L’Éveillé, Académicien Pèlerin, aux lecteurs 6
p. 25-28
Texte intégral
1Des milliers de fois, et pendant la plupart de mes nuits, échappant au sommeil, je m’attarde dans mon lit à me repaître de chimères, non seulement à propos de mes actions, mais aussi à propos de celles des autres ; et je ne le fais ni à la manière du vulgaire, ni selon celle excogitée par les doctes, mais telle que peut le faire une cervelle capricieuse. De grâce, oyez de quelle façon. Je désire tout d’abord divaguer par une digression. Lorsque Lucien 7 se démenait, c’était pour faire des châteaux en l’air ; lorsque Platon 8 se dressait sur ses ergots, il entassait montagne sur montagne, et quand Ovide 9 se creusait la cervelle, c’était pour ébaucher de nouveaux mondes et même façonner des hommes avec des cailloux. Moi qui ne suis ni un de ces puits de science, ni une de ces cervelles fêlées, c’est d’une autre manière que je me fatigue les méninges. Me voici chez moi : je vole dans les airs, au-dessus d’une ville, et je crois être devenu un gros oiseau immense qui voit d’un regard perçant tout ce qui se fait à l’intérieur des maisons et en un clin d’œil j’enlève toutes les toitures ; aussi, dans le même instant, voici que j’aperçois ce que sont en train de faire et les hommes et les femmes : l’un dans sa maison pleure, un autre rit, d’autres accouchent ou copulent, d’autres encore lisent, écrivent, mangent, défèquent ; quelqu’un tonne contre ses domestiques, quelqu’un d’autre s’amuse ; en voici un qui meurt de faim chez lui par terre, et un autre qui vomit pour avoir trop mangé. Oh, la grande diversité que je vois dans une seule ville et dans un même temps ! Puis je me rends d’un pays à l’autre, et découvre des coutumes différentes ainsi que des discours divers et variés ; par exemple : à Naples, les seigneurs ont l’habitude de monter à cheval et de prendre le frais, le soir, quand la chaleur les accable ; à Rome, ils s’installent dans les frais vignobles et près des viviers afin de se délasser ; à Venise, dans une barque coquette, ils vont le long des frais canaux et dans les eaux salées hors de la ville, accompagnés de musiques, de femmes et d’autres plaisirs, et là ils prennent l’air afin de chasser la canicule qu’ils ont subie pendant la journée. Mais pour ce qui est de la fraîcheur et des divertissements, je crois voir que ce sont les Florentins qui en jouissent le plus : parce qu’ils ont la place de Santa Liberata, située entre le temple antique de Mars, à présent San Giovanni 10, et l’admirable cathédrale moderne ; ils ont, je le précise, des marches monumentales de marbre, la dernière formant un grand espace sur lequel se reposent les jeunes gens loin des chaleurs excessives, attendu que sans cesse y soufflent un vent très frais et une brise agréable et qu’ordinairement ces marbres blancs maintiennent la fraîcheur. Or, c’est là que moi j’ai mes plus grands plaisirs, car tout en voltigeant dans les airs, sans que nul ne me voie, j’arrive en planant au-dessus d’eux, j’écoute et regarde ce qu’ils font et ce qu’ils disent ; comme ce sont tous des esprits élevés et subtils, ils ont toujours mille belles choses à raconter : nouvelles, stratagèmes, fables ; ils parlent de disputes, d’histoires, de drôleries, de farces que se font mutuellement hommes et femmes : toutes choses piquantes, nobles, dignes et aimables. Et je puis jurer que, pendant tout le temps où je restai à écouter leurs sérénades (pour ne pas dire leurs journées), je n’entendis jamais un mot qui ne fût le plus honnête et civil du monde ; et c’était à mon avis une chose remarquable que, dans une telle foule de jeunes gens, l’on n’entendît rien d’autre que de vertueuses conversations. Je tiens donc à vous faire savoir que je partageai le plaisir que j’en reçus avec tous nos académiciens, et emportais souvent quelques-uns d’entre eux sur mes ailes, ni plus ni moins que ne fit l’aigle avec Ganymède 11 ; mais comme ils étaient trop lourds, je les déposais dans les niches, parmi les statues de marbre aux endroits appropriés, suivant les cercles, les réunions, les groupes, les attroupements, pour qu’ils entendissent tout : aussi chacun de nous peut-il rendre compte de tous les propos, des nouvelles, des chansons et de tout ce qui a été dit ; moi, je serai le premier à raconter les histoires que j’ai entendues, et après moi suivront tous les académiciens qui se sont trouvés là. C’est de cette façon que nous parviendrons à inciter les pensées des autres très nobles esprits florentins de cette illustrissime académie à livrer au monde les innombrables belles idées depuis lors évoquées, pour le plus grand profit des belles intelligences et l’agrément de tous les hommes qui se délectent à lire des choses rares et merveilleuses.
Notes de bas de page
6 I Marmi, a cura di Ezio Chiòrboli, Bari, Laterza, 1928, t. 1, p. 5 et 6. Académies et académiciens sont présents dans la plupart des grands ouvrages de Doni. Ce sont les académiciens qui souvent interviennent pour engager le dialogue. L’âme d’un académicien définit dans les Mondi ce qu’est l’académie Peregrina : elle a été fondée à l’imitation de l’académie de Platon, et l’académicien précise : « Chacun d’entre nous s’appelle pèlerin, parce que nous pérégrinons afin d’arriver à la céleste demeure. »
7 Lucien de Samosate, écrivain grec du IIe siècle de notre ère. Doni fait allusion ici à son Histoire véritable. À propos des castelli in aria de Lucien (« lors feras chatiaus en Espagne » disait le Roman de la rose), A. F. Doni raconte, dans un passage de ses Marmi, comment l’éléphant apporta à Jupiter, dans le ciel, un château que les hommes lui avaient placé sur le dos pour qu’ils puissent combattre : « C’est là que Lucien se fonda à faire des châteaux en l’air, car il lui advint d’apercevoir cet éléphant parmi les nuages avec son château… » En France, on disait aussi : « faire mille belles maisons ».
8 Doni fait allusion ici à la théorie des Idées comme essences des choses chez Platon, et sans doute aussi au combat des Géants entassant Pélion sur Ossa pour escalader le ciel.
9 C’est dans le livre des Métamorphoses d’Ovide, livre I, 313 à 415, que Deucalion, épargné par le déluge, recrée avec sa femme Pyrrha un nouveau genre humain, en jetant des pierres derrière son dos.
10 Santa Liberata, Santa Reparata, du nom de l’ancienne cathédrale de Florence, démolie et reconstruite à partir de 1296, sous le nom de Santa Maria del Fiore, par allusion à l’emblème de la ville. San Giovanni (Saint Jean-Baptiste), le baptistère, une des plus anciennes constructions religieuses de Florence, même si elle ne fut pas élevée, comme le prétendait la légende, sur un temple antique dédié au dieu Mars.
11 Ganymède, jeune prince troyen dont Jupiter tomba amoureux. Le dieu, métamorphosé en aigle, le transporta dans l’Olympe pour en faire son échanson.
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