Chapitre 3 : Trois options d’enseignement
p. 171-225
Texte intégral
1Les points de similitude entre les trois séquences observées sont nombreux. Ainsi, chacune s’organise autour d’un outil central : dans la classe A, il s’agit d’une reformulation synthétique qui s’écrit lors des cinq premières séances sur les sept consacrées au roman, et d’un tableau des personnages documenté jusqu’à la sixième ; dans la classe B, un tableau des rencontres s’établit peu à peu et jusqu’à la fin ; dans la classe C, une activité systématique de titrage des chapitres lus met l’ensemble en perspective. Aucun des trois maîtres ne situe son activité dans une grande neutralité, les trois s’emploient à promouvoir une leçon programmée grâce à une panoplie de gestes assez similaires : dans les trois classes, les maîtres alertent l’attention des élèves sur tel ou tel détail de la mise en mots du texte en sélectionnant eux-mêmes les passages qu’ils font commenter… Les trois maîtres instaurent un type de dialogue où chaque élève s’adresse au maître, lequel renvoie plus ou moins le propos à l’ensemble de la classe, mais qui ne favorise guère l’échange direct entre les élèves. Plus subtilement, pour chacun des trois maîtres, le fait de répondre à une commande et la présence du chercheur dans la classe engendrent une forme d’insécurité qui se traduit par une vigilance accrue à l’efficacité de leurs dispositifs, par le déploiement d’une forme de créativité et par une variété inhabituelle de modes d’intervention.
2Cependant, les différences dans les mises en œuvres sont évidentes. Elles ont pu conduire les élèves à interpréter différemment la tâche de lire et à produire des lectures différentes.
Classe A : le primat du texte, de tout le texte
3Dans cette classe, le maître se présente comme le lecteur qui sait, qui valide et garantit ce qui s’élabore. La déclivité des compétences est nettement établie et le lectorat est clairement constitué en pyramide autour de l’adulte expert, des élèves les plus habiles, dont la collaboration est à l’occasion sollicitée, des élèves ordinaires et, enfin, des élèves fragiles auxquels il est porté une attention particulière. Dans le déroulement des séances, la leçon promue par le maître est particulièrement prégnante ; les lectures subjectives des élèves sont prises en considération dans la mesure où elles contribuent à l’élaboration de cette leçon attendue ou, inversement, quand elles pourraient faire obstacle à la compréhension ; l’accueil réservé à une leçon divergente ne se départit jamais de bienveillance, mais le maître ne demande pas d’expliciter la lecture qui a pu la produire, il prévoit un détour pour la dissiper. Ce détour, régulièrement, passe par la connaissance de l’ensemble du récit.
Des divergences non discutées
4Dès la première séance, le maître signifie implicitement le statut qu’il confère aux propositions des élèves : ce qu’il considère comme juste est inscrit dans un « résumé », et ce qu’il considère comme faux est qualifié par lui d’« hypothèse ». Voici comment s’amorce l’écriture du « résumé » :
24/ Maître : – Voilà… « les sapins qui se brisent en un craquement douloureux »… Donc effectivement, l’histoire se déroule dans une forêt. Tout le monde est d’accord là-dessus ? Même ceux qui avaient le deuxième extrait ?
25/ É. E. : – Oui …
26/ Maître : – Qui peut apporter des précisions ?
27/ Myriam : – On dit qu’il fait froid.
28/ Laurie : – Ah, maître !
29/ Maître : – [écrit au tableau sous la rubrique « résumé » : « L’histoire se déroule dans une forêt »].
5On le voit, la validation intervient avant que le groupe puisse manifester un doute. Quand l’opinion d’un élève diverge de ce qu’attend le maître, le traitement est différent. En 243, Nicolas suppose qu’Ivan rêve la scène où Louve se repaît du renard tandis que l’avion s’écrase. Il est probable que le caractère abrupt du changement de thème – « C’est au milieu de la nuit qu’il se réveille » (p. 6 du roman) – joue pour lui le rôle d’un marqueur de genre, et que c’est sur le modèle des « histoires de rêves1 » qu’il échafaude l’hypothèse d’une vision onirique antérieure. Sa lecture, sans doute parce qu’elle est inattendue pour le maître ou parce que celui-ci est à ce moment-là tendu vers l’établissement du personnel de l’histoire, n’est pas reçue :
243/ Nicolas : – C’est un rêve …
244/ Maître : – Pardon ?
245/ Nicolas : – Il est en train de rêver.
246/ Maître : – Qui est en train de rêver ?
247/ Jean-Charles : – C’est la louve …
248/ Nicolas : – Le petit garçon.
249/ Maître : – Quel petit garçon ? Vous parlez d’un petit garçon… Moi, pour l’instant… Apparemment, effectivement, il y a un petit garçon ici, mais j’en sais rien du tout. Alors, qu’est-ce que ce… qu’est-ce que c’est que cette histoire d’Ivan ? […]
6Laissée en suspens par cette fausse naïveté par laquelle le maître ménage l’ordre prévu des priorités, cette lecture fait retour : en 252, Antoine la reprend à son compte. Elle est alors écoutée, voici comment elle est reçue :
252/ Antoine : – Justement… Ivan… C’était dans un rêve …
253/ Maître : – Ivan, il rêvait, selon toi.
254/ Antoine : – Il s’est réveillé en pleine nuit… parce qu’il voulait manger et c’est sa maman qui l’a couvert …
255/ Maître : – Il s’est réveillé en pleine nuit dans l’avion et c’est sa maman qui l’a couvert… Donc, tu fais ça comme hypothèse. Donc, ça, je vais l’écrire… avec les hypothèses et les questions. Donc, Ivan rêve, il est dans un avion, et sa maman l’a couvert. Donc : [écrit au tableau sous la rubrique « hypothèses »] Ivan… rêve… il est dans un avion …
[…]
260/ Antoine : – Eh bien, il a rêvé justement que la louve, elle avait tué un renard et que il y avait un oiseau qui arrivait.
261/ Maître : – Ah donc, selon toi, l’histoire de la louve, ce serait le rêve d’Ivan ? Hein ? Il est dans un avion, sa maman l’a couvert, il rêve d’une louve. Pourquoi pas… On va voir.
7Outre la différence des rubriques, d’autres marques signalent aux élèves que le maître n’adhère pas à cette « hypothèse » : l’absence du « effectivement » qui ponctue souvent les propos du maître quand il approuve, la fréquence du modalisateur « selon toi », le recours à un conditionnel… Dans ce contexte, le « pourquoi pas » sonne plus comme une clause de style qu’il n’incite à prendre la conjecture au sérieux.
8Régulièrement, ces « hypothèses » ne sont pas traitées comme telles. Elles n’entraînent aucune investigation, aucun échange d’arguments ; l’on ne saura jamais quelles données ont pu suggérer à Nicolas ou Antoine le modèle des « histoires de rêves ». Elles sont abandonnées à bas bruit quand les élèves détectent quelle est la leçon attendue par le maître. Ainsi, le modèle des « histoires de rêves » ne se maintient pas (sinon par inertie dans l’esprit de tel ou tel élève) quand le maître accrédite implicitement celui d’histoires parallèles :
384/ Antoine : – On dirait, il y a deux histoires… Deux histoires séparées.
385/ Maître : – Un petit peu parallèles, pour l’instant. L’histoire de Louve et … ?
386/ É. E. : –… l’histoire d’Ivan.
387/ Maître : –… l’histoire d’Ivan, hein ? Est-ce que pour l’instant il y a une relation entre les deux ?
[…]
391/ Maître : – Alors, qu’est-ce que vous avez comme… comme autres renseignements qu’on pourrait ajouter à ce début de… de petit résumé, là ?
392/ Antoine : – Ben… Ivan, Ivan, il s’est vraiment crashé.
393/ Maître : – Oui. Qu’est-ce qui te fait dire ça ? Qui est-ce qui a des remarques à faire un petit peu sur Ivan, sur… sa façon de se comporter, hein ?
9Le maître suggère nettement que les histoires parallèles vont se croiser : « pour l’instant », dit-il en 385, en 387… Il sollicite nettement un autre modèle textuel que celui des « histoires de rêves ». L’énonciation d’Antoine en 392, avec le « Ben… » qui marque comme une déconvenue, avec la répétition qui marque l’hésitation, porte témoignage du recadrage qu’il opère. Mais cette révision de lecture s’effectue sans explicitation : la première question posée par le maître en 393 apparaît comme de pure courtoisie, elle est tout de suite recouverte par une tout autre qui porte sur un savoir plus positif : la matière de l’intrigue, au profit de la poursuite du « résumé ».
10Plus tard dans la même séance, après que l’« oiseau » a été identifié à l’avion, quand le maître revient aux « hypothèses » et aux « questions » inscrites au tableau, un argument décisif est avancé : la présence de l’accident et dans le passage focalisé sur Louve et dans le passage focalisé sur Ivan :
539/ Maître : – Dans ce qu’on vient de dire, qu’est-ce qui est exact ?
Qu’est-ce qui ne fait plus de doute ? Laurie ?
540/ Laurie : – C’est pas un rêve ! C’est pas un rêve, là …
541/ Maître : – Oui, c’est pas un rêve, oui… Puisque effectivement, puisque… Ou si c’est un rêve, c’est le même pour les deux ! Effectivement, Louve a le même, on va dire, hein ! Donc, c’est pas un rêve, c’est bien la réalité… En même temps, qu’est-ce qui est sûr maintenant ?
542/ Laurie : – L’avion, il s’est écrasé, et Ivan, c’est le rescapé …
543/ Maître : – Voilà.
11On a bien l’impression que le maître n’avait pas l’intention de revenir à cette « hypothèse »-là, qu’il souhaitait surtout établir définitivement dans les esprits l’événement de l’accident. S’il accueille alors cette remarque, c’est qu’il a les moyens de démontrer la leçon qu’il promeut. Dans ces circonstances, les leçons divergentes ne sont pas inhibées, mais il relève de la responsabilité des élèves, de Laurie en l’occurrence, d’en garder la mémoire, d’en témoigner au moment où la maîtrise de l’intrigue le permet et, finalement, de les sacrifier.
Une lecture suspendue
12Une pratique assez fréquente confirme la tendance à différer les questionnements aux incertitudes de l’avenir : régulièrement, le maître annonce qu’« on verra plus tard ». Comme dans les autres classes, il s’agit de mettre en réserve une question qu’il faudra documenter et qu’on ne pourra trancher qu’à la lumière d’une information plus ample. Cependant, l’effet est régulièrement d’obstruer l’élaboration d’un « état de la question » au moment même où elle se pose. Et c’est, là encore, les élèves qui parfois passent outre, comme ici, toujours dans la première séance, à propos de l’identité de Taïga :
82/ Maître : – […] Et qui avait pensé qu’il pouvait s’agir d’un personnage, ou d’un animal ? Ça, ça va être une chose à prendre en compte. On aura un choix à faire à ce sujet. Donc… je vais marquer ici… je vais marquer de ce côté-ci du tableau tout ce qui nous pose problème. Donc, Taïga… Taïga… Qu’est-ce que je vais écrire, là ?
83/ É. : – Une ville … ?
84/ Maître : – Alors lieu ou … ?
85/ É. : – Lieu ou personnage …
86/ Maître : – Lieu ou personnage… On verra… on verra plus tard, la fois prochaine également… ce qui, ce qui peut nous permettre de trancher, d’accord ? Voilà.
Alors, pour les lieux, est-ce que quelqu’un a autre chose à ajouter ?
87/ Laurie : – Moi, c’est par rapport à Taïga… Je ne suis pas sûre, mais c’est à un moment, ils disent « sur la peau de Taïga » (p. 10 )…
88/ É. : – Ouais !
89/ Maître : – Oui. « Sur un pli de la peau »… Alors, ça te fait penser à quoi ?
90/ Laurie : – Ben, ça fait penser à un personnage …
91/ Maître : – À un personnage… puisqu’on dit la peau.
92/ Pauline : – Maître !
93/ Maître : – Oui … ?
94/ Pauline : – C’est… c’est aussi le pli d’un endroit.
95/ Maître : – Le pli d’un endroit… Explique-moi un petit peu… ce que tu veux dire par là …
96/ Pauline : – J’imagine…, c’est… c’est… J’imagine un endroit… [elle fait un geste]… un peu plié …
[…]
100/ Maître : –… un peu replié… Hein… On verra… Hein…
13On voit que Laurie, non sans précaution, amène une analyse qui amorce une réflexion sur la valeur métaphorique de la personnification. Mais le maître, pour attendre d’avoir plus de matière, ou pour respecter une préparation qui prévoyait d’aborder cette question à la séance suivante, préfère différer la mise en tension des interprétations « au pied de la lettre » et des interprétations qui veulent y lire des images.
Désamorcer les effets du texte
14Nous avons vu comment l’œuvre aménage l’évolution de Nicolaï, d’abord pétri de colère contre la nature et animé d’une rage vengeresse envers Louve, enfin disposé à lui faire grâce au nom d’une harmonie qu’il ne comprend pas entre l’animal et l’enfant. Dès le premier chapitre, le rapide épisode du coup de grâce accordé à une renarde fait un léger contrepoids aux évocations de son indifférence à la cruauté de la trappe ; puis, au troisième chapitre, sa rêverie sophocléenne sur les moyens de défense comparés élargit le thème, avant que l’aveu d’un amour passionné au quatrième chapitre bouleverse la perspective et laisse prévoir la prise en pitié finale. La classe C a fait un objet d’étude de cette évolution ; mais le maître A, dans l’intention sans doute d’éveiller la vigilance des élèves, anticipe sur cette évolution dès la seconde séance. Le renseignement de la fiche concernant Nicolaï lui donne l’occasion de demander un portrait moral : « Qu’est-ce que vous aimez savoir sur les personnages, au début des histoires ? Enfin, c’est surtout les petits qui aiment bien savoir… » La réponse ne manque pas : « S’ils sont gentils ou méchants… », et la rapidité avec laquelle elle est fournie suggère qu’il s’agit là d’une pratique ordinaire de la classe. À ce moment, le maître sélectionne lui-même les deux phrases pertinentes de la page 17 du roman : l’une qui présente une vision horrifique des proies déchiquetées, l’autre qui mentionne l’échange de regards avec la renarde. Il les fait commenter aux élèves et obtient aisément le résultat escompté : la trappe est cruelle, mais Nicolaï n’est pas inaccessible à la pitié. La conséquence de ce procédé est que la classe ne s’est pas laissée impressionner par les humeurs bougonnes du personnage, par la crudité des scènes de capture. Et le renoncement final à la vengeance a paru tout naturel, la délibération cornélienne est passée inaperçue…
15L’inattention à cette hésitation de Nicolaï tient aussi au dispositif de présentation du cinquième chapitre. En effet, à la séance 7, le maître donne à entendre le début du chapitre jusqu’au moment où Nicolaï est qualifié d’« honnête homme » (p. 63 du roman). C’est ensuite la coda qui est lue (p. 76-77 du roman). Le point de départ – la vengeance sur le point de s’accomplir – et le point d’arrivée – une fin heureuse pour les deux personnages menacés – étant ainsi bien établis, le maître demande alors à formuler des hypothèses sur ce qui a pu arriver dans l’intervalle. Sans surprise, il obtient des réponses qui s’appuient, hors celle d’Arnaud, sur le souvenir des commentaires faits à propos du premier chapitre :
Marie : – Nicolaï, il a vu ses yeux de Louve… et il a pas osé.
Manon : – C’est la pitié.
Arnaud : – Nicolaï n’a pas osé tirer à cause d’Ivan, pour ne pas le blesser.
Lola : Louve a « tout dit » à Nicolaï. Comme avec la renarde.
16La découverte du passage omis se réduit alors à reconnaître dans le texte les éléments qui confirment ces anticipations, à l’exclusion de toute exploration. Toute la tension dramatique qu’éprouve Nicolaï devant le corps de l’enfant, son émotion quand il le voit se lever, le « charme » (p. 68) de la rencontre à trois se trouvent pour ainsi dire escamotés. L’effet conduisant progressivement le lecteur d’un Nicolaï prédateur brutal à un Nicolaï qui domine ses passions, qui s’interroge sur les énigmes de la nature et préserve une harmonie supérieure, cet effet de rétrospection et de réélaboration programmées par l’œuvre n’est plus lisible.
Baliser le cheminement des élèves
17Dans une logique assez semblable, dans la première séance, le maître annonce par avance la révision de lecture à laquelle il va falloir procéder pour sacrifier l’image d’un oiseau mythique crachant le feu et lui substituer celle d’un avion en perdition. Il s’appuie d’abord sur la partition du chapitre qu’il a opérée – une partie des élèves disposant d’un segment du texte qui recourt à un vocabulaire plus évidemment en lien avec l’aéronautique :
269/ Maître : – Alors ceux qui avaient la deuxième partie du texte, qu’est-ce que vous avez compris ? Donc, on va peut-être prendre la suite de ça, peut-être carrément dire des choses toutes à fait différentes.
18L’existence d’un avion accidenté étant bien établie, le maître revient sur le début du chapitre :
480/ Maître : – […] Et est-ce qu’il y a dans le début, – alors, là, je vous demande de vous y reporter –, est-ce qu’il y a dans le début de la première partie, disons… disons… jusqu’à cette partie-là du texte [montre sur le texte affiché au tableau] des références à cet avion… ? Si je vous demande ça, c’est qu’il y en a, donc je vous demande de me les trouver, ces références. Et ça va peut-être nous obliger… ça va peut-être nous obliger à reconsidérer les choses qu’on avait dites tout à l’heure… à dire : « C’était pas ça du tout ! » […]
19On voit que le maître fait état de sa compétence de lecteur, et organise comme une compétition : « je vous demande de me les trouver ». Il donne en quelque sorte la solution (il s’agit d’un accident d’avion) avant que le problème ait été vraiment mis au jour par les élèves. Pour le dire de façon imagée : il « donne la traduction », comme l’on fait parfois dans l’enseignement des langues anciennes. Il ne reste plus aux élèves qu’à justifier la traduction fournie. En tout cas, la dévolution qu’il pratique est ici seulement celle de l’identification des indices. Ce faisant, il annonce mais aussi affadit, voire désamorce l’événement d’une compréhension rétrospective. Le repérage des périphrases se réduit alors à un jeu de devinettes.
20À la sixième séance, sans doute parce qu’il souhaite achever l’étude dans le temps qu’il avait prévu, le maître pousse jusqu’au bout cette logique de simplification : il fournit lui-même une esquisse pour le cadrage et la construction d’une image globale. La cinquième tâche de la séance consiste à lister les thèmes du roman, et les élèves proposent : rêve, chasse, Taïga, amitié, solitude… Mais cette liste est vite remplacée par celle du maître : instinct, peur et détresse, solitude, amour, tentation, survie, beauté, irruption de la réalité, danger… La lecture de la suite du récit s’effectue pour documenter ce qui devient, de fait, un ensemble de rubriques.
Une œuvre close
21Les élèves ne rapprochent pas, sinon occasionnellement et en aparté pour un usage privé, Taïga de romans qu’ils auraient lus antérieurement. Ces réminiscences leur permettent de donner consistance à ce qu’ils perçoivent d’étrangeté. Ainsi, à la séance 3, Jean-Charles mentionne Le Livre de la jungle de Kipling pour accompagner sa compréhension de la figure de l’animal nourricier. Cette référence est tirée de sa culture personnelle, elle est accueillie (« Un peu, oui, si tu veux… ») mais ne débouche sur aucune entreprise comparatiste.
22En revanche, le maître amène à opérer un rapprochement entre l’œuvre à lire et une lecture antérieure ; il l’utilise dans le but d’amorcer la décontextualisation d’un savoir. À la première séance, après que le fonctionnement des périphrases a été mis en pleine lumière, en particulier à propos de l’avion désigné comme « oiseau aux ailes raides » du point de vue de Louve, il tente de faire appliquer à un autre texte connu la connaissance nouvellement établie.
500/ Maître : – Pourquoi est-ce que dans la tête de Louve, c’est un oiseau ?
501/ Arnaud : – Ben, elle a jamais vu ça !
503/ Karim : – Elle ne sait pas ce que c’est !
[…]
507/ Maître : – Voilà, c’est exactement ça. [va vers l’affichage au fond de la classe, où il y a le texte de Safari] Regardez, sur un texte qu’on a déjà travaillé …
508/ É. : –Safari ?
509/ Maître : – Oui… Qu’est-ce qu’il y avait d’un peu similaire dans Safari ?
510/ É. : – Ah, oui !
511/ Inès : – Dans Safari, la… la… la façon que c’était disposé… on voyait, en fait on voyait chacun des côtés. On voyait… on voyait l’homme et… on voyait un peu le côté terrien… le côté de l’homme et le côté de …
512/ Maître : – Je pense qu’Anissa a quelque chose à dire à ce sujet. Allez, vas-y !
513/ Anissa : – Il y avait des objets, qu’on savait pas au début ce que c’était, et puis après, en savant …
514/ Maître : –… en sachant …
515/ Anissa : –… ben, enfin… le personnage, ben, par exemple, c’était l’homme… on savait tout de suite ce que c’était.
516/ Maître : – Oui, et qu’est-ce qu’il y avait comme objets, notamment, qui nous semblaient un peu étranges ?
517/ Laurie : – La voiture …
[…]
520/ Maître : – Le bateau etc. C’était décrit par des gens qui n’avaient jamais vu ça ! Et là, c’est un peu pareil avec Louve ! Elle n’a jamais vu d’avion. Et elle rapporte ça à quelque chose qu’elle … ?
521/ É. : –… qu’elle connaît !
23On voit que le maître encourage les élèves à identifier rétrospectivement l’invariant (« Qu’est-ce qu’il y avait d’un peu similaire […] ? » en 509). Mais si ceux-ci se remémorent assez rapidement la bascule des points de vue (511, 513) qui justifient les périphrases, ils ne les explicitent guère : en fait, ils s’arrêtent à l’énumération des objets qu’ils avaient dû identifier, dans la remémoration de leur travail d’intellection. C’est finalement le maître en personne qui énonce en 520, à propos de Safari, le critère mis au jour en 501 à propos de Taïga : l’ignorance. Et c’est lui encore qui conduit à un nouveau critère : l’apparentement à un élément connu par le focalisateur (520-521). Il veille ainsi personnellement à ce que le savoir soit suffisamment complet pour être opératoire. On voit aussi qu’en 516, il abrège la remémoration du cheminement qui avait permis l’accès à la signification du passage et qu’il provoque la sélection d’exemples (que nous avons nous-même abrégée). Le rapprochement opéré s’effectue donc moins avec une œuvre qu’avec un texte, et moins avec un texte qu’avec un corpus.
24Le roman à lire se présente donc comme un texte séparé de toute bibliothèque, concrète ou « intérieure ». Le jeu de l’évocation se réduit à étayer des opérations d’induction (élaboration de la notion de périphrase), il se réduit à assurer la circulation entre des savoirs illustrés dans des textes lus précédemment et ceux qu’illustre le texte de Florence Reynaud. Son influence est locale, et soumise à l’élucidation des difficultés pour établir l’intrigue.
Vue d’ensemble
25Ce type de conduite de l’activité permet que soit élaborée assez vite une compréhension adéquate à la signification du texte. En revanche, il n’est pas certain que l’activité de lecture elle-même ait été travaillée au point de construire de nouveaux savoirs métalexiques opératoires. Par exemple, il nous paraît assez significatif que les élèves ne parviennent pas à identifier dans un autre passage les mêmes stratégies narratives qui commandaient la compréhension d’un passage précédent : à la quatrième séance, lors de l’exercice de « lecture sans maître », les élèves ne sont pas moins démunis face au jeu de périphrases qui définissent l’hélicoptère qu’ils l’étaient à la première face aux périphrases qui présentaient l’avion accidenté comme un oiseau.
26Nous proposons l’image d’un « pilote qui tient fermement le cap », le cap de la compréhension. Il semble bien que la préoccupation principale soit l’accès à l’intrigue, par-delà, et non à travers, les effets programmés par le texte. Ceux-ci, quand ils sont perçus, le sont après que le référent a été dûment établi, et ils le sont à travers leurs manifestations de surface : s’il est question des périphrases, il n’est jamais question de l’étroitesse des points de vue, rarement de leur complémentarité. Autre cas de figure : la présentation du texte redouble l’effet de la juxtaposition des points de vue, comme à la première séance, ou celui de la résolution dramatique, comme à la septième, au point qu’elle les rend certes manifestes, mais comme énervés par le surcroît d’intelligence alors demandé. Quant aux zones d’opacité ou d’incertitude, elles sont abordées avec le souci de prévenir les errements.
27Dans ce contexte, la lecture pratiquée est une lecture scolaire, et c’est le lectant qui est sollicité au détriment du lu. La lecture subjective des élèves n’affleure que rarement, sinon pour accréditer ou corroborer la leçon programmée par le maître ; ses autres manifestations, discordantes, sont rapidement ruinées par une observation des éléments du texte qui les contredisent, ou diluées dans l’attente d’« en savoir plus » par le maître qui dispose du privilège de le connaître dans son entièreté. Car le texte est posé comme une donnée intangible, objective, qui a tous les droits : il revient aux élèves de capitaliser le travail de la classe pour se doter des moyens linguistiques et cognitifs de le traiter justement. Cependant, l’œuvre se présente telle qu’en elle-même, close, sans amont ni aval. Les souvenirs de lecture ne sont pas compris comme les sources possibles d’une réécriture, et ce qui adviendra des souvenirs que les élèves pourraient avoir de Taïga n’est pas envisagé. En quelque sorte, l’œuvre une fois lue est confiée à la mémoire ou à l’oubli des élèves, à l’arbitraire de leur subjectivité.
Classe B : affirmer la lisibilité du travail
28Dans cette classe, la préoccupation majeure de la maîtresse porte sur la constitution de la classe comme un lectorat unifié et compétent. Elle le déclare elle-même : « Je veux que tout le monde monte dans le bateau », c’est-à-dire qu’aucun élève ne soit laissé pour compte parce qu’il ne comprendrait pas ce qui occupe l’ensemble de la classe. Pour cela, elle porte grande attention à l’« atmosphère » (Bucheton, 2009), à la qualité des relations interpersonnelles. Elle veille à la compréhension des consignes et de leurs objectifs, à la maîtrise des concepts rhétoriques convoqués… Elle se soucie du « tissage », de la saisie des avancées d’une séance à l’autre, de l’insertion de la lecture du jour dans l’ensemble de l’œuvre et de l’articulation entre la lecture subjective de chacun des élèves et de la leçon qui s’élabore collectivement. Aussi recourt-elle régulièrement à une dévolution aux élèves des zones d’opacité et l’estimation des arguments, comme ici, à la séance 10 :
141/ Maîtresse : – Quand on entend Apolline dire : Louve peut très bien la prendre… le prendre pour un géant parce qu’elle est plus petite… est-ce que ça vous paraît… impossible ?
142/ Simon B. : – Non.
143/ Maîtresse : – Par rapport à son argument… Elle vous donne un argument… Il est bon ou il est pas bon ?
29Afin d’assurer l’accès des élèves à tous les éléments, contrairement au maître A, elle tient à distance sa connaissance de l’ensemble du roman, comme elle en témoigne ici :
18/ Maîtresse : – Je… je me trompe pas, les enfants ?
19/ É. E. : – Non, non …
20/ Maîtresse : – Parce que comme je sais la suite, des fois, je mélange, un peu… On est tous d’accord ?
L’attention accordée aux élèves
30La classe B se caractérise par une atmosphère chaleureuse et la grande bienveillance de la maîtresse. Elle reprend à son compte les expressions parlantes des élèves, fussent-elles familières ; nous en avons déjà donné plusieurs exemples chemin faisant : « que dalle ! », « mettre la pression », etc. Elle n’hésite pas à utiliser, pour encourager tel ou tel élève timide ou hésitant, des termes affectueux tels que : « Coco », « ma cocotte », « mon grand », « ma chère », « ma puce », etc. Sans cesse, elle exige une écoute respectueuse entre les élèves, comme par exemple dans la séance 11 :
870/ Maîtresse : – [à Tarik] Attends ! [à la classe] Vous n’écoutez pas ce que dit Tarik, c’est pas sympa, ça !
31Elle interroge en priorité les élèves fragiles, et n’hésite jamais à leur faire reformuler les échanges d’une discussion et leur conclusion. Elle met en évidence l’événement d’une réponse juste à une question délicate quand elle émane d’un élève qui peine ordinairement, comme à la séance 11 :
57/ Maîtresse : – […] Et puis d’abord, à votre avis, qui parle, là ?
58/ Mathilde : – Le narrateur …
59/ Maîtresse : – C’est le narrateur. Bravo ! Bravo. Vous êtes d’accord pour dire que c’est le narrateur ? J’ai même pas pris le temps de demander l’avis des autres, tellement je suis contente que Mathilde repère ça.
32Elle traite les erreurs de compréhension pour ajuster la leçon produite, mais elle les traite en profondeur, pour intervenir sur la lecture même qui les a engendrées. C’est dire qu’elle n’y voit pas un manque ou une lacune mais seulement l’effet d’une procédure inappropriée. Et ce traitement est toujours mené avec délicatesse, comme par exemple à la première séance, quand il est question de la double narration de la dévoration du renard :
267/ Maîtresse : – Quand on parle de Nicolaï, où est-ce qu’on le voit, le lien avec la bête du début… que la Louve lui a mangée ?
268/ Éléonore : – « Un matin, il y a bien longtemps, c’était une renarde, prise par une patte seulement, qui se débattait, gueule ouverte par la frayeur. […] » (p. 17-18 )
269/ Maîtresse : – Est-ce que vous êtes d’accord avec Éléonore ?
270/ É. E. : – Non !
271/ Maîtresse : – Pourquoi non… ? C’est bien une renarde, là, pourtant ?
272/ Hugo : – Oui, mais celle-là, il a réussi à la prendre !
273/ Maîtresse : – Celle-là, il a réussi à la prendre… Tu écoutes, Éléonore, ce qu’il te dit ? Qu’est-ce qu’il a même fait, le chasseur, avec cette renarde-là ?
[…]
280/ Dylan : – Il lui a tiré une balle …
[…]
287/ Maîtresse : – [à Éléonore] Est-ce que c’est de cette renarde-là qu’on parle ? Non, parce que celle que Louve a mangée, tu crois qu’il a eu le temps de lui tirer une balle dans la tête, à celle-là ?
288/ Éléonore : – Non …
289/ Maîtresse : – Alors, c’est pas bon, Éléonore… C’est pas la bonne renarde…
33On voit que la maîtresse renvoie à la classe le traitement de l’erreur. Et elle accompagne ce traitement : elle pose l’erreur en une hypothèse dont elle commence par énoncer le fondement (271) ; elle appelle à une interaction entre le premier élève et celui qui pose une objection (273) ; elle demande ensuite à celui qui a commis l’erreur de tirer lui-même la conclusion (287). Ainsi, même si la maîtresse fournit elle-même une piste pour compléter l’objection, la démarche se situe sur un plan rationnel, elle paraît prendre les précautions pour ne pas froisser.
34Auprès des élèves plus habiles, elle recourt volontiers à l’humour afin de détendre les tensions. Ainsi, après la longue discussion de la séance 11 sur le rôle de la chouette où Fanny et Simon B. s’étaient implicitement accusés de mauvaise foi (« ils en sont presque à la dispute, là… », commentait-elle en 666 dans une tentative pour dédramatiser la controverse), elle remet gentiment Simon à sa place à la séance 13 :
33/ Maîtresse : – […] Et d’ailleurs Simon nous… pensait que le… la chouette… c’était quoi ?
34/ Simon B. : – C’était le narrateur, mais j’ai arrêté de penser …
35/ Maîtresse et É. E. : [rires].
36/ Maîtresse : – T’as arrêté de penser ça… T’as arrêté de penser ou t’as arrêté de penser ça ? Rassure-moi !
37/ Simon B. : – J’ai arrêté de penser ça.
38/ Maîtresse : – Ah, bon ! Tu continues de penser, quand même ?
39/ Simon B. : – Ouais !
40/ Maîtresse : – Bon ! […]
35Les élèves lui savent probablement gré de l’ambiance paisible et studieuse qu’elle sait ainsi créer.
Accueillir les lectures subjectives
36Au début de chaque séance, comme dans la classe A, les élèves doivent reformuler l’information sur la fiction. Cependant, cette reformulation n’est pas formalisée et archivée. Si elle s’inscrit en notes sur le tableau noir, elle est promise à l’oubli, elle est soluble dans le retour au texte. C’est dire que son intérêt premier est de mettre au jour les opacités, de susciter les discussions et les élucidations, d’ouvrir un espace de libre parole aux élèves, bref de mobiliser leur réception subjective. À partir de la quatrième séance, les apports de la séance précédente sont régulièrement repris, mais il ne s’agit pas, comme dans la classe A, de relire simplement le « résumé » alors négocié ; le travail se faisant sans le secours d’un écrit, les élèves doivent retrouver dans leur souvenir le mouvement même de leur lecture, avec tous les infléchissements que leur subjectivité a pu y instiller, et le traitement des distorsions irrecevables…
37La maîtresse n’hésite pas à passer du temps pour laisser s’expliciter, pour démonter et pour faire discuter la lecture d’un élève. À la séance 11, ce sont quelque trois quarts d’heure (321 à 852) qui sont consacrés à la controverse pour déterminer le rôle de narrateur, de coryphée ou de décor dévolu à la chouette. Mais c’est une préoccupation permanente, comme dans cet extrait de la séance 5, à propos du rêve du massacre :
255/ Tarik : – Peut-être c’est des gens… des gens qui ont eu des problèmes avec des loups, et peut-être que, avec l’hélicoptère, ça… ça va bien …
256/ Maîtresse : – Peut-être …
257/ Hugo : – Je pense pas …
258/ Maîtresse : – Oui, vas-y ! Pourquoi tu penses pas, toi ?
259/ Hugo : – Parce que après ils disent… euh… « Il y a tant de Nicolaï, qui comme travail ont choisi de voler leur fourrure aux enfants de Taïga. » (p. 44 )
260/ Maîtresse : – Ouais… C’est-à-dire que ça suppose bien, effectivement, que les gens qui étaient dans l’hélicoptère, le but, c’était… c’était quoi ?
261/ É. E. : – De prendre la fourrure !
262/ Maîtresse : – De prendre la fourrure. Ça va, Tarik ? T’avais pas compris ça, ou bien tu voulais dire autre chose ? C’est …
263/ Tarik : – C’est l’hélicoptère, c’est mieux …
264/ Maîtresse : – C’est mieux que… c’est mieux que quoi ?
265/ Tarik : – Ben… Nicolaï, il y a Louve qui lui a pris un renard. Avec l’hélicoptère …
266/ Maîtresse : – Oui, avec l’hélicoptère, il y a pas de problème. Et Nicolaï, il fait comment pour… pour avoir les peaux… la peau des loups ?
38On voit ici comment la maîtresse protège Tarik et revient sur sa leçon pour le laisser développer sa pensée, puis comment elle propose de la développer dans une comparaison entre les moyens de la trappe artisanale et ceux de prélèvements semi-industriels.
Assurer la compréhension de tous
39La maîtresse prend soin de clore chaque discussion par une formulation solennelle de la conclusion où la classe est parvenue. Les questions « ça va pour tout le monde ? », « c’est bon, là ? » scandent très régulièrement les séances. Elles signalent un point d’arrivée mémorisable, et le plus souvent, une conclusion établie à la suite d’une série de mises en relation avec un amont de l’intrigue ou avec d’autres possibles… Pour prendre un bref exemple de cette technique systématique, à la cinquième séance, Fanny compare le lien familial qui unissait Louve à sa horde et celui qu’elle a noué avec Ivan. La maîtresse fait alors explorer cette idée en diverses directions. Elle rappelle le contraste entre la solitude inquiète de Louve et son paisible endormissement à côté d’Ivan :
8/ Maîtresse : – […] est-ce qu’elle a l’air d’avoir peur, là, enfouie dans la neige ?
9/ É. E. : – Non.
10/ Maîtresse : – Non. Elle avait plus [= davantage] peur à quel moment ?
[…]
12/ Maîtresse : – Est-ce que vous vous souvenez ? Quand il y a le bruit de l’avion, le bruit et tout ça, elle avait peur, quand même. Et là, est-ce qu’elle a l’air d’avoir peur ?
13/ É. E. : – Non, non.
40Elle marque le moment où l’évolution s’est faite :
15/ Maître : – Elle dort, paisible. Depuis qu’il y a Ivan, finalement …
16/ Bafodé : – Elle est assez rassurée …
17/ Hugo : – Depuis que elle, elle a plus envie de manger Ivan.
41Elle fait reformuler la proposition qui constituait le point de départ :
18/ Maîtresse : – […] Elle retrouve en fait un peu quoi ? [à Fanny] Toi, tu as dit quoi, par rapport à la horde ? Qu’est-ce qui se passe, par rapport à la horde ? […]
42Comme il s’agit toujours de répéter la même idée, elle ne répugne pas à poser des questions très fermées :
18/ Maîtresse : – […] C’est comme… ?
43Enfin, elle fait foisonner les termes pour désigner la même idée :
20/ Maîtresse : – Et elle, elle est comment avec, euh, Ivan ?
44Elle obtient ainsi : famille, maternelle, mère, tendresse… Elle peut alors conclure :
27/ Maîtresse : – Est-ce que vous êtes d’accord ? Ça va pour tout le monde ? Oui ?
45On voit ici à l’œuvre un principe qui relève de la tautologie. C’est le moyen que tous les enfants prennent la parole, que tous ils s’engagent dans l’établissement de la conclusion.
L’attention au texte
46L’attention consacrée aux élèves et à leur(s) lecture(s) n’empêche nullement une garantie des droits du texte. Ainsi, quand à la séance 10 les élèves confondent les deux narrations d’un même événement de deux points de vue différents, c’est le retour au texte et à sa cohésion qui incarne l’exigence du travail de lecture :
138/ Maîtresse : – Trouvez-moi où elle hurle… Non, non, attendez ! On se replonge dans le texte, là ! Parce qu’il y en a qui disent : elle hurle, et d’autres qui disent : elle passe… Elle hu-hurle, la horde ? [à Apolline] Vas-y !
139/ Apolline : – Alors, quand Louve, elle… elle la voit, elle hurle pas parce que …
140/ Maîtresse : – Prouve-le !
141/ Apolline : –… on dit : « Ils vont en file, silencieux, une dizaine à peine. » (p. 52)
47Ailleurs, la maîtresse fait relever exhaustivement les formules textuelles qui disent, par exemple à la séance 8, la faiblesse d’Ivan. Elle alerte sur le choix de mots spectaculaires, comme à la séance 5 : « Il s’enfouit un peu plus, enfonce la tête au creux de l’oreiller » (p. 36, je souligne), dont elle fait remarquer l’allitération, la proximité d’avec un animal qui fouit et récupère comme jeu de mots une erreur de lecture qui avait proposé : « il s’enfuit ». Elle met en parallèle l’écriture de l’auteur avec l’écriture des élèves :
22/ Fanny : – « Il crie, saisi d’une angoisse immense, aussi immense que l’immense taïga, avec ses forêts comme une chevelure, ses enfants munis de poil … »
23/ Maîtresse : – C’est énorme ! Tu as vu Bafodé ? Trois fois le mot « immense » dans la même ligne. D’habitude, quand vous faites ça, qu’est-ce qu’on vous dit ?
24/ É. E. : – Répétition !
25/ Maîtresse : – Répétition, répétition, répétition… Et là, vous croyez que c’est un auteur qui a fait des répétitions mal venues ?
26/ Bafodé : – C’est fait exprès !
Articuler l’épisode en lecture avec l’ensemble de l’œuvre
48Cet intérêt pour le grain du texte se double du souci de ne rien perdre d’une vision globale. C’est l’ensemble de toute l’œuvre lue qui se trouve revisité dans les nombreuses récapitulations qui émaillent les séances. On en rencontre, bien sûr, dans la douzième séance (l’avant-dernière), pour nourrir un regard rétrospectif sur l’ensemble de l’intrigue. Le dispositif évoque celui de la classe A à la dernière séance, mais avec une différence notable : dans la classe A, les thèmes généraux énoncés cessaient très vite d’organiser une rétrospection et devenaient rapidement un outil d’investigation pour une lecture accélérée de la fin du roman, alors que dans la classe B, tout au long de l’étude, cette sorte de reprise est récurrente. Au début de la dixième séance, par exemple, la maîtresse demande d’énumérer les différents éléments qui tissent des liens entre Louve et Ivan depuis le début du roman : « il fait les yeux confiants » ; « quand il dit : chien, chien » ; « quand elle lui fait la toilette » ; « quand Louve le gronde » ; « quand il fait les mêmes gestes qu’avec sa mère » ; etc. Il s’agit alors vraisemblablement de donner aux élèves les moyens d’apprécier dans la perspective très globale du roman l’information apportée par la lecture du jour : la rencontre des trois protagonistes. Mais constamment, à une échelle plus réduite, la maîtresse propose de réinsérer tel ou tel épisode dans une série revisitée. Par exemple, à la séance 10, Hugo mentionne que Louve apparente Nicolaï à Ivan à cause de son odeur. La maîtresse demande immédiatement de retrouver les différentes occasions où Louve a pu déjà sentir l’odeur humaine : sur le piège de Nicolaï, autour de l’avion accidenté, sur les vêtement d’Ivan… Il s’agit régulièrement de suggérer la cohérence de la matière fictionnelle dans son ensemble, et aussi d’ouvrir des perspectives interprétatives : « elle a un vague sentiment de danger », déclare Fanny en s’appuyant sur l’évocation de ces expériences olfactives funèbres.
Maintenir la lisibilité pour les élèves
49L’ensemble de la séquence est fortement structuré par le retour rituel de deux consignes. La première porte, nous l’avons vu, sur la reformulation « à chaud » du passage du jour ; la seconde demande à délimiter des segments dans le texte. Il s’agit là d’interventions très concrètes sur les photocopies qui portent le texte : un jeu de couleurs permet de contraster les segments qui concernent les trois protagonistes, auquel s’ajoute ensuite une couleur consacrée au narrateur. Cette consigne contraint à un regard aigu sur le texte, elle ouvre la tâche où se manifeste concrètement la lecture programmée par la maîtresse. Le travail se présente donc comme un effort pour articuler subjectivité de la lecture et objectivité d’une signification construite collectivement, pour tenir un équilibre entre droits du lecteur et droits du texte.
50Chaque séance répond donc à un déroulement prévu, du moins prévisible par l’ensemble des élèves. Ainsi, à propos du rêve qui restitue à Ivan l’image du chien de l’épicier, à la séance 6, quand Fanny propose « il retrouve la mémoire », la réponse de la maîtresse est : « Je veux qu’on organise… On verra plus tard cette histoire de mémoire. » Elle perçoit que Fanny est déjà dans le traitement de la cohérence du chapitre, alors que la plupart des élèves doivent encore mettre au jour les éléments de la timidité d’Ivan, de sa propension à l’inhibition. Elle achève donc avec la classe cette explicitation avant de faire de la remarque de Fanny l’objet d’une tâche : estimer l’importance de l’épisode dans les processus de recouvrement de son identité et l’impact possible sur le développement de l’intrigue. Elle disjoint ainsi des commentaires qui se regroupent alors, comme naturellement, en d’une part un tableau de la faiblesse physique et psychique d’Ivan, d’une autre part l’actualisation de ces caractéristiques dans l’intrigue et, enfin, la prise en compte d’une salutaire inhibition. Ici, c’est la lisibilité aux yeux de tous de la séance et des propos tenus qui commande une intervention improvisée.
La lisibilité en péril
51Les préparations, très rigoureuses, de la maîtresse prennent largement en compte les probables réactions des élèves et désamorcent beaucoup des surprises qui pourraient la déstabiliser, telles qu’on en voit affleurer dans la classe A. Cependant, elle se sent mal assurée dans la manipulation de la notion de point de vue. Il est inutile de souligner toutes les approximations que nos données laissent apercevoir. À partir de la séance 6, cette difficulté à maîtriser le texte comme elle le voudrait entraîne un infléchissement dans la conduite de la classe. Les modes de pilotage des séances restent apparemment les mêmes, mais la consigne de délimitation pose alors un cadre que la réflexion déborde largement plutôt qu’elle assure une lisibilité. Le rituel se vide d’efficacité, pire, il devient encombrant.
Des zones d’incertitude
52La maîtresse semble confondre le personnage qui constitue le thème d’un passage et le personnage focalisateur potentiel d’un point de vue que ce passage déploierait : en quelque sorte, quand un paragraphe parle d’un personnage, ce paragraphe présenterait le point de vue de ce personnage. Il est vrai que durant tout le premier chapitre, le narrateur étant particulièrement discret, les différents segments peuvent justement se définir aussi bien par le personnage qui assure la cohérence thématique que par le point de vue qui paraît dominant. La classe, pour segmenter, recourt donc plutôt à un critère thématique : « De qui parle-t-on ? » est la question posée à la première séance. Le critère semble validé ensuite par la maîtresse :
9/ Maîtresse : – […] Vous me dites : on est avec Louve, on est avec le petit garçon… Comment ça se fait, Boubéker ?
10/ Boubéker : – On parle de ce personnage.
11/ Simon B. : – Le narr-
12/ Maîtresse : – On parle de ce personnage. D’accord ?
53Ou encore :
100/ Maîtresse : – Tu t’arrêtes là ou pas ?
101/ Marine : – Oui… Parce qu’après, il (s)… il (s) parle (nt) de Louve …
102/ Maîtresse : – Est-ce qu’on est d’accord ? Est-ce que vous avez vu où elle s’est arrêtée ?
103/ É. E. : – Oui
104/ Maîtresse : – Tout le monde ?
105/ É. E. : – Oui.
106/ Maîtresse : – Donc, pareil [scilicet : on entoure de la couleur consacrée à Ivan]… On repère où est de nouveau Ivan [= le passage consacré à Ivan]. Ensuite, on passe à qui ?
54Ce n’est cependant pas le seul critère mis en circulation, comme le montre cet échange :
155/ Mathilde D. : – C’est quand qu’il parle… euh… des personnages …
156/ Maîtresse : – Oui. Et quand il parle de Louve, qu’est-ce qu’on ressent, nous, quand il parle de Louve, le narrateur ? Oui !
157/ Léo : – Ce que Louve elle ressent …
158/ Maîtresse : – Est-ce que vous êtes d’accord ? Est-ce que vous pourriez trouver dans ce passage, là, de Louve, des choses qui montrent que c’est ce que Louve ressent ?
55Pendant un temps assez long, la confusion entre thème et point de vue est relativement fonctionnelle, aussi longtemps que les histoires sont strictement parallèles. Mais elle s’effrite devant la récurrence de zones qui résistent à cet écrasement du point de vue sur le thème. Ainsi, à la séance 6, Fanny pointe la difficulté :
3/ Fanny : – Mais… « elle commence à grogner, inquiète » (p. 47), ça peut-être le point de vue d’Ivan !
[…]
6/ Maîtresse : – Je vous relis le paragraphe, et on regarde les morceaux qui posent problème. « Louve se fige, ses oreilles s’agitent en mesure afin de ne rien perdre de ces sons : elle écoute avec une expression intéressée. » (p. 47) Là on est sur qui, les enfants ?
7/ É. E. : – Sur Louve.
8/ Maîtresse : – Oui, on est sur Louve.
9/ Fanny : – Oui, mais c’est pas ça… Moi, je veux dire …
10/ Maîtresse : – Alors, qu’est-ce que tu veux dire ?
[…]
15/ Fanny : – Ben… euh… « La tête levée, lèvres blanches striées de crevasses » (p. 47) et tout ça, on a dit que c’était le point de vue d’Ivan… Mais ça peut être comme Louve, elle le voit.
16/ Hugo : – Oui, parce qu’on a dit qu’il était pas conscient.
17/ Maîtresse : – Il était pas conscient. Oui. Alors, qu’est-ce que vous en pensez ? Est-ce que ça peut être comment Louve, elle voit Ivan ? Oui, vas-y, Simon.
18/ Simon B. : – Il sait pas comment il est… qu’il est tout faible… alors, c’est Louve qui le voit, ça. Ça parle d’Ivan, mais c’est Louve qui le voit.
19/ Maîtresse : – Ah, c’est important, ça. Ça parle d’Ivan, mais c’est Louve qui le voit. Et alors, Fanny, pourquoi tu parlais de l’autre phrase, là, euh… « elle commence à grogner, inquiète » (p. 47 ) ?
20/ Fanny : – Euh… bien, c’est pareil, c’est comment Ivan il voit Louve… « elle assise sur son derrière » (p. 47), c’est… c’est Louve et c’est comment Ivan, il voit Louve.
56Le fait même que Fanny hésite entre deux phrases pour illustrer son propos montre que c’est bien une incertitude autour de la définition même du point de vue qui l’embarrasse. L’argument apporté par Hugo, qui met en avant le rôle des connaissances accessibles aux personnages pour définir le jeu des points de vue, est décisif. Simon B. s’appuie dessus pour énoncer la distinction fondamentale. Elle n’est cependant pas reçue immédiatement comme telle :
37/ Maîtresse : – […] On continue. « La tête levée, lèvres blanches…, il a eu peur du grognement », c’est quel point de vue, là ? On parle de qui, là ?
38/ É. E. : – Ivan …
39/ Maîtresse : – Oui.
40/ Fanny : – Mais, « la tête levée … »
41/ Maîtresse : – Toi, tu penses que c’est Louve qui voit Ivan… Alors, qu’est-ce qu’on va faire ? Qu’est-ce qu’on a déjà fait pour les phrases où il y avait deux points de vue ?
42/ É. E. : – On met les deux couleurs.
43/ Maîtresse : – Voilà. Ceux qui pensent comme Fanny que c’est le point de vue de Louve, ils entourent des deux couleurs. […]
57En fait, la proposition de Fanny reviendrait à distinguer, à l’intérieur de la même phrase, les notations qui décrivent Ivan (« La tête levée, lèvres blanches striées de crevasses, nez bleui, cernes mauves ») et qui ne peuvent se rapporter qu’à un point de vue extérieur au personnage de l’enfant – celui de Louve ou celui du narrateur – ; les notations qui restituent à l’évidence le sentiment d’Ivan (« Ivan implore il ne sait quoi, car il a eu peur du grognement… ») ; et celles qui relèvent vraisemblablement du point de vue d’un narrateur témoin de la scène puisqu’elles supposent maîtrisés les ressorts de l’action (« et cette peur revenue pourrait rompre le lien ») (c’est nous qui soulignons à chaque fois). À des moments comme celui-là, l’observateur a le sentiment qu’un véritable obstacle épistémologique s’oppose à la construction de la notion de point de vue. D’une part, la proposition d’« entourer des deux couleurs » l’ensemble de la phrase suggère une répugnance à descendre en dessous de l’unité phrastique. D’autre part, l’absence de prise en compte de l’énonciation du narrateur et de ses stratégies entrave la perception du jeu par lequel celui-ci peut mimer fugacement le point de vue d’un personnage sans que ce dernier se constitue pour autant en instance énonciative stable.
Effets de l’incertitude
58Confrontée à l’insécurité qu’engendre une maîtrise mal assurée de la notion, la maîtresse donne parfois des signes d’une légère crispation, comme à la séance 8 :
301/ Maîtresse : – Oui, mais du coup : « Un cri au loin, très loin. Des loups appellent. » (p. 58) Est-ce que ça, quand tu es derrière Nicolaï, il peut l’entendre ou pas ? [à Simon B.] Alors, tu nous mélanges pas tout, là, d’accord ?
59Mais souvent, elle donne libre cours à la discussion, quitte à recueillir des arguments qu’elle n’avait pas elle-même anticipés. Ainsi fait-elle à propos du passage où Nicolaï entend les hurlements de la horde (p. 58-59, nous soulignons) :
Un cri au loin, très loin. Des loups appellent. Les hurlements sont doux, modulés : on peut y entendre ce que l’on veut, la tristesse […]. Les grands esprits, les rêveurs, vous diraient que les loups hurlent leur désespoir d’errer […].
Nicolaï n’a rien d’un grand esprit ni d’un rêveur. Ces cris-là, combien de fois les a-t-il entendus, à la tombée du jour […]. Plus jeune, il en était impressionné […]. À présent, il y prête à peine attention, leur fait la nique en jouant de l’harmonica.
Là, c’est différent. Nicolaï a sorti ses crocs de chasseur.
60Le jeu proposé par le texte est ici subtil : certaines expressions ne peuvent être attribuées qu’à un énonciateur présent sur la scène racontée. Nous les avons transcrites en caractères italiques. Une autre, que nous avons mise en petites capitales, ne peut relever que d’un narrateur présent à l’énonciation de son histoire puisqu’il interpelle le narrataire. Ajoutons à cela l’usage d’un « on » indéterminé, quelques traits d’oralité (phrase exclamative, construction éclatée « ces cris-là… les… », familiarité du tour « faire la nique », etc.) qui suggèrent un style indirect libre… L’ensemble concerte un jeu polyphonique où s’entremêlent point de vue de Nicolaï sur la horde, propos d’un témoin, commentaire du narrateur, discours intérieur du personnage… L’effet est celui d’une pause avant la catastrophe, d’une méditation sur la destinée des loups avant que s’actualisent dans l’intrigue toutes les menaces. L’indétermination même sème un soupçon quant à l’indifférence de Nicolaï, tout aussi illusoire que son hostilité affichée envers Taïga…
61À la séance 8, toujours soumis à la consigne de délimiter des « points de vue », les élèves connaissent un grand moment de flottement. Ils adhérent d’abord à un critère lié aux perceptions du personnage :
270/ Maîtresse : – « Un cri au loin, très loin. Des loups appellent. » […] Mettez-vous derrière Nicolaï ! Il entend ça, ou il entend pas ça ?
271/ É. E. : – Il l’entend.
272/ Maîtresse : – Il l’entend. Donc, c’est bien … ?
273/ Thibault : – Nicolaï.
62Le propos du paragraphe suivant, et sans doute parce que la claire désignation d’un énonciateur suggère un discours rapporté, est attribué au narrateur :
287/ Maîtresse : – […] « Les grands esprits, les rêveurs vous diraient que les loups hurlent leur désespoir d’errer sur les solitudes glacées de Taïga, depuis des millénaires … »
288/ Apolline : – Ça, c’est le narrateur.
289/ Maîtresse : – Ça, c’est le narrateur. Et là, vous le sentez bien.
63Cependant, à propos du passage intermédiaire, Simon B. suggère une indétermination potentielle, l’énoncé se rapportant ou bien à Nicolaï dans la continuité de la focalisation précédente, ou bien, rétrospectivement, aux « grands esprits » avec lesquels, nous dit-on, il ne se confond pas.
300/ Simon B. : – « […] on peut y entendre ce que l’on veut, la tristesse, le désir de tuer, la faim bien sûr. » On peut penser que c’est les grands esprits, les rêveurs qui peuvent penser ça… et euh… c’est dit plus loin que Nicolaï c’est pas un… un rêveur.
64Les passages se multiplient alors qui ne peuvent paraître que hautement problématiques si l’on n’a pas conçu l’indétermination comme élément stratégique dans l’économie de la narration.
65Face à cela, la maîtresse peine à tenir la cohérence de la séance. Elle tente de marquer des étapes, de capitaliser des avancées avant d’ouvrir de nouvelles discussions, d’organiser le déroulement chronologique de la séance : on entend de nombreuses formules telles que : « Mais tu vas le dire, Simon, tu vas le dire » (295), ou encore : « Attends ! J’en suis pas là ! » (283)… Cependant, elle renonce à manipuler des indices précis :
289/ Maîtresse : – Ça, c’est le narrateur. Et là, vous le sentez bien.
66Symétriquement, elle ne demande pas de justification, se protège même de toute distraction :
395/ Maîtresse : – Alors, dites-moi : « Là, c’est différent. Nicolaï a sorti ses crocs de chasseur. » (p. 59) Narrateur, ou Nicolaï ?
396/ É. E. : – Narrateur.
397/ Maîtresse : – Vous êtes tous d’accord ? Alors, passez-le au narrateur, parce que là, au moins, on est d’accord.
398/ Dylan : – Maîtresse ?
399/ Maîtresse : – Attends cinq minutes. Tu fais ce qu’on vient de dire, parce qu’après, ça nous fait qu’on lâche. Après tu pourras parler. Vous l’avez mis en narrateur, ça ?
67Elle tente seulement de susciter une conviction par ses assertions :
317/ Maîtresse : – C’est le narrateur ! [à Apolline] Toi, tu n’as pas l’air convaincue. Ça parle de Nicolaï, mais est-ce que Nicolaï se dit ça ?
318/ Apolline : – Non.
319/ Maîtresse : – Est-ce que Nicolaï se dit : « je n’ai rien d’un grand rêveur ». Est-ce qu’il se dit ça ?
320/ Apolline : – Non.
321/ Maîtresse : – Non. C’est le narrateur qui te renseigne, qui t’en rajoute, là. Tu le sens, ou pas ?
68Elle ne tranche pas entre l’opinion des uns ou des autres :
433/ Fanny : – Finalement, tout le passage : « Nicolaï n’a rien d’un grand esprit » jusqu’à « en jouant de l’harmonica », c’est bien le narrateur ?
434/ Maîtresse : – Eh ben, on sait pas, ça. Il y en avait qui disaient que ça pouvait quand même être Nicolaï. Parce que ça appartient à son… passé. Comme si tu étais derrière lui dans son passé. D’accord ?
69Elle s’autorise un inhabituel libéralisme :
281/ Maîtresse : – Ceux qui pensent oui, vous surlignez. […]
70Ou encore :
309/ Maîtresse : – Vous, vous le voyez plutôt du côté de Nicolaï, ou pas ? Vous l’avez mis chez Nicolaï, vous.
310/ Fanny : – Moi, je suis sur le narrateur …
311/ Maîtresse : – Alors, tu le mets chez le narrateur.
71D’après son témoignage livré à la fin de la séance, ce moment a laissé un assez grand malaise chez la maîtresse : elle ressent la pénible impression de n’avoir pas maîtrisé la matière, et aussi de s’être trouvée embarquée, à cause de la rigueur de sa consigne de délimitation, dans une étude hors de la portée des élèves et peut-être assez vaine2. D’ailleurs, dans le cours même du travail, elle confesse à plusieurs reprises combien cette étude est difficile :
252/ Maîtresse : – […] Écoutez-moi, les enfants, c’est difficile, ça. […]
430/ Maîtresse : – […] C’est très difficile. C’est difficile, les enfants. Qui se sent un peu perdu, là ? Levez la main franchement, en disant : là, moi, je raccroche. Levez la main.
72Elle avoue aussi, en se rangeant dans la même ignorance que les élèves :
339/ Maîtresse : – […] Alors, alors, on n’a pas dénoué l’affaire, les enfants !
73Le positionnement de la maîtresse devient ainsi assez différent : elle n’est plus la gardienne du texte et la garante qu’on accédera à une relative maîtrise, elle coopère face à une tâche qui risque de déborder chacun.
Disjoindre l’étude de l’œuvre et celle d’un concept convoqué pour l’analyser
74Elle prend donc la décision de revenir de manière plus structurée – et plus structurante – sur les critères de détermination entre « point de vue du personnage » et « point de vue du narrateur » : elle programme la neuvième séance qui leur est entièrement consacrée. Lors de cette neuvième séance, elle propose aux élèves une réflexion que naguère on aurait qualifiée de « décrochée », abstraite du flot romanesque de l’œuvre et du rythme de sa découverte. L’objectif est de faire sélectionner par les élèves les passages qui leur paraissent les plus limpides et, sur cette base, faire expliciter les intuitions restées implicites jusque-là. Il s’agit encore de proposer des images pour exprimer certains effets produits et certaines configurations : le lecteur est « derrière le personnage », ou « dans sa tête »… quand il partage le point de vue d’un personnage ; il est « au-dessus », on le « met à jour », ou il subit « la pression »… quand il partage celui du narrateur.
75Le plus intéressant pour notre propos est que la maîtresse donne alors l’occasion de poursuivre l’élaboration de plusieurs critères qui avaient commencé d’émerger dans le moment de flottement de la séance huit. En voici un exemple :
487/ Maîtresse : – […] Est-ce que c’est réellement vrai que le… euh… Nicolaï, il y a des crocs qui lui sortent ?
488/ É. E. : – Non, non …
489/ Maîtresse : – C’est qui, là, qui parle ?
490/ É. E. : – C’est le narrateur …
491/ Maîtresse : – […] Il nous fait quoi, le narrateur, là ? Qu’est-ce qu’il fait, le narrateur, sur le… sur le… sur notre chasseur ? Il est en train de faire quoi ?
492/ Dylan : – Il fait un clin d’œil.
76La réponse n’est pas tout à fait celle qui était probablement attendue, à savoir que le narrateur, par une métaphore, apparente le chasseur à sa proie. La formule de Dylan fait plutôt écho à celle de Leïla qui commentait3, à la séance 8 :
429/ Leïla : – « Il avance à pas de… euh… de loup justement. » (p. 59) C’est une grosse allusion.
77Cependant, la discussion amène une évolution :
498/ Hugo : – Il [scilicet : le narrateur] fait un commentaire.
[…]
504/ É. : – Il nous trompe …
[…]
507/ Maîtresse : – […] Nicolaï, il est train de faire quoi ? Vous me dites qu’il fait quoi ? Il devient quoi ?
508/ Hugo : – Un loup !
509/ Fanny : – Un loup ! Un loup pour le lecteur !
510/ Maîtresse : – C’est-à-dire, il fait une sorte de quoi ? Entre …
511/ Océane : –… de transformation.
512/ Maîtresse : – Oui ! Il fait une sorte de transformation de Nicolaï en loup.
78La conception sous-jacente à la première intervention n’est pas totalement développée. La maîtresse ne va pas jusqu’à faire tirer la conclusion qu’à toute assimilation d’un comparé à un comparant, il faut un comparateur qui ne se confond ni avec l’un ni avec l’autre. Cependant, le moyen de l’illusion est finement alors replacé du côté de l’artifice :
513/ Damien : – Il [scilicet : le narrateur] joue.
514/ Maîtresse : – Oui. Tu as raison, Damien. Redis ce que tu viens de dire bien fort !
515/ Damien : – Il joue avec les mots.
79Mais l’ensemble de ce développement reprend et amplifie une même intuition qui se faisait déjà jour à la séance 8, où la distinction entre comparé et comparateur transparaissait sensiblement :
364/ Leïla : – Moi, je dis que là, c’est le narrateur, parce qu’ils disent : « Nicolaï a sorti ses crocs de chasseur. »
[…]
368/ Dylan : – Mais Nicolaï, il se dirait pas… euh… « je vais sortir mes crocs de chasseur »…
369/ Maîtresse : – Mais il pourrait le faire ?
[…]
372/ Dylan : – Oui. Mais il pourrait pas le dire. Il pourrait pas le penser.
80On pourrait, de même, suivre comment la configuration « le narrateur met le lecteur à côté du personnage » ou la configuration « le personnage fait une action »4 sont des reprises et amplifications des propos tenus dans la huitième séance. On peut même imaginer que la seconde est issue directement du traitement que la maîtresse avait imaginé à chaud pour traiter une approximation :
352/ Bafodé : – Moi, je dirais pas que c’est Nicolaï, parce que… parce que… quand il dit que… « à l’heure où il ferme bien sa cabane ». Quand il ferme sa cabane, il va pas se dire ça !
353/ Maîtresse : – Ah mais, il ne s’agit pas qu’il se dise ça non plus ! Il est en train de… ? Si tu veux, il y a des moments où il se dit des choses, et d’autres moments où il les fait ! Il y a des moments où il fait des choses et on est bien derrière lui !
81Ici, comme sur les autres exemples, on a l’impression que la maîtresse fait flèche de tout bois, qu’elle se nourrit autant auprès des interventions des élèves qu’elle les dirige. Ce faisant, elle apparaît comme une co-lectrice, à peine plus assurée dans ce domaine que ses élèves.
82Dans ces circonstances, ceux-ci ne sont pas, comme à l’accoutumée, en situation d’effectuer une tâche et d’attendre que la maîtresse en articule le résultat avec la compréhension du reste du récit. De fait, l’effectuation de la tâche laisse dans l’ombre beaucoup de zones d’incertitude, que ce soit pour l’ensemble de la classe, dans l’esprit de tel ou tel enfant, voire dans celui de la maîtresse ; les bénéfices qu’on en peut attendre ne relèvent pas de l’élucidation de l’intrigue, mais du recreusement de l’interprétation ou de la saveur potentielle des mots ; les moyens de l’effectuation, peu explicites ou mal assurés, sont en chantier même s’ils s’affinent au fur et à mesure de l’avancement dans la découverte de l’œuvre. Il est ainsi patent que le sens de la tâche est à construire en même temps qu’elle est à faire, puisqu’elle ne dépend pas d’un besoin de la compréhension, que son achèvement s’accomplit dans le surcroît éventuel de sens mais surtout dans l’élaboration de l’appareil conceptuel à mobiliser…
Une œuvre à inscrire dans la « bibliothèque intérieure »
83Pour cette élaboration, l’appui sur la mémoire d’œuvres lues antérieurement est fondamental. Dès que les élèves ont opéré le rapprochement avec les livres étudiés au premier trimestre, dès la première séance, l’ensemble paraît utile comme un puissant moyen d’ajustement. Ainsi, à la séance 8, la classe s’intéresse aux apparitions de la horde. La première est perçue du point de vue de Louve et constitue une tentation, la seconde du point de vue de Nicolaï et représente un indice capital dans sa traque. Une difficulté tient à la propension des élèves à confondre déroulement linéaire du texte et déroulement chronologique des événements, mais celle-ci est étonnamment vite surmontée. Cependant, une autre difficulté est créée du fait qu’un léger décalage temporel montre dans la première apparition une horde silencieuse, et dans la seconde une horde qui hurle. Pour dénouer la confusion, la maîtresse recourt aux souvenirs de lecture :
197/ Maîtresse : – D’abord du point de vue de Louve, et après du point de vue de Nicolaï. Vous vous souvenez de Yoyo et tout ça ? Est-ce que vous vous souvenez de ça ?
198/ É. E. : – Oui.
199/ Maîtresse : – Vous vous souvenez de l’étoile filante rouge ?
200/ Simon B. : – Oui. C’était Yoyo …
201/ Maîtresse : – C’était Yoyo qui tombait. Oui ?
[…]
204/ Rima : – Une fois, c’est du point de vue de Louve et une autre fois c’est du point de vue de Nicolaï…
84On voit que le procédé est efficace : la formule de Rima est claire et définitive, la leçon programmée est obtenue. La maîtresse tient cependant à mieux assurer la relation entre le passage de Taïga et l’œuvre mentionnée :
205/ Maîtresse : – Est-ce que vous êtes d’accord ? Oui ? Comme l’histoire de l’étoile filante rouge… Vous aviez eu combien de points de vue, là-dessus ?
206/ Simon B. : – Trois …
207/ Maîtresse : – Trois, parce qu’effectivement, il y avait pas d’étoile filante rouge, c’était Yoyo qui tombait dans l’eau. Est-ce que vous vous souvenez de ça ? Oui ? Est-ce que vous voyez que c’est un peu le même principe, là ! C’est typique de la notion … ?
208/ É. E. : –… de point de vue.
209/ Maîtresse : –… de point de vue ! D’accord ? Vous avez eu le point de vue de Louve, et maintenant, vous avez le point de vue de Nicolaï.
85On voit que la maîtresse sollicite deux instances de validation. Elle renvoie au concept abstrait de point de vue qui est en voie d’élaboration, mais – contrairement au maître A – elle fait aussi appel au souvenir que les élèves peuvent avoir de leur cheminement intellectuel. C’est vrai au point qu’elle évoque aussi, comme en troisième instance, la forme matérielle que l’intellection avait prise alors sur le tableau noir :
211/ Maîtresse : – […] Vous vous souvenez, pour Yoyo et tout ça, qu’on avait fait quatre rangées, des tableaux… enfin, trois rangées parce que vous aviez pas eu Yoyo… Vous vous souvenez de ça ?
212/ É. E. : – Ouais, oui.
213/ Simon B. : – On avait mis comment ils appelaient ça, pourquoi il dit ça …
214/ Maître : – Oui, oui. Là, ça veut dire que si on avait fait un tableau Nicolaï, un tableau… euh… Louve, un tableau Ivan, à un moment donné, face à face, on aurait eu quoi ?
215/ Mathilde : – La horde qu’on a entendue… Et quand… euh… Louve, elle aperçoit la horde.
216/ Maîtresse : – Est-ce que vous êtes d’accord ? Oui, ou non ? Tout le monde est bien là-dessus ?
86Cependant, la maîtresse accueille volontiers les références issues de la culture des élèves, qui servent souvent d’outils d’investigation, comme dans la séance 8. La classe s’interroge alors sur la formule : « Nicolaï a sorti ses crocs de chasseur. » (p. 59) Éléonore risque un rapprochement avec un album que la classe avait lu :
400/ Éléonore : – Ça fait penser à Mina je t’aime5 !
401/ Dylan : – Ho !
402/ Maîtresse : – Ouiii ! Exact ! Vous vous souvenez, de ça ? [à Dylan] Tu voulais dire ça aussi ? Je suis désolée, Dylan. C’est bien, tu y as pensé.
87L’intrigue de l’album mentionné raconte comment une jeune fille séductrice recrute de frais jeunes hommes pour ensuite les offrir en pâture à sa grand-mère Louve. Cette libre variation autour du conte du Petit Chaperon rouge ménage les doubles sens et dissémine les indices nécessaires pour que, rétrospectivement, le lecteur puisse admettre la nature ambiguë de la protagoniste. Par exemple, dès sa présentation, elle « fronce le nez en découvrant de petits crocs pointus, secoue sa crinière fauve ». La formule « Nicolaï a sorti ses crocs de chasseur » suscite la réminiscence parce qu’elle aussi recourt, pour décrire un humain, à l’usage, en apparence inapproprié mais en réalité hautement signifiant, d’un terme normalement destiné à décrire un animal. Le souvenir revêt donc ici une valeur explicative, ou alors il donne seulement consistance à la métaphore. Mais le propos fait ricochet, et Bafodé puis Mathilde s’emparent de la référence :
403/ Bafodé : – Et aussi… si ça se trouve, euh, comme… nous, on croit qu’il veut la tuer, qu’il la tue et va sauver Ivan… Et comme… mais comme on dirait que c’est un loup, ben c’est raté… Peut-être qu’il va pas du tout …
404/ Maîtresse : – Eh ben, ça, c’est… T’es vraiment sur Mina je t’aime !
405/ Mathilde : – C’est comme… Déjà, au moment où on veut faire croire que Louve, elle… elle va manger Ivan. Quand on dit qu’elle va sortir ses crocs… Et là, c’est à peu près pareil… parce qu’on a l’impression qu’il va… euh …
406/ Maîtresse : –… qu’il devient quoi, finalement ?
407/ Mathilde : – Un loup.
88On voit que la référence permet alors d’explorer plus avant la lecture de la classe. Bafodé en tire une interrogation sur l’effet programmé sur le lecteur et suppose une narration « à fourvoiement » comme celle de l’album de référence. Mathilde, de son côté, étend cette attitude métalexique et la met en relation avec un épisode semblable déjà commenté dans la classe : le narrateur paraît familier de ces feintes et jeux d’illusion. Le « déjà » de Mathilde suggère que son intention est bel et bien de mettre au jour dans le texte, derrière l’isotopie attachée aux « crocs » qu’elle détecte, la récurrence du procédé narratif.
89Au total, à la croisée de ces multiples références, Taïga s’inscrit dans un double emboîtement : ce roman est un exemplaire du (pseudo-) genre « histoires de points de vue », et c’est un morceau de littérature qui suggère sans dire… Les souvenirs de lecture apparaissent comme les instruments collectifs pour élaborer une interprétation et statuer sur sa validité.
Vue d’ensemble
90On constate donc deux formes d’étude, l’une très dirigée et qui débouche systématiquement sur des conclusions mémorables quant à l’intrigue, l’autre plus hésitante et qui engendre plus de questions que de certitudes quant aux stratégies narratives. Nous proposions (Sève, 2009) l’image d’une bergère qui rassemble ses moutons. Cette image peut rendre compte de l’alternance, à l’échelle de l’ensemble de la séquence, des moments très dirigés sur l’évolution de la fiction et des moments plus incertains sur les stratégies narratives.
91Et à une échelle plus réduite, on remarquera une ossature similaire : la maîtresse ouvre toujours les séances par la collecte de réactions individuelles à partir desquelles elle conduit la réflexion jusqu’à la conclusion prévue. On remarquera aussi qu’elle accueille toujours, quitte parfois à en différer la discussion, les digressions qu’ouvrent volontiers les élèves. Les élèves ont donc licence de s’égayer selon leur subjectivité. Mais même dans les séances les plus risquées, comme la onzième sur le rôle de la chouette, alors qu’au début chacun vaque à ses propres représentations et que la maîtresse se sent pleine d’hésitation, la même ossature rend les mêmes services : la technique de tissage permanent avec ce qui a déjà été lu, déjà été dit lors des séances précédentes (en 341, par exemple : « Est-ce que tu te souviens de ce qu’on a dit au sujet du narrateur ?… ce qu’on avait écrit. »), avec ce qui vient d’être lu, ce qui vient d’être dit (425 : « […] Au début, quand on voit Ivan, hein, qu’elle [= la chouette] prend pour une proie… et à la fin, quand elle voit Louve qui s’en va. Et du coup, toi, tu nous disais, ça pourrait être n’importe quel animal… »), permet de poser des objets communs à chacun ; la récapitulation de l’état de la question (534 : « Donc : début, fin, Chouette voit Ivan et Chouette voit Louve… et rien entre. ») permet de prendre conscience des arguments qui s’affrontent ; l’épuisement de la liste des candidats au rôle de narrateur (593 : « Ah oui, les corbeaux ! Alors, est-ce qu’ils savent ce qui s’est passé, les corbeaux ? ») permet enfin de promouvoir la leçon la plus vraisemblable aux yeux de la maîtresse.
92Cette navigation « à vue » entre la lecture subjective des élèves et une lecture programmée permet d’épouser au mieux les effets programmés par l’œuvre. Mais le poids des lectures faites antérieurement et la permanence des références qui y sont faites et qui les actualisent dans une sorte de contemporanéité scolaire présentent l’œuvre comme un texte soumis à des déterminations identifiables. C’est dire qu’au temps de la lecture se superpose un temps de l’apprentissage. Les multiples allusions à des moments de réflexion à venir sur la notion sous-jacente, aussi bien à l’intérieur de la séquence que dans la suite de la scolarité, donnent consistance à la perception d’un temps au-delà de la lecture du jour, d’un temps curriculaire. Ce qui distingue la pratique de la maîtresse B de ce que les maîtres désignent parfois sous le terme d’« exploitation », c’est que ce temps de l’apprentissage ne se substitue pas à un temps de découverte de l’œuvre pour elle-même : l’œuvre n’est jamais réduite à exemplifier un phénomène ou un procédé, elle vaut aussi par elle-même et par les effets qu’elle engendre, par la temporalité qu’elle ménage autant que par les remaniements de l’encyclopédie des élèves auxquels elle conduit.
Classe C : un pari sur les lectures subjectives
93Le mode d’enseignement de la maîtresse C n’est pas simple à décrire car il est le plus ajusté aux méandres de la pensée enfantine. La maîtresse se montre très soucieuse de respecter la réception des élèves, leur parole, leur lecture ; elle s’en tient souvent à une posture de réserve, se contentant de répéter une formule pour encourager les élèves à pousser plus loin leur réflexion, favorisant les interactions directes entre les élèves ; elle évite des reformulations ou des synthèses qui substitueraient sa parole à la leur ; les séances s’achèvent souvent (séances 3, 5, 6, 8, 9) par une formule du genre : « il va falloir y revenir » ou « on y réfléchira », qui ne pose pas de conclusion mais indique une piste à explorer plus avant. De fait, dans un souci de tissage, la maîtresse recherche systématiquement le fondement de ses questions dans des expressions des élèves qu’elle demande de réinterroger.
94Ce mode de pilotage donne peu à voir d’une leçon programmée, il reste peu lisible par les élèves. S’il permet des élaborations remarquables, et dont les élèves sont de bout en bout les authentiques auteurs, il fait aussi courir le risque d’enlisements dignes d’une « lecture sans maître ». Pour illustrer ce risque, nous analyserons un moment de la séance 6.
Un pilotage minimal des échanges
95Dans cette séance, il est question de la scène du chapitre 3 (p. 31-33 du roman) où Nicolaï se rapproche du feu pour se garantir contre la tempête. Le propos du texte reprend un topos ancien : l’opposition entre les animaux munis par la nature de moyens de défense et les humains démunis, mais forts de leur intelligence technique, de leur maîtrise du feu. En même temps, cette opposition est estompée par son actualisation telle qu’elle est proposée dans la scène : le personnage est mû par un « instinct vieux comme le monde des hommes » pour se rapprocher du feu ; de plus, il est présenté comme soumis à l’inquiétude irrationnelle de la nuit tombante, dont il est précisé que « [l]es bébés ne l’aiment pas, qui pleurent dans leur berceau ». L’ensemble donne l’image d’un Nicolaï accessible à l’angoisse, comme ensauvagé, que rien ne distingue des animaux sinon une infériorité physique à peine compensée par la maîtrise du feu et l’art consolateur de l’harmonica. Le propos donne à penser sur le statut du « monde des hommes » dont la vérité ultime serait tout aussi instinctive que la survie animale.
Du côté des élèves : une dérive progressive
96La première étape amorce une réflexion sur les relations entre humanité et animalité. À propos de ce passage, Louis avait avancé ce commentaire : « Nicolaï fait comme un animal. » La maîtresse propose alors de rapprocher ce jugement de la présence du mot « instinct » dans le texte du jour.
97Dans un premier temps, les élèves restent près du texte. Julia cherche un appui dans le contenu référentiel du mot :
1/ Julia : – C’est écrit : « instinct vieux comme les humains »… Je pense que l’instinct, c’est l’instinct de faire et… euh… d’entretenir le feu.
98Cependant, Manon tente de dégager une cohérence (de symétrie ?) sur la base d’une mise en relation avec le terme « créature » qui rend possible la comparaison et, selon elle, suggère l’assimilation des humains à des animaux :
5/ Manon : – C’est parce que, en fait… quand on parlait des « créatures démunies », comme c’étaient les hommes, moi, je trouvais que c’était comme les animaux.
99Pierre et Éliott développent peu après un diptyque de la condition humaine : incapacité physique des hommes et maîtrise technique :
11/ Pierre : – On est nu : on n’a pas beaucoup de poils par rapport aux animaux, et on a moins de griffes, parce que les ongles, hein, c’est pas des griffes.
12/ Éliott : – Après, dans la phrase, on dit : « assez malins pour faire naître le feu… », alors, on revient à l’instinct de tout à l’heure. Il y a très longtemps, les hommes ont su faire le feu avec des silex et tout ça… […]
100Mais à ce moment, Éliott laisse voir de son besoin d’articuler sa pensée sur des représentations qui lui sont familières. Il a déjà évoqué son appui sur la remarque de Julia, il a introduit sa vision d’une préhistoire de l’humanité, mais il témoigne d’un obstacle : l’intrigue est censée se dérouler à une époque contemporaine, or le savoir qu’il mobilise n’est pas conforme. Il est probable que cet élève de onze ans ne perçoit pas la continuité entre le geste technique de frotter deux silex, celui d’activer la cellule piézo-électrique d’une gazinière et celui de fabriquer des avions. Mais ce faisant, il se situe dans un « dehors » du texte, il sort en tout cas d’une attention centrée sur lui :
12/ Éliott : – […] Mais il y a quelque chose que je comprends pas dedans, c’est que maintenant on est des hommes modernes, on n’a plus besoin de pierres ou de trucs comme ça…
101C’est la réaction de Manon qui ouvre la voie à une véritable dérive vers une relecture des personnages. En effet, de l’opposition entre homme d’autrefois et homme moderne, elle retient l’idée de difficulté liée à un état rudimentaire de la technique, qu’il soit ancien ou moderne. Surtout, fidèle à son intérêt pour la comparaison ou discrimination entre hommes et animaux, elle l’utilise pour envisager les relations entre l’humanité et le milieu naturel.
13/ Manon : – Ceux comme Nicolaï, ben, euh, c’étaient des humains, et, euh… comparés aux animaux, ils étaient désavantagés, à part pour le feu… Donc, euh… ils avaient plus de mal à s’intégrer un peu sur Taïga… à part Nicolaï. […]
102Or, il semble bien ici qu’après avoir été tentée de ranger Nicolaï parmi les hommes préhistoriques, elle le range finalement du côté des humains qui parviennent à « s’intégrer » parce qu’ils disposent d’une technique, fût-elle minimale, et que, par contraste, elle range Ivan parmi les humains qui ne sont que « créatures démunies », sans technique ou avec une technique insuffisante. Perdant de vue le thème initial et la question d’un « instinct humain », elle glisse ainsi vers l’estimation des ressources d’Ivan pour survivre :
13/ Manon : – […] Ivan, il a un peu plus de mal que Nicolaï parce que, Ivan, avec le choc, il avait perdu un peu connaissance donc c’était encore un peu plus dur, que, lui, Nicolaï, il était là à la base pour avoir de la fourrure […].
103Ivan, donc, n’a ni technique ni même une conscience de ce qui l’entoure, il est donc on ne peut plus démuni. De ce constat, il s’ensuit une deuxième étape dans la dérive où elle enrôle ses camarades. De fait, Manon passe à une révision de l’ensemble de l’intrigue qui oppose le calcul – technique ? : les « humains » dont elle parle auraient-ils pu être des concurrents ? – du trappeur à l’innocence d’Ivan :
13/ Manon : – […] Ivan, avec le choc, il avait perdu un peu connaissance donc c’était encore un peu plus dur, que, lui, Nicolaï, il était là à la base pour avoir de la fourrure, bon, il en trouve pas, et je pense que s’il était venu pour trouver de la fourrure, c’est qu’il savait qu’il y avait beaucoup d’animaux et qu’il y avait presque pas d’humains. Et il y en a pas, à part Ivan et Nicolaï.
14/ Louis : – D’un côté, c’est assez logique que Nicolaï s’intègre mieux que… qu’Ivan parce que Nicolaï, il est chasseur, alors il a… il a l’habitude de Taïga, alors que Ivan, c’est la première fois.
15/ Mickaël : – Normalement, il devrait pas être là.
16/ Louis : – C’est une arrivée prématurée.
104Une troisième étape est franchie par Julia. Elle résiste à la logique qui ferait de l’inconscience un désavantage pour « s’intégrer » au milieu de la taïga. Elle oppose une autre logique, qui rend mieux compte de l’ensemble des ressorts qui opèrent dans le roman dans son entier, et particulièrement dans les relations entre Louve et Ivan :
17/ Julia : – Je ne suis pas bien d’accord avec ce que disait Manon. Parce que si Ivan avait été bien conscient, il aurait eu peur, il serait peut-être mort…
105On voit qu’ici, le passage de Nicolaï auprès du feu, jouant de l’harmonica pour calmer son angoisse de la tempête, est totalement oublié : la classe en est revenue à la scène de la double illusion qui retient Ivan d’avoir peur, qui retient Louve de dévorer Ivan. Cependant, Manon n’entre pas dans cette reformulation, elle préfère continuer à explorer sur l’ensemble du récit la perspective qu’elle a elle-même ouverte. La comparaison entre les moyens dont dispose Ivan et ceux dont dispose Nicolaï ayant rencontré auprès de Louis et de Mickaël quelque succès, elle rebondit sur les circonstances qu’ils ont énoncées et se laisse aller, dans une quatrième étape, à une véritable lévitation :
19/ Manon : – […] Mais aussi, lui, il y avait peut-être eu un accident pour qu’il vienne sur Taïga. Et si ça se trouve, c’est pas qu’il lui arrive exactement la même chose qu’à Ivan, mais presque ! Parce que, sinon… enfin, je pense… Il est arrivé un peu pareil parce que peut-être qu’il serait parti directement pour la taïga, peut-être qu’il saurait, ou qu’il aurait plus d’outils, plus de provisions pour manger et des choses comme ça.
106Elle inaugure ici une hypothèse qui ne restera pas sans échos aux séances 8 et 11. En tout cas, elle ouvre une porte où plusieurs s’engouffrent. Marie, d’abord :
22/ Marie : – […] c’est peut-être un… un pays oublié. Si tu rentres dedans, il n’y a pas beaucoup de chance que il y a des sauveteurs de France qui viennent nous retrouver. Et puis, c’est dangereux, parce que quand on ne connaît pas comme ça, on ne connaît jamais les dangers que ça peut faire.
107Puis Manon elle-même, secondée par Éliott, en vient à écrire une autre histoire :
25/ Manon : – Si l’auteur… Ivan, il part de Paris, il avait atterri à Chamalières, et puis que il s’était crashé, il croise un habitant, qui lui parle, eh ben… ça n’aurait pas été pareil, même si …
26/ Éliott : – Ça n’aurait pas duré longtemps, parce qu’il aurait trouvé quelqu’un, il aurait été accueilli par des gens…
108Dans ce passage, on voit les élèves s’affranchir de toute obligation à rester dans le thème d’étude ou à revenir au texte. Le plaisir d’exprimer ses propres associations, le plaisir de les voir reçues entraîne jusqu’à s’affranchir de l’histoire à lire et à jouir de l’inventivité fébrile d’une quasi « lecture sans maître ».
Du côté de la maîtresse : des interventions très tempérées
109Face à ce déroulement, la maîtresse recourt à deux éléments pour endiguer les échanges. D’une part, elle rapproche les propos des uns ou des autres pour en dégager la similitude :
2/ Maîtresse : – Alors… alors, c’est la même remarque que celle de Mathieu : dompter le feu, le produire…
110Ou elle tisse la réflexion en cours avec des avancées précédentes :
31/ Maîtresse : – Par rapport à ce qu’on avait dit, qu’il claque le volet et se rapproche du feu… qu’est-ce que vous en dites, là, de l’instinct ?
111D’autre part, elle essaie de faire respecter la logique de la consigne écrite qui avait été fournie (« Pourquoi parle-t-on d’“instinct vieux comme le monde des hommes” et de “créatures démunies” ? »), elle recentre sur le thème :
6/ Maîtresse : – Attends, on va y venir, aux « créatures démunies »… [scilicet : à la question qui portait sur cette expression] […].
112Ou encore :
18/ Maîtresse : – Oui, mais là, tu parles du B [scilicet : de la question B]… Moi, je voudrais qu’on reste encore un peu sur ces « créatures démunies ».
113Mais ces interventions sont de peu de poids. D’une part, on constate que les élèves n’ont de fait guère le souci d’une avancée cohérente, qu’ils procèdent plutôt, quand ils tiennent compte de la pensée d’un camarade, par amplification ou par dissimilation. D’autre part, s’ils acceptent d’indiquer leurs réponses aux questions écrites, elles n’ouvrent ni ne s’inscrivent nécessairement dans un débat :
6/ Maîtresse : – […] Alors… « des créatures démunies », j’aimerais bien savoir ce que vous en pensez. Ismaël… qu’as-tu mis ?
7/ Ismaël : – C’est les êtres humains.
8/ Pierre : – On est nu.
114On voit que la réponse obtenue était déjà celle que supposait la prise de parole de Manon en 5 (« quand on parlait des “créatures démunies”, comme c’étaient les hommes, moi, je trouvais que c’était comme des animaux »). Il est probable que la maîtresse interroge Ismaël, un élève particulièrement peu impliqué, pour le ramener à une réflexion collective. Mais la pensée plus subtile, quoique maladroitement exprimée, de Manon n’est à cette occasion ni clarifiée, ni étayée, ni soumise à l’appréciation de tous. Vu le décalage entre cette réponse implicite de Manon et l’interrogation formelle de la maîtresse, les propos restent en quelque sorte flottants, libres de droit, disponibles pour toutes les associations… Surtout, il n’y a pas d’articulation perceptible entre les élaborations induites par le questionnaire dont font état les élèves dans leurs échanges, et une conduite de la classe qui voudrait suivre l’ordre des questions posées à l’écrit…
115Cependant la maîtresse tente de recentrer les échanges quand elle reformule le propos du texte :
18/ Maîtresse : – […] Et je voudrais bien que vous réfléchissiez là-dessus… Parce que Nicolaï, il a la carabine, il a le feu…
116Elle obtient alors une réaction utile :
19/ Manon : – Là, il se comporte comme un enfant. […]
117Bien sûr, il lui faut faire l’économie de la lévitation qui suit, dont elle ne retient que l’idée d’un milieu hostile, mais elle arrive à opérer un rapprochement avec un questionnement qui court tout le long de l’étude :
20/ Maîtresse : – […] À votre avis, pourquoi l’auteur a choisi ça, de faire agir Nicolaï comme un enfant ? Est-ce que c’est pareil que pour le choix de Taïga ? Est-ce que vous voyez la même raison ?
118On voit qu’elle propose clairement un déplacement depuis la prise en compte de l’animalité manifestée dans l’angoisse de Nicolaï vers les choix de l’auteur. Dans une logique respectueuse des détours de la pensée enfantine, elle reprend à son compte le glissement amorcé par Manon (13) et poursuivi par Julia (17).
119Cette prise de distance porte ses fruits. Les réponses obtenues sont relativement anodines :
21/ Mickaël : – Pour que ç’ait un air inquiétant.
[…]
27/ Raphaëlle : – La taïga, il n’y a pas beaucoup de gens. Alors, l’auteur a peut-être choisi ce paysage pour que les personnages, ils se débrouillent. Elle l’a fait exprès pour nous faire réfléchir.
[…]
30/ Villiers : – C’est juste pour nous faire découvrir la taïga.
120Mais parmi ces propos, la maîtresse sélectionne habilement dans l’intervention de Raphaëlle une formule qui peut conjuguer la représentation de l’ensemble de l’histoire et celle de la scène qui était l’objet de la séance, qui peut aussi engager la relation entre comportement instinctif et comportement rationnel :
28/ Maîtresse : – Tu dis : se débrouiller. Nicolaï, il faut qu’il se débrouille ?
29/ Raphaëlle : – Ben, il a froid, mais il n’a pas trop de difficultés.
[…]
31/ Maîtresse : – […] il claque le volet et se rapproche du feu … […]
32/ Raphaëlle : – Il se comporte comme un animal.
33/ Louis : – Il se comporte comme un premier homme qui fait le feu.
34/ Maîtresse : – Donc c’est quand même bien une épreuve, ça !, qu’il traverse …
35/ Louis : – C’est comme s’il était seul au monde, qu’il avait rien, même s’il a un peu d’argent, un peu de peaux et une maison …
36/ Raphaëlle : – Oui, mais il a un fusil, ça veut dire que s’il est attaqué …
37/ Maîtresse : – Bon. On avance.
121Dans cette phase conclusive, on voit que l’ambiguïté affleure dans la juxtaposition des réponses de Raphaëlle et de Louis. La maîtresse, en 34, met alors la scène en lien avec un questionnement déjà amorcé sur le rôle de Nicolaï. Puis elle interrompt les élèves qui repartaient dans leurs directions propres.
122Cependant, si l’on compare avec les classes A et B, il est frappant que la conclusion reste aussi allusive. En effet, on ne trouve ni reformulation du point d’arrivée, ni retour à la question de départ, ni récapitulation d’un cheminement… On a l’impression que la maîtresse étant parvenue à faire prononcer la (les) formulation (s) attendue (s), elle compte sur la mémoire de chacun pour garder le souvenir des avancées mémorables.
123Dans l’ensemble des séances, on retrouve les mêmes traits que nous venons de voir sur une petite échelle.
Une pratique peu lisible pour les élèves
124Pour structurer l’ensemble de la séquence, la maîtresse a recourt à deux artéfacts, les questionnaires écrits, le titrage des chapitres, et à une pratique spécifique : la reprise récurrente de formules enfantines repérées comme fécondes.
125Dans les questionnaires écrits qu’elle soumet, la maîtresse affiche un net attachement pour la littéralité des expressions du texte. Le plus souvent, quand ils ne reprennent pas un commentaire enfantin, ils prescrivent de commenter des syntagmes ou des phrases clés pour percevoir les enjeux du roman. À leur sujet, la maîtresse élabore des questions dont l’empan peut paraître très étroit, comme de préciser une relation anaphorique ou de proposer un synonyme, mais dont les implications touchent à l’interprétation d’ensemble. Ainsi, à la séance 3, elle demande d’identifier le référent de l’expression : « Il [Ivan] a besoin de quelque chose. » (p. 21 du roman) Elle obtient ces réponses :
Marie : – Il a besoin de quelqu’un qu’il connaît, qui le rassure.
Pierre : – Je croyais que c’était à manger.
126Dans la juxtaposition de ces deux leçons, il y a en germe la distinction entre les besoins physiques et les besoins psychiques, il y a la hiérarchie entre les deux que tout le récit met en œuvre. Peu après, la maîtresse pose à l’oral quasiment la même question à propos d’une expression parallèle qui se situe un peu plus loin dans le texte : « ce besoin oppressant dont il pourrait mourir » (p. 22). Les réponses fournies prennent à peu près la même forme :
Julia : – Je ne comprends pas pourquoi il risque de mourir.
Roxane : – Il a un malaise parce qu’il a perdu ses parents, il a besoin de ses parents.
Pierre : – Il peut pas vivre seul.
Marie : – Il peut mourir de ne plus avoir l’amour de ses parents.
Julia : – Ce n’est pas le froid, pas la faim, mais le contact humain pour le rassurer.
127On voit que le procédé n’est pas inefficace : Pierre confirme son changement d’interprétation, Julia entend les propos de ses camarades et modifie elle aussi sa première compréhension. Mais la validation définitive n’interviendra qu’à la séance 7 :
Héloïse : – Il [Ivan] a la Louve pour son besoin d’affection.
128L’activité de titrage permet des rétrospections utiles : chaque titre est passé en revue, soumis à discussion ; c’est l’occasion de mettre en lumière et de faire redresser des incompréhensions. Cependant, concernant le titrage lui-même, les élèves se contentent le plus souvent d’évaluer l’adéquation au contenu informatif du chapitre : on ne trouve rien sur une fonction stratégique pour le lecteur, qu’elle soit apéritive, emblématique, programmatique… Et le critère informatif lui-même n’est que rarement érigé en moyen d’opérer une hiérarchisation : « Si un titre, ça résume ce qu’il y a dans le chapitre, ça [celui dont il est question] donne plus de précisions », comme le déclare Pierre à la séance 5, constitue la seule occurrence. L’impression est alors d’une tâche peu utile, ce dont les élèves ne manquent pas de témoigner à leur manière quand ils demandent avec insistance les titres effectivement prévus, en tout cas – puisque l’auteur n’a pas titré les chapitres – le titre du livre :
46/ Maîtresse : – Ah, tu penses que ça pourrait être le titre du livre ?
47/ Manon : – Ben, tu n’as pas voulu nous le montrer, alors …
48/ Maîtresse : – Ben, je fais durer le suspense … !
49/ Raphaëlle : – Ben, le suspense, c’est de savoir si Ivan va s’en tirer. C’est ça, le suspense, le vrai suspense !
129On voit que Raphaëlle n’hésite guère à mettre en cause, non sans insolence, le dispositif même adopté par la maîtresse… L’intention d’enseignement servie par cette consigne de titrage n’étant pas perceptible aux élèves, l’activité leur paraît vaine, loin de leurs préoccupations de lecteur.
130Au plus près de ces préoccupations, la maîtresse sélectionne certaines formules enfantines qui font régulièrement retour tout au long de l’étude. Ainsi « Taïga garde l’équilibre entre les hommes et les animaux » apparaît dans les propos de Louis dans la séance 2, fait retour à la troisième, avant d’être à nouveau discutée à la sixième ; la notion de « comportement animal » appliquée à Nicolaï dans la séance 6 que nous avons commentée, laquelle notion fait retour à la septième, devient un instrument d’analyse – une consigne – à la neuvième, puis est recyclée par les élèves aux dixième et onzième. D’un usage à l’autre, la formule s’épaissit de toutes les occurrences, et cette épaisseur est fonction de la prise en compte des multiples perspectives interprétatives explorées. Par exemple, à la séance 6, l’idée d’un équilibre tenu par Taïga évoque successivement l’équilibre écologique, le libre-arbitre de Nicolaï pour qui elle représente un choix de vie, les confins qui obligent à équilibrer en chaque homme sa part animale et sa part humaine : « Taïga, c’est pas facile, alors, il faut être un peu animal aussi », dit finement Roxane. Il semble donc que la maîtresse confie au retour de ces formules le soin de structurer la progression dans l’interprétation du récit.
131Dans cette pratique, on voit que l’effacement de la position magistrale correspond à un pari risqué : celui de confier aux élèves, à leur paradigmes intérieurs et à leurs interactions, l’identification des objectifs que servent ces moyens d’enseignement. Et pour tenir le pari d’une sédimentation quasi spontanée des interprétations les plus judicieuses, la maîtresse prévoit un développement spiralaire de questionnements présumés féconds. Le risque, avéré, est que les élèves n’identifient pas l’intérêt de leurs interprétations ni, conséquemment, celui des tâches prescrites. Le gain est, parfois, un grand investissement, avec production d’interprétations particulièrement fines et – peut-être – une altération des connaissances métalexiques.
Pari gagné…
132La discussion à la séance 11 sur « le charme qui retenait immobiles Louve, Ivan et Nicolaï » (p. 68) constitue un de ces moments d’exception : les élèves vont parvenir à identifier comment une stratégie narrative modèle son lecteur.
133Dans le roman, le passage correspond à la rencontre entre les trois protagonistes : Nicolaï contemple stupéfait le couple de Louve et d’Ivan, il se retient de tirer, il va bientôt arracher Ivan de son ensauvagement. Le récit entremêle savamment point de vue du narrateur et point de vue de Nicolaï (« c’est bien ce qu’il faut faire, rompre le charme, sinon la nuit va les surprendre ainsi ») pour enrôler le lecteur dans la même stupéfaction que Nicolaï.
134Cependant, la dissociation entre point de vue de Nicolaï et point de vue du narrateur (ou du lecteur) s’opère très progressivement. Dans un premier temps, la réponse de Mickaël en B4 témoigne de la confusion des points de vue :
179/ Maîtresse : – Qu’est-ce que c’est que cette histoire de charme, là ? Qui est-ce qui est charmé ?
180/ Mickaël : – Beeen, Nicolaï …
181/ Maîtresse : – Il est charmé par quoi ?
182/ Mickaël : – Ben, par… euh… leur vision…
135La première question de la maîtresse (179) appelle une reformulation du type : « sont charmés Louve, Ivan et Nicolaï ». En 180, la réponse de Mickaël restreint à Nicolaï les sujets passifs. Il n’est pas sûr qu’il ne soit pas victime de l’ambiguïté sémantique du terme « charmé ». Car « charmé » peut signifier, comme ici, conformément à son étymologie : « en proie à un sortilège » ; mais il prend souvent le sens affaibli de : « soumis à une perception agréable ». Ce n’est qu’implicitement que l’option de Mickaël tend à voir Nicolaï comme sujet d’une perception agréable – et le membre de phrase « la voix a rompu le drôle de charme » relèverait alors de son énonciation – et non pas comme objet d’un sortilège – et le membre de phrase serait alors de l’énonciation du narrateur.
136Il intervient à ce moment-là un ajustement qui donne un contenu au « charme-sortilège », l’immobilité, et le distingue du « charme-perception », l’émotion. Mais l’émotion dont il est fait état par Marie en 185 est flottante : on peut comprendre que c’est le lecteur qui est ému, ou un Nicolaï spectateur de l’inouï, objet d’un sortilège, au même titre que Louve et Ivan saisis d’une tendresse contre nature…
185/ Marie : – Ben, c’est qu’en fait… c’est… euh… Nicolaï, Louve et Ivan, ils sont… ils sont tous immobiles. Donc, quelque part, c’est… c’est émouvant, quoi.
137L’indistinction des points de vue perdure : l’émotion est rapportée au caractère inattendu de la scène de tendresse entre Louve et Ivan dans les regards confondus de Nicolaï et du lecteur (du narrateur). Louis et Mickaël s’appuient sur le renversement du stéréotype, renversement bien établi dans le développement spiralaire de la séquence, pour étoffer encore le contenu et justifier le lien entre perception et émotion. Mais le brouillage des points de vue n’est toujours pas perçu :
188/ Louis : – Ben, parce que c’est rare de voir… euh …
189/ Mickaël : – Oui ! C’est rare de voir… Comme on a dit, c’est rare de voir quelque chose d’aussi émouvant.
190/ Louis : –… quelqu’un dans les bras de… enfin un humain dans les bras d’un… d’un loup !
191/ Mickaël : – Oui, mais non… Parce que normalement, les loups ça… c’est féroce.
138Cependant, Louis avait déjà ouvert une autre perspective en lestant d’une image l’ajustement proposé par Marie :
185/ Marie : – Ben, c’est qu’en fait… c’est… euh… Nicolaï, Louve et Ivan, ils sont… ils sont tous immobiles. Donc, quelque part, c’est… c’est émouvant, quoi. 186/ Louis : – Parce qu’ils sont immortalisés …
187/ Maîtresse : – Alors, pourquoi ils seraient immortalisés ?
139L’allusion de Louis à un art qui immortalise synthétise l’immobilité des personnages – la permanence dans le temps de leur posture – et le fait qu’ils s’offrent à un regard. Cependant, malgré la réaction de la maîtresse, cette approche passe provisoirement inaperçue : la préoccupation de ressaisir l’émotion qui est potentiellement celle du personnage, mais qui est aussi – surtout – celle des jeunes lecteurs, reste dominante.
140C’est Julia qui reprendra la formule de Louis, pour la développer et la justifier :
197/ Julia : – Ben, alors, moi, je… je pense que c’est pas une photographie, mais un petit peu quand même. En fait… euh… à un moment donné, ils disent… ils disent : « C’est maintenant. » Et ben là, c’est comme si on appuyait sur le… le bouton… pour la photo.
141Après une précaution où elle exprime nettement la nature métaphorique de l’image, elle garantit sa validité heuristique en parvenant à la filer grâce au fragment cité. Elle amorce donc une abduction créatrice. Ce faisant, elle introduit des pronoms sans antécédents comme acteurs : « ils disent » est comparé à « on appu[ie] sur le […] bouton »… C’est un pas de plus vers une clarification : le spectacle émouvant est de l’ordre d’une fabrication.
142Toutefois, rien n’est encore arrêté. Quand la maîtresse propose en B24 de renoncer à la confusion entre les points de vue de Nicolaï et du lecteur/narrateur, Louis tente de reprendre la main :
198/ Maîtresse : – […] il y aurait qui sur la photographie ?
199/ Julia : – Ben, il y a Louve, Ivan et… euh …
200/ Maîtresse : – Il y a aussi Nicolaï ?
201/ Louis : – Nicolaï, il prend la photo !
143Le ton abrupt de Louis suggère que son propos en 201 serait une forme de résistance à une lecture des stratégies narratives. La compétition sociale provoque Julia non pas seulement à reprendre la proposition de Marie en 185 (Nicolaï est objet de la perception, objet du charme-sortilège), mais à enchérir en développant un argument lié à la répartition des informations et à l’économie générale du roman :
202/ Julia : – En fait, c’est… en fait, « C’est maintenant », c’est pas Nicolaï. Parce que Nicolaï, il savait pas… il savait pas ce qu’il y a à voir, à… à prendre en photo. Enfin, moi, je pense… euh…
144Une question de la maîtresse intervient alors tout naturellement : si ce n’est pas Nicolaï, qui est-ce ?
203/ Maîtresse : – Et alors, c’est qui qui dit « C’est maintenant » ? Qui est-ce qui dit « C’est maintenant », si ce n’est pas Nicolaï ?
145Les réponses obtenues permettent alors d’ancrer le travail de lecture non plus dans l’identification au personnage, dans l’illusion référentielle, mais dans la relation entre narrateur et lecteur. La dissociation entre le point de vue du personnage et celui du lecteur/narrateur est alors accomplie.
204/ Mickaël : – Ben, c’est l’auteur …
205/ Julia : – Moi, ben, je pense que c’est… c’est pour nous, « C’est maintenant »… C’est nous qu’on sait ce qu’il va voir, Nicolaï.
206/ Maîtresse : – C’est nous qui savons, oui… Et nous, c’est … ?
207/ Mickaël : – Les lecteurs.
208/ Maîtresse : – Bon… C’est pour les lecteurs…
146Dans cet épisode, le questionnement discret de la maîtresse laisse se développer les interactions entre élèves. Elle ne reprend pas la métaphore filée, elle ne demande pas que soit poussé le raisonnement amorcé par Julia, sans doute pense-t-elle que tous les élèves ne sont pas prêts à renoncer à leur mode de lecture empathique et que le contenu des propos de Julia est trop éloigné des pratiques de lecture ordinaires chez les élèves de cet âge. De fait, on imagine qu’un développement conduirait à quelque chose comme : la répartition des informations et les points de vue que le lecteur attribue au personnage sont toujours un artifice de la narration, une illusion ; ce serait le principe d’une lecture du lectant. La maîtresse se contente donc de poser sobrement un problème d’énonciation et de soutenir l’effort singulier de Julia : le fait de parvenir à fournir la réponse attendue vaut validation de l’ensemble des impressions de lecture et des arguments qui ont amené à produire cette réponse-là ; la dénomination vaut attestation : dans la mesure où la chose est nommable, c’est qu’elle a une forme d’existence partageable qui ne se confond pas avec une élaboration seulement idiosyncrasique des élèves ce jour-là. On peut espérer que cette expérience de lecture sédimente dans la mémoire des élèves, qu’elle en croise d’autres et que, sur ce terreau, s’édifie une compétence assurée.
Pari perdu…
147Cependant, les interventions de la maîtresse ne sont pas toujours aussi discrètes. Quand elle ne rencontre pas de formules qu’elle puisse ainsi utiliser, il lui arrive d’interpréter les paroles des élèves au-delà de ce qu’ils voulaient dire pour parvenir à son but. Pour n’en prendre qu’un exemple, à la séance 3, la maîtresse souhaite faire émerger l’idée que Louve serait agitée d’une incertitude toute humaine avant de renoncer à dévorer Ivan. Pour y parvenir, elle force l’attention des élèves et opère un déplacement depuis la motivation des personnages vers la sphère de référence qui peut nourrir l’idée d’un raisonnement :
11/ Louis : – C’est comme si elle avait un ange sur son épaule qui lui disait… euh… « Ne le mange pas » et un diable sur son autre épaule qui lui dit : « Eh bien, mange-le ! »
[…]
15/ Maîtresse : – Quand tu réponds ça, Louis, tu raisonnes comme quoi ?
16/ Louis : – Comme un homme !
17/ Maîtresse : – Comme un homme. Et Louve, elle raisonne comme quoi ?
18/ É. E. : – Comme un animal !
19/ Maîtresse : – Vous êtes sûrs ?
148Elle explicite ensuite la question qui est la sienne :
25/ Maîtresse : – Est-ce que vous pensez qu’il y a des choses qui prouveraient plutôt qu’elle raisonne… D’abord, est-ce qu’elle peut raisonner ?… est-ce qu’elle raisonne comme un… comme un animal ? Ou comme un homme ?
149Elle demande que l’élaboration d’une réponse s’appuie sur une lecture réfléchie :
27/ Maîtresse : – Ah ! Je veux des arguments. Je veux des arguments.
150Comme elle n’obtient pas la réponse conforme à la lecture programmée, elle sélectionne elle-même le passage qui lui paraît pertinent :
33/ Maîtresse : – Tiens, je vous lis ça, hein, regardez ! « Le jeu de la chasse, par lequel passe sa survie, lui paraît faussé. » (p. 28 du roman)
151Probablement, ce passage lui paraît connoter une humanisation de la louve parce que les subtilités et ruses de la chasse sont désignées non comme une technique instinctive de survie, mais comme un « jeu ». Cependant, à voir leur réaction, les élèves ne détectent pas cette anthropomorphisation.
40/ Mickaël : – Ben… En fait, c’est le jeu de la survie mais en fait… euh… c’est faussé parce qu’elle a pas attaqué, elle a rien fait et… euh… Le jeu de la chasse, ben, normalement, le but, c’est de… tuer la bête pour la manger.
152Pour cet élève, l’intérêt se rapporte au référent de la formule, plus précisément à l’écart entre le référent du texte et le référent attendu par le lecteur selon ses connaissances sur le monde, et attendu par le personnage conformément à ses déterminations. Louve a seulement fait défaut à sa nature animale… Mais la maîtresse va vite solliciter ces propos. Elle propose d’abord une seconde tentative pour centrer l’attention sur la valeur métaphorique de l’expression :
41/ Maîtresse : – Alors là, quand on parle du « jeu de la chasse », on est du côté de l’animal … ?
42/ Mickaël : – Oui.
153Devant le nouvel échec, elle change de moyen pour parvenir à la réponse attendue, elle s’appuie sur l’écart justement détecté pour faire émerger la défaillance des déterminations de l’instinct.
43/ Maîtresse : – Alors, si c’est faussé, on est du côté de quoi ?
44/ Mickaël : – Ben, de l’homme.
45/ Maîtresse : – De l’homme !
154Elle obtient ainsi formellement la réponse qu’elle voulait. Cependant, les élèves manifestent comme une répugnance, non pas nécessairement à cette conclusion, mais au cheminement imposé. Julia tient à refonder la discussion sur une nouvelle actualisation de la scène commentée et à tirer au clair les éléments de sa compréhension du personnage. Elle redécrit l’humanité non pas comme lieu de la délibération morale – ce que faisait Louis implicitement en 11 –, ni comme indépendance par rapport à l’instinct – ce que visait la maîtresse –, mais comme sujet d’attachement affectif :
46/ Julia : – Mais c’est pas non plus qu’un sentiment… un sentiment [scilicet : un sentiment au sens le plus ordinaire, un sentiment d’attachement] ! C’est aussi un sentiment de peur. Alors c’est pas vraiment que l’homme. Parce qu’elle a peur de cet « animal » [= Ivan]. C’est pas vraiment des sentiments de… de son enfant. Si… si c’est que son enfant, je pense qu’elle le mangerait pas.
155Son raisonnement semble celui-ci : si Louve n’éprouvait qu’un attachement à Ivan comme à ses propres petits, alors la question de la dévoration ne se poserait pas à elle et l’attitude de Louve pourrait être classée parmi les attitudes humaines ; mais comme la question se pose, c’est qu’elle est retenue aussi par la peur que lui inspire cette proie inconnue, son attitude est donc aussi entachée d’animalité. La maîtresse, sans doute parce qu’elle est toujours préoccupée d’établir l’humanisation de la louve, n’entend pas vraiment cette argumentation. De fait, elle fait dire à Julia le contraire de ce que Julia paraît avoir voulu dire : elle récupère une prémisse effectivement discutable, elle la reformule de manière plus conforme aux représentations communes et opte pour une nouvelle stratégie :
47/ Maîtresse : – Pour toi, alors, Julia, la peur ça serait quelque chose de commun à l’homme et à l’animal ?
48/ Julia : – Ben… Ben, oui.
156Dans l’hésitation de Julia, en 48, dans le temps de réflexion qu’elle s’accorde (trois secondes), on voit que l’intervention de la maîtresse ne se situe pas exactement dans la perspective où elle avait situé son propos : de fait, la peur y semblait plutôt une caractéristique animale. Mais Julia se plie à l’expérience évidente que la peur est partagée par l’homme et l’animal, et toute la classe peut alors admettre des zones d’intersection entre la sensibilité humaine et la sensibilité animale, et que l’attitude de Louve peut s’y trouver. Face à l’obtention d’une formule manifestement attendue, Louis suggère alors, conformément aux us et coutumes de la classe, de clore la discussion et de passer à autre chose :
59/ Louis : – Mais alors, on peut y aller, hein, on peut y aller, comme ça…
Des références très dispersées
157On constate une sorte de divorce similaire entre l’inscription de l’œuvre qu’opèrent effectivement les élèves au sein de leur répertoire personnel, et le profit que la maîtresse escompte des propositions qu’elle leur fait. Nous avons déjà évoqué le malentendu noué à la séance 9, où la maîtresse proposait d’estimer des jugements tirés des œuvres étudiées au premier trimestre quand on les appliquait à Ivan.
158Pourtant, les élèves ne répugnent pas à tisser des liens entre le roman à lire et leur culture ; des trois classes, c’est, de loin, celle où l’on rencontre le plus de références : quarante-neuf (contre deux pour la classe A et vingt-huit pour la classe B). Ainsi, à la séance 11, Louis peut éclairer grâce à Corneille le sens de l’hésitation de Nicolaï : « en honnête homme, il aimerait mieux que la bête se sauve » (p. 63-64 du roman) :
83/ Louis : – À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.
85/ Maîtresse : – Bon, explique-moi !
86/ Manon [à Louis] : – Quoi ? Tu peux pas le redire ? Nous, on n’a rien entendu.
87/ Louis : – À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.
88/ Maîtresse : – Est-ce que tu peux leur expliquer, parce qu’ils ont pas l’air… euh… de comprendre ce que tu veux dire.
89/ Louis : – Eh ben, ça veut dire que quelqu’un qui… euh… qui reste debout et, euh, qui se fait attaquer par quelqu’un et… celui qui se fait attaquer il perd et l’autre il gagne, eh ben… euh… vu qu’il aura pas bougé, qu’il se sera pas défendu, euh, ça serait comme si celui qui avait attaqué… il aurait triomphé sans gloire.
159Il s’agit d’autres fois de mutualiser une réception singulière, comme fait Julia à la séance 10 quand elle nourrit sa perception du personnage de Ben, dans La Rencontre, d’une comparaison avec un conte qu’elle perçoit comme congruent :
95/ Julia : – En fait, il faisait un peu penser au P-… Petit Poucet, parce qu’en fait, il ne parlait pas beaucoup, et en fait, en écoutant, il réfléchissait beaucoup mais… euh… il était pas vraiment comme les autres enfants… il parlait pas beaucoup…
160La similarité décelée fournit alors l’occasion d’objectiver et de verbaliser l’image mentale que la jeune lectrice avait élaborée du personnage. L’association de la petitesse, de la réserve discrète et de l’intelligence suggère le rapprochement. Elle aurait pu ajouter la valeur symbolique du « plus petit » (le puîné et le moins haut de taille) qui opère une transformation salutaire sur son entourage familial car, comme la bonne fortune du Petit Poucet amène ses parents à regretter l’abandon, Ben conduit aussi son père à une attention empathique qui n’était pas d’abord dans ses traits de caractère.
161Dans l’articulation complexe entre la lecture programmée par un maître et la lecture subjective d’élèves, les souvenirs de lecture ont aussi leur rôle. En effet, ils fournissent, à proprement parler, un alibi : si telle ou telle remarque, si tel ou tel mode de réception sont légitimes à propos de textes autres, pourquoi ne le seraient-ils pas à propos de celui-ci ? L’altérité qu’introduit le souvenir de lecture motive un déplacement de l’attention et peut justifier une forme d’extériorité par rapport à l’attente du maître. Ainsi, à la séance 11, quand la classe est en train d’explorer les sens possibles du terme de « charme », la timide Lina fait état de son association d’idées :
194/ Lina : – « Charme », c’est comme les princes charmants…
162Le propos repose sur un rapprochement lexical, mais il suggère un apparentement de scènes : la découverte d’Ivan par Nicolaï ressemblerait à la découverte de la princesse par le prince charmant. C’est en tout cas un sortilège qui est ciblé. Et la même incertitude existe pour savoir si ce sortilège est attaché à la singularité de la scène (la force de l’étonnement de Nicolaï, la force d’un « coup de foudre » entre personnalités princières) ou plutôt à la fonction assignée par l’ensemble de la construction du récit : le charme tire sa force d’avoir été attendu par le lecteur et de condenser le dénouement de toutes les intrigues. Cependant, la fécondité potentielle de ce rapprochement n’est pas ressaisie. Il semble que l’intérêt porté par la maîtresse à la pensée de Julia l’amène à négliger, ou plutôt à ne pas entendre, la remarque très discrète de Lina.
163Cependant, la relation aux œuvres lues au premier trimestre est frappée d’ambivalence. Les élèves, par petites touches, construisent une sorte de genre « histoires d’enfants perdus recueillis par un animal féroce », avec un script relativement précis (égarement, rencontre hostile avec l’animal, apprivoisement réciproque, épisode d’intempéries ; échanges de services, animalisation de l’humain ; séparation due à l’intervention d’une figure paternelle, deuil par l’humain de son animalité), des éléments convenus (humain mutique, mal adapté à la société des hommes ; animal en souffrance ; milieu inhospitalier ; menace de chasseurs), un enjeu pragmatique et éthique unique (faire réfléchir à la part d’animalité chez l’homme et à la question de l’éducabilité). L’indice le plus spectaculaire que certains élèves ont construit un stéréotype de cette sorte et que cette construction a pris corps est sans doute fourni à la séance 8, à un moment où les élèves envisagent plusieurs fins possibles :
Marie : – Si Louve ou Ivan mourait, ça ne serait plus l’histoire…
164C’est bien sûr le singulier qui nous paraît ici significatif. Marie compare une fin a priori envisageable, et même vraisemblable eu égard aux données de la fiction, et elle l’élimine par souci de conformité avec l’épure de toutes les histoires lues, avec cette sorte de canon générique implicite qu’elle désigne par un singulier généralisant : « l’histoire »… Cependant, si ce stéréotype peut un jour s’avérer opératoire, il n’a pas permis immédiatement les investigations que la maîtresse espérait. Ce fut tout le malentendu noué autour de la consigne des séances 9 et 10, qui attribuait à Ivan des jugements portés originellement sur d’autres personnages, peut-être parce qu’elle était prématurée : les élèves, embarqués dans une phase d’établissement du stéréotype, n’étaient pas disposés à l’employer pour analyser dans une œuvre les éléments de sa conformité et les éléments de son originalité. Ce fut aussi l’insuccès de plusieurs tentatives où la maîtresse mettait en perspective Taïga et La Rencontre, comme à séance 6 :
46/ Maîtresse : – Hier aussi, Éliott, à un moment donné, nous a dit que, dans La Rencontre, la… la… la scène où… où la mère blaireau s’occupe de Ben, ça se passait à quel endroit, Éliott, tu pourrais le redire ?
4/ Éliott : – Ben, ça se passe dans une plaine.
48/ Maîtresse : –… dans une plaine immense …
49/ Éliott : – Et… et c’est exactement la même chose, aussi, parce que… euh… Louve a… a creusé un terrier et, euh… et, euh… et le blaireau, il creuse un terrier aussi […]
165Ou à la séance 7 :
1/ Maîtresse : – Je reviens sur ce qu’Éliott avait dit, hier, et la fois d’avant… On avait parlé de Ben. On avait dit que dans l’histoire de Ben, il était dans une plaine… de l’Ouest américain… tout seul, perdu, avec… dans le terrier, avec la mère blaireau. Est-ce qu’il y a des points communs entre Ben et Ivan ?
2/ Sophie : – D’un côté, ils sont perdus… Mais… euh… Ivan, c’était un crash… […]
166Dans ces deux cas, on voit que, conformément à ce que nous avions dit à propos de sa conduite de classe, la maîtresse C a prélevé dans les propos d’Éliott un élément qui convient à son projet et qu’elle le soumet à discussion. Voici précisément ce qu’avait dit cet élève à la séance 5 :
Éliott : Dans La Rencontre. C’est que Ben, en fait, il était parti parce qu’il en avait marre de comme c’était, il est parti et… c’était une plaine immense et il s’est perdu et… et c’est un blaireau qui l’a élevé.
167La discussion portait alors sur la relation entre un titre proposé pour le chapitre 3 (« Les colères de Taïga ») et les spéculations sur le rôle attribué dans le roman à ce milieu naturel. Les élèves – dont Éliott – avaient d’abord posé que l’histoire aurait été toute différente si l’intrigue avait été située à Tahiti… Puis la maîtresse avait demandé de proposer un rapprochement avec les œuvres lues antérieurement. Notre hypothèse est donc que l’intérêt pour la maîtresse résidait dans l’articulation entre milieu inhospitalier et devenir des personnages. Cependant, probablement pour ne pas suggérer prématurément une interprétation qui serait la sienne, elle n’explicite pas son objectif, et guère le point qu’elle soumet à discussion. Or le propos d’Éliott restituait plutôt la tension dramatique vécue par le personnage, l’immensité de la plaine n’y intervenait que pour donner une cause à l’égarement. Certes, la maîtresse mentionne l’adjectif « immense » qui importe à son objectif puisque c’est l’élément descriptif qui signale l’hostilité du milieu. Mais quand à la séance 7, en 1, elle thématise sa demande autour des personnages, elle abonde ainsi dans le sens d’une anamnèse des effets pathétiques. Sophie amorce donc logiquement en 2 la reformulation du parcours narratif des personnages : l’objectif probable de la maîtresse dans cette comparaison n’est pas perçu, les élèves sont désorientés.
168Au total, les élèves ne se sentent guère tenus à des fins collectives. Ils ne s’en tiennent pas à des références qui pourraient être communes : il n’est pas certain que la délibération de Nicolaï ait été mieux perçue par tous d’avoir été reformulée dans un vers de Corneille. Et quand il s’agit de mettre en perspective le roman en cours de lecture avec les œuvres déjà lues en classe, on constate régulièrement une sorte d’écart entre ce qu’en font les élèves et ce que la maîtresse voudrait qu’ils en fassent : quand elle espère une envergure qui autorise la pensée, ils en restent à revisiter la fiction ; quand ils identifient la récurrence de motifs, elle voudrait le travail d’une symbolisation.
Vue d’ensemble
169La position où se trouvent les élèves n’est pas très confortable. De fait, les séances n’explicitant ni des opérations de cadrage ni des opérations d’intégration, elles ne sont guère lisibles. Pour une part, dans la mesure où la maîtresse attend d’eux de la précision dans leurs jugements, ils peuvent se sentir astreints à une lecture programmée par l’adulte. Pour une autre part, dans la mesure où ce sont leurs formules qui organisent l’ensemble de l’étude, ils peuvent se sentir sollicités comme concepteurs de leur lecture, comme maîtres du contrat et des gains escomptés. Pour une dernière part, dans la mesure où le projet d’enseignement n’apparaît ni dans des consignes écrites fermées ni dans des phases d’explicitation, ils peuvent se sentir libres de divaguer à leur guise, du moins de servir leurs propres investissements. Au total, les arguments ne s’enracinent guère dans une réflexion collective, mais relèvent de la culture de chacun, là où leur pertinence s’estime au gré de l’efficience qu’ils rencontrent chez chacun, là où ils s’affrontent plus qu’ils ne se confrontent.
170Nous proposons l’image d’un Petit Poucet jalonnant un chemin. Nous voudrions bien sûr évoquer ainsi la technique la plus caractéristique de cette pratique : la collecte de formules enfantines parlantes que la maîtresse s’attache à rendre plus denses. Cependant, le conte propose une alternative : le stratagème réussit quand il s’agit de solides cailloux, il manque quand il s’agit de miettes… Le mode de pilotage nous paraît effectivement risqué. Les séances discriminent en effet assez nettement de grands parleurs, assez à l’aise dans la conversation scolaire, et des élèves quasiment mutiques… C’est que la lecture se présente comme une aventure essentiellement intellectuelle et symbolique : lors d’une discussion sur ce que pourrait être le titre du livre, à la séance 11, Manon déclare : « La louve, Ivan et Nicolaï, ça raconte pas quelque chose d’assez profond… C’est moins profond que Une conscience, un animal, un humain, même si c’est les mêmes personnes. »
171L’originalité de la démarche de la maîtresse peut aussi se décrire par l’inscription dans le temps d’une lente acculturation, d’une lente élaboration de la « question » à laquelle l’œuvre ferait une « réponse » (Jauss, 1978). Comme dans la classe B, cet arrière-plan n’occulte pas le temps de la lecture, l’œuvre n’y est pas davantage dévoyée. Cette temporalité s’incarne dans les souvenirs de lecture, accueillis même quand ils n’appartiennent pas à une culture commune, même quand ils témoignent d’appropriations relativement dispersées. Ils sont en tout cas la manifestation d’une reconfiguration du répertoire. Cette originalité s’incarne surtout dans sa manière de laisser en suspens les avancées les plus significatives : « on verra », ou bien : « on y reviendra ». Or, quand le thème est à nouveau abordé, les propos déjà énoncés ne sont pas toujours rappelés. C’est dire que la maîtresse parie sur une sorte de développement spontané de la réflexion : les élèves sont censés mémoriser ce qui leur convient, s’en souvenir quand le thème fait retour et les constituer comme base pour de nouvelles avancées. De même que la convocation récurrente des mêmes formules fécondes est supposée permettre à des strates différentes de signification de s’agréger et de prendre consistance, de même l’absence de clôture formelle laisse aux élèves la responsabilité de faire leur miel des idées échangées. La première technique apparaît en quelque sorte comme un modèle pour comprendre le rôle de ces mises en suspens et justifier la seconde. Et l’ensemble suggère que la temporalité d’une interprétation serait de l’ordre de la rumination ou de la méditation, peut-être sur l’espace d’une vie.
Trois conceptions de l’enseignement de la littérature
172Les trois manières de donner à lire une œuvre littéraire que nous décrivons paraissent solidement constituées : leur cohérence paraît relever d’une représentation chez le maître de la littérature et de la finalité de son enseignement. Pour le maître A, un roman est l’occasion d’entraîner les processus de compréhension, il ménage des chausse-trappes qui offrent autant de situations problèmes à résoudre, sa lecture se suffit à elle-même et doit trouver dans l’intérêt du livre les ressorts d’une motivation suffisante. L’enseignement de la littérature offre ainsi un champ privilégié à l’entraînement de la compréhension. Il s’opère par la rencontre réitérée avec diverses formes de résistance. La légitimité est à chercher du côté de l’expertise, socialement affirmée par l’institution, d’un maître plus compétent que ses élèves.
173Pour la maîtresse B, le roman se constitue d’un ensemble de stéréotypes et de procédés stylistiques organisés dans des stratégies narratives. Il convient d’en expliquer le fonctionnement autant que faire se peut et d’inviter les élèves à en identifier les moyens, voire à se les approprier. L’enseignement de la littérature sert alors à développer les capacités langagières, de réception et d’expression, des futurs citoyens. Il s’opère par l’affinement ou l’ajustement de moyens d’analyse. La légitimité du travail s’appuie sur la fonction de régulation qu’assure n’importe quel effort de théorisation. Dans ce cas, l’élaboration d’une typologie des modulations de la voix narrative (« derrière », « à côté » ou « au-dessus » des personnages) permet de rendre compte de la diversité ondoyante des jeux narratifs et d’en adosser le commentaire à une objectivité ainsi conquise.
174Pour la maîtresse C, l’œuvre se réalise par la (re)configuration d’une thématique ou d’un questionnement, par la « concrétisation d’une relation question-réponse » (Jauss, 1978) où la question intempestive reste à identifier à partir de la réponse que lui apporte l’œuvre au prix d’un remodelage du répertoire disponible. L’enseignement de la littérature repose alors sur une éducation à la pensée et débouche sur une formation humaniste. Il s’opère par le tissage continu entre des enjeux lisibles dans les œuvres et des enjeux portés par les élèves eux-mêmes. La légitimité du travail est alors à rechercher dans une efficacité qu’on peut croire immanente de l’œuvre, en réalité patiemment recherchée par l’incessante sollicitation du questionnement subjectif des élèves.
175Les cas que nous avons décrits réalisent sans doute inégalement ces différentes ambitions, mais celles-ci semblent toutes légitimes. En effet, quand peut-on dire qu’une lecture est achevée ? Est-ce quand on est parvenu au point final en construisant une image globale d’une cohérence satisfaisante, quand on a déjoué les risques de méprise ou d’incompréhension ? Est-ce quand l’œuvre a trouvé une place relativement stable dans la bibliothèque intérieure et dans le panorama des enjeux qu’on assigne aux représentations langagières ? Est-ce quand elle a ensemencé les interrogations que suscite sa nouveauté, quand ses formules mémorables ont sédimenté dans la langue de son lecteur et quand elle s’est estompée dans l’épuisement de ses effets ? Quand peut-on dire qu’une lecture est valide ? Est-ce quand on a restauré une sorte de transparence à l’intrigue ? Est-ce quand on peut la justifier par une théorie de la langue ou des discours ? Est-ce quand on est parvenu à définir sa singularité dans une histoire littéraire ? En raison, aucune option ne paraît préférable à une autre, chacune rend compte d’une finalité potentielle du recours à la puissance des fictions. Dans les faits, on constate que les élèves ne sont pas tous également disponibles à tel ou tel usage des œuvres, et que les phénomènes de dissonance culturelle conjuguent parfois déstabilisation des élèves les plus habiles et inhibition des plus fragiles.
176Même si l’on ne peut conclure sur la pertinence des options suivies quant aux objectifs généraux assignés à l’école primaire, il nous a semblé utile de mettre au clair des choix légitimes, mais contrastés, dans la mesure où ils manifestent une forte cohérence. Peut-être cette description aidera-t-elle les maîtres à se rendre plus conscients des enjeux qui sous-tendent leur pratique, peut-être les aidera-t-elle aussi à moduler ces choix en fonction des circonstances où ils enseignent puisque, apparemment, les élèves n’entrent pas facilement dans des protocoles qui ne leur sont pas immédiatement familiers.
Notes de bas de page
1 La scène du réveil brutal après un épisode onirique est en effet une caractéristique du genre que nous avons ailleurs appelé « histoires de rêves » en reprenant une désignation enfantine (voir Tauveron, 2002).
2 « S’agissant de former des amateurs éclairés de récit de fiction, on perd son temps et on gaspille sa peine à faire distinguer par les élèves des types ou des changements de focalisation », écrit, très radicalement, Jean-Louis Dumortier (2005).
3 D’ailleurs, le mot de Leïla lui-même était une reprise d’un jugement de Simon B. à la séance 4 à propos de la formule « entre chien et loup » rencontrée à la page 32 du roman :
117/ M : – […] C’est entre les deux [scilicet : entre le jour et la nuit]. Mais nous, ça nous fait peut-être un peu sourire, quand même. Pourquoi ?
118/ Simon B. : – Oui, parce que… Parce qu’il y a une grosse allusion, là, c’est Louve, comme Ivan la prenait un peu pour un chien… Ce point sort du cadre de notre propos. Mais il marque combien il serait intéressant d’étudier, sur ces mêmes données auprès des trois classes, la construction de théories idiosyncrasiques sur les stratégies narratives et l’élaboration de métalangues idiolectales pour en rendre compte.
4 Ce critère, qui nous semble recycler en agent ce qui auparavant paraissait comme un thème, est, certes, éminemment discutable, mais ce n’est pas ici notre propos.
5 Patricia Joiret, Mina je t’aime, illustrations de Xavier Bruyère.
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