; […] This for coxcomb40 », c’est-à-dire « pour le fat », référence à lui-même un peu obscure qui laisse place peu de temps après à quelque chose de plus clair, les manifestations qui nous intéressent pouvant prendre des formes légèrement différentes les unes des autres. Le 28 juillet 1805, on lit « en tête de ce nouveau cahier » (pour reprendre les indications de Martineau dans sa précédente édition) : « Journal de sa vie. Du 9 thermidor an xiii (juillet 1805) jusqu’au 15 avril 180641. » L’intérêt de cette citation réside dans l’adjectif possessif « sa », par opposition à un plus logique « Journal de ma vie », toutefois présent ailleurs. Le premier pas vers une distanciation du sujet énonçant par rapport à son texte semble être franchi ici même, comme si Beyle, âgé de vingt-deux ans à ce moment précis, souhaitait déjà prendre du recul et se regarder, à travers cet écrit, comme une autre personne. Ainsi certains journaux, guidés dans le texte par le je, sont englobés dans une troisième personne plus synthétique et exhaustive, incarnée par le « sa » du « Journal de sa vie ». On la retrouve dans la partie suivante : « Journal de sa vie. Depuis le 15 avril 1806 jusqu’au 3 mai 181042. »
23C’est en 1809 que survient le premier développement concret de ce changement de personne naissant, mais très vite avorté, ainsi qu’en témoigne le passage suivant. En tête de ce nouveau cahier, on peut lire : « The Life and sentiments of silencious Harry », suivi de « The Life and opinions », référence (elle aussi indicatrice du changement de personne) au roman de Laurence Sterne et à son personnage de Tristam Shandy. Beyle se reproche souvent sa timidité et son manque d’initiative envers les femmes, d’où la présence, peut-être, de l’adjectif « silencious », annonçant ici le je qui soudain se tait. Quoi qu’il en soit, le changement brusque de ton prend le lecteur par surprise :
Il s’est levé à neuf heures parce qu’il avait lu jusqu’à une heure et demie les Mémoires de la Régence. Il avait la fièvre. Il a signé les billets de sortie et a eu cinq ou six visites d’affaires. M. Pacotte est arrivé. La petite Joséphine (de Lhoste) est venue ; il s’est fait branler, après quoi habiller rapidement ; déjeuné de même. Il s’est jeté en voiture et est arrivé chez la princesse Palfy. Il y a trouvé Mme Guérin avec laquelle il a été galant et gai. Un moment de rêverie de Mme de Palfy, après lequel elle a été aimable avec Henri, mais de l’amabilité dont elle est avec tout le monde, qui prouve l’absence de tout autre sentiment. Elle n’avait pas dormi. On est allé faire des emplettes43 […].
24Les je et nous prennent ensuite la relève, absolument sans prévenir, exactement comme le il et le « Henri » au début.
25Cette tendance est illustrée par d’autres exemples significatifs tirés du journal de 1810, année où la passion de Beyle pour Alexandrine Daru (alternativement Marie, Mme Z., Mme D., la princesse ou comtesse Palfy, etc.), l’épouse de son cousin et protecteur Pierre Daru, atteint son apogée : « Djorn’l, or anatomy of the thoughts, feelings and events of Harry, from the 9th mai 1810 till 12 août 1810. (3 mois et 3 jours44.) » « Fredetto, non pas triste, mais gai par nature et non pas plus gai parce qu’il voit Marie45. » « His happiness is solitude, il est vrai, but in a great city46. » Relevons l’emploi du mot « anatomy », terme médical impliquant une prise de distance, et surtout un objet extérieur à soi : on effectue rarement l’anatomie de soi-même.
26En 1811, dans son journal d’Italie, Beyle consigne ceci (il parle et s’adresse à un futur lui-même à la troisième personne, dans une sorte d’étrange dédoublement temporel) : « The last part of a tour through Italy, présentée en toute humilité à M. H[enri] de B[eyle], âgé de trente-huit ans, qui vivra peut-être en 1821, par son très humble serviteur, plus gai que lui, le H. B. de 181147. » Le 20 janvier 1813, il écrit son propre caractère, au sens de la forme littéraire que La Bruyère a rendue si célèbre. Beyle et son ami Crozet s’amusaient parfois à écrire ensemble des caractères de personnes connues d’eux. Voici comment Beyle se caractérise :
Character of Mr Mys[elf]
L’esprit conçoit des idées neuves et qui se trouvent telles par le moyen indiqué ci-dessous, quelquefois grandes par l’habitude d’essayer pour chaque idée si elle peut être généralisée.
Le caractère est timide, mais, dans les occasions qu’il croit grandes, se jette avec plaisir dans l’incertain.
Cet homme, étant penseur par état et aimant son état, ne donne jamais toute l’attention possible à ce qu’il fait.
Il se pourrait que ce ne fût pas par timidité qu’il n’eût pas dans la vie les petites audaces journalières qui font l’occupation d’un sous-lieutenant.
Ainsi, ce matin, en traversant un chantier où il voyait passer une servante, il eût pu éviter un contour par une rue boueuse, mais il suivait la pensée qu’on écrit actuellement, et a pensé que, si quelqu’un le reprenait de passer par ce chantier, son attention serait appliquée à faire une réponse fière et qu’il perdrait son autre pensée.
Ce qui prouve la timidité, c’est not having danced yesterday with c[ountess] Palfy.
Ses pensées sont neuves parce qu’il a refait à neuf beaucoup d’idées générales qui servent de mesure, comme : gloire, grandeur, bonheur, etc.
[…]
Il distingue mieux dans la nature les passions différentes.
Un hom[me] qui a vu peu de tableaux en admire un de Rubens, il n’y distingue point le coloris, le dessin, le clair-obscur ; M. Mys[elf] distingue tous les analogues dans le degré d’importance avec lequel M. le c[omte] Clé[ment] de Ri[s] se fait voir écoutant M. Kon.
La timidité est peut-être une qualité nécessaire à un observateur. Elle lui fait voir les nuances de chaque chose, il les voit avec exactitude parce qu’il les pèse.
Un hom[me] hardi entre dans un salon, il ne donne son attention qu’à la maîtresse de la maison, souvent à rien. Quand je vais chez moth[er], je médite toujours sur les moyens de ne pas m’ennuyer en telle société. Quand j’y entrais autrefois, tout me frappait, jusqu’à la position des chaises.
Je croirais donc qu’une timidité dont on se corrige peu à peu par le raisonnement est utile à l’observateur48.
27De nouveau, le passage d’une personne grammaticale à une autre se fait sans aucune forme de transition. Il n’y a, en toute apparence, pas de logique derrière, d’où le côté déroutant de cette pratique. On pourrait penser que Beyle, commençant son « caractère » avec « il » et « cet homme », se cantonnerait à la troisième personne ; il n’en est rien. Le « je » refait surface quand on l’attendait le moins : « Quand je vais chez moth[er], je médite toujours […]. » Il y a dans tout cela un effet de déstabilisation sur lequel il faut s’interroger, car il préfigure l’hésitation qui se manifestera au début de Vie de Henry Brulard.
28Pour conclure ce recensement des intrusions de la troisième personne dans les journaux, largement dominés par la première, citons ce bref passage « trilingue » du 22 juillet 1812 :
Le peintre Myself étant fort for the ideal of the expression and of the moral beauty, after the example of R[aphaël] . When he passionately desires somewhat per che il suo desio diventa meno, bisogna ch’egli veda di presso questa cosa. Viz. this days he thought with desire on a travel to Russia and Poland, yesterday 21 january he vit Z. speaking with humeur and proudly, ton tranchant to Maz. Cela a ôté l’idéal of this tour49.
29Le cahier qui suit contient quant à lui l’indication « Something for the life of Mys[elf] » (5 mars 1812). Aux exemples qui précèdent, il faut ajouter, à certaines époques des journaux, la récurrence de pseudonymes utilisés par Beyle pour parler de lui-même, comme s’ils désignaient une autre personne : Ceranuto, Dominique ou Mocenigo, nom assez mystérieux qui semble désigner, selon le contexte, soit la personne (« That is usefull for Mocenigo », 5 mars 1812), soit le métier d’écrivain ou l’art d’écrire (« The métier of Mocenigo makes bashfull », même date), voire l’œuvre à venir, l’œuvre pensée mais non encore écrite (« Ce matin, je pensais dans mon lit to Mocenigo avec netteté », 6 avril 1813). Les exemples donnés jusqu’ici donnent une idée de la présence relativement importante de la troisième personne et des façons dont elle se manifeste. À quelques autres exemples près, ils en constituent la matière principale.
Fonctions de la troisième personne
30Parmi les trois grandes caractéristiques de la troisième personne telle qu’elle est employée dans les journaux, la concision, premièrement, apparaît comme le trait le plus manifeste : lorsque Beyle passe au il, l’effort est toujours bref. Souvent, il est interrompu sans raison apparente. Le il, contrairement au je (du moins dans les écrits personnels), ne se prête pas aux longues introspections, à un sentimentalisme débridé, à l’étude du cœur humain, à la confession. La troisième personne, en ce sens, est plus froide, détachée et surtout factuelle. C’est ce qui ressortira principalement des Notices autobiographiques que Stendhal a rédigées au cours des années 1830. Jean Starobinski le note très justement lorsqu’il écrit :
La forme traditionnelle de l’autobiographie tient le milieu entre deux extrêmes : le récit à la troisième personne et le pur monologue. […] Un tel procédé [le passage du je au il] correspond généralement à l’intention de retracer une série de grands événements, où le rédacteur se met en scène comme l’un des acteurs principaux. L’effacement du narrateur (qui assume alors le rôle impersonnel d’historien), la présentation objective du protagoniste à la troisième personne, fonctionnent au bénéfice de l’événement, et, secondairement, font rejaillir sur la personnalité du protagoniste l’éclat des actions dans lesquelles il a été impliqué. Forme apparemment modeste, la narration autobiographique à la troisième personne cumule et comptabilise la somme des événements à la gloire du héros qui renonce à parler en son nom propre. Les intérêts de la personnalité sont ici confiés au il, qui opère une solidification par l’objectivité. Il en va tout à l’opposé dans le monologue pur, où l’accent porte sur le moi, et non sur l’événement50.
31Starobinski met ici en évidence une question clé de l’écriture autobiographique : celle de la présence ou non, au sein du récit, de l’histoire comme partie intégrante. Qu’en est-il chez Stendhal ? La troisième personne accorde-t-elle une place plus prépondérante aux événements historiques dans le but de les valoriser (et au passage, pourquoi pas, l’acteur historique, Stendhal en l’occurrence) ? À cette question, et s’agissant des journaux dans leur ensemble, Philippe Roger répond par la négative : « On trouvera en effet peu de choses sur l’Italie de 1801 où, à vrai dire, le supplétif Beyle joue un rôle des plus minces ; mais presque rien non plus sur la campagne de Russie et moins encore sur la terrible retraite que Beyle semble avoir endurée avec une fermeté hautaine. […] La grande histoire est donc expédiée51. » Selon lui, celle-ci se manifeste toutefois de manière détournée, dans ce qu’il appelle « [c]ette anthropologie du quotidien [qui] nous ramène directement à l’Histoire, racontée autrement52. » Gérald Rannaud était arrivé à la même conclusion : « Ainsi l’autobiographie qui pouvait se donner pour une renonciation à l’Histoire y opère en fait un retour mais détourné53. » De manière fort éclairante, Rannaud montre comment l’histoire s’est quelque peu perdue en chemin dans le passage générique des Mémoires à l’autobiographie. Alors que le mémorialiste, Chateaubriand par exemple, la présente « sous sa forme la plus douloureuse : l’angoisse », l’autobiographe quant à lui « suggère ou affirme l’idée d’une sortie de l’Histoire. L’Histoire est de l’ordre du malheur54. » Rannaud trouve les racines de cette idée dans l’« acte rousseauiste, l’affirmation du “moi seul” [qui] fonde l’autobiographie en lui ouvrant le champ de l’irréductibilité55 ». Toute présence de l’histoire n’est donc pas rayée des écrits personnels de Stendhal, loin de là. Celle-ci se manifeste différemment que dans les Mémoires, genre auquel Stendhal ne s’est pas prêté, bien qu’il lui arrive d’utiliser ce terme pour désigner la Vie de Henry Brulard. Notons toutefois bien l’importance de certains épisodes historiques dans la formation psychologique et intellectuelle du jeune Henri Beyle : l’exécution de Louis xvi, par exemple, qui lui permet de se positionner contre sa famille royaliste aux penchants aristocratiques ; et le passage du Saint-Bernard à la suite de Bonaparte, avec qui Stendhal « tombera » en avril 1814. Au niveau esthétique et littéraire, un autre épisode historique et traumatique majeur a fait comprendre au Stendhal romantique qu’on ne pourrait jamais plus lire et écrire comme avant. Ce dernier exprime cette idée dans les Lettres sur Haydn, par le truchement d’un « jeune colonel » : « “Pour moi, je l’avouerai, […], il me semble, depuis la campagne de Moscou, qu’Iphigénie en Aulide n’est plus une aussi belle tragédie. Je trouve cet Achille un peu dupe et un peu faible. Je me sens du penchant, au contraire, pour le Macbeth de Shakespeare56.” »
32De par son objectivité et sa distanciation plus grandes par rapport au sujet énonçant, la troisième personne laisse davantage de place à l’histoire « pure », c’est-à-dire aux faits historiques, petits ou grands, en particulier dans les Notices autobiographiques, longues listes de faits d’armes et énumérations des divers postes occupés par Stendhal sous le Consulat, l’Empire et la Restauration. Yves Ansel ancre tellement ces Notices dans l’histoire qu’il voit en elles, à juste titre, la continuation logique de récentes lettres officielles de Stendhal dans lesquelles celui-ci, en vue d’obtenir une position dans le régime Bourbon restauré, dresse un véritable « “curriculum” intéressé57 ». Et de préciser quelques pages plus loin : « Qu’il “fasse l’article” (notice nécrologique), qu’il anticipe les jugements futurs et résume sa vie en donnant la liste de ses ouvrages (M. Darlincourt) ou qu’il revête la livrée mensongère du “professionnel de l’expérience”, Stendhal dans tous les cas se place délibérément à la fin du parcours, hors de sa propre histoire, sous le projecteur de la mort ou de la postérité, ce qui le conduit non pas tant à révéler la vérité de sa vie qu’à en écrire la légende, ce qui doit demeurer, ce dont “on” gardera le souvenir58. » Idée fondamentale ici de la légende, qui fait écho au fait que l’épitaphe constitue précisément ce que l’on doit retenir.
33Mariella Di Maio rappelle enfin que « [s]elon Lady Morgan [que Stendhal a peut-être lue], le plus haut degré de l’égotisme se manifeste quand le “génie” rencontre les grands événements de l’histoire59. » Mariella Di Maio, à rebours des remarques qui viennent d’être faites sur la place de l’histoire dans les écrits personnels, laisse entendre qu’égotisme et histoire sont compatibles. On ne peut donc que constater à quel point la question de l’histoire dans l’écriture autobiographique est complexe. L’idée émise par Starobinski selon laquelle l’histoire semble s’éclipser dans le récit à la première personne pour mieux revenir sous la troisième doit donc être nuancée.
34Deuxièmement, la troisième personne a une force globalisante, d’où son utilisation en tête de certains cahiers. Partant, un lien direct peut être établi entre les journaux et la Vie de Henry Brulard, écrite à la première personne mais ayant un titre à la troisième, et au sein de laquelle celle-ci réapparaîtra. Les avertissements qui entourent cette « vie » en font déjà état : « vie de henry brulard écrite par lui-même. Roman imité du Vicaire de Wakefield. À MM. de la Police. Ceci est un roman imité du Vicaire de Wakefield. Le héros, Henry Brulard, écrit sa vie, à cinquante-deux ans, après la mort de sa femme, la célèbre Charlotte Corday. […] Moi Henry Brulard j’écrivis ce qui suit à Rome de 1832 à 183660. » Autant d’extravagances dans les noms et les dates qui alternent entre le je et le il. On pourrait aussi s’interroger sur le surgissement du il, souvent au moment où le récit au je semble s’éterniser. La troisième personne amène alors ce dont la première semble être incapable : l’ordre. Stendhal sera en effet tenté de mettre fin à ses propres « bavardages » au début de Brulard, en introduisant un récit à la troisième personne plus bref, plus net, plus propre. Le bavardage, synonyme de désordre et de laisser-aller, trouve sa rédemption dans le récit, pourvu d’un début et d’une fin. Celui-ci ne pousse pas à la digression effrénée : le il lui fournit d’emblée un cadre.
35Troisièmement enfin, le recours au il peut être assimilé à un processus de fictionnalisation du sujet (« cet homme », « H. de B. », « Harry », « Dominique », etc.). Bien qu’il soit parfois difficile de déterminer avec précision la part de vérité des œuvres personnelles de Stendhal, il semble que le recours au il rende plus facile, non le mensonge, mais la mise en fiction du sujet. Il permet à l’auteur de se voir en train d’agir. Les journaux constituèrent donc un terrain d’expérimentation précieux, et contenaient en germe une tendance qui ne demandait qu’à se manifester de nouveau, comme en attestent les diverses notices autobiographiques, dont il faut dire à présent quelques mots.
Notices autobiographiques
36La notice autobiographique de 1820 s’intitule « Notice sur M. Beyle (par lui-même) » et commence ainsi : « Henri Beyle, né à Grenoble en 1783, vient de mourir à [un blanc] (le [un blanc] octobre 1820). » Sans entrer dans le détail de ce court texte, retenons-en ceci : le sentiment, le jugement et le commentaire y occupent une place infime pour laisser place aux faits, agencés dans une longue série de il : « Il vit l’entrée du Roi » ; « il prit un copiste et lui dicta une traduction corrigée de la Vie de Haydn, Mozart et Métastase » ; « il apprit la mort de son père61 », etc. Le tout est adressé, en note, aux personnes suivantes : « M. le chevalier Louis Crozet, ingénieur des Ponts et Chaussées, à Grenoble or, if dead, to M. de Mareste, hôtel de Bruxelles, no 45, rue de Richelieu, Paris (Life of Dominique62). » La notice est placée sous le titre « Life of Dominique », comme si cet essai était véritablement le premier à envisager un projet autobiographique entièrement à la troisième personne, jusque dans son titre. Il ne faut toutefois pas s’y tromper : en 1820, certes, Stendhal a bientôt quarante ans, et il est tenté de jeter un regard sur sa vie passée, mais c’est loin d’être la première fois qu’il se prête à cet exercice. Dès 1801, Beyle (qui n’a même pas vingt ans) entame une autobiographie, à la première personne cette fois, et sans aucune forme d’avertissement (nous citons le début du passage pour montrer le brusque changement de ton) :
J’ai la fièvre tous les soirs, j’attends avec impatience mon congé de convalescence. Je me suis purgé hier, ce qui m’a fait assez de bien. Faure m’écrit aujourd’hui que depuis le ier frimaire il travaille douze heures par jour chez un banquier, rue Taitbout.
Je suis né le 23 janvier 1783, à Grenoble, rue Vieux-Jésuites. Je suis parti pour Paris, le 8 brumaire an viii. J’y suis arrivé le 18 du même mois63. […]
37Cette autobiographie est minimale et factuelle en ceci qu’elle relate principalement des déplacements et des promotions. Elle révèle cependant le besoin très tôt ressenti par Beyle de résumer sa vie en quelques phrases. Des ponts peuvent ainsi être dressés entre certains pans des journaux et les œuvres ou textes autobiographiques64 à venir, qu’ils aient été laissés inachevés ou non. Ici naît un phénomène intéressant d’imbrication d’un récit de vie dans un autre, appelé à réapparaître plus tard : l’épitaphe dans les Souvenirs d’égotisme, et une mini-autobiographie à la troisième personne dans la Vie de Henry Brulard.
38La deuxième notice autobiographique, rédigée à la première personne, date du 6 janvier 1831. Ce texte, fort court, se présente ainsi :
J’ai écrit les vies de plusieurs grands hommes : Mozart, Rossini, Michel-Ange, Léonard de Vinci. Ce fut le genre de travail qui m’amusa le plus. Je n’ai plus la patience de chercher des matériaux, de peser des témoignages contradictoires, etc. ; il me vient l’idée d’écrire une vie dont je connais fort bien tous les incidents. Malheureusement, l’individu est bien inconnu : c’est moi.
Je naquis à Grenoble le 23 janvier 178365…
39Ici le projet autobiographique est mis directement en lien avec l’activité de biographe qui a été celle de Stendhal tout au long de sa carrière. Cette notice met surtout en lumière l’idée importante qu’il existe une lignée des « vies », puisque Stendhal, sans vouloir se placer au même niveau que ces grands hommes, considère néanmoins sa propre vie comme digne d’être écrite, fidèle à ce principe démocratique de Samuel Johnson selon lequel toute « vie », si elle est honnêtement et judicieusement narrée, a son utilité. À l’inverse, la grande histoire, selon lui, offrait peu de leçons utiles à la vie privée66.
40Toujours en 1831, une troisième notice autobiographique, avec pour titre « M. Darlincourt », revient en quelques paragraphes sur la vie de Darlincourt-Beyle, mais pour en faire un récit qui place l’accent sur la carrière littéraire plutôt qu’administrative. La troisième personne est de nouveau employée, et le style est des plus factuels. Seul le paragraphe final (l’aphorisme de la dernière phrase) contient un commentaire qu’on pourrait qualifier de plus subjectif, laissant brièvement entrevoir ce je en fait toujours sous-jacent : « M. Darlincourt est pourchassé à Venise et à Barcelone à cause de la seconde édition de Rome, Naples et Florence. Obligé par état de voyager, il lui importe de n’être pas connu comme auteur d’ouvrages. On ne comprend pas ces choses quand on n’est pas sorti de France67. »
41Deux autres notices apportent des renseignements sur les pratiques d’écriture autobiographique de Stendhal. En 1833, celui-ci commence les « Mémoires de Henri B. », qui sont une sorte de version condensée de Henry Brulard. Après un bref paragraphe d’amorce sur son enfance et la cruauté de ses parents, qu’il n’a pu pardonner que quarante ans plus tard, Stendhal entame le deuxième avec le maintenant traditionnel « Je suis né à Grenoble le 23 janvier 1783 », phrase qui disparaîtra de Brulard pour ne laisser place, à la fin du chapitre ii, qu’à la savoureuse annonce, plus « sternienne » dans sa formulation, puisqu’elle fait référence au chapitre xlix de Tristam Shandy : « Après tant de considérations générales, je vais naître68. » Comme on pouvait s’y attendre, la première personne permet beaucoup plus l’épanchement et le développement d’épisodes ou de détails que la troisième ne faisait qu’effleurer. Ces débuts de Mémoires sont restés inachevés.
42En 1837 enfin, Stendhal écrit un cinquième texte autobiographique, à la troisième personne, mais entamé à la première. En voici le début :
Il pleut à verse.
Je me souviens que Jules Janin me disait :
« Ah ! quel bel article nous ferions sur vous si vous étiez mort ! »
Afin d’échapper aux phrases, j’ai la fantaisie de faire moi-même cet article.
Ne lisez ceci qu’après la mort de
Beyle (Henri), né à Grenoble le 23 janvier 1783, mort à … le … 69
43Cette notice, un peu plus longue que les précédentes, retient particulièrement l’attention, car sa fin annonce l’épitaphe de 1820 (Milan) par la phrase : « Il aima Cimarosa, Shakespeare, Mozart, le Corrège70. » Stendhal rappelle d’ailleurs l’épitaphe qu’il avait écrite en 1821 mais qui ne comportait déjà plus la mention des grands hommes aimés : « Qui giace / Arrigo Beyle milanese, / visse, scrisse, amò. / Se n’andiede di anni… / nell 18…71 »
Récits imbriqués
44Avant de nous pencher sur les moutures successives de l’épitaphe stendhalienne, arrêtons-nous sur les étapes majeures que sont les Souvenirs d’égotisme et la Vie de Henry Brulard. Écrites à la première personne et restées inachevées, ces autobiographies sont représentatives, d’une part, du phénomène d’imbrication d’un récit de vie dans un autre, et d’autre part, de la résurgence du il dont on a vu les premiers battements de cœur dans les journaux. Qu’il nous soit permis ici de commencer par la Vie de Henry Brulard, bien qu’elle soit postérieure de trois ans aux Souvenirs d’égotisme.
45Le premier chapitre de cette « vie » met en scène Henry Brulard sur le mont Janicule à Rome, prenant conscience du fait qu’il va avoir cinquante ans, et donc de la nécessité d’écrire sa vie afin de se connaître. Le ton est tout à la fois intimiste, nostalgique, interrogatif, digressif, rêveur et spéculatif, ce qui donne à cette ouverture son lyrisme. Or, en tant que lecteur, comment ne pas être surpris, ou tiré d’un songe délicieux (l’intimité doucement installée par le narrateur lui-même est brutalement dissipée), par une note marginale qui, tout en étant attenante au récit principal, l’interrompt et met en place un second récit de vie, parallèle et alternatif au premier :
Au lieu de tant de bavardages, peut-être que ceci suffit : Brulard (Marie-Henry), né à Grenoble en 1786 [sic], d’une famille de bonne bourgeoisie qui prétendait à la noblesse, il n’y eut pas de plus fiers aristocrates neuf ans plus tard en 179272. […]
46Le paragraphe qui constitue cette note, bien qu’assez dense, reste néanmoins relativement court et pourrait trouver sa place parmi les notices mentionnées plus haut. La formulation « Au lieu de tant de bavardages » a son importance, car elle trahit un désir renouvelé d’alternative. La tentation de la troisième personne s’est donc renforcée depuis les journaux, sans toutefois prendre le dessus sur le je, comme en témoigne l’imbrication de cette notice au sein même du récit autobiographique au je. La notion de « bavardages », quant à elle, est un écho direct aux injonctions qui accompagneront plus tard les épitaphes : surtout pas de superflu, et dans la manière même dont est introduit ce récit alternatif (« peut-être que ceci suffit ») apparaît le doute et se manifeste l’idée selon laquelle peu de mots sont en fait nécessaires pour se raconter. D’où ce tiraillement entre deux extrêmes : soit tout dire, soit ne dire que le strict minimum. Mais une question primordiale subsiste : pourquoi vouloir à tout prix saper le récit principal en lui substituant un récit « suffisant » ? De plus, le choix est laissé au lecteur, puisque visuellement, les deux récits se côtoient et s’offrent à son regard sur une même page. Toutefois ce choix trouve sa raison d’être dans la forme même de l’œuvre, et c’est sur cela que l’opposition entre les deux types possibles de récits autobiographiques (je ou il) doit attirer notre attention : il s’agit ici d’un brouillon de « vie », écrit au fil de la plume en quelques soirées, comme une lettre à un ami, qui n’a été ni relu ni corrigé en vue d’une quelconque publication, conformément au souhait de Stendhal. Or la qualité principale du brouillon ou de tout manuscrit non retravaillé est de laisser une trace concrète du tâtonnement d’un auteur, sans que celui-ci ait à trancher.
47Le premier chapitre des Souvenirs d’égotisme voit l’intrusion de ce il qui ne tarde jamais à se manifester. Alors que Stendhal écrit : « D’un autre côté, je me trouve loin de la France », il précise immédiatement dans une note : « Il était alors cons[ul] de France dans les États romains et résidait à C[ivita]-V[ecchi]a et Rome73. » Mais l’exemple le plus évident de l’imbrication d’un récit de vie dans le récit principal est celui de l’épitaphe de Milan de 1820, placée en tête de ce chapitre. Stendhal est revenu sur ses épitaphes avec une insistance qui frise l’acharnement, ou du moins, sans toujours les retoucher, il les a mentionnées dans divers écrits. Il convient de les citer dans leur détail, afin de les mettre en rapport avec les journaux et d’identifier ce qui les sépare et les rapproche à la fois.
48La première mention d’une épitaphe apparaît dans les Souvenirs d’égotisme, écrits en 1832 mais relatant une période remontant à une dizaine d’années plus tôt :
Je n’ai aimé avec passion en ma vie que :
Cimarosa,
Mozart
Et Shakespeare
À Milan, en 1820, j’avais envie de mettre cela sur ma tombe. Je pensais chaque jour à cette inscription, croyant bien que je n’aurais de tranquillité que dans la tombe. Je voulais une tablette de marbre de la forme d’une carte à jouer.
Errico Beyle
Milanese
Visse, Scrisse, Amò
Quest’anima
Adorava
Cimarosa, Mozarte Shakespeare
Morì di anni 18..
Il . 18..
N’ajouter aucun signe sale, aucun ornement plat, faire graver cette inscription en caractères majuscules74.
49Comme mentionné plus tôt, l’épitaphe de 1821 a déjà perdu la notion des hommes aimés « avec passion » : Mozart, Cimarosa, Shakespeare. Les épitaphes comprises dans les testaments de 1836, 1837 et 184075 se résument à ces quelques lignes minimales :
Arrigo Beyle
Milanese
Scrisse
Visse
Amò
Morì di anni (ou) Se n’andiedde
Di anni … Nell 18…
50Une diminution du volume autobiographique s’opère non seulement des notices à l’épitaphe, mais également entre les diverses versions de l’épitaphe : elles raccourcissent, jusqu’à ne garder que l’essentiel76. Stendhal, à chaque fois, a précisé que rien ne devrait venir s’ajouter aux quelques mots précieusement choisis : « Sur ma tombe on mettra une pierre avec ces paroles et non d’autres. » (testament de 1836) « Sur ma tombe, M. Colomb est prié de faire placer un morceau de marbre commun avec ces mots (et non d’autres) […] Pierre tumulaire du soussigné, n’y rien ajouter, ni changer. » (1837) « Ce marbre, placé sur la tombe, sans aucune platitude élogieuse. » (1840) « Employer 400 fr. à une pierre sur laquelle ces mots italiens et rien de plus. » (1840) Déjà les Souvenirs d’égotisme précisaient : « rien de parisien, rien de vaudevillique ; j’abhorre ce genre77. » Ces précautions quant à la pureté de la pierre tombale font écho au peu de mots employés dans l’épitaphe, qui vient couronner une carrière et une vie passées à éviter la boursouflure et la platitude littéraires. Le style minimaliste (encore plus sobre que lorsque l’épitaphe mentionnait l’adoration envers Cimarosa, Mozart et Shakespeare) rappelle que seul compte, à la fin, le fait d’avoir vécu, écrit et aimé. Le « connais-toi toi-même » des journaux aura abouti à cela. Toutefois les efforts de Stendhal seront mis à mal, comme le rappelle Philippe Berthier :
Dernier manquement de Colomb [le cousin et exécuteur testamentaire de Stendhal] : lorsqu’il fit réaliser l’inscription tumulaire, il la défigura. Stendhal avait émis le vœu qu’elle portât « ces mots (et non d’autres) : Arrigo Beyle / Milanese / Scrisse / Visse / Amò / Morì di anni… / Nell’ 18… » Colomb crut bon d’invertir les termes, plaçant l’écriture au début, l’amour au milieu, et la vie à la fin : il a vécu 59 ans et 2 mois, simple information chronologique d’état civil, au lieu de donner au verbe « vivre », comme le voulait évidemment Stendhal, une acception absolue — « vivre » comme vocation de l’être, au même titre qu’écrire et aimer : la trinité du bonheur stendhalien78.
51Bien que l’épitaphe de Stendhal fasse partie de son œuvre, on peut se demander si elle constitue véritablement un récit de vie autobiographique à part entière. Les considérations stylistiques de Starobinski sur l’autobiographie fournissent un premier élément de réponse : « Le récit doit couvrir une suite temporelle suffisante pour qu’apparaisse le tracé d’une vie. Ces conditions une fois posées, l’autobiographe apparaît libre de limiter son récit à une page ou de l’étendre sur plusieurs volumes ; il est libre de “contaminer” le récit de sa vie par celui d’événements dont il a été le témoin distant79 […]. » Or les trois verbes que Stendhal a retenus ne forment pas à proprement parler une suite temporelle. Jean-Claude Bonnet précise quant à lui que l’épitaphe, « véritable genre littéraire très à la mode au xviiie siècle », est un « déni du biographique et de sa lourdeur démonstrative80 ». En ce sens, l’épitaphe de Stendhal incarne cette volonté de dépouiller le texte et de le ramener à sa plus stricte essence, à ce qui suffit : vivre, écrire, aimer. Il y a là un défi à vouloir contenir toute une vie, littéraire, qui plus est, en si peu de mots. Pour l’Italien de cœur qu’était Stendhal, on peut se référer, à titre de comparaison, à l’épitaphe de Virgile à Naples, commentée ici par Claude Gagnière :
Virgile […], le plus grand poète latin, avait composé pour sa propre tombe ce distique en forme de curriculum vitæ : mantua me genuit, calabri rapuere ; tenet nunc parthenope : cecini pascua, rura, duces (Mantoue m’a donné le jour, la Calabre me l’a ôté ; Naples garde maintenant mes cendres : j’ai chanté les pâturages, les champs, les héros.) Rien n’y manque, même pas sa bibliographie suggérée en trois mots qui font référence aux Bucoliques, aux Géorgiques et à l’Énéide. Aujourd’hui, il eût peut-être ajouté le nom de son éditeur81.
52L’épitaphe de Stendhal a au moins le mérite, contrairement aux journaux, aux Souvenirs et à Brulard, d’être close, finalisée, complète. C’est peut-être le seul récit de sa propre vie qui le soit réellement, d’où son insistance à ce que rien ne vienne souiller ces mots simples. « Aucune platitude élogieuse », exige-t-il.
53On voit que des journaux à l’épitaphe court un fil ténu mais responsable de la diminution du volume d’écriture autobiographique. En ayant recours à la troisième personne du singulier pour raconter sa propre vie, au milieu d’un récit au je et le plus souvent de manière impromptue, Stendhal modifie les caractéristiques du récit autobiographique à la première personne. L’accent se trouve alors déplacé sur les faits plutôt que sur les états d’âme. Le récit de vie se voit quant à lui pourvu d’une plus grande objectivité et va à l’encontre même de tout ce que la première personne apporte : lyrisme, sentimentalisme, introspection et digressions, même si, paradoxalement, ces éléments foisonneront dans les autres « vies » à la troisième personne : le biographe de Rossini, par exemple, contaminera son récit d’anecdotes personnelles et de sentiments ou sensations qui lui sont propres.
54Nous avons aussi constaté l’influence qu’ont pu avoir, dans l’écriture de Beyle diariste, les « vies » de grands hommes qu’il a lues ou projeté d’écrire. En écrivant le « Journal de sa vie » ou l’anatomie de son propre caractère à la manière de La Bruyère, le futur Stendhal effectue déjà un pas vers le travail biographique (Haydn, Mozart, Napoléon, Rossini, etc.) qu’il poursuivra par la suite. Très tôt, il parsème ses écrits d’embryons de biographies, pourrait-on dire. Le va-et-vient entre les personnes grammaticales, véritable mouvement, chez Stendhal, se pare alors d’une vertu créatrice : lorsqu’une forme ne se convient plus à elle-même, des tentatives sont lancées, des essais sont effectués, d’où émanent d’autres formes, d’autres œuvres potentielles. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : le passage au il est toujours de l’ordre, du moins dans les journaux, de l’essai, au sens presque ludique du terme. Dans les notices, il répond à une question de forme préétablie : le il est de rigueur, car c’est toujours une autre personne qui écrit la notice du mort. Mais même vivant et encore jeune, Beyle a pratiqué le genre de la notice, à sa manière, dans ses journaux. Analyser ce passage épisodique mais progressif d’une personne grammaticale à une autre permet donc aussi de faire la lumière sur les différentes projections d’un tel phénomène, à savoir l’écriture d’autres « vies ». À ce mouvement dans l’écriture (je/il) succédera alors, sans nécessairement le remplacer, un mouvement d’ordre affectif, point de départ des « vies » des grands hommes, mais qui concentre sur lui bien des difficultés : l’émotion.
Notes de bas de page
1 Épitaphe de Stendhal (dite de Milan) telle qu’elle est présentée au chapitre vi des Souvenirs d’égotisme, ouvr. cité, p. 472.
2 G. Blin, « L’autobiographie », dans Stendhal et les problèmes de la personnalité, Paris, José Corti, 1958, p. 543-591 ; M. Crouzet, « Langage et journal intime », dans Stendhal et le langage, Paris, Gallimard, 1981, et « Le journal intime », dans Stendhal en tout genre. Essais sur la poétique du Moi, Paris, Champion, 2004, p. 21-78.
3 Voir par exemple le chapitre « En partant de la biographie » dans l’ouvrage de B. Didier, Stendhal autobiographe, Paris, Presses universitaires de France, 1983, p. 127-141.
4 Dans une lettre à sa sœur Pauline du 11 mai 1804, Henri Beyle écrivait : « Ne perds pas mes lettres ; elles nous seront utiles à tous deux : à toi, tu pourras comprendre par la suite ce que tu n’as pas saisi d’abord, à moi, elles me donneront l’histoire de mon esprit. » (Stendhal, Correspondance, t. i, ouvr. cité, p. 93.)
5 D. Madelénat, ouvr. cité, p. 21, note 25, 2de citation.
6 M. Fumaroli, art. cité, p. 6.
7 Stendhal, Vie de Henry Brulard, ouvr. cité, p. 958.
8 Stendhal, Journal, dans Œuvres intimes, t. i, ouvr. cité, p. 237.
9 Ibid., p. 470.
10 Ibid., p. 591.
11 J.-P. Richard, ouvr. cité.
12 Stendhal, Journal, dans Œuvres intimes, t. i, ouvr. cité, p. 330.
13 J.-P. Richard, ouvr. cité, p. 18.
14 Ibid., p. 20.
15 Ibid., p. 21.
16 R. Barthes, art. cité, p. 338.
17 Ibid., p. 338-339.
18 J.-P. Richard, ouvr. cité, p. 23.
19 R. Barthes, art. cité, p. 341.
20 Ibid., p. 342.
21 Stendhal, Journal, dans Œuvres intimes, t. i, ouvr. cité, p. 710.
22 Stendhal, Souvenirs d’égotisme, ouvr. cité, p. 431.
23 Stendhal, Vie de Henry Brulard, ouvr. cité, p. 532.
24 Stendhal, Souvenirs d’égotisme, ouvr. cité, p. 429, 431.
25 Stendhal, Vie de Henry Brulard, ouvr. cité, p. 531-533.
26 Ibid., p. 541.
27 Ibid., p. 532.
28 Stendhal, Journal, dans Œuvres intimes, t. i, ouvr. cité, p. 478-479.
29 Stendhal, Vie de Henry Brulard, ouvr. cité, p. 957-958.
30 Stendhal, Journaux & papiers, vol. i, 1797-1804, ouvr. cité, « Journal de 1801 », Milan, le 28 germinal an 9, p. 63.
31 J. Prévost, La Création chez Stendhal. Essai sur le métier d’écrire et la psychologie de l’écrivain, Paris, Mercure de France, 1951, p. 35.
32 Stendhal, Vie de Henry Brulard, ouvr. cité, p. 533-534.
33 Nommées ainsi par V. Del Litto dans son édition des Œuvres intimes, t. ii, mais désignant ce qu’H. Martineau, dans une version antérieure de la Pléiade (1955), appelait les Essais d’autobiographie.
34 G. Genette, « “Stendhal” », dans Figures II, Paris, Seuil, 1969, p. 171.
35 Ibid., p. 176.
36 Y. Ansel, Stendhal, le temps et l’histoire, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2000, p. 12.
37 R. Barthes, « Délibération », Le Bruissement de la langue, ouvr. cité, p. 400.
38 Voir M. Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955.
39 G. Genette, art. cité, p. 175.
40 Stendhal, Journal, dans Œuvres intimes, t. i, ouvr. cité, p. 58.
41 Ibid., p. 335.
42 Ibid., p. 821.
43 Ibid., p. 541.
44 Ibid., p. 578.
45 Ibid., p. 624.
46 Ibid., p. 630.
47 Ibid., p. 920.
48 Ibid., p. 818-819.
49 Ibid., p. 820.
50 J. Starobinski, « Le style de l’autobiographie », Poétique, no 3, 1970, p. 259-260.
51 Ph. Roger, « Le Moi sans culte, l’Histoire sans phrase », Critique, no 767, 2011, p. 265-266.
52 Ibid., p. 268.
53 G. Rannaud, « Le Moi et l’histoire chez Chateaubriand et Stendhal », Revue d’Histoire littéraire de la France, no 6, 1975, p. 1015.
54 Ibid., p. 1004.
55 Ibid., p. 1005.
56 Stendhal, Vie de Haydn, ouvr. cité, p. 132.
57 Y. Ansel, Stendhal, le temps et l’histoire, ouvr. cité, p. 110.
58 Ibid., p. 116.
59 Mariella Di Maio, « “L’égotisme, mais sincère…” : Stendhal romantique », Critique, no 745-746, 2009, p. 573.
60 Appendice de la Vie de Henry Brulard, ouvr. cité, p. 961.
61 Stendhal, Notices autobiographiques, ouvr. cité, p. 969.
62 Ibid., p. 970.
63 Stendhal, Journaux & papiers, vol. i, 1797-1804, ouvr. cité, « Mémoires pour servir à l’histoire de ma vie », [frimaire an 10], p. 98.
64 Dans la Vie de Henry Brulard, au moment d’évoquer les femmes qu’il a aimées dans sa vie, il écrit : « [J]e trouvai que ma vie pouvait se résumer par les noms que voici, et dont j’écrivais les initiales sur la poussière, comme Zadig, avec ma canne […]. » (ouvr. cité, p. 541)
65 Stendhal, Notices autobiographiques, ouvr. cité, p. 970-971.
66 Article de Johnson dans The Rambler, no 60, daté du 13 octobre 1750, tiré de Johnson, Selected Writings, ouvr. cité, p. 168-172.
67 Stendhal, Notices autobiographiques, ouvr. cité, p. 972.
68 Stendhal, Vie de Henry Brulard, ouvr. cité, p. 550.
69 Stendhal, Notices autobiographiques, ouvr. cité, p. 976.
70 Ibid., p. 980.
71 Ibid., p. 981.
72 Stendhal, Vie de Henry Brulard, ouvr. cité, p. 534-535.
73 Stendhal, Souvenirs d’égotisme, ouvr. cité, p. 430.
74 Ibid., p. 472-473.
75 Stendhal, Notices autobiographiques, ouvr. cité, p. 1004-1008.
76 Celle qui est aujourd’hui sur la tombe de Stendhal correspond à celle du testament de 1840.
77 Stendhal, Souvenirs d’égotisme, ouvr. cité, p. 473.
78 Ph. Berthier, Stendhal. Vivre, écrire, aimer, Paris, Fallois, 2010, p. 462.
79 J. Starobinski, art. cité, p. 257.
80 J.-C. Bonnet, art. cité, p. 265.
81 C. Gagnière, Pour tout l’or des mots, Paris, Robert Laffont, 1996, p. 410.
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