Postface
p. 283-287
Texte intégral
1À la fin de cette biographie de Cola di Rienzo, je désire proposer à l’attention du lecteur qui a eu la courtoisie de me suivre jusqu’à cette page quelques réflexions que j’ai faites au cours de sa rédaction.
2Je dois confesser avant tout que s’est installé un rapport très fort entre moi et le personnage. Ayant pourtant vécu d’autres expériences dans ce même champ, notamment en rédigeant quelques entrées du Dizionario Biografico degli Italiani, je ne m’attendais pas à ce que mon implication atteigne ce niveau. Naturellement, il ne s’agit pas forcément d’un sentiment de sympathie : on l’a vu dans l’œuvre de D’Annunzio, qui détestait Cola di Rienzo. Mais même en ressentant parfois de l’antipathie ou, plus souvent, de l’incompréhension vis-à-vis du protagoniste, je me trouve contraint de réfléchir sur un thème épineux et difficile que la rédaction d’autres essais historiques ne m’avait pas encore proposé avec une telle évidence. La question tient en une phrase : « En quoi suis-je concerné ? »
3Je sais bien que l’histoire n’existe pas « toute seule », seule existe l’historiographie : le récit est un élément nécessaire, parce que le fait est passé et ne reviendra plus. Par conséquent, l’œuvre de l’historien est essentielle. Mais quand l’historien de profession raconte, il doit affronter un lourd problème de méthode. Lui qui est habitué à analyser l’événement ou les sources en termes techniques pour en rendre compte ensuite dans un langage de spécialiste, doit fondre l’exégèse des sources et son interprétation des données avec le récit des faits : il doit non seulement raisonner sur les caractères du gouvernement de Cola, mais doit en présenter les actes singuliers, un par un, avec leurs motivations et leurs conséquences. En écrivant de cette façon, cependant, l’historien se transforme lui-même en « source » pour ses lecteurs et assume ainsi une lourde responsabilité. L’équilibre entre analyse historique et récit est un problème vraiment fascinant.
4En écrivant l’histoire des groupes sociaux, des institutions ou des structures, je n’avais pas éprouvé cette sorte de crainte déclenchée par le fait d’être confronté à un individu. Le récit de l’histoire d’une institution ou d’un groupe répond à des critères différents ; il n’implique pas l’intervention, inévitable, de questions du type : « Qu’aurais-je fait à sa place ? Est-ce que cet homme s’est bien ou mal comporté ? » Bien que l’historien ne doive pas juger, mais plutôt comprendre, n’est-il pas amené, lorsqu’il s’agit d’une personne, à exprimer son propre jugement moral et qualitatif ?
5Fouiller l’esprit d’un autre, le partager, cela fait peur, et je me suis demandé avec angoisse si tout mon travail n’était pas en réalité un récit où je me racontais moi-même ; si je n’avais pas attribué à cet homme certains raisonnements logiques qui m’appartenaient, certaines façons de ressentir qui étaient miennes. D’ailleurs, D’Annunzio résolvait la question en ce qui concerne Cola en déclarant tout simplement : « Chaque phrase […] m’instruisait sur la connaissance de moi-même ; car le style n’est jamais qu’une incarnation illuminante, et chaque peinture n’est que l’image du peintre… » (D’Annunzio, ouvr. cité, Proemio dell’Autore, p. LXXXV ; voir à ce propos Cardini, art. cité, p. 163).
6Et Benedetto Croce affirmait, avec une signification un peu différente, mais toutefois pertinente, que chaque histoire est autobiographique (Croce, ouvr. cité, p. 633). Certes, me suis-je dit, tout est dans la mesure. Mais dans quelle mesure, précisément, sommes-nous capables de maîtriser notre écriture ? Car celle-ci ne se sent pas seulement étroitement enchaînée au sujet. Quand on écrit une biographie, qui sait pour quelle raison, on est aussi amené à faire usage d’expédients narratifs qu’un essai qui traite d’une problématique, organisé selon d’autres modèles, ne permet pas. Je fais allusion à ce qu’on appelle « les effets de réel », que l’historiographie emploie depuis toujours et qu’elle admet désormais dans le cadre scientifique depuis les années 1960 (cf. Delle Donne, ouvr. cité, p. XVI, avec bibliographie). D’Annunzio aborde la biographie de Cola attiré par l’éclair d’un détail, d’un geste qui lui dévoile la saveur d’un moment unique de la vie sensible du personnage. Il s’agit précisément d’effets de réel, « les coups de pinceau au résultat immédiat, qui nous rendent l’homme vivant et respirant » (D’Annunzio, ouvr. cité p. xii et suiv. ; et J. Le Goff, Saint Louis, Introduction). Ces expédients, qui confèrent son acuité et sa spontanéité au récit littéraire (et l’Anonyme romain les utilise lui-même, Ô combien !), ont pratiquement disparu de l’historiographie en général, mais résistent dans le genre de la biographie, comme si cette dernière était liée à un héritage stylistique précédent et n’avait pas connu la substantielle évolution vécue par la discipline historique au cours du xxe siècle. Ces considérations nous interrogent insidieusement : jusqu’à quel point les « effets de réel » sont-ils légitimes ? Jusqu’où est-il licite d’aller ? Écrire une biographie aujourd’hui, est-ce bien faire œuvre d’historien ? Où placer la frontière entre biographie et roman historique ? Ma réponse est, encore une fois, que tout est question de mesure, mais cette mesure, où allons-nous la prendre ?
7Il est vrai aussi que la biographie, écrasée pendant des décennies par une façon d’écrire concentrée essentiellement sur l’étude des structures et des mécanismes, a eu des difficultés à survivre, et a été quelquefois déclassée en récit de salon. La réduction au minimum de l’histoire des individus (on pense à la période d’or de « l’histoire quantitative », avec des essais dans lesquels on ne lisait pas même le nom d’un être humain) revenait à dénier à des personnages individualisés une responsabilité dans les événements historiques de longue durée. La diffusion actuelle du genre de la biographie, qui suit une époque où elle était mal perçue, voire rejetée, confirme que l’historiographie n’a plus seulement vocation à l’étude des « structures ». L’histoire sociale, des institutions et des systèmes, caractéristique d’une bonne partie du xxe siècle, s’accompagne désormais, depuis plusieurs décennies déjà, de celle de l’individu et de l’imprévu. Ce mélange constitue un beau défi pour l’historiographie contemporaine, qui enjambe de cette façon le fossé entre l’histoire-bataille et celle des structures. Il existe en effet un rapport, encore en partie à récupérer, entre événement et structure.
8Jacques Le Goff, dans son Saint Louis, démontre justement l’inconsistance de la prétendue opposition entre individu et société : l’individu existe dans la trame des relations et la connaissance de la société est nécessaire pour y saisir son existence. Ce dernier « se construit lui-même et construit son époque autant qu’il est construit par elle » (ibid., p. 18), et vit une vie qui n’est pas nécessairement cohérente, ni rigoureusement ordonnancée. C’est plutôt le récit biographique (ou hagiographique) postérieur qui fournit une ligne directrice et une logique à celui qui ne les a pas toujours possédées.
9Le cas de Cola, comme celui d’autres protagonistes, est difficile à calibrer, parce que le personnage a entretenu des rapports particuliers avec la société : il l’a modelée, il a été plus marquant que d’autres individus qui ont joué un moindre rôle. Certes, le simple soldat aussi participe à la guerre, et le déplacement d’un unique fantassin, comme le dit Tolstoï, change l’issue de la bataille ; toutefois c’est le général qui assume les plus grandes responsabilités (L. Tolstoï, La Guerre et la Paix, Paris, Gallimard, folio classique, 2002). Le problème qui se pose alors est d’établir un rapport, non plus entre l’individu et la société, mais entre le protagoniste et le monde qui l’entoure. Précurseur, innovateur, épigone, réactionnaire, génie, idiot, saint, rebelle : qui sont-ils, et pourquoi ? Et comment devons nous les décrire ? Bien que la rationalisation de toute une vie – faite de hasards, d’hésitations et de choix – ne soit pas vraiment licite, n’est-il pas également vrai qu’un homme (et un grand homme) peut avoir un projet ? Et sa vie n’est-elle pas aussi une tentative de le traduire en actes ?
10Au-delà de l’intérêt pour la narration, nombreux sont les aspects de la vie de Cola di Rienzo et de sa reconstruction qui m’ont vraiment fasciné en tant qu’historien. Le premier est le problème des sources qui se cache derrière lui, parce que notre approche de Cola est déjà en soi biographique. Nous connaissons sa vie principalement par la Cronica de l’Anonyme. De même que Joinville a fait « définitivement » le portrait de Saint Louis , l’Anonyme a immortalisé la figure du tribun selon sa propre version. Mais un certain nombre de lettres de Cola sont également autobiographiques. Il en découle un fascinant mariage entre deux, voire plusieurs, récits différents du même personnage, qui pour cette raison aussi (outre la vaste amplitude de l’oscillation du pendule de ses actions entre haut et bas et entre logique et extravagance), restera pour toujours un personnage controversé.
11Le second aspect est relatif au temps. Son histoire a connu des accélérations subites et des moments fondamentaux. Cola n’a été au pouvoir que pendant peu de mois, mais il peut se vanter d’avoir accompli tant de choses. Les jours d’une vie ne sont pas tous comparables, et il est essentiel de savoir reconnaître ceux qui sont essentiels. Et puis son idée du temps est passionnante dans la conformité à son époque. En imaginant que l’histoire avait une contemporanéité pérenne, Cola ne comprit pas l’énormité du gouffre du temps. La raison en est dans les livres, dont le message traverse les époques : provenant d’insondables profondeurs temporelles, la Bible, Tite-Live et l’Oracle de Cyrille parlaient de l’actualité. Le discours est intéressant parce qu’il est encore courant : certes, il ne s’agit pas aujourd’hui de la valeur pérenne des événements – la vieille idée que l’histoire nous enseigne la vie – mais bien de la valeur pérenne du récit de ces événements, de l’historiographie qui se renouvelle à chaque génération, en proposant chaque fois de nouvelles idées à de nouvelles personnes.
12Cola di Rienzo a vécu en réussissant à être, autant que faire se peut, forgeron de son propre destin. Il était doté d’une personnalité difficile, addition de nombreux « moi », parfois contradictoires. En lui, le vécu et l’imaginé, le symbole et l’action, la réalité et l’extravagance la plus débridée se sont fondus de façon plus ou moins consciente, et chaque élément a concouru à construire l’autre. En cela, il ressemble au personnage de Baudolino (U. Eco, Baudolino, Milan, Bompiani, 2000). Il a eu un courage et une présomption sans bornes, et dans son « vol d’Icare » (Piur, ouvr. cité, p. 204), il est allé jusqu’à se comparer aux modèles les plus grands : César, Auguste, Constantin et Boèce, Adam, Abraham, saint Jean-Baptiste et saint François d’Assise. Le soi-disant fils d’Henri VII, envoyé par le Saint-Esprit pour sauver le monde, s’est même comparé au Christ, en déclarant qu’il avait réalisé de grandes choses à l’âge de trente-trois ans. Il a surtout été un homme de grande culture, et c’est sur cette culture qu’il a fondé son action, mais également ses rêves.
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