Carafulla et Ghetto, deux fols 13
p. 30-35
Texte intégral
1 Carafulla. À mon avis, Ghetto, fou veut dire qui a le cerveau qui cloche et le cerveau en miettes.
2 Ghetto. Si tu n’as pas toi-même le cerveau estropié et brisé en mille morceaux, cela ne veut rien dire. Te voilà devenu astrologue ! Nous allons voir si tu y entends quelque chose. Comment tourne le soleil ?
3 Carafulla. Le soleil ne tourne pas, c’est nous qui tournons ; c’est la terre qui se retourne : ne sais-tu pas que le soleil s’appelle fermement 14 ? Ceux qui font le tour de la terre, disent : « J’ai fait tout le tour de la cosmographie. »
4 Ghetto. Que la terre tourne, ni frère Alberto del Carmine, ni frère Mauro d’Ogni Santi ne le disent 15.
5 Carafulla. Comment savent-ils que le ciel, lui, est en train de tourner ?
6 Ghetto. En regardant la marche du soleil qui chaque matin se lève d’un côté et se cache de l’autre, la lune et les étoiles, le jour et la nuit.
7 Carafulla. Écoute, Ghetto, et laisse-moi parler. Si la terre restait immobile, en un rien de temps elle se mélangerait avec l’eau, avec le feu et avec l’air, et le monde disparaîtrait ; elle tourne toujours et c’est pourquoi nous aussi nous tournons sans arrêt. Ces palais qui se fissurent de haut en bas, où les maçons disent : « Il s’est lézardé », cela provient de ce qu’ils ont été mal bâtis ; et il n’y a pas d’autre cause que la terre qui en tournant donne parfois une petite secousse et voilà les maisons qui menacent ruine. Et puis, tu ne vois pas qu’avec le temps tout s’écroule ? Vas-y, tourne que je te tourne, il faudrait vraiment que la chose tienne bien dans le manche pour ne pas branler.
8 Ghetto. Comment l’eau fait-elle quand elle est au-dessus, pour ne pas se renverser et toute se répandre en tournant ?
9 Carafulla. Prends une seille pleine d’eau par l’anse et fais-la tourner par-dessus ta tête : ne sais-tu pas qu’elle restera sans bouger et sans qu’en tombe la moindre gouttelette ?
10 Ghetto. Et si on vient à la heurter, on en renverse un peu.
11 Carafulla. C’est bien pourquoi il pleut, parce que quand la terre tourne elle verse de l’eau en heurtant quelque chose, et on entend le bruit de la secousse, ce que nous appelons le tonnerre ; mais la rotation est si grande que nous ne pouvons nous en apercevoir. Quand quelqu’un est sur un bateau, pourquoi crois-tu qu’il vomit ? Pour aucune autre raison sinon qu’il est alors avec les pieds en l’air et il faut bien qu’il régurgite ; ainsi, tant qu’on n’est pas habitué, on craint toujours de rester les pieds en l’air.
12 Ghetto. Donc, le soleil est toujours immobile, la lune et les étoiles et nous, en tournant, revenons au même endroit ?
13 Carafulla. Oui, messire. Quand elle monte et quand elle descend, la mer ne s’élève et ne s’abaisse par ailleurs qu’à cause de ce remuement que fait la terre de ci et de là, qui envoie l’eau tantôt d’un côté, tantôt d’un autre.
14 Ghetto. Maintenant je te crois, parce que les tremblements de terre sont ainsi appelés, suivant ta tymologie, terre mue, id est mouvement que fait la terre : par conséquent la terre tourne 16 ?
15 Carafulla. Oui, messire, la terre tourne. Pourquoi crois-tu, Ghetto, que les philosophes aient dit que nous sommes un arbre renversé ? Pour rien d’autre sinon parce que la plupart du temps nous nous tenons la tête en bas. Ne voit-on pas les gens qui, tout en restant quelquefois assis parfaitement immobiles, il leur vient un mal de tête parce que la terre tourne plus vite que d’habitude, et qui n’a pas la tête solide se trouve en fâcheuse posture ? Pour les enfants qui ne s’arrêtent jamais, et pour ceux qui grandissent, cela provient de ce qu’ils ne sont pas encore habitués à rester debout sur la boule terrestre.
16 Ghetto. Les livres parlent bien de la sphère qui est toute ronde 17 ; et puis je l’ai vue dans les cercles de fer qui font ces tours, quand maître Nicolò, médecin de Castellaccio derrière les maisons neuves, disait : « Voilà le gémit, voilà le patraque, le topique, abitabilis, inabibilitabilibus. »
17 Carafulla. Tu vois donc bien que je ne te raconte pas des bourdes.
18 Ghetto. Mais il faisait tourner les cercles, et non la boule.
19 Carafulla. Eh bien, Ghetto, ils font comme les maîtres d’escrime : ils gardent un coup pour eux et ne veulent pas qu’on sache tout. Est-ce qu’il ne retournait pas sa main alors qu’elle tenait ce qui ressemble à un rouet, et ne la renversait-il pas sens dessus dessous ?
20 Ghetto. Bien sûr que si.
21 Carafulla. Alors, la terre venait à tourner ; et quand il s’agite avec cette main, et qu’il la touche en disant : « là-dessous est le popol, et là dessus le patelle… 18 »
22 Ghetto. Comment font-ils pour fabriquer ces boules avec des cercles ? Parce que j’en ai vu en cuivre et en fer.
23 Carafulla. Maître Camillo et Fruosino dalla Volpaia les fabriquaient avec l’enclume et avec le marteau. Écoute encore, si cela te convient : si la terre restait immobile, ces gens-là ne disent-ils pas qu’en dessous de nous il y a des humains qui ont leurs pieds opposés aux nôtres 19 ?
24 Ghetto. Oui.
25 Carafulla. Comment veux-tu qu’ils se tiennent debout ? Attends, j’ai mieux encore à te dire. Les astrologues estiment que le soleil est dix mille fois plus grand que la terre et qu’il tourne autour d’elle jusqu’à la moitié : il n’y aurait donc pas de lumière partout ?
26 Ghetto. Je ne te comprends pas et ne crois pas pour ma part que tu saches ce que tu dis, sinon que c’est vrai que tu tournes et que ta cervelle tourne elle aussi.
27 Carafulla. Et la tienne peut-être n’est pas du même acabit ! Tu es fou à lier. Tu me diras qu’on trouve de l’eau au sommet d’une montagne, ce qui ne pourrait se faire si la cime de la montagne qui te paraît en hauteur ne se trouvait pas au-dessous ; et lorsqu’on construit quelque part et qu’on ne trouve pas d’eau dans les fondations, c’est parce que cette partie vient à être dessus.
28 Ghetto. Tu dois avoir la cervelle à l’envers, n’est-ce pas ? En ce cas, pour parler d’astrologie, tu ne vaux pas un traître liard, mais pour donner leur sens aux choses qui te sont demandées, tu vaux un trésor, comme de dire : « persil, que perd-il ; bombarde, bombe bardée de lard », et autres balivernes 20.
29 Carafulla. Quand il t’arrive de regarder dans l’eau, ne vois-tu pas les choses la tête en bas ? Et quand la lune se renouvelle, la terre tourne alors beaucoup plus vite : c’est pourquoi, si quelqu’un est malade et a la tête faible, il ne peut supporter ce tournis et il a mal ; pour qui est bien constitué et d’un bon naturel, le mal s’en va. Quand vient l’hiver, la boule terrestre tourne sous un autre côté du ciel, et au printemps sous un autre, et ainsi de saison en saison.
30 Ghetto. Tu peux raconter tout ce que tu voudras et l’arranger à ta façon, mais tout ce que tu dis, je le tiens pour folies.
31 Carafulla. Comment voudrais-tu donc que je concilie le fait que la terre reste sans bouger au milieu, et que les espaces célestes tournent ?
32 Ghetto. Je vais te le dire, moi : représente-toi un tonneau gigantesque, plus grand que la plus grande voûte de Santa Maria Novella, et que ce tonneau tourne très fort et très vite, plus vite mille fois qu’une bobine dans un métier à filer, et que dans ce tonneau il y ait une petite bille de bois, comme celles avec lesquelles on joue ; celle-ci serait bien forcée de rester au centre du tonneau, sans le toucher jamais nulle part, après qu’au début on lui ait fait faire quatre pirouettes, parce que la violence de ce mouvement la ferait tenir en l’air.
33 Carafulla. Ah, ah, c’est à mourir de rire ! Le trou de la bonde pourrait être le soleil et celui de la cannelle la lune, le trou du robinet cette étoile qui brille plus que les autres, et le tonneau tout entier serait percé avec une alêne d’autant de trous ressemblant à des étoiles. Je vois que tu en sors qui sont fortes ! La boulette pourrait aussi se loger dans un coin et ne plus se décoller du tonneau.
34 Ghetto. Que non pas, tu n’y comprendras jamais rien, tu es fou.
35 Carafulla. Nous ne valons pas mieux l’un que l’autre. Nous ferions bien de tirer notre révérence, car nous avons réveillé toute la foule des Marbres : allons là, derrière le campanile, puis nous rentrerons chez nous et ferons la paix en compagnie d’une chopine : qu’après ça, le monde tourne à sa guise, et nous aussi nous tournerons.
36 Ghetto. Eh bien, frère, voilà un tournis que tout un chacun peut partager.
Notes de bas de page
13 Ibid., p. 16 à 19. Antonio Carafulla, dit par ailleurs Piedoca. Ghetto, courtier de profession. Nous avons conservé la forme ancienne « fol » qui comportait une richesse de significations que n’a pas le mot « fou » qui, dans l’usage actuel, est limité au sens de malade, d’aliéné. Voir à ce sujet : Joël Lefebvre, Les Fols et la folie, Paris, Klincksieck, 1968, p. 17.
14 Jeu de mot sur « firmament ».
15 Frère Alberto del Carmine et frère Mauro d’Ognissanti, deux astronomes réputés à cette époque, ainsi que le rappelle Giuseppe Guido Ferrero, Scritti scelti di Pietro Aretino e di Anton Francesco Doni, Turin, UTET, 1962, p. 494, note 2.
16 Rappel ici de l’étymologie de terremoto (tremblement de terre) : terrae motus (mouvement de la terre).
17 La sphère armillaire qui consiste en un assemblage de cercles représentant le ciel et le mouvement des astres.
18 Déformations plaisantes des termes savants : zénith, zodiaque, tropique, pôle, parallèle.
19 Les antipodes.
20 Étymologies plaisantes sous la forme de chansons ou de comptines analogues à celles mises dans la bouche des enfants.
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