Chapitre 6
Michel Leiris, L’Âge d’homme, 1939
p. 173-196
Texte intégral
1Michel Leiris (1901-1990) adhère au mouvement surréaliste dans les années 19201. Ses premières œuvres, poétiques, comme le recueil de poèmes Simulacre, ou narratives, Le Point cardinal, récit publié en 1927, ou encore Aurora, écrit entre 1927 et 1928 et publié en 1946 mettent en évidence la diversité de ses expérimentations sur la langue, de ses jeux avec les mots – calembours, mots-valises, remotivation cratyliste, démontages pseudo-étymologiques –, de sa pratique de l’écriture automatique. 1929 est l’année de sa rupture avec le surréalisme. Il se tourne alors vers les sciences humaines et en particulier vers l’anthropologie. Invité par l’ethnologue Marcel Griaule, il participe à la mission Dakar-Djibouti entre 1931 et 1933 en tant qu’historiographe de la mission. Cette expérience lui permet de commencer à tisser des liens dans l’Afrique fantôme (1934) entre autobiographie et anthropologie, liens prolongés dans Tauromachies en 1937 (site des éditions Gallimard, 2020). C’est dans cet ouvrage qu’il commencera à forger sa conception de la littérature comme « tauromachie », amplifiée dans L’Âge d’homme (Leiris, 2004, p. 19). À la même époque, Leiris est également membre du groupe littéraire d’avant-garde, Le Collège de sociologie, dont font partie Georges Bataille, Roger Caillois, Jean Paulhan entre autres et collabore à la revue Documents2 fondée par Bataille. Les textes publiés dans cette revue seront réunis dans Brisées en 1966. Avec L’Âge d’homme publié en 1939, Leiris inaugure l’entreprise autobiographique caractéristique de son œuvre à partir des années 1940. Le texte porte les traces de la diversité de l’expérience accumulée lors des années qui ont précédé sa publication, et en particulier d’une psychanalyse entamée au début des années 1930. Michel Leiris renouvelle le genre autobiographique en se plaçant délibérément en rupture avec la temporalité diachronique ordinairement admise dans ce type de récit et notamment avec l’analyse rétrospective. Il vise à écrire un « ouvrage où se trouvent confrontés souvenirs d’enfance, récits d’événements réels, rêves et impressions effectivement éprouvées en une sorte de collage surréaliste ou plutôt de photomontage » (Leiris, 2004, p. 15-16). Cette introspection tient de la quête de soi psychanalytique car l’auteur projette d’« élucider grâce à cette formulation même, certaines choses encore obscures sur lesquelles la psychanalyse, sans les rendre tout à fait claires, avait éveillé [son] attention » (ibid., p. 14).
Rappels du chapitre 6
Rappel 44. La notion de négation partielle
Rappel 45. La notion de désinence
Rappel 46. La notion de connecteurs
Rappel 47. Les modalités d’énonciation
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a. Édition de référence de l’extrait étudié : Michel Leiris, 2004, L’Âge d’homme, précédé de De la littérature considérée comme une tauromachie, Paris, Gallimard, coll. « Folio », p. 49. |
Questions
I. Lexicologie : « confusément » (l. 2) ; « faiseurs » (l. 14)
II. Morphosyntaxe : la négation dans le texte
III. Orthographe : « objectif »(l. 15-16) ; « veux » (l. 15)
IV. Étude de style : les procédés du discours autobiographique dans le texte
I. Lexicologie : « confusément » (l. 2) ; « faiseurs » (l. 14)
I. 1 « confusément » (l. 2)
2Confusément est un adverbe de manière.
3Au plan morphologique, confusément est un dérivé de l’adjectif confus par ajout du suffixe -ment au féminin de l’adjectif. Confus est issu du « latin classique confusus participe passé de confundere » (Le Petit Robert de la langue française, 2015). Selon l’article « -ment » du Trésor de la langue française informatisé (TLFI), la forme en -ément « est due à l’amuïssement régulier de -e dans les adjectifs et participes passés adjectifs terminés par -é/-ée » du type de aisément (ibid.). Le TLFI indique que, par analogie, « on a créé ou refait des adjectifs en -ément alors que l’adjectif se termine par -e » et donne l’exemple en particulier de confusément ou énormément (ibid.).
4Au plan syntaxique confusément peut être considéré comme un ajout au verbe percevais dont il modifie la portée. On peut aussi dire qu’il en est le modifieur (GMF, 2016, p. 646-647).
5Au plan sémantique confusément traduit un état.
6Le sens en discours dans ce texte est le même que le sens en langue, à savoir : « d’une manière confuse » (TLFI, article « confusément »). Ce dictionnaire indique que le sens de l’adverbe est celui du premier sens de l’adjectif confus à savoir « dont les éléments, les détails sont disposés sans ordre ou dans un ordre tel qu’il est difficile de les distinguer » (TLFI, article « confus »).
I. 2 « faiseurs » (l. 14)
7Faiseurs est un substantif masculin pluriel. Il est le nom tête du syntagme nominal « les faiseurs de confessions et de mémoires ». Sa fonction est d’être le sujet inversé du verbe se heurtent : « l’écueil auquel se heurtent fatalement les faiseurs de confessions et de mémoires » (l. 13-14). Faiseurs est précédé du déterminant article défini les et il est suivi d’un complément de nom désignant un inanimé « de confessions et de mémoires ». Ici le complément de nom renvoie à deux genres ou sous-genres littéraires relevant du biographique. Faiseurs est un mot construit par dérivation affixale3, par adjonction du suffixe d’activité -eur à la base du verbe faire.
8Le Trésor de la langue française informatisé donne pour faiseurs les sens en langue suivants. En emploi absolu, le TLFI distingue trois grandes orientations :
- « Celui, celle qui réalise quelque chose » ; emploi vieilli ou littéraire : « (notamment dans les métiers de la confection). Artisan habile et réputé » ; emploi vieilli : « Celui qui travaille pour le compte d’un autre (notamment d’un auteur) ou à sa place. Synon. nègre ».
- Emploi péjoratif : « Personne intrigante, cherchant à en imposer aux autres, à se donner de grands airs, à se faire passer pour ce qu’elle n’est pas. Synon. poseur, hâbleur, crâneur (fam.), prétentieux, fanfaron » ; « Mauvais auteur ».
- Emploi vieilli ou littéraire : « Homme d’affaires sans scrupules qui fait des affaires louches, qui a des activités peu honnêtes ».
9Le TLFI précise que lorsque faiseur est construit avec un complément du nom sur le modèle « faiseur de » et que le complément désigne « un inanimé concret ou abstrait », faiseur de a le sens de « Celui qui, par profession, fabrique, construit, confectionne » (TLFI, article « faiseur »).
10Faiseur a pour sens contextuel « auteur » de confessions et de mémoires avec une nuance péjorative du fait de l’insistance sur le processus de fabrication induit par le sens du substantif au détriment de celui de création.
II. Morphosyntaxe : la négation dans le texte
11Pour traiter la question de la négation, il convient d’envisager plusieurs niveaux. Le niveau morphologique d’abord suppose d’isoler la nature catégorielle des marqueurs, à savoir le discordantiel et le type de forclusif. Dans un second temps, au plan sémantique, il faut apprécier la portée de la négation, totale, partielle ou restrictive. Au plan pragmatique enfin, l’objectif est d’opposer la négation descriptive à la négation polémique. L’étude4 s’intéressera d’abord à la négation totale. Dans un second temps, on abordera la question de la négation exceptive ou restrictive. On verra enfin la négation « sémantico-syntaxique et morpho-lexicale » (Garagnon & Calas, 1998, p. 10).
II. 1 La négation totale
- « je ne donne pas » (l. 7)
- « qu’ils n’ont pas eu » (l. 8)
- « il ne m’est pas possible » (l. 22)
12Les trois occurrences du texte constituent des exemples de négation totale. La négation totale s’exerce sur la proposition entière (GMF, 2016, p. 698). Elle est construite à partir des morphèmes discontinus, dits aussi forclusifs, pas ou point, associés à ne discordantiel. On notera que point n’est pas représenté dans le corpus. Ne entame le mouvement de négativisation, lequel est rendu effectif dès que le second terme négatif, à savoir le forclusif pas, apparaît. Pas confirme le mouvement négatif et permet de franchir le « seuil de négation » (Moignet, 1981) et de finaliser l’expression de la négation. La négation totale ne se place pas aléatoirement dans la phrase.
13En effet, ne… pas entourent le verbe à la forme simple (GMF, 2016, p. 702) comme c’est le cas dans les occurrences 1 et 3 : « je ne donne pas » (l. 7) ; « il ne m’est pas possible » (l. 22). Comme on l’a vu plus haut, ne est toujours antéposé au verbe et le second terme négatif, le discordantiel pas, est placé directement après le verbe. Lorsque le verbe est à une forme composée, ne… pas se placent de part et d’autre de l’auxiliaire – et des pronoms compléments s’il y en a –, comme on le voit dans l’occurrence 2 qui est au passé composé de l’indicatif : « qu’ils n’ont pas eu » (l. 8). Ici ne et pas encadrent l’auxiliaire avoir réalisé sous la forme : ont.
II. 2 La négation exceptive ou restrictive
14Le corpus se compose de deux occurrences :
« je ne le percevais que très confusément » (l. 1-2)
« je ne puis jamais m’en tirer qu’écrasé par la honte » (l. 30)
15La négation exceptive ou restrictive se forme à l’aide du système corrélatif ne… que issu du bas latin non… quam (GMF, 2016, p. 701), lui-même issu du tour comparatif du latin classique non aliud quam (Garagnon & Calas, 1998, p. 9). La négation exceptive ou restrictive ne constitue pas une négation au sens strict du terme (GMF, 2016, p. 700), car l’effet de sens qu’elle produit peut être analysé comme un positif restreint (Garagnon & Calas, 1998, p. 9). Elle est dite exceptive ou restrictive, car tout élément différent de celui qui est postposé à que est éliminé de son champ, elle est l’équivalent sémantique de seulement, uniquement, et rien d’autre (GMF, 2016, p. 700), sauf (p. 701) ou pas autrement : « “je ne le percevais que très confusément” et pas autrement ». Il est possible d’extraire de la saisie négative tous les constituants postposés au verbe (ibid.). Le terme négatif ne a une place identique à la place qu’il occupe dans la négation totale (p. 702). Que est placé devant le circonstant sur lequel porte l’exception.
16La négation exceptive dans l’occurrence « je ne le percevais que très confusément » (l. 1-2) porte ici sur l’adverbe confusément lui-même modifié par l’adverbe très qui exprime l’intensité élevée (p. 620).
17Dans la seconde occurrence, « Je ne puis jamais m’en tirer qu’écrasé par la honte » (l. 30), elle porte sur le participe passé écrasé. L’adverbe de temps jamais modifie le groupe verbal « m’en tirer » devant lequel il est placé, il dépend de ce constituant. Il ne s’agit pas d’une négation partielle construite sur le modèle ne… jamais.
Rappel 44. La notion de négation partielle
La négation partielle ne « porte que sur une partie de la proposition » (GMF, 2016, p. 698). On la forme par le truchement de termes négatifs comme jamais, personne, rien…, lesquels spécifient le constituant de la phrase envisagé par la négation. Ces termes négatifs construisent avec ne la négation partielle.
II. 3 La négation « sémantico-syntaxique et morpho-lexicale »
II. 3. 1 La négation « sémantico-syntaxique »
18Le corpus est constitué d’une unique occurrence :
« sans me demander » (l. 23)
19On l’observe dans le syntagme prépositionnel : sans me demander. La préposition sans est « le mot tête d’un groupe prépositionnel » dont le deuxième constituant est un infinitif (GMF, 2016, p. 641). La préposition sans est dite privative et exprime la quantité nulle (Garagnon & Calas, 1998, p. 10) : « Sans me demander vs en me demandant. » On peut gloser « sans me demander » par « je ne me suis pas posé une seule question ».
20La GMF (2014) souligne que dans la mesure où la préposition contribue « à l’interprétation sémantique du groupe fonctionnel qu’elle introduit » (p. 642), le sens qu’elle possède doit être pris en considération par l’analyse grammaticale. Dès lors, outre sa valeur rectrice, la préposition est dotée d’une dimension sémantique propre qui se combine avec celle des constituants qu’elle sert à relier (ibid.).
II. 3. 2 La négation « morpho-lexicale »
21On note deux occurrences dans le corpus :
« dépourvus » (l. 10)
« incurable » (l. 31)
22Les deux termes du corpus sont des mots construits, c’est-à-dire des « termes préconstruits », mais dont la « structure morphosémantique est analysable selon les règles propres à la composante lexicale de la langue » (GMF, 2016, p. 900). Le processus de construction observable ici est celui de la dérivation. On peut analyser la dérivation comme « un modèle compositionnel associant fondamentalement des formes et des contenus, mais aussi des mécanismes sémantiques réguliers qui relient les sens de base aux sens dérivés » (p. 900). Le corpus s’inscrit dans le cadre de la dérivation affixale5. Un mot dérivé est structuré par l’ajout d’un ou plusieurs affixes, préfixes ou suffixes à un « morphème lexical » identifié comme la base. Les préfixes, comme on le voit ici avec les préfixes négatifs -de/-in, se placent avant la base. Un mot dérivé peut être construit avec un seul préfixe, c’est le cas des termes du corpus. Le corpus met en évidence une relation d’antonymie. La GMF (2016) définit l’antonymie comme « l’incompatibilité entre des termes qui appartiennent à une même dimension sémantique » (p. 928-929). Il s’agit ici d’antonymes « complémentaires ou contradictoires », i. e. en « relation de disjonction exclusive », chacun étant « la négation de l’autre » (p. 929) : pourvu est le contraire de dépourvu ; curable d’incurable.
23L’usage de la négation dans ce texte ne manifeste pas de particularités notables au regard de la norme ni d’infraction à cette dernière. On notera que son intérêt réside dans son fonctionnement pragmatique et peut-être dans une certaine valeur allusive qu’elle véhiculerait si on admet qu’elle constitue dans le corpus un acte de langage indirect.
III. Orthographe : « objectif » (l. 15-16) ; « veux » (l. 15)
III. 1 « objectif » (l. 15-16)
24Objectif est un adjectif qualificatif masculin singulier. Objectif appartient à la catégorie d’adjectifs qui marquent l’opposition des genres à l’oral comme à l’écrit par substitution de consonne, -v à -f, sans variation vocalique : objectif/objective sur le modèle de neuf/neuve (GMF, 2016, p. 608), et adjonction de -e muet à la forme du masculin (p. 604).
III. 2 « veux » (l. 15)
25Il s’agit de la forme de deuxième personne du singulier du verbe vouloir au présent de l’indicatif. La question porte sur la complémentarité de -s et de -x comme morphogrammes verbaux. La désinence de deuxième personne est la plupart du temps -s. La présence de -x nécessite d’être commentée. Les désinences se classent en deux systèmes différents dans le code écrit pour les trois personnes du singulier. Le système 1 [-e ; -es ; -e] affecte les verbes dont l’infinitif se construit en -er et un petit nombre d’autres verbes : aller, cueillir, couvrir, offrir, ouvrir, souffrir (Arrivé, Gadet & Galmiche, 1986, p. 147). Le second système [-s ou -x ; -s ou -x ; -t ou zéro] concerne les autres verbes. Dans la conjugaison des personnes 1 et 2 du singulier, -x prend la place de -s pour pouvoir (je peux) ; vouloir (je veux) ; valoir (je vaux) (ibid.). Au Moyen Âge, « le groupe final -us » était fréquemment noté par un signe abréviatif proche graphiquement de la lettre -x, qui n’a plus été identifié en tant que tel et qui s’est confondu avec -x (Grévisse, 1993, p. 97). La fonction du signe -x a progressivement été oubliée, -u a été rétabli et -x maintenu, d’où la forme [veux] (ibid.). Au plan phonétique, en ancien français, le premier élément de la triphtongue -ueu a tendance à disparaître devant -f ; -v ; -k ; -g (Picoche, 1979, p. 34). Les deuxième et troisième personnes sont donc notées [veus ; veut]. La première personne [veil ou vueil] est refaite en [veus]. Néanmoins [vieus, vieut, viaus et viaut] sont bien représentées également (ibid.).
Rappel 45. La notion de désinence
La Grammaire méthodique du français définit la désinence comme un suffixe rattaché par soudure qui se soude à la fin de la forme verbale et qui « apporte des informations “grammaticales” sur le mode, la personne et le temps » (GMF, 2014, p. 438).
IV. Étude de style : les procédés du discours autobiographique dans le texte
26L’extrait de Michel Leiris, proposé ici, est un texte autobiographique, qui s’inscrit dans le type narratif (Adam, 2001), lequel est caractérisé par sa dimension chronologique : « tout récit consiste en un discours intégrant une succession d’événements d’intérêt humain dans l’unité d’une même action » (Bremond, 1973). La dimension chronologique est particulièrement importante, dans le cas présent, puisqu’il s’agit d’une autobiographie. Philippe Lejeune (1975) définit en substance l’autobiographie comme « un récit rétrospectif en prose ». Ce récit est élaboré par une personne réelle, un auteur, qui prend sa propre existence comme sujet de son récit. Il insiste sur sa vie individuelle et sur sa propre histoire6. Philippe Lejeune a souligné le caractère essentiel du « pacte autobiographique » en vertu duquel, lorsqu’un auteur se détermine à raconter sa vie ou une partie de sa vie en respectant la vérité, sa démarche prend la forme d’un engagement.
27Cette dimension de vérité est particulièrement importante pour comprendre les enjeux de cet extrait et voir comment sous l’apparence d’un récit autobiographique de facture classique se développe une démarche réflexive et analytique de construction d’un savoir et de recherche de la vérité.
IV. 1 Un récit autobiographique d’une facture en apparence traditionnelle
IV. 1. 1 Une énonciation de discours
28Le cadre énonciatif du texte est celui de l’énonciation de discours7. Dans l’extrait de l’ouvrage de Leiris proposé ici, le narrateur, également personnage et auteur, prend « la responsabilité de son énoncé » où il met en évidence de manière patente les « marques personnelles et temporelles de son énonciation » (GMF, 2016, p. 1001). Comme on l’a vu précédemment ce type d’organisation est visible dans la « majorité des discours oraux et […] dans les écrits » (ibid.) où l’énonciateur s’engage à titre personnel, autrement dit « dans tous les genres où quelqu’un s’adresse à quelqu’un, s’énonce comme locuteur et organise ce qu’il dit dans la catégorie de la personne » (Benveniste, 1966, p. 242, cité par GMF, 2016, p. 1001). L’énonciation de discours est illustrée dans le texte par le pronom personnel sujet je qui renvoie au narrateur / auteur / personnage et aux différentes marques de la première personne qui parcourent le texte. Il s’agit des déterminants possessifs ma dans le groupe nominal « ma mémoire » (l. 5-6) ou mon dans « mon être » (l. 31) ; du pronom personnel complément me dans « qui me dit » (l. 7) ou « m’en tirer » (l. 30).
IV. 1. 2 Une alternance entre énonciation historique et énonciation de discours fondée sur deux systèmes temporels distincts
29L’énonciation historique (Benveniste, 1966) prend en compte les temps du passé (GMF, 2016, p. 1004) : i) imparfait : percevais (l. 1), voyais (l. 17) ; ii) passé simple : furent (l. 9), germa (l. 21) ; iii) conditionnel : serais (l. 24), pourrais (l. 25). Ce sont les temps du récit.
30L’énonciation de discours (Benveniste, 1966) prend en compte les temps associés au système du présent (ibid.). Ici on relève des occurrences de i) présent : j’arrive (l. 2), je donne (l. 7), je me heurte (l. 13) ; et ii) de futur : je me bornerai (l. 16). Ce sont les temps du discours.
31Le passage de l’un à l’autre se fait par ce que Harald Weinrich (1973) désigne comme des transitions (cité par GMF, 2016, p. 1008), à savoir les moments de glissement conduisant à des changements d’attitude d’énonciation, lorsque se fait le passage de l’énonciation de discours à l’énonciation historique et inversement ; ainsi que la modification de perspective d’énonciation qui en découle, i. e. le changement de perspective temporelle, par exemple la mise en relief des événements dans le cadre de l’énonciation historique au moyen du jeu sur le passé simple et l’imparfait (ibid.).
IV. 1. 3 Cette alternance module la relation au passé évoqué : le récit d’enfance
32Le choix de cette perspective explicite l’utilisation qui est faite par Michel Leiris des valeurs narratives de l’imparfait et du jeu sur ses valeurs aspectuelles et notamment la dimension analytique de l’aspect sécant (GMF, 2016, p. 540). Avec l’imparfait, le procès est perçu de l’intérieur, sans limites précises (ibid.). C’est ainsi qu’il peut exprimer une habitude (p. 544) ou un procès réitéré dans le passé (ibid.) : je voyais (l. 17), on me menait (l. 18).
33Cette valeur de l’imparfait contribue au brouillage du souvenir et ne permet pas au récit de se dérouler de manière linéaire selon la successivité chronologique des faits (p. 541). Cette valeur de l’imparfait est un des supports stylistiques de la démarche autobiographique propre à Leiris, à savoir le texte autobiographique comme spectacle.
IV. 1. 4 Le portrait de l’artiste en spectateur
34Cette perspective contribue à la dimension métaphorique du texte construite autour du théâtre. Elle constitue une forme de contrepoids poétique à la démarche analytique. Plus qu’une image, le théâtre peut être analysé comme une sorte de grille de lecture du monde. Cette dimension est particulièrement visible à travers le lexique : « voyais » (l. 17) ; « spectacles » (l. 18) ; « m’apparaissant » (l. 19) ; « angle tragique » (l. 19) ; « lumière sanglante » (l. 20). Ces termes mettent en évidence non seulement la thématique du spectateur, mais aussi celle de l’interprétation, notamment dans les deux dernières occurrences. C’est cette dernière dimension qui confère son originalité et sa particularité au texte de Leiris et le distingue d’autobiographies plus traditionnelles. Le texte est également un texte réflexif et il contient les marques de l’argumentation.
IV. 2 Un récit réflexif
35On partira de l’idée que la réflexivité est l’aptitude du sujet à envisager sa propre activité pour en analyser la genèse. Dans une telle perspective, la subjectivité devient l’espace de la représentation de soi et de la prise de conscience par l’individu de sa relation au monde. Elle est donc un savoir sur soi. Dans cette deuxième partie, on s’attachera à mettre en évidence i) que le texte montre comment se construit un regard critique, qui participe de manière récursive à la construction du sujet (Bertucci, 2009) et ii) en quoi cette démarche analytique met en évidence les traces d’une méthodologie qui n’est pas sans lien avec la volonté de construction d’un savoir sur soi et ce à partir d’une étude des marques de la mise en débat.
36La mise en débat se fait au moyen d’un certain nombre de procédés.
IV. 2. 1 Le recours aux connecteurs
Rappel 46. La notion de connecteurs
Les connecteurs sont des « termes de liaison et de structuration » (GMF, 2016, p. 1044). Ils participent à l’organisation de la structure du texte en construisant des liens entre les propositions et en mettant en évidence les articulations du discours (ibid.). Ils possèdent aussi une fonction énonciative et marquent les stratégies d’organisation du discours (p. 1045).
37On notera l’utilisation de bref (l. 11) comme marqueur de clôture et de reformulation abrégée (GMF, 2016, p. 1051) ; de par exemple (l. 23-24) comme marqueur d’exemplification (p. 1049) ; de donc (l. 16) comme marqueur de conclusion d’un raisonnement (p. 1057) ; de bien entendu (l. 1) comme marqueur de concession (p. 1053).
IV. 2. 2 Les modalités d’énonciation
Rappel 47. Les modalités d’énonciation
Ce sont des éléments linguistiques qui expriment l’attitude du locuteur par rapport à son énoncé. Elles réfèrent « au sujet de l’énonciation en marquant l’attitude énonciative de celui-ci » (GMF, 2016, p. 975). Elles sont exprimées par le truchement de divers types de phrase énonciatifsa : déclaratif, interrogatif, injonctif (ibid.).
a. Voir sur ce point l’approfondissement 42 intitulé : « La négation n’est-elle qu’un type de phrase facultatif ? ».
38On voit apparaître dans le texte deux types principaux de modalités d’énonciation : le type déclaratif et le type interrogatif. Le type interrogatif est très présent dans les deux paragraphes. Une interrogation directe occupe le premier paragraphe : « qui me dit ? » (l. 7), une interrogation indirecte, le second : « sans me demander, par exemple, dans quel drame » (l. 23-24). Cette forte présence du type interrogatif confirme le caractère réflexif du texte, lequel interroge le passé pour tenter d’en donner une interprétation.
IV. 2. 3 Les modalités d’énoncé : la construction linguistique de la subjectivité
39Les catégories grammaticales permettent de construire la dimension subjective (GMF, 2016, p. 976).
40Le texte présente des noms renvoyant à une perception subjective du réel : « valeur » (l. 9) ; « lumière » (l. 20) ; « déchirement » (l. 26) ; « danger » (l. 15) ; « supplice » (l. 25) ; « souffrance » (l. 29) ; « honte » (l. 30) ; « lâcheté » (l. 32), et d’autres à la construction du savoir : « observation » (l. 3) ; « éléments » (l. 5) ; « question » (l. 27), ces derniers s’inscrivent dans l’ordre de l’épistémique. Les adjectifs suivent le même type d’organisation : « hasardeuse » (l. 7) ; « émotive » (l. 9) ; « tendancieuse » (l. 12) ; « tragique » (l. 19) ; « sanglante » (l. 20) s’opposent à « objectif » (l. 15-16) ; « réels » (l. 10) ; « précise » (l. 28).
41La présence d’un verbe affectif comme aimer (l. 23) ou de l’adverbe confusément (l. 2) renforcent le relevé, qui vient d’être présenté.
IV. 2. 4 Une démarche de construction d’un savoir : l’autobiographie comme entreprise de vérité
42La perception subjective du réel est à mettre en relation avec la volonté de construction d’un savoir sur soi. Cette approche est rendue difficile par le fait que ce savoir suppose d’interroger un passé lointain dont le souvenir est imprécis et obscurci. On note des verbes qui relèvent du paradigme de la connaissance : « percevais » (l. 1) ; « reconstituer » (l. 2) ; « comparant » (l. 4) et mettent en évidence la méthodologie, s’il est possible d’utiliser ce terme ici, utilisée par Leiris.
43Dans le cadre de l’autobiographie, la recherche de la vérité est rendue difficile par le brouillage de la mémoire, qui peut conduire à une forme de dérive interprétative, le risque de « ressuscit[er] le passé d’une manière tendancieuse » (l. 11-12). Ce risque est celui qu’encourent les « faiseurs de confessions et de mémoires » (l. 14).
44Les rapides observations proposées dans le cadre de cette étude permettent de saisir, autant qu’il est possible dans un aussi court extrait, l’originalité de l’entreprise autobiographique de Leiris, soulignée par Philippe Lejeune. En effet, comme on le voit ici, Leiris, ne se soumet pas au modèle narratif classique de l’autobiographie, fondé sur la linéarité chronologique des faits, mais adopte une démarche synchronique, par un constant va-et-vient entre le passé et le présent, le récit et l’analyse, car l’entreprise autobiographique est, pour Leiris, un engagement existentiel.
Bibliographie
I. Édition du texte étudié
Leiris Michel, 2004 [1939], L’Âge d’homme, précédé de De la littérature considérée comme une tauromachie, Paris, Gallimard, coll. « Folio ».
II. Dictionnaire. Dictionnaires généraux de la langue française
Le Petit Robert de la langue française, 2015, Paris, Le Robert.
Le Trésor de la langue française informatisé (TLFI), disponible en ligne sur http://atilf.atilf.fr/ [consulté le 29/05/2020].
III. Sciences du langage
III. 1 Linguistique générale
Benveniste Émile, 1966, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2 vol.
Jakobson Roman, 1963, Essais de linguistique générale, Paris, Minuit.
III. 2 Énonciation
Kerbrat-Orecchioni Catherine, 1980, L’Énonciation. De la subjectivité dans le langage, Paris, Armand Colin, coll. « Linguistique ».
III. 3 Analyse de discours
Austin John Langshaw, 1970, Quand dire, c’est faire, traduit par Gilles Lane, Paris, Seuil.
III. 4 Sociolinguistique
Bertucci, Marie-Madeleine, 2009, « Place de la réflexivité dans les sciences humaines et sociales : quelques jalons », Cahiers de sociolinguistique, n. s., no 14, Réflexivité, herméneutique. Vers un paradigme de recherche ?, p. 43-55.
III. 5 Linguistique française
III. 5. 1 Histoire de la langue. Morphologie historique
Picoche Jacqueline, 1979, Précis de morphologie historique du français, Paris, Nathan, coll. « Nathan université, information, formation ».
III. 5. 2 Grammaires du français contemporain
Arrivé Michel, Gadet Françoise & Galmiche Michel, 1986, La grammaire d’aujourd’hui. Guide alphabétique de linguistique française, Paris, Flammarion.
Damourette Jacques & Pichon Édouard, 1983, Essai de grammaire de la langue française. Des mots à la pensée, Genève / Paris, Slatkine [1re éd. : Paris, J.-L.-L. d’Artrey, 1930-1956], disponible en ligne sur https://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/ark:/12148/bpt6k62820045.texteImage [consulté le 29/05/2020].
Grévisse Maurice, 1993, Le Bon usage, 13e éd. par André Goosse, Paris / Louvain-La-Neuve, Duculot.
Moignet Gérard, 1981, Systématique de la langue française, Paris, Klincksieck, coll. « Bibliothèque française et romane », série « A. Manuels et études linguistiques ».
Riegel Martin, Pellat Jean-Christophe & Rioul René (GMF), 2014, Grammaire méthodique du français, 5e éd., Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadriges manuels ».
Riegel Martin, Pellat Jean-Christophe & Rioul René (GMF), 2016, Grammaire méthodique du français, 6e éd., Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadriges manuels ».
Tesnière Lucien, 1988 [1953], Éléments de syntaxe structurale, 2e éd., Paris, Klincksieck.
III. 5. 3 Orthographe. Publication institutionnelle spécialisée consacrée à l’orthographe
Les Rectifications de l’orthographe, 1990, Journal officiel de la République française. Documents administratifs, no 100, Paris, Direction des Journaux officiels, disponible en ligne sur http://www.academie-francaise.fr/sites/academie-francaise.fr/files/rectifications_1990.pdf [consulté le 29/05/2020].
III. 5. 4 Études grammaticales spécialisées
III. 5. 4. 1 Les adverbes
Guimier Claude, 1996, Les adverbes du français. Le cas des adverbes en -ment, Paris / Gap, Ophrys, coll. « L’Essentiel français ».
Le Trésor de la langue française informatisé, « Le suffixe -ment », disponible en ligne sur https://www.cnrtl.fr/definition/-ment [consulté le 29/05/2020].
Molinier Christian, 2009, « Les Adverbes d’énonciation. Comment les définir et les sous-classifier ? », Langue française, no 161, Les marqueurs d’attitude énonciative, p. 9-21, disponible en ligne sur https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-langue-francaise-2009-1-page-9.htm [consulté le 29/05/2020].
III. 5. 4. 2 Les types de phrase. La négation
Garagnon Anne-Marie & Calas Frédéric, 1998, « Fiche de syntaxe sur la négation. Corneille, Nicomède, Acte II, 3, v. 691-727 », L’Information grammaticale, no 77, p. 6-10, disponible en ligne sur https://www.persee.fr/doc/igram_0222-9838_1998_num_77_1_2865 [consulté le 29/05/2020].
III. 6 Linguistique textuelle
Adam Jean-Michel, 2001 [1992], Les textes, types et prototypes. Récit, description, argumentation, explication et dialogue, 4e éd., Paris, Nathan, coll. « Fac. Linguistique ».
III. 7. Linguistique pour le texte littéraire. La sémantique des formes verbales
Weinrich Harald, 1973, Le Temps. Le récit et le commentaire, traduit par Michèle Lacoste, Paris, Seuil, coll. « Poétique ».
IV. Poétique. Narratologie
Bremond Claude, 1973, Logique du récit, Paris, Seuil, coll. « Poétique ».
V. Autres textes et œuvres de Leiris utilisés
Leiris Michel, 1927, Le Point cardinal, Paris, Aux Éditions du Sagittaire chez Simon Kra, coll. « Les Cahiers nouveaux ».
Leiris Michel, 1937, Miroir de la tauromachie, précédé de Tauromachies, avec 3 dessins d’André Masson, Paris, GLM [Guy Lévis Mano], coll. « Acéphale. Nouvelle série ».
Leiris Michel, 1977 [1946], Aurora, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire ».
Leiris Michel, 1988 [1934], L’Afrique fantôme. De Dakar à Djibouti (1931-1933), reprod. en fac-similé, Paris, Gallimard, coll. « Tel ».
Leiris Michel, 1992 [1966], Brisées, Paris, Gallimard, coll. « Folio. Essais ».
Leiris Michel, 1998, « Simulacre », dans Id., Mots sans mémoire, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », p. 7-23.
VI. Leiris et l’histoire littéraire et culturelle. Intertextualités. La revue Documents
Bataille Georges (dir.), 1929-1934, Documents. Doctrines, archéologie, beaux-arts, ethnographie, disponible en ligne sur https://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/ark:/12148/cb34421975n/date [consulté le 29/05/2020].
VII. Études spécialisées consacrées au texte. Site des éditions Gallimard
Site des éditions Gallimard, 2020, En savoir plus sur Michel Leiris, disponible en ligne sur http://www.gallimard.fr/Footer/Ressources/Entretiens-et-documents/Plus-sur-l-auteur/En-savoir-plus-sur-Michel-Leiris/(source)/184215 [consulté le 29/05/2020].
Site des éditions Gallimard, 2020, Collège de sociologie, disponible en ligne sur http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Idees/Le-College-de-Sociologie [consulté le 29/05/2020].
VIII. Autre source consultée. Ouvrage
Lejeune Philippe, 1986 [1975], Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil.
Annexe
Approfondissements du chapitre 6
Approfondissement 37. Les adverbes de manière en -ment Approfondissement 38. Les adverbes de phrase Approfondissement 39. Les marques du genre des adjectifs Approfondissement 40. La notion de négation Approfondissement 41. L’acte illocutoire Approfondissement 42. La négation n’est-elle qu’un type de phrase facultatif ? Approfondissement 43. Les modalités d’expression de la négation en langue Approfondissement 44. Les modalités d’énoncé : la construction linguistique de la subjectivité |
Approfondissement 37. Les adverbes de manière en -ment
Les adverbes constituent une catégorie grammaticale hétérogène, analysée comme résiduelle dans laquelle on classe par tradition les mots invariables « qui ne sont ni des prépositions, ni des conjonctions, ni des interjections » (GMF, 2016, p. 646). Les adverbes de manière constituent la classe d’adverbes la plus représentée. Les adverbes de manière sont formés le plus souvent mais pas exclusivement par l’ajout au féminin de l’adjectif du suffixe -ment, l’adjectif servant de base. Le suffixe -ment est « le seul suffixe adverbial effectivement productif en français moderne si l’on excepte le suffixe -ons qui n’a guère produit que les locutions adverbiales à reculons, à tâtons, à califourchon » (p. 656). Le suffixe -ment vient de l’ablatif mente du substantif féminin latin mens, mentis qui signifie « esprit, disposition d’esprit ». Les groupes adjectif + mente ont formé à l’origine des compléments circonstanciels dans lesquels le substantif a pris peu à peu le sens de « manière d’être ». Ces groupes se sont lexicalisés et -ment a été senti progressivement comme un simple suffixe adverbial (TLFI, article « -ment »). Au plan syntaxique, les adverbes sont le plus souvent facultatifs (GMF, 2016, p. 646), et, lorsqu’ils assurent une fonction de modifieur, ils sont dépendants syntaxiquement du constituant qu’ils modifient. Ils sont généralement incidents au verbe comme dans le texte. Au plan sémantique, les adverbes de manière traduisent une façon d’agir, une manière d’être, ici précisément un état.
Approfondissement 38. Les adverbes de phrase
On distingue deux catégories d’adverbes, les adverbes dits de phrase et les « adverbes adjoints ou intégrés à la proposition » (Molinier, 2009, p. 1). La seconde catégorie porte sur le verbe ou sur un autre constituant, les adverbes concernés ont la fonction de modifieur (ibid.). Le premier groupe d’adverbes évoqués, à savoir les adverbes de phrase, porte sur la phrase prise dans sa totalité et lui « assign[e] des commentaires de diverses sortes » (ibid.). Christian Molinier classe dans cet ensemble les adverbes « qui concernent l’acte d’énonciation » (ibid.). La GMF (2016) identifie le premier groupe comme étant celui i) des adverbes de « commentaire phrastique », qui indiquent « le degré de réalité que le locuteur assigne au contenu propositionnel », il s’agit d’adverbes comme probablement, peut-être, sans doute (p. 653) ; ii) des adverbes de « commentaire énonciatif » (p. 653). La GMF (2016) donne pour illustrer ce sous-groupe les exemples de sérieusement, honnêtement, simplement, franchement, lesquels placés en tête de phrase lui donnent sa « couleur énonciative » (p. 654). On peut gloser l’exemple « Franchement, je désapprouve cette stratégie » par « Pour parler franchement, je désapprouve cette stratégie, autrement dit, sans chercher à dissimuler mon avis, je désapprouve cette stratégie ». Placés à côté du verbe, ces adverbes ont un sens différent, « il a agi franchement » est le contraire de « il a agi de manière dissimulée ». Franchement dans ce dernier exemple ne porte que sur le verbe et non sur la phrase. Claude Guimier décrit ces adverbes comme des « adverbes allocutifs » qui sont « aptes à caractériser l’acte d’allocution » (Guimier, 1996, p. 154, cité par Molinier, 2009). Christian Molinier divise la classe des adverbes d’énonciation en sous-groupes. Le premier comprend « les adverbes conjonctifs ou connecteurs » ; le second « les adverbes concernant l’énonciation » (franchement, honnêtement, entre nous, etc.), lesquels indiquent « la disposition psychologique ou morale du locuteur vis-à-vis de l’interlocuteur » (ibid.) ; le troisième « les adverbes concernant le contenu de l’énoncé » (concrètement, objectivement, simplement, clairement), lesquels « spécifient la formulation adoptée par le locuteur » (ibid.). Christian Molinier construit enfin un quatrième sous-groupe qui inclut « l’ensemble des adverbes indiquant la position du locuteur par rapport à l’information qu’il transmet » (à mon avis, personnellement, autant que je sache) (ibid.).
Approfondissement 39. Les marques du genre des adjectifs
On construit le féminin des adjectifs en ajoutant un -e muet à la forme du masculin.
Cette règle ne rend pas compte de la formation du féminin de tous les adjectifs, car le -e final est la marque écrite du féminin exclusivement « après une consonne prononcée au masculin » (global/globale) ou « après une voyelle orale » (polie) (GMF, 2016, p. 604).
À l’oral « -e écrit équivaut pour un tiers des adjectifs à la prononciation de la consonne graphique qui précède : fort/forte » (ibid.).
À l’écrit comme à l’oral, le passage de la forme masculine à la forme féminine est parfois accompagné d’autres modifications portant sur « la prononciation et la graphie de la syllabe finale : bon/bonne ; vieux/vieille […] ; malin/maligne » (p. 605).
Les adjectifs épicènes neutralisent l’opposition des formes du masculin et du féminin à l’écrit et à l’oral : un sol/une planche solide. La GMF (2016) considère comme des adjectifs épicènes les adjectifs qui ont une forme identique à l’oral mais dont la forme écrite diffère : « une épreuve partielle/un examen partiel » (ibid.). Analyser des adjectifs dont la forme orale est identique mais dont la forme écrite diffère comme des adjectifs épicènes peut être discuté, car cet élargissement de la catégorie des épicènes remet en question la définition usuelle de la notion d’épicène fondée sur l’identité de la forme de l’adjectif au féminin et au masculin.
On comprendra mieux la variation en genre si on l’analyse « d’un point de vue contrastif oral/écrit » (p. 605). Les adjectifs sont classés selon trois grandes catégories selon la façon dont ils marquent le genre à l’écrit et à l’oral (ibid.) :
1. Les adjectifs épicènes (voir supra).
Ce sont des :
• adjectifs simples dont la finale au masculin est -e la plupart du temps derrière une consonne : utile, énorme, possible (GMF, 2016, p. 606) ;
• adjectifs « complexes dérivés en -ique ; -iste ; -esque ; -estre ; -able ; -ible, etc. » (p. 606) ;
• adjectifs « issus de noms (adjectifs de couleur), d’adverbes et de préfixes : une tenue kaki, […] une femme très bien ; les roues avant… » (ibid.) ;
• emprunts : une tenue très chic (ibid.) ;
• abréviations dans le français familier : un voisin sympa (sympathique) (ibid.) ;
• adjectifs employés à un genre seulement parce que généralement « associés à un seul nom ou à une série limitée de noms » (ibid.), avec lesquels ils sont aptes à constituer des noms composés : masculins : aquilin (nez) ; bot (pied) ; grégeois (feu) ; féminins : accorte (serveuse) ; bée (bouche) (ibid.) ;
2. Les adjectifs variant en genre à l’écrit seulement.
Prennent le -e du féminin :
• les adjectifs quand leur finale vocalique au masculin est une « voyelle orale autre que-e : aisé/aisée ; ému/émue » (GMF, 2016, p. 606) ;
• les « adjectifs en -gu », avec un tréma sur le -e : aiguë (ibid.). Les Rectifications de l’orthographe de 1990 suggèrent de placer le tréma plutôt sur « le -u qui est la voyelle prononcée » (cité par GMF, 2016, p. 606) ;
• les adjectifs dont la consonne finale est -c ;-l ; -s ;-t prononcée, avec modification de la consonne : i) -c donne -que au féminin : public/publique ; caduc/caduque, à l’exception de l’adjectif grec dont le féminin est grecque ; ii) les consonnes -t et -s doublent : net/nette ;métis/métisse (p. 607) ; iii) les adjectifs dont la consonne finale est -l offrent deux séries qui doublent ou non la consonne : cruel/cruelle ; nul/nulle (ibid.) doublent la consonne. Ces adjectifs s’opposent à une seconde série sans doublement : amical/amicale ; original/originale ; subtil/subtile (ibid.) ;
3. Les adjectifs variant en genre à l’oral et à l’écrit.
Le féminin connaît deux modalités de formation. À l’oral une consonne est adjointe à la forme masculine. À l’écrit l’ajout « de -e graphique à la consonne muette au masculin » est susceptible de se traduire par une « modification et éventuellement un doublement de consonnes ou par un accent sur -e » (GMF, 2016, p. 607). Plusieurs possibilités existent :
• sans variation vocalique :
Dans 70 % des cas, il n’y a pas de variation vocalique : petit/petite ; grand/grande ; laid/laide (ibid.) ;
• avec variation vocalique simple :
- « Nasale au masculin / orale au féminin ». À l’écrit, on note le « doublement ou non de la consonne nasale devant -e et la constitution de deux séries » (ibid.). Une première série sans doublement : lointain/lointaine. Une seconde série avec doublement de la consonne : ancien / ancienne (ibid.) ;
- « Voyelle fermée/ouverte devant consonne » (ibid.). À l’écrit le féminin est noté par -e. Il est possible que la consonne soit doublée ou non : sot/sotte ; [e] peut recevoir un accent grave avant consonne finale : entier/entière ; léger/légère (ibid.) ;
• avec variation complexe : la variation complexe consiste en un « changement de timbre de la voyelle » et l’ajout d’une « consonne finale + -e à l’écrit : beau/belle ; nouveau/nouvelle ; fou/folle ; mou/molle ; vieux/vieille ; malin/maligne ; bénin/bénigne » (ibid.).
Le féminin se construit aussi :
• « par modification de la consonne finale du masculin » avec ou sans changement vocalique : neuf/neuve ; vif/vive ; sec/sèche ; menteur/menteuse (p. 608) ;
• par alternance de « suffixe dans les séries -teur/-trice : moteur/motrice […] ; -eur/-eresse : vengeur/vengeresse » (ibid.).
Remarque : les substantifs « maître et traître employés comme adjectifs » se construisent sur ce modèle et donnent : « maîtresse/traîtresse : une pièce maîtresse » (p. 608) ou pas un traître mot.
Approfondissement 40. La notion de négation
D’un point de vue grammatical la notion de négation évoque d’une part un fait sémantique et d’autre part les formes grammaticales et lexicales qu’il emprunte (GMF, 2016, p. 696). Du point de vue de la logique, la négation constitue un opérateur logique qui renverse « la valeur de vérité d’une proposition » (ibid.). Ainsi la proposition « x n’est pas là » inverse la proposition « x est là ». Dans la mesure où l’on admet qu’une même proposition ne peut pas être en même temps vraie et fausse, nier une proposition revient à démentir son adéquation à la réalité (ibid.). C’est ce que les grammairiens nomment la valeur descriptive de la négation (ibid.). Il convient de noter cependant que la négation est dotée d’une seconde caractéristique. Elle est en effet apte à signifier le refus d’une assertion (ibid.), ce qui implique que nier signifie « refuser, s’opposer à un fait ou à une idée » (ibid.) et induit une prise de position. Cette seconde caractéristique est définie comme la valeur polémique de la négation (p. 717). La négation perd de la sorte sa dimension illocutoire d’assertion, qui caractérise la négation descriptive. C’est la raison pour laquelle la GMF (2016) définit la négation par le fait pour « tout énoncé négatif » de posséder deux niveaux d’élucidation (ibid.). Ils sont pour le premier « la simple négation du contenu » : il y a des livres sur la table vs il n’y a pas de livres sur la table ; pour le second « la réfutation de l’affirmation d’autrui » (ibid.) : je ne suis pas d’accord avec votre interprétation du texte. Ces deux types de négation sont apparentés sur le plan formel mais ont dans les faits un mode de fonctionnement différent.
Approfondissement 41. L’acte illocutoire
La notion de dimension illocutoire renvoie à celle d’acte de langage élaborée par John Austin et John Searle, qui ont insisté sur l’idée que le langage consistait en un moyen d’agir sur autrui. Austin (1970) a montré qu’un acte de langage se décomposait en trois sortes d’actes : locutoire, illocutoire, perlocutoire. La GMF (2014) donne la définition suivante de l’acte illocutoire : il s’agit de « l’acte de langage proprement dit, ce que le locuteur fait en parlant, conformément à une convention reconnue : poser une question, donner un ordre, faire une promesse… » (p. 983).
Approfondissement 42. La négation n’est-elle qu’un type de phrase facultatif ?
La négation appartient à la catégorie des types de phrases facultatifsa (GMF, 2016, p. 661). Comme les autres types de phrases facultatifs que sont les types : passif, négatif, emphatique, impersonnel, la négation est définie comme un « réagencement particulier des types obligatoires », les types de phrases obligatoires étant les types « assertif (ou déclaratif), interrogatif, impératif, mais aussi exclamatif » (ibid.). En tant que type facultatif, la négation possède « une structure morphosyntaxique spécifique mais sans intonation particulière » (ibid.). Sans aller plus loin, on signalera néanmoins que la GMF (2016) considère que ne faire de la négation qu’un type de phrase facultatif peut être critiqué (p. 664). En effet, un type facultatif est un « simple réagencement de la structure syntaxique » alors que le type négatif est doté d’une « valeur sémantique opposée à l’affirmation » (p. 664) que les autres types facultatifs n’ont pas. C’est pour cette raison qu’il est possible de dire que la négation constitue une véritable « alternative logique » à l’affirmation (p. 664).
a. Appelés formes de phrases par la grammaire scolaire. Sur cette notion, voir le chapitre xiv de la GMF (2016, p. 660-777).
Approfondissement 43. Les modalités d’expression de la négation en langue
La négation lexicale : l’antonymie
L’antonymie se manifeste à travers « l’opposition de mots de sens contraire » (GMF, 2016, p. 697). Les antonymes peuvent n’entretenir aucun « rapport morphologique » : pauvre/riche ; petit/grand (ibid.). Leur paire peut être fondée sur le principe de la dérivation selon le modèle : possible/impossible ou sur la présence d’un préfixe négatif comme pas et non : un hôtel cher/pas cher ; la violence/la non-violence (ibid.).
La négation grammaticale
Les outils grammaticaux de la négation sont nombreux et hétérogènes du point de vue des « catégories grammaticales » auxquelles ils appartiennent (GMF, 2016, p. 697). On trouve des pronoms : personne ; rien ; aucun (ibid.) ; des déterminants : aucun (ibid.) ; les morphèmes négatifs ne et pas que la tradition grammaticale analyse comme des adverbes de négation (ibid.). Les mots négatifs sont également employés en dehors du cadre de la phrase canonique dans des groupes nominaux (p. 698) comme : un exemple de français non normé ou dans des phrases nominales (ibid.) : pas de quartier pour nos ennemis. La phrase négative possède des caractéristiques morphologiques spécifiques en raison du fait qu’elle se réalise selon un double marquage. Certains grammairiens ont pu parler à ce sujet d’une « négation à double détente » (Tesnière, 1988, p. 223). Les mots négatifs sont décrits comme des éléments discontinus (GMF, 2016, p. 702) qui se placent avant et après le verbe et ont un fonctionnement en corrélation (p. 708). Le premier de ces termes négatifs est ne, qui est parfois appelé discordantiel (Damourette & Pichon, 1983). Ne ouvre la négation. Le second terme, pas, point, plus…, qui ferme la négation est parfois appelé forclusif (Damourette & Pichon, 1983). Seules les formes clitiques du pronom complément peuvent s’intercaler entre ne et le verbe : Je ne le lui achète pas. On notera que la négation connaît des emplois distincts à l’oral et à l’écrit. Le premier terme ne est peu employé dans les interactions orales informelles au cours desquelles le second terme pas, plus, jamais… suffit à lui seul à exprimer l’idée négative comme l’indique l’exemple suivant : J’veux pas. Ne possède un emploi spécifique à la variété littéraire ou recherchée, qui est l’emploi explétif : je crains qu’elle ne parte (GMF, 2016, p. 697). Le ne explétif est dénué de toute valeur négative et inverse la valeur de ne… pas. Ainsi je crains qu’elle ne vienne a un sens positif là où je crains qu’elle ne vienne pas a une valeur négative. Cet emploi est rare (p. 709).
Approfondissement 44. Les modalités d’énoncé : la construction linguistique de la subjectivité
Elles ont partie liée avec le « sujet de l’énonciation » et soulignent sa position « vis-à-vis du contenu de l’énoncé » (GMF, 2016, p. 975). Elles illustrent la fonction expressive de Roman Jakobson (1963, p. 213-220). Catherine Kerbrat-Orecchioni (1980) met en regard « deux aspects de la modalisation » (p. 120), l’affectif, qui renvoie à l’expression par le locuteur de ses sentiments, l’évaluatif, qui met en évidence les jugements ou les évaluations du locuteur (p. 83-91). Pour l’évaluatif, Catherine Kerbrat-Orecchioni distingue l’axiologique, qui apprécie les faits selon les critères du bon ou du mauvais, en fonction des valeurs de l’épistémique, qui les envisage, du point de vue du savoir, selon le vrai, le faux et l’incertain (p. 83-91).
Notes de bas de page
1 Cette présentation s’appuie sur la section consacrée à Michel Leiris sur le site des éditions Gallimard.
2 Le titre complet de cette revue, dirigée par Georges Bataille de 1929 à 1931 et éditée à Paris jusqu’en 1934, est Documents. Doctrines, archéologie, beaux-arts, ethnographie.
3 Voir l’approfondissement 9 sur la dérivation affixale dans le chapitre 2.
4 Une mise au point théorique sur la notion de négation et sur ses modalités d’expression en langue est proposée dans les approfondissements 40, 41, 42, 43 situés à la fin du chapitre.
5 Voir l’approfondissement 9 sur la dérivation affixale dans le chapitre 2.
6 Les premiers écrits sur l’autobiographie de Philippe Lejeune datent de cette époque et ont été maintes fois réédités depuis.
7 Voir l’approfondissement 34 traitant de cette notion qui figure dans le chapitre 5.
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