Guglielmo tailleur et Tofano di Razzolina 23
p. 37-43
Texte intégral
1 Guglielmo. Je suis donc parti de chez moi pour ne pas avoir à lui briser le crâne. Je n’ai jamais vu femme plus têtue : en dépit du monde entier, elle veut que les femmes puissent commander à l’égal de leurs maris.
2 Tofano. Quelle raison en donne cette demi-portion de docteur femelle ?
3 Guglielmo. Oh, une foule ! Elle ne fait que lire toute la journée, toute la nuit elle reste à étudier comme si elle était docteur, et elle se lève dès que quelque lubie lui vient à l’esprit, pour écrire, écrire, écrire, au point que même un banquier n’a point autant d’occupations avec ses livres de compte qu’elle avec ses paperasses.
4 Tofano. Vous autres artisans n’avez que ce que vous méritez. Pourquoi ne restez-vous pas à votre place ? Il faut prendre une femme d’égale condition, comme disait le philosophe en montrant des enfants qui jouaient à la toupie et se trouvaient à égalité, il ne faut pas rechercher les grandeurs. « J’épouserais volontiers une demoiselle de la ville, maintenant que me voilà riche, et voudrais par ce moyen gagner une belle position, afin que ma femme puisse porter une robe de soie et moi une casaque de velours. » Oh, le grand fou ! Vous ne remarquez pas que, tous, nous nous connaissons, les uns les autres, et qu’on vous voit toute la sainte journée dans votre échoppe en train d’y gagner votre pain, et seuls les jours de fête vous portez la souquenille de taffe et de tas 24 ? Ce qui sent son plébéien à cent lieues à la ronde : les gentilhommes, eux, se comportent toujours de la même manière et ne restent pas à faire trotter le virolet les jours ouvrables avec l’aiguille ou grâce à tout autre exercice mécanique 25.
5 Guglielmo. C’est vrai, il me fallait prendre une femme qui sût repriser, rembourrer, filer, coudre, et non pas écrire, lire, chanter et faire de la musique ; et puis elle se vante d’avoir fait de moi un citadin, qui ne doit pas rester chez lui, et ce qui est encore pis, elle a des parents qui délestent ma sottise de quelques centaines de ducats chaque année.
6 Tofano. Pourrais-tu redire quelques-unes des raisons qu’elle donne pour que les femmes aient autant de valeur que leurs maris ? Car ma chère Razzolina a dans la tête une certaine morgue qui fait qu’elle se dit toujours malheureuse à se retrouver constamment au-dessous de l’homme. Je veux quelque peu la consoler : vois si tu te souviens de quelque chose ; te sens-tu de le faire ?
7 Guglielmo. Moi non, mais pour que je puisse très bien retenir la chose, elle écrit un livre qui, à présent, donne, comme on dit, un coup au cercle et un au tonneau, id est penche un peu de mon côté et un peu du sien, pour enfin tirer toute l’eau à son moulin. Par chance, j’en ai dans ma poche un feuillet écrit de sa main, et je vais te le prêter ; mais fais en sorte qu’il soit comme la jeune épousée et que, dès que tu l’auras lu chez toi, il s’appelle Reviens.
8 Tofano. Ce sera donc une bonne chose pour moi de le lire. Regarde cette belle écriture !
9 Guglielmo. C’est messire Simon Dalle Pozze qui lui a appris. Il faut aussi que ce soit bien écrit !
10 Tofano. On dirait un texte imprimé. De grâce, rendsmoi un service : comme je n’ai pas de lunettes, lis-le moi, et après va te faire pendre ailleurs.
11 Guglielmo. Certes, c’est tout ce que je mérite. Alors, assieds-toi et écoute si on ne dirait pas du Cicéron.
12 Tofano. Ou du Dante plutôt, si ce n’est pas en latin, puisque Tullius parlait en bus et en orum.
13 Guglielmo. Comme si elle ne savait pas parler en quibus elle aussi ! Au point qu’elle force le maître de Cecco à ne plus oser ouvrir la bouche.
14 Tofano. Allons, dis voir, si elle en sait autant que tu le dis ! Je veux que tu la fasses poétesse.
15 Guglielmo. « En nombre infini furent ceux qui recherchèrent maintes écritures antiques afin de connaître les opinions de chaque auteur à propos de l’autorité qu’avait le mari sur la femme ainsi que la servitude de la femme à l’égard du mari, et aussi afin d’écrire sur ce sujet pour l’utilité de chacune des parties, mais jamais ne furent trouvées raisons qui valussent, sinon que toutes n’étaient que fables et fadaises, car beaucoup d’écrivains entreprirent d’écrire selon leur propre opinion et non selon la raison d’autrui. Quiconque défendit par ses écrits le parti de la femme dit que celle-ci avait cœur, âme, raison ; qu’elle vivait, mourait, était apte à la génération comme le mari ; et que, avec pareil fondement, il paraissait que l’homme n’avait pas droit à autant d’autorité que celle qu’il avait prise ; d’autant plus que naturellement chaque individu naît libre, et que par conséquent la femme ne doit pas être esclave. J’ajouterai que c’est pour accroître la génération que fut faite la femme ; et qu’elle a plus de peine, de tourment, de fatigue, et consacre plus de temps à cette entreprise que ne fait le mari ; lui, concourt à la seule création et elle à une infinité de choses avant la naissance de la créature. »
16 Tofano. Ici, je lui répondrais que si c’est pour cette raison que les femmes doivent être supérieures, celles qui ne font pas d’enfant devraient être traitées tout au contraire. Or, on est bien loin du compte ! Les hommes entretiennent les femmes, font cesser les querelles, assurent les combats, se défendent des ennemis, portent les armes pour la conservation des états, tuent, etc.
17 Guglielmo. C’est un argument pour elles, car elles vont dire : « Moi, je mets au monde, et toi, tu assassines ; je ne verse pas le sang et suis pacifique ; je conserve et ne détruis pas ; j’aime la paix, la tranquillité et le bien de mes enfants, et ne leur enseigne aucune mauvaise action : c’est pourquoi grâce à nous les républiques grandissent et à cause de vous elles tombent en ruine. » À présent, écoute le restant : « Il faut aussi considérer que beaucoup d’hommes mariés sont des sots et leurs femmes des sages ; il ne sera donc pas bon qu’elles soient soumises à de pareils nigauds. » Ç’a été vraiment une excellente loi que celle qui exista jadis en Achaïe 26 et qui faisait que les maris devaient être soumis à leurs femmes : ils avaient le soin de gouverner la maison, comme font aujourd’hui les femmes, et les femmes, elles, tenaient les cordons de la bourse et sortaient commercer, diriger, administrer. »
18 Tofano. Je vois que les choses devaient fort bien se passer en ce temps-là ! Oh, c’est bien autre chose qu’il m’eût fallu alors pour me faire peur ! Ah, ah, comme les hommes devaient être stupides à cette époque ! Je me souviens d’avoir lu moi aussi, dans L’Étrivière des vilains ou dans La Sonnette des femmes, si j’ai bonne mémoire, que, lorsque les Romains voulaient vilipender quelqu’un que sa femme menait par le bout du nez, disaient de lui : « Celui-là serait chez lui en Achaïe. » Et Pline, écrivant à Fabatus, lui dit : « Tu es le seul à Rome à vivre suivant les mœurs d’Achaïe. » Antonius Caracalla, à s’en tenir à ce qu’écrit Serafino dans ses strophes rustiques, s’amouracha de je ne sais quelle femme d’un de ces temples, la plus belle dame persane qui existât alors et, comme il brûlait beaucoup de la posséder, il lui promit, si elle acceptait de s’unir en légitime adultère avec Sa Seigneurie, de vivre dorénavant avec elle selon les mœurs d’Achaïe.
19 Guglielmo. Justement, ce qui suit vient à propos : « Voyez la belle intelligence de cette Persane qui, alors qu’elle pouvait être la maîtresse de Caracalla, ne voulut pas abandonner la servitude de la déesse Vesta, et qui, afin de montrer combien est grande la continence de la femme, déclara même qu’elle préférait être la servante des dieux plutôt que la patronne des hommes. Vilaine conduite que celle des Parthes et des Thraces (je dis cela pour vous faire connaître le manque de réflexion des maris) qui gardaient leurs femmes en esclavage, et qui, lorsqu’elles avaient engendré maints beaux enfants mâles et qu’elles étaient vieilles, les vendaient publiquement sur la place du marché et en achetaient des jeunes. Oh, le beau réconfort pour toutes les sueurs versées par une femme de bien ! Coutume à coup sûr barbare que celle de ces anciens qui considéraient leurs vieilles femmes comme des esclaves ou bien les enterraient vivantes. Lycurgue du moins fut plus honnête et plus modéré en faisant ses lois. »
20 Tofano. Bénie soit notre époque où les choses vont avec mesure, et bénis soient les commandements de notre Sainte Mère l’Église qui ont si bien équilibré cette balance ! Et à vrai dire (sans compter les caprices de ta femme qui fait des bonds de sauterelle), nous voyons par expérience que les femmes ont peu de force, peu de courage, qu’elles sont plus délicates, plus molles, plus paresseuses et endormies que les hommes, qu’elles sont peu patientes, et que peu d’entre elles avec le temps s’améliorent quant à leur intellect, beaucoup même allant de mal en pis. Je ne veux pas dire qu’il n’y ait pas des maris couillons, incapables de se gouverner eux-mêmes, encore bien moins de gouverner une maison et une famille, car il en existe bien quelques couvées. Je ne veux plus emporter chez moi ces paperasses et encore moins les lire : va donc, étudie-les tout seul et apprends ce que je vais te dire à présent, pour pouvoir le répéter à ta femme, dès que tu seras chez toi, afin qu’elle sache le peu de crédit qu’ont recueilli les paroles des femmes antiques ; alors songe en quelle estime il faut tenir cette sorte de femmes modernes ! Pendant la guerre que les Romains menaient contre le roi Mithridate, il advint que tous les cavaliers reçurent l’ordre d’accompagner le consul Sylla ; en voulant donc rassembler les soldats, les chefs d’armée n’en trouvèrent aucun qui fût chez lui, et à sa place ce fut la femme qui répondit pour l’un d’entre eux : « Mon mari ne doit pas et ne peut pas aller à la guerre, parce qu’il a passé l’âge des escarmouches ; et même s’il lui prenait la fantaisie d’y aller, moi je ne le veux pas, car il n’est pas très bien portant et déjà vieux. » Devant une telle réponse, les sénateurs furent si ébahis et considérèrent la chose comme tellement condamnable qu’ils bannirent de Rome le mari et jetèrent la femme en prison, afin que dorénavant aucune femme n’eût plus la hardiesse d’intervenir avant son mari, ni qu’aucun mari ne tolérât chez les femmes tant d’audace jointe à pareille insolence.
21 Guglielmo. Si je lui apporte cette bonne nouvelle, elle va me faire la tête pendant tout un mois. Allons, patience, je suis allé me chercher moi-même ma maladie, comme les médecins. Tiens, voilà toute la compagnie au frais. Où étaient-ils jusqu’à présent ?
22 Tofano. Je crois qu’on joue une comédie dans la salle du pape 27.
23 Guglielmo. C’est vrai : aussi je m’étonnais qu’il n’y eût personne ; on va faire ou dire quelque chose de beau. Nous nous promènerons, et eux qui étaient debout iront s’asseoir.
Notes de bas de page
23 I Marmi, t. 1, p. 46 à 50.
24 Allusion au taffetas, étoffe de soie. Le mot est d’origine persane.
25 L’italien dit menar la rilla : faire aller le prépuce, le membre viril. D’où notre traduction par l’expression rabelaisienne « faire trotter le virolet », le virolet désignant une sorte de vilebrequin.
26 L’allusion à l’Achaïe, région de la Grèce ancienne, au nord du Péloponnèse, semble donner un caractère de vérité historique à ce texte dont les références sont imaginaires.
27 « La sala del papa », au couvent de Santa Maria Novella ou au Palazzo Vecchio.
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