À ceux qui ne lisent pas
p. 19-24
Texte intégral
1Ah, comme vous voilà plus heureux que les autres hommes, vous qui ne connaissez pas le b a ba, et quelle reconnaissance ne devez-vous pas à la fortune ainsi qu’à vos parents qui ne vous ont pas tourmentés pour que vous sachiez lire. Oh, le beau séjour que doit être la Barbarie, puisque l’on n’y est pas barbouillé de cette malédiction des livres ; est-il possible que ne survienne pas une trombe d’eau qui les engloutisse tous, ou un empereur qui les transforme en un autre Etna ? Et nous autres, lecteurs fainéants, nous courons toute la sainte journée après ces fatras de papiers. Que croyez-vous que ce soit de faire un livre ? Quelle importance croyez-vous que puisse avoir une de ces paperasses ? Et comment croyez-vous que nous agissons pour les faire ? Oyez. Imaginez-vous avoir un gros tas de bronze et qu’un maître forgeron, en le fondant, en ait fait des hommes, des chevaux, des lions, des brebis, des ânes, des chiens, des herbes, des fruits, des femmes, etc. Puis, après l’avoir un temps utilisé, le voilà qui défait tout et en façonne d’autres, de la même manière ; mais ils sont plus grands ou plus petits, ils ont une autre attitude, ils tournent leur visage d’un côté différent ; et celui qui se tenait debout se tient assis, ou bien celui qui était couché se met à courir. Pourtant c’est toujours du bronze, et ce sont les mêmes chimères ; il est vrai que le métal qui se trouvait auparavant dans la tête d’un cheval se trouve à présent, si le besoin s’en fait sentir, dans le pied d’un mouton, et que ce qui formait le crâne d’un bœuf a formé ensuite la tête d’un homme : il s’agit quand même toujours d’une sorte d’alchimie.
2Celui qui a trouvé de pouvoir dire, exprimer et discourir de tout avec vingt ou je ne sais combien de lettres de l’alphabet, a dû être un cerveau fêlé, fantasque, capricieux (il a dû y en avoir beaucoup). Dieu nous garde, ce n’était pas déjà assez cabalistique de se dire les choses en face, sans s’encombrer de tant de grimoires dont nous n’avons pas même le temps de lire les titres ? J’ai demandé jadis à un vieil homme qui savait baragouiner sept ou huit langues la différence qu’il y avait d’un babil à un autre babil. « Tout est du même tonneau, me dit-il, la même façon de parler se trouve dans l’un comme dans l’autre, ainsi que les bons mots, les proverbes et les maximes. » Un Juif me raconta un jour que c’est parce que Dieu avait façonné un homme avec de la terre et copié tous les autres à partir de celui-là que nous avions tous gardé la saveur de cette terre, autrement dit la nature, et que nous produisions tous les mêmes effets, et vas-y donc, ainsi de suite ; et puis aussi que nos actes, nos paroles ne sont qu’une roue : ils tournent et vont, viennent et retournent. Ce qui arrive aujourd’hui est arrivé d’autres fois, ce que l’on dit a été dit, se dira encore et ce qui sera a déjà été. Aussi la limace dit-elle à l’escargot : « Au revoir d’ici à trentedeux mille ans, où nous irons courir le même danger et la même aventure », quand tous deux dégringolèrent d’une grande hauteur et se scindèrent en deux. Les premiers qui écrivirent, occupèrent le terrain et en un rien de temps s’emparèrent de tout. Ceux qui sont venus ensuite ont, au fur et à mesure, lu ce qu’avaient manigancé les autres et, attrapant une goulée de paperasses chez l’un et une becquée de brouillons chez l’autre, tantôt enfilant six mots, tantôt en rapetassant quatre, ils fabriquaient un libelle, pour ne pas dire un livre ou un grimoire. Quant à nous autres, nous étalons devant nous une cargaison de livres, parmi lesquels un déluge de mots ; avec cette mixture nous en faisons d’autres ; et ainsi de tant de livres nous en tirons un. Quiconque vient ensuite s’empare des premiers ainsi que de ceux qui viennent d’être refaits et, amalgamant les mots aux mots, forme un autre margouillis et compose un ouvrage. Ainsi tourne cette roue des mots, en bas et en haut, de milliers de fois dans l’heure ; sans sortir pourtant de l’alphabet, ni de telle ou telle façon de dire, vous me ferez dire les mêmes choses que dirent les autres dans le passé ; et d’ici de nombreux siècles on dira ce que nous sommes encore en train de dire.
3Voilà donc où nos cervelles vont moulinant, voilà donc où l’on perd son temps et où l’on gaspille ses journées à gratter du papier, tourner des pages, s’user les yeux, se fatiguer la langue, se gâter l’estomac, s’épuiser l’esprit et devenir fou à cause de cette sacro-sainte manie de lire et d’écrire !
4Le Fou des Adimari, qui était fou et méchant, disait, dès qu’il arrivait dans un lieu où il y avait des copistes : « Je suis le bon Dieu, et je t’ordonne, pour toute la durée de ta vie, de promener ta plume sur le papier et, si tu ne le fais pas, puisses-tu aussitôt mourir de faim. » Quand il voyait un docteur : « Ne faites rien d’autre, disait-il, que revoir livres, maximes, contrats, jugements, et plaidez, ou bien vous mourrez de faim. » Jamais je ne m’aperçus autant de son humeur que lorsqu’il condamna un maçon, lui disant : « Fais en sorte de poser toujours une pierre sur l’autre et la terre sur la terre, jusqu’à ce que la terre mette de la terre sur ta terre. » Ma foi, ce monde est un moulin, que nous faisons tous tourner, l’un moulinant une chose et l’autre une autre.
5Je dirai un mot à présent du sujet, en discourant, si l’on peut dire, de mon métier, et je m’éviterai la fatigue que prend quiconque entend décrire la vie des autres, leurs gestes, leurs habitudes, leurs actions bonnes et mauvaises, alors que si nous voulions ne nous occuper que de nos affaires, nous aurions à peine le temps de penser à vivre. Oh, misère de la nature et infortune des hommes, puisque nous voilà pétris d’une curiosité si grande et si démesurée ! Quant à ce moulin, comme chacun le fait tourner à sa guise, nous autres, les chieurs de papier (c’est notre bagne), notre folie nous force à en repaître la populace tout le long du jour. Il est vrai qu’il y en a beaucoup qui ont une meilleure table, autrement dit qui offrent des mets plus savoureux et nourrissants, et d’autres plus écœurants et gluants : mais il est nécessaire qu’à cette table il y ait toutes les qualités de viandes, afin de nourrir seigneurs, gentilshommes, femmes, laboureurs, paysans et portefaix, car nous sommes les débiteurs de qui sait et de qui ne sait pas. Nous servirons donc des choses doctes, artificieuses, médiocres, pures, simples et naturelles, des choses, veux-je dire, qui ne sont pas tout à fait inappropriées. Il nous faut donc, puisque nous y sommes condamnés, avoir une manière de discours général, puisque toutes sortes de gens lisent.
6Il n’en va pas de même pour nous comme pour un juriste qui n’a qu’à contenter ses élèves par sa seule profession, ou pour un logicien, un mathématicien, un grammairien ou pour d’autres encore ; nous appartenons au clan des prédicateurs – pour ne pas nous mettre dans le troupeau des charlatans – qui sont écoutés par tous les métiers, et on lit nos grimoires dans toutes les professions. Les uns aiment les sujets doctes et les autres les farces : qui devine cela fait davantage que Charles en France2. Voyez donc quelle malédiction est sur nous, qui sommes condamnés par le ciel, la fatalité, le destin et le sort, à promener toute la journée notre plume sur des feuilles et à lire les humeurs et les divagations des autres. Ici à Venise, il y a un vieux matelot qui dit avoir été pendant quarante ans sur la poupe d’un bateau, jour et nuit, pour gagner son pain ; et il en est qui se plaignent d’avoir été condamnés à vingt-cinq ans de galères ! Un potier m’assure n’avoir cessé de faire des cruches pendant soixante ans en faisant tourner la roue avec son pied : si on condamnait quelqu’un à agiter ses pieds et à mélanger de la terre de cette façon pendant dix ans, je crois qu’il deviendrait fou ! Certains morts vivants3 qui sont dans mon cabinet, disent que toutes les choses tournent, autrement dit vont et viennent. Les cieux, le soleil, la lune, les étoiles, tout retourne et s’en va ; l’été, l’hiver, les plantes, les eaux, les métaux, tout s’engendre et se régénère, se corrompt et se corrompt de nouveau, ainsi cette matière première4 est-elle toujours prête.
7Un Teuton, avant de se jeter dans un puits, déclara : « En ce monde, il me semble refaire chaque jour la même chose : il y a tant d’années que je vais, viens, déshabille, habille, mange, dors, déplace, replace, que me voilà aujourd’hui dégoûté, et que de toute façon il me faut mourir ; le mieux pour moi est de quitter tout à la fois soucis, peines, tourments et ennuis. » Et il se mit à boire de l’eau, en se jetant à la mer et coupa ainsi tout le vin qu’il avait bu dans sa vie passée.
8 À présent, afin de ne plus toupiller en paroles, je viens vous dire comment j’ai fait autrefois un recueil d’auteurs imprimés qui fut la première partie de la Libraria5 : maintenant je viens de rassembler tous les babillards que j’ai vus écrire et dont j’ai pu avoir connaissance ; avec des livres composés dont, je le crois, peu seront imprimés, étant des livres rares, propriété de gens qui, bien loin de vouloir les publier, préféreront les brûler. Si quelque aimable personne désirait savoir où sont ces ouvrages, je serais heureux de l’en informer, à condition de ne révéler que ceux qui m’ont donné totale permission de le faire. Mais, pour conclure, bien trop nombreux sont les livres qui se voient, pour désirer encore ceux qui sont cachés. Bienheureux par conséquent (combien mille fois plus heureux) si le premier traité était comme le second, car pas davantage celui qui lit que celui qui ne lit pas n’auraient jamais à vanter, blâmer ou déplorer ce qui aurait été dit ou écrit. Qu’à présent les lecteurs lisent s’ils veulent lire, car je puis vous assurer qu’à la fin vous en saurez autant qu’eux.
Notes de bas de page
1 La Libraria di Anton Francesco Doni, a cura di Vanni Bramanti, Milan, Longanesi e C., 1972, p. 245 à 251. Il s’agit ici de l’introduction au Trattato secondo.
2 Far più di Carlo in Francia : « Faire beaucoup de grandes choses. En effet, nombreuses et prodigieuses furent les entreprises de Charlemagne ». Venturino Camaiti, Dizionario etimologico pratico-dimostrativo del linguaggio fioren - tino, Florence, Vallecchi, 1934, p. 88.
3 Par « morts vivants », il faut entendre certains écrivains illustres du passé, comme par exemple l’Ecclésiaste qui est le Juif auquel fait allusion Doni à propos de la vanité de toutes choses, ou encore Lucrèce dans le De la nature.
4 Matière première : expression d’origine aristotélicienne et scolastique désignant l’élément indéterminé, potentiel, par opposition à ce qui est actualisé. La matière première est entièrement privée de forme.
5 La Libraria del Doni fiorentino, divisa in tre trattati, in Vinegia appresso Gabriel Giolito de’Ferrari, 1558.
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Humeurs et paradoxes
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