Conclusion
p. 227-236
Texte intégral
1En situation d’apprentissage, la lecture n’est pas autonome. Prescrite, liée à un bénéfice social d’excellence scolaire (nos cases 1 et 7), elle est aussi dépendante d’un contrat et d’un gain didactique (nos cases 2 et 6). Comme chacun sait, comme les élèves le savent, comme le savent aussi les parents d’élèves, l’objectif premier est d’apprendre à lire. Les maîtres sont ainsi conduits, en même temps qu’ils font lire, à mettre en scène la manière dont la lecture s’effectue et dont elle construit une leçon, de sorte que leurs élèves non seulement capitalisent une référence culturelle légitime, non seulement des savoirs à mobiliser, mais encore s’approprient tout ou partie des opérations de l’acte lexique, bref : qu’ils apprennent à lire. Si les options didactiques des maîtres, bien sûr, déterminent cet aspect du travail, les élèves n’y contribuent pas peu par le poids que pèsent leurs représentations de la lecture, des œuvres, de ce qu’on peut en attendre : de leurs représentations dépendent en effet ce qu’ils imaginent devoir être un enseignement et, conséquemment, leur appétence pour s’engager dans un contrat didactique.
2Ainsi, dans la classe C, à la séance 9, confrontés à la demande d’appliquer à Ivan des jugements issus d’autres romans, ils résistaient à la lecture programmée par la maîtresse parce que cette proposition était trop éloignée de leur représentation de la lecture et qu’ils ne percevaient pas l’articulation entre la promotion d’une lecture qui effaçait les frontières entre les œuvres, et la cible d’un apprentissage telle qu’ils pouvaient la concevoir eux-mêmes. C’est dire que la lecture des élèves s’adosse et se régule sur l’extériorité de la lecture (ou de la leçon) programmée par le maître dans la mesure où celle-ci s’inscrit dans une perspective repérable par eux. Que la leçon programmée fasse défaut, qu’elle se masque au point de devenir imperceptible, et les élèves en sont réduit à une « lecture sans maître » ; que la perspective paraisse inconcevable, et la lecture des élèves n’a plus de boussole…
3Ou plutôt, pour mieux dire, la lecture des élèves n’a alors pas d’autre boussole que leurs habitudes de lecture scolaire. « Je ne comprends pas ce qu’il faut faire », disait Roxane, témoignant ainsi que ce n’était pas en tant que lectrice mais en tant qu’élève qu’elle réagissait. Si toute fréquentation d’une œuvre nouvelle négocie nécessairement avec le répertoire du lecteur, l’introduction en classe d’une œuvre nouvelle négocie nécessairement avec les représentations que se font les élèves de ce à quoi on peut s’attendre en termes d’apprentissage des fictions, de la littérature. Le contrat de lecture (et solidairement les jugements potentiels) dépendent de « cautions » (Steiner, 1997) extérieures (la leçon programmée, au premier chef) et antérieures (le sentiment de progrès).
4Il ne paraît donc pas vain d’esquisser ce à quoi s’attendent les élèves. Dans les séances de classe que nous avons observées, on peut entrevoir ici ou là des éléments qui laissent mesurer l’écart entre ces représentations des élèves et les conceptions que reflète une analyse de la lecture des amateurs lettrés. Certes, à chaque fois, il s’agit de manifestations spécifiques, singulières, on ne saurait donc y voir l’expression d’une théorie unifiée, partagée par tous. Cependant, certains traits sont parfois repris par des camarades immédiatement ou à plus long terme, d’autres se retrouvent d’une classe à l’autre : ces traits semblent alors exprimer des représentations répandues. Il ne nous semble donc pas illégitime de les rassembler ici, d’évoquer grossièrement les tensions qui s’expriment et d’esquisser, sous bénéfice de plus ample inventaire, le champ où celles-ci paraissent s’inscrire. Pour décrire sommairement celui-ci, nous dirons que l’œuvre est close, qu’elle est l’enveloppe d’un message caché à identifier, que l’auteur est détenteur de la vérité du texte et que la fiction est indépendante de toute forme de réalité.
Œuvre close sur elle-même
5À la dernière séance, dans chacune des trois classes, il ne manque pas d’élèves qui ont exprimé leur déception, parfois leur dépit, devant une clôture qui ne comblait pas toutes les attentes. Ainsi, dans la classe B, Fanny fait timidement état de sa frustration d’une fin explicite, réalisant pleinement le stéréotype activé :
649/ Fanny : – En fait… euh… on… Ceux… ceux qui ont écrit ça… Moi, je voulais dire que… euh… en fait, que Ivan… On… on dit pas qu’Ivan… On dit que l’hélicoptère arrive pour survoler le… le… l’avion, mais on… on suppose… C’est… c’est presque sûr qu’il va retrouver ses parents, mais on dit pas tout de suite qu’il… que… On dit pas qu’Ivan monte dans l’hélicoptère et qu’il retrouve sa maman.
6Autre indice de ce goût pour des œuvres qui ne cèlent rien : le principe d’économie, attesté dans les trois classes, qui veut confondre Nicolaï et l’oncle d’Ivan. Les élèves évitent ainsi peut-être de démultiplier le personnel de l’histoire ; plus probablement, ils surgénéralisent l’attitude qui cherche à l’intérieur même des données fictionnelles celles qui peuvent répondre à leurs attentes. Il semble que, pour eux, l’œuvre n’« institue » pas seulement son lecteur modèle, mais qu’elle le renseigne de part en part et lui ménage seulement quelques effets en différant les identifications utiles.
7Symétriquement, les élèves n’adhèrent pas facilement à l’idée que le lecteur coopère à l’œuvre ou la complète. Lors de la séance terminale (animée par le chercheur) dans la classe A, Jean-Charles proteste ainsi contre une interprétation de la phrase d’excipit (« Seule Taïga sera toujours là, de l’autre côté des vitres d’une maison », p. 77 du roman, en italique dans le texte) selon laquelle cette maison pouvait être celle du lecteur.
513/ Jean-Charles : – C’est un peu n’importe quoi, que ce soit… que la maison appartienne au lecteur ! Parce que le lecteur, c’est pas un personnage de l’histoire… Ça n’a rien à voir avec l’histoire !
514/ Chercheur : – Ça n’a rien à voir avec l’histoire ?
515/ Jean-Charles : – Le lecteur… euh… c’est juste une personne qui lit pour voir, puis voilà !
516/ Chercheur : – Une personne ?
517/ Jean-Charles : – C’est l’auteur qui fait l’histoire… Il n’a aucun rapport avec l’histoire, le lecteur …
518/ Chercheur : – Alors, tu dis que le lecteur n’a aucun rapport avec l’histoire. Tu veux dire que le lecteur n’est pas un personnage de l’histoire.
519/ Jean-Charles : – Ouais…
8On voit que l’argument principal de Jean-Charles tient à la stricte distinction entre la personne physique du lecteur empirique et les personnages de la fiction. Il semble se représenter la lecture comme une simple prise d’informations et ignorer totalement la coopération entre le lecteur et le texte. L’enseignant tente alors d’esquisser une autre représentation de la lecture :
520/ Chercheur : – Ouais, là, on est d’accord. Mais est-ce que le lecteur, il a aucun rapport avec l’histoire ?
521/ Arnaud : – Ben si, il l’a lue ! C’est bien un rapport !
522/ Antoine : – C’est lui qui la lit …
523/ Laurie : – Ben, il la lit… et quand il la lit, il la vit !
524/ Chercheur : – Quand il la lit, il la vit. En même temps …
525/ Laurie : –… il remplit l’histoire… Ouais… euh… Sinon, ben, euh …
526/ Chercheur : – Tu dis : il remplit l’histoire …
527/ Laurie : – Ben, il rend vie un peu à l’histoire…
528/ Chercheur : – Ah, il rend vie… il donne vie, un peu, à l’histoire. [à Jean-Charles] Tu en penses quoi, de ça, toi ?
9Laurie développe effectivement une représentation où le lecteur joue un rôle important dans l’élaboration des images mentales. La pertinence de ces propos ébranle quelque peu la position de Jean-Charles :
529/ Jean-Charles : – Je parle pas de… du résultat à venir, je parle du scénario.
530/ Chercheur : – Oui. Tu parles des événements. Et le lecteur, il n’a pas de rapport avec les événements qui ont lieu dans l’histoire.
531/ Jean-Charles : – Ah ben, à part le geste qui écrit, l’histoire, hein …
532/ Chercheur : – Le lecteur ? Il a écrit l’histoire ?
533/ Jean-Charles : – Ben, c’est l’auteur…
10Il semble que Jean-Charles veuille situer dans un après-coup de la lecture une réflexion – scolaire ?1 – sur la lecture et s’en tienne au schéma simple d’une communication « directe » : l’auteur écrit une suite d’événements, le lecteur lit une suite d’événements. Le glissement inopiné en 531 de l’activité du lecteur à celle du scripteur suggère une naturalisation de cette représentation posée comme évidente : la suite d’événements paraît externe aussi bien à l’auteur qu’au lecteur. L’enseignant, dans l’espoir d’accréditer l’analyse de Laurie, la reformule dans un premier temps et, dans un second, essaie d’induire un nouvel argument en alertant l’attention des élèves sur l’énonciation spécifique de l’excipit :
534/ Chercheur : – Oui, c’est l’auteur qui a écrit l’histoire. Le lecteur, il lit l’histoire… et d’une certaine manière, il la fait vivre. [à Laurie] Hein, c’est ce que tu voulais dire ? Il lui donne vie.
535/ Laurie : – Il voit des animaux, et… hein… il imagine des scènes dans sa tête …
536/ Chercheur : – Il imagine des scènes dans sa tête. C’est une façon de donner vie à l’histoire, hein. Donc, euh… donc, il a bien un rapport… avec l’histoire. Il a ce rapport-là. Et la dernière phrase : « Seule Taïga sera toujours là, de l’autre côté des vitres d’une fenêtre », est-ce que c’est encore dans la série des événements ? Ce qui est dit juste avant, c’est… euh… ce qui est dit juste avant, c’est… euh… « Ivan va retrouver ses parents ».
537/ Inès : – Ben alors !… Non, rien …
538/ Jean-Charles : – Ben, oui… C’est pareil.
539/ Chercheur : – Pour toi oui… D’accord. D’autres pensent autrement que Jean-Charles ? Non ?
11Mais cette tentative reste vaine, car les élèves ne saisissent pas cette modulation de la voix narrative et aucun débat ne s’ouvre.
12Une semblable difficulté à imaginer un complètement du texte qui ne serait pas relayé par un personnage se voit dans l’intervention assez remarquable de Marie, à la séance 10 de la classe C. À propos de la phrase qui rapportait un jugement sur Victor tiré du documentaire Victor ou l’enfant sauvage : « Tout le monde dit qu’il est comme une bête », voici comment elle rend compte de sa réponse écrite :
175/ Marie : – Euh… En fait, j’ai… j’ai mis comme tout le monde… il est comme une bête… Enfin, euh, entre guillemets parce qu’il y a personne pour le prouv-… pour le répéter… Dans la forêt, il y a pas de touristes qui vont dire… euh… c’est, euh, c’est une bête… et… euh…
13On voit qu’elle accepte de reprendre à son compte le contenu du jugement porté, et c’est bien la réponse attendue par la maîtresse. Mais elle exprime sa réticence par le détour qu’emprunte sa réponse : « J’ai mis comme tout le monde » suggère qu’elle s’identifie aux énonciateurs du jugement et non pas qu’elle porte à titre de lectrice un jugement identique sur Ivan. Ce qu’elle compare ne semble pas tant les personnages de Victor et d’Ivan, ou leur animalisation respective, que les situations d’énonciation du jugement. Apparemment, elle consent à s’identifier au personnage collectif mis en œuvre qui émet le jugement, elle entre dans le jeu programmé par le documentaire narrativisé, mais, comme elle ne reconnaît pas le même jeu dans Taïga, comme au contraire elle affirme l’impossibilité d’un semblable personnage collectif, c’est du bout des lèvres, c’est sous le couvert de guillemets qu’elle risque un jugement de lectrice. Il semble donc que la répugnance manifeste des élèves à la consigne de comparaison à la séance 9 est en étroite relation avec cette sorte de soumission au discours de l’œuvre.
Élaboration sous la dépendance d’une autorité
14Les éléments qui viennent tempérer cette perception d’une fiction de part en part suffisante sont modestes. L’activité du lecteur est réduite à « rendre la vie un peu à l’histoire », comme Laurie l’oppose à Jean-Charles. L’idée d’une coopération n’est vraiment suggérée que par l’intervention de Tarik quand, à la séance terminale de la classe B, il apparente l’établissement d’un jugement à l’activité des personnages des Sur-Fées :
234/ Tarik : – On avait lu quelque chose, c’était Les Sur-Fées2… C’était la fée qui disait que la vie, c’était un symbole.
15Selon Tarik, l’activité des élèves en train d’examiner les éléments constitutifs du sort des personnages ressemble à l’activité des inspectrices des contes merveilleux que sont les personnages de « sur-fées » imaginées par Nadja, lesquelles soupèsent les ressorts des intrigues connues pour estimer la moralité des fins proposées.
261/ Chercheur : – […] Alors, euh, est-ce que ça ressemble aux Sur-Fées ? Qu’est-ce qu’on en pense, euh, maintenant ?
262/ Simon B. : – Alors, euh, les Sur-fées, elles regardent les histoires… Elles… elles disent, comme disait Tarik tout à l’heure… elles disent la morale de l’histoire.
263/ Chercheur : – Elles disent la morale de l’histoire. Oui. Et là, on dit la morale de l’histoire ? Oui, Hugo ?
564/ Hugo : – La chasse, la faim… C’est un peu comme si on disait ce qui compte …
265/ Chercheur : – Oui… Ce qui compte… La faim de Louve, la chasse de Nicolaï… Leïla, tu veux nous dire ?
266/ Leïla : – Euh… Là, ce qui compte, pour Ivan, faut dire l’amour. L’amour de Louve et d’Ivan… Parce que, ben, ça compte …
267/ Chercheur : – Oui. La faim, la chasse, l’amour. Et toi Tarik, qu’estce que tu en penses ? Tout à l’heure, tu disais « la vie est un symbole »…
268/ Tarik : – Les fées, elles regardaient l’histoire …
269/ Chercheur : – Oui. Nous, c’est nous qui lisons et qui disons la morale de l’histoire. C’est pas tout à fait comme dans Les Sur-Fées… Là, euh, là, c’est nous qui en parlons, qui disons ce que nous pensons… Mais on fait comme les sur-fées, hein…
16Apparemment, cette référence accrédite et légitime un jugement du lecteur qui n’est plus pris dans la saisie de l’intrigue mais peut développer, comme font ses camarades, un point de vue éthique.
17Dans cette même séance terminale, c’est sous une autre autorité que Simon B. situe son propre travail d’interprétation :
474/ Simon B. : – Euh, moi, ça me fait penser à… euh… j’ai l’impression que l’auteur a voulu dévoiler le côté animal de… de… de… ben, de l’humain, mais en fait sans le dire franchement, comme les Fables de La Fontaine qui voulaient caricaturer la société mais qui passaient par les animaux pour… euh… pour… pour ne pas… pour ne pas se faire prendre !
18Si l’on peut ne pas souscrire à cette lecture d’un La Fontaine menacé par la censure, on reste sensible à l’émergence d’une figure d’auteur : Simon étend à l’ensemble de l’œuvre une intuition suscitée par le mutisme d’Ivan et l’ensauvagement de Nicolaï ; il produit ce qu’Eco (1985) appelle une abduction. Mais dans le même mouvement, il accrédite son audace intellectuelle et il en attribue la responsabilité à un auteur en apparentant sa lecture à celle des Fables qui, probablement, avait été en son temps légitimée. Il commence ainsi à construire une notion de l’auteur, notion qui constitue pour beaucoup de collégiens (voire de lycéens) la caution externe essentielle de leur lecture : quand le jeu scolaire n’apparaît plus comme la demande de restituer la leçon attendue par le maître, il devient celui de restituer la leçon censément voulue par l’auteur.
La liberté débridée de la fiction
19L’étanchéité d’une frontière présumée entre fiction et élaboration du lecteur se théorise encore sous les espèces d’une réflexion autour de la vraisemblance. À plusieurs reprises, les élèves convoquent dans leur argumentation l’opposition entre fiction et réalité qui, selon eux, autorise dans l’espace fictionnel la plus grande fantaisie. Régulièrement, quand les élèves font état de cette représentation, c’est pour les autoriser à isoler un élément et à l’affranchir de l’organisation interne de l’œuvre. Ainsi, dans la classe B, l’attribution du rôle de narrateur à la chouette est difficile à justifier car elle s’oppose à l’état du monde tel qu’on le connaît, où les chouettes ne parlent pas et où elles ne vivent pas si vieilles qu’elles puissent rendre compte des trente années de vie solitaire vécues par Nicolaï dans la taïga. Elle s’oppose surtout aux multiples segments qui présentent un narrateur omniscient, quand il ouvre un panorama sur l’ensemble de l’environnement, sur la totalité du cycle de la vie ou sur l’opposition entre la chasse artisanale et la chasse semi-industrielle3. L’hypothèse contrevient donc à tous les éléments de la fiction qui suggèrent une convention réaliste d’isomorphisme entre le monde posé et le monde réel ; elle contrevient à toutes les stratégies narratives qui installent cette convention réaliste et dont le jeu des périphrases est la plus spectaculaire. « C’est une histoire, hein ! Il fait ce qu’il veut », proclame Simon B. à la séance 11 : l’allusion à une liberté absolue de l’auteur et à sa toute puissance démiurgique sur le monde qu’il crée paraît une manière de ne pas voir l’objection ou de contourner l’obstacle pour sauver une interprétation personnelle… De même, dans la classe A, séance 2, l’hypothèse que Louve et Nicolaï finissent par « faire équipe » et chasser de conserve ne paraît guère vraisemblable : Arnaud invoque le même argument (« Ah, mais c’est une histoire ! ») pour défendre son espoir de voir l’œuvre confirmer son horreur des conflits… On assiste donc régulièrement à une sorte de transfert de l’arbitraire d’une interprétation improbable vers l’arbitraire supposé de l’univers fictionnel, sous le prétexte d’une souveraine autonomie de la fiction par rapport aux règles du monde connu comme à celles du monde posé.
20Semblable représentation des fictions, autosuffisantes, dépendantes d’un vouloir dire, arbitraires, méconnaît le poids des lectures antérieures, des stéréotypies, des protocoles de réception… Il est difficile alors de concevoir que s’opère consciemment un travail d’altération. L’opération qu’analyse Wolfgang Iser (1985) et qui consiste pour le lecteur à identifier, dans le répertoire du texte, les normes des « systèmes sociaux dominants » puis à constater comment ces normes sont transformées sous l’effet de « l’organisation horizontale » interne, cette opération demeure impensable. Non que les élèves soient nécessairement incapables d’identifier une « organisation horizontale » : l’attention à l’harmonisation que propose l’œuvre ou à son principe de cohésion interne est clairement manifestée, par exemple, par Julia à la séance 8 dans la classe C, quand le texte fait se succéder chez Ivan la contemplation du vol des corbeaux et le souvenir de l’accident d’avion :
76/ Maîtresse : – C’est quoi, cette page de son histoire que Ivan il entrouvre ? Qu’est-ce qu’il se rappelle ? Mickaël ?
77/ Mickaël : – C’est l’histoire de l’avion.
78/ Pierre : – C’est parce qu’un avion, ça ressemble à un gros oiseau.
79/ Julia : – En même temps, c’est une histoire. Il est ici parce que son avion s’est écrasé, et puis sa maman lui avait parlé, et aussi il y a la louve qui quand elle avait vu l’avion, elle avait cru que c’était un oiseau. C’est un peu un rapport entre l’avion et l’oiseau, parce que la louve, elle, les oiseaux, elle voit bien que c’est des oiseaux, mais l’avion, elle ne va pas dire que c’est un avion, elle va dire que c’est un oiseau. Et Ivan, ben, Ivan… c’est un peu pareil, comme il parle plus…
21Le propos de Julia reprend tous les éléments : elle reformule le mécanisme de la métaphore attribuée à Louve, elle pointe la récurrence du motif aviaire, elle assume de manière elliptique le glissement métonymique des corbeaux à l’avion dans l’esprit d’Ivan. Surtout, elle justifie tous ces procédés comme des procédés poétiques propres à une « histoire ». Sa conscience du caractère artificiel – ou artistique – d’une fiction lui paraît légitimer un rapprochement qui insère les corbeaux dans un ensemble, ne les réduit pas à la figure de charognards ou à une simple fonction signalétique de l’agonie. Cependant, l’élaboration de cette abduction ne semble pas conduire à remanier un répertoire ou une encyclopédie : elle paraît seulement inédite, créatrice, elle ne va pas jusqu’à une méta-abduction.
22Au total, il semble bien que le moteur premier de la lecture enfantine ne soit pas l’altération du répertoire ou de l’encyclopédie du lecteur mais une opération par laquelle elle tente de conformer l’œuvre à un attendu qui se trouverait alors pleinement réalisé, « en relation avec un objet narcissique complet » (Talpin, 1996). Les reprises verbatim d’expressions empruntées à l’œuvre dans les travaux d’évaluation sont très nombreuses ; le réemploi ultérieur, dans des travaux d’écriture, de formules ou de procédés, laisse penser que cette œuvre a laissé des traces réelles. Cela suggère qu’une sorte d’altération a bel et bien lieu, mais d’une autre sorte que celle analysée par Iser. Tout se passe comme si les élèves étaient en quête de configuration plutôt que de reconfiguration. D’ailleurs, ne sont-ils pas infantes, ceux qui ne parlent pas encore ? En réponse aux propositions de l’œuvre, ils découvrent en eux-mêmes un attendu jusque-là inconnu (ils se trouvent lus par l’œuvre), et cet effort leste de sens inédits les mots de la langue.
23Cependant, la fréquentation de Taïga a bousculé et, au moins dans les classes B et C, infléchi la représentation que les élèves se faisaient de la lecture : les épisodes que nous venons de rapporter le manifeste. Dans la classe B, l’effort pour modéliser la question des points de vue et l’inscription dans une perspective curriculaire a posé la lecture comme devant être outillée de concepts et régulée par des connaissances rhétoriques ; dans la classe C, la circulation entre les œuvres a posé la lecture comme surplombant la matière fictionnelle et activant des vérités par-delà la singularité des fictions. Dans l’une et l’autre classe, ce sont les « présupposés, préoccupations, distinctions, tâches… » de Fish (2007) qui ont été un peu modifiés… Le travail dans la classe A est resté le plus conforme aux représentations des élèves.
24Nous proposerions ainsi volontiers une opposition entre ce que nous appelons lecture close et lecture ouverte, sur le modèle du titre qu’Eco avait donné à l’un de ses ouvrages. La lecture close est étroitement dépendante des protocoles en vigueur, des représentations déjà là chez les élèves, elle est enclose dans les conventions de la communauté interprétative dont elle se contente de requérir l’application. Elle ne s’expose à aucune autre caution que la conformité à la réussite de performances antérieures. La classe A illustre bien cette option. En revanche, la lecture ouverte déborde ces conventions et demande à les renégocier. S’ouvrant sur l’amont de lectures antérieures et l’aval de lectures à venir, s’ouvrant sur une théorisation ou sur une méditation, s’exposant à des cautions inédites (en l’occurrence, l’identification d’un projet auctorial original), elle conduit les élèves à réinterroger la pertinence de leur manière de lire et à s’approcher de la complexité de l’acte lexique. Les classes B et C, chacune à sa manière, illustrent ce remaniement des manières de lire.
25Alors, l’école ne peut sans doute pas importer tout ingénument des modèles de lecture pensés à partir des expériences de lecture vécues par des adultes lettrés. Mais elle peut sans doute situer ces modèles à l’horizon de ses finalités. Elle peut sans doute, dans une progressivité qui ménage la maturation psychique et cognitive des élèves, aider à construire la figure de l’auteur qui permet de situer à l’intérieur du lecteur lui-même la quête d’une caution, aider à favoriser la sensibilité aux isotopies qui donnent à comprendre sans signifier ce qu’il y a à comprendre, aider à activer les puissances et impuissances de la fiction qui délimitent (ou configurent ?) réel et rêverie… L’aventure intellectuelle des classes B et C, en tout cas, suggère ici que l’interaction entre leçon programmée et lecture effective peut parvenir à infléchir la réception par les élèves de la littérature.
26Une autre version de la légende de Midas raconte que, sur le point de mourir de faim, il obtint d’un dieu la possibilité de se défaire de son douteux privilège : pour cela, il se lava les mains dans le courant d’un fleuve, le Pactole. Peut-être l’École ne peut-elle qu’adapter les pratiques sociales qui font référence à des objectifs évaluables – fussent-ils réévalués à l’aune d’une introjection des cautions –, mais peut-être les maîtres peuvent-ils risquer la rencontre avec la lecture propre des élèves et se laver les mains dans le fleuve de l’intersubjectivité. Le Pactole s’était mis à charrier de l’or ; les élèves pourraient emporter l’expérience d’une lecture où l’incertitude de la leçon programmée ouvre la carrière à une élaboration de cautions valables au-delà du périmètre scolaire.
Notes de bas de page
1 Nous ne pouvons exclure l’hypothèse que Jean-Charles préserve ici le charme d’une lecture autonome, attachée à l’intrigue, des prétentions scolaires à une lecture savante et consciente d’elle-même…
2 Nadja, Les Sur-Fées.
3 Comme par hasard, dans les trois classes, ces passages sont régulièrement décrits comme « documentaires ».
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