Note liminaire
p. 9-11
Texte intégral
1Après avoir évoqué la physiologie des humeurs chez les Anciens, l’affinité que ceux-ci décelaient entre les éléments de la nature et les caractères de l’homme, ainsi que chez Hippocrate leur dynamique saisonnière, Emmanuel Mounier entreprenait de décrire, dans son Traité du caractère, les différents tempéraments et leurs relations intimes avec l’ordre cosmique. Tout ce que Mounier nous enseigne sur le nerveux et sur l’émotif, voire sur l’hypocondriaque, nous aide à interpréter maints aspects de l’inspiration profonde de l’œuvre d’A. F. Doni : inquiétude, éternel besoin de changement, passion pour les voyages ou les pérégrinations, versatilité d’humeur, aversion pour la réalité, mais aussi goût pour la saveur vivante des mots et pour les modes affectifs de l’expression. Les oripeaux de l’Inquiet, du Bizarre, sont chez lui autant de personnifications de l’humeur, cette furie qui tra - verse les cerveaux. L’humeur n’est en effet à cette époque pas seulement substance liquide et disposition affective, mais aussi façon de se comporter au sein du monde et, mieux encore, pouvoir de découverte et de dévoilement. L’inquiétude explicite la structure intime du temps, l’angoisse laisse pressentir le néant, obsessions et idées fixes exaspèrent le sentiment universel de la contingence et de l’inanité des choses. L’humeur devient expérience. Selon une formule de Roland Barthes : « Le style est proprement un phénomène d’ordre germinatif, il est la transmutation d’une humeur. » Suivant les fluctuations des humeurs, savoir regarder les deux côtés des choses, leurs pôles opposés, l’avers et le revers, « tout avers ayant son revers », savoir encore établir une opposition, sinon une contradiction, c’est bien commencer à raisonner, commencer à penser. Et c’est là que l’on voit naître et se développer l’usage du paradoxe. Car toute affirmation, toute vérité étant réversibles, ce qui n’était d’abord que folie apparente se révèle être, en dernier lieu, sagesse authentique. Ce qui heurtait la raison, comme par exemple louer l’ignorance ou la laideur, permet de saisir ce que sont la vraie science ou la vraie beauté. Ainsi que l’écrivait celui que Doni appelait le « grand Sénèque » et dont il traduisit les Lettres à Lucilius, il s’agit d’être non pas « droit » mais « redressé », comme l’arbre que l’on émonde et corrige. Toute proche de la dérision apparaît la catégorie du dérisoire, la catégorie de tout ce qui se révèle inutile et vain, dans la nullité des occupations humaines. Mais du même coup, avoir gagné cette folle sagesse, c’est avoir appris à vivre dans le royaume des rêves, des chimères, des utopies. Est-il plus grand paradoxe que celui d’être convaincu que la vie est un songe, la réalité une comédie ? Car enfin est-il possible de définir le genre des livres composés par Doni ? Ce sont des dialogues, des conversations, des récits de songes, des anecdotes, des méditations, des fables, des portraits satiriques, des apologues… Ce qu’on voit s’ouvrir dans de tels ouvrages, c’est un espace de discours infiniment libre, sans début ni fin, circulaire, spiralé, une sorte de giration, non un espace progressif et linéaire. D’où l’autorisation que nous nous sommes donnée d’offrir ici des pages choisies, un florilège des écrits de Doni. Car le bon sens n’est nullement embarrassé par le discontinu. La raison opère avec de petits blocs durs et étanches entre lesquels elle établit des rapports, et c’est bien ainsi qu’elle saisit le mouvement, qu’elle recompose points de vue et thèmes successifs, rétablissant de cette manière les liens poétiques qui se tissent pour former le développement d’ensemble de l’œuvre.
2Ce qu’il faut pourtant ajouter, c’est que cette foule de livres, dans lesquels Doni ne cesse d’exprimer sa lassitude et même son profond dégoût à l’égard de tous les livres, se révèle être également une énorme compilation, un prodigieux étalage d’érudition, avec cette jouissance qu’éprouvaient les écrivains de la Renaissance à multiplier les énumérations, les nomenclatures, tantôt à titre de palmarès pour louer, tantôt à titre d’infamie pour blâmer. Babils, bavardages, bavasseries, balivernes, caquets, verbiages, verbosités, quoi encore ? Doni cite lui-même au début de sa « Citrouille » (La Zucca ) : Baie, farfalle, farfalloni, dicerie, cicala - menti, chiacchiere, passerotti, grilli, favole, sogni, chimere, castelli in aria, commenti … « Nous ne faisons que nous entregloser », disait aussi Montaigne. Entasser, accumuler, énumérer, comme pour tout dire, parce que rien ne rime à rien. La littérature qui se proposait d’enseigner le doute se met elle-même en doute. Celui qui parle annule, invalide lui-même ce qu’il est en train de dire. Il rapetisse, ridiculise, réduit à néant l’énoncé lui-même qui paraissait croire en son immortalité. C’est tout l’aspect autodestructeur de l’énonciation dans tout ce qu’elle comportait de vanité et de suffisance. Le pédant est une des cibles privilégiées de Doni. Le cuistre, usurpateur de gloire, Doni dit de lui que Sodome est sa mère, et que le premier pédant dans l’histoire fut un voleur qui échappa au gibet parce qu’une prostituée le demanda en mariage, ce parasite envers qui ses parents auraient mieux agi en le faisant savetier ou maçon. Mais après tout, le pédant n’est-il pas aussi un fils, certes quelque peu dégénéré, mais un fils quand même de l’humanisme ? Et il faut bien avouer que si la copia verborum, le registre énumératif de certains humanistes, visait à produire cette écrasante impression d’abondance, de profusion, de ressassement, aboutissant à d’innombrables jeux de langage ou même au vertige du non-sens, par là il révélait aussi un merveilleux bonheur d’écrire et l’illusion d’une inépuisable fécondité littéraire.
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