Chapitre 2 : Une modélisation de l’acte lexique
p. 69-169
Texte intégral
1On s’accorde pour définir la lecture comme « la construction de significations, réalisée par une personne (adulte ou enfant) à partir d’un texte écrit, dans un contexte donné », ainsi que le formule Roland Goigoux (2000), qui continue :
Cette construction est donc le fruit d’une interaction entre les données propres au texte et les connaissances du lecteur (connaissances linguistiques et connaissances conceptuelles) en fonction des buts qu’il poursuit à travers cette lecture.
2Il précise sa définition en l’illustrant par un schéma synthétique que nous lui empruntons dans notre tableau n° 2. Toutefois, nous proposons de nommer les cases par des numéros ou des lettres.
La lecture à la croisée des chemins
3Ce tableau met en évidence une double logique. L’axe vertical correspond aux opérations par lesquelles le lecteur perçoit, reconnaît, prélève les éléments graphiques. L’axe horizontal correspond à la dynamique qui commande le traitement de ces éléments. Ces deux aspects sont évidemment indissociables. Ainsi, l’émergence d’une intention de lecture (case 3) dépend au moins :
des connaissances du lecteur sur les textes, qu’il mobilise pour reconnaître le type ou le genre de ce qu’il a sous les yeux, et donc pour en inférer un probable enjeu pragmatique ;
des données textuelles que le lecteur a déjà traitées, car on identifie un type ou un genre en reconnaissant un élément qui en est comme un indicateur ;
des raisons pour lesquelles le lecteur entre dans l’activité, c’est-à-dire le type de gain qu’il en espère.
4Les éléments situés dans les cases 2, A et C interagissent donc dans les phénomènes mentionnés dans la case 3. Inversement, on sait le rôle des appuis que prennent les jeunes enfants dans les éléments contextuels pour identifier certains mots d’un texte. Il arrive aussi, régulièrement, que des élèves ne « voient » pas une donnée du texte. Sans trop jouer sur les mots, on dira que l’attention qu’ils portent au détail du texte dépend largement de l’intention qui anime leur lecture. Les éléments inscrits dans les cases 3 et 5 interviennent à l’évidence dans les interactions entre ce que le lecteur a dans la tête et ce qu’il a sous les yeux.
Diachronie et synchronie des instances
5L’axe horizontal de notre tableau peut sembler disposé selon une sorte de chronologie. Le lecteur commencerait par passer avec le texte une sorte de contrat, quelque chose comme : « Je fais l’effort de te lire, tu m’apportes des éléments intéressants. » Il préciserait ensuite une intention de lecture, plus ou moins conforme aux intentions de l’auteur. À la lumière de cet amont, il prendrait connaissance du texte. Cette connaissance lui permettrait alors de construire les significations. À la fin, le lecteur serait en situation de porter un jugement sur la valeur de ce qu’il a lu.
6Cette ordonnance correspond souvent à l’architecture que donnent les maîtres à leurs séquences de lecture : dans la première étape, on procède à un cadrage à partir du titre ou de la première de couverture, qui permet de clarifier une intention de lecture ou de mettre au jour un faisceau d’anticipations ; puis on prend connaissance du texte par fragments successifs ; puis, dans une dernière étape, on procède à une synthèse de la signification globale. Simplement, le contrat est alors passé entre l’élève et la classe, il s’agit plutôt d’un contrat didactique que d’un contrat de lecture, peut-être même s’agit-il de la reformulation sous forme de contrat d’une prescription sociale impérative. Et le jugement se confond avec les perspectives ouvertes par une mise en réseau(x), par un passage à l’écriture, par l’articulation avec un nouvel objet de lecture. Cette ordonnance se voit aussi à une échelle plus petite, dans l’organisation d’une séance : dans une première phase, on se remémore ce qui a déjà été lu, c’est une phase de cadrage où sont rappelées intention de lecture et attentes ; puis on découvre le texte du jour ; puis on reformule ce qui a été lu pour garantir la construction d’une image globale. Ces pratiques fréquentes, proposées dans maints manuels, fonctionnant parfois avec la rigueur et la permanence d’un rituel, peuvent représenter à l’élève novice une image de la manière dont s’y prend un lecteur expert1 et fournir comme un protocole de lecture.
7Cependant, les éléments ainsi disposés sont aussi strictement contemporains les uns des autres. Le contrat (case2) et le jugement (case 6) d’une part, l’intention de lecture (case3) et la construction de significations (case 5) d’autre part, sont comme l’avers et le revers des mêmes médailles. En effet, au fur et à mesure de l’avancée dans le texte et de la mise en mémoire de ses données, les significations déjà construites vont préciser ou infléchir le cadrage générique et les intentions de lecture. Il ne manque pas d’œuvres qui, jouant de brouillages divers, conduisent à des révisions programmées. Mais une décision souveraine du lecteur peut intervenir : il ne manque pas non plus de romans policiers qui peuvent se lire comme des esquisses sociologiques 2, de comédies qui se lisent comme des traités de psychologie expérimentale 3, d’odyssées qui se lisent comme des investigations psychiques4 … Quand le jeune Simon B. suppose brusquement que la chouette pourrait être la narratrice du récit de Taïga, il revoit l’ensemble de la fiction sous l’œil d’un naturaliste. Changeant de focale, le lecteur peut modifier à la fois son intention/attention et la hiérarchie des traits qui à ses yeux constituent l’œuvre.
8De même, contrat et jugement sont solidaires : il y a des abandons de lecture qui manifestent comme une rupture de contrat, il y a réciproquement des gains insoupçonnés qui enrôlent dans une lecture autrement grave. Ainsi, tel lecteur témoigne de sa découverte du roman de Golding, Sa majesté des mouches : il regrette d’en avoir lu le premier chapitre avec la désinvolture distraite qu’un adulte réserve ordinairement aux romans d’aventures et aux robinsonnades dont il n’escompte qu’un divertissement fugace quand il découvre, au deuxième chapitre, qu’il s’agissait d’un conte philosophique dont on pouvait tirer la matière d’une méditation profonde sur la sauvagerie inscrite au cœur de l’humanité et sur le rôle des conventions sociales ou politiques. Ainsi, tel autre lecteur suspend le sérieux avec lequel il avait entamé Les Âmes mortes de Gogol pour s’abandonner à leur fantaisie grinçante…
Progression et approfondissement
9Pour rendre compte de ces changements de perspective et de ces recadrages, qui démontrent la solidarité de l’ensemble des cases de notre tableau, nous pouvons interroger l’ambiguïté de la formule d’« avancée dans le texte ». Elle peut s’entendre en référence à une progression dans le fil de la linéarité du texte et à l’accroissement des connaissances posées localement quant à l’univers de l’œuvre, mais elle peut aussi s’entendre, pour user d’une métaphore fréquente, en référence à une sorte de profondeur. Ainsi, une relecture n’est pas répétition à l’identique de la lecture précédente : d’une lecture à l’autre, le souvenir de la première permet une plus grande précision dans l’élaboration d’une intention puisqu’un champ a déjà été délimité, et, parce que ce souvenir soulage l’effort d’une prise d’information, il autorise une plus grande disponibilité pour des détails encore inaperçus. Le relecteur peut espérer combler une compréhension restée lacunaire ou bien voir assouvie l’aspiration à laquelle sa première lecture n’avait pas donné entière satisfaction mais qu’elle lui avait permis de concevoir. Les jeunes enfants le savent bien…
10De même, quand il ne s’agit pas d’une relecture différée dans le temps mais seulement de reconfigurer l’organisation des éléments du texte déjà mis en mémoire sous l’influence d’une intention de lecture désormais infléchie, le lecteur suspend son activité qui lui paraît rétrospectivement comme simple écrêtage des données pour satisfaire des attentes préconstruites dans ses habitudes lectorales, et il se rend attentif à un grain ou à un feuilleté du texte plus fin et plus prometteur. Il peut ainsi escompter satisfaire une aspiration souvent labile, qui prend corps en même temps que s’esquisse et s’étoffe une image globale qui lui réponde. Quand Simon B. suppose un rôle de narrateur à la chouette, ou quand notre lecteur investit ses interrogations sur la nature humaine dans sa lecture de Golding, ils ne savent pas vraiment où les conduira la fréquentation de l’œuvre, ils découvrent dans le même mouvement leur intérêt et ce qui, de l’œuvre, le nourrit et lui répond.
Un champ de forces
11Ces expériences de la relecture ou du remodelage rétrospectif nous conduisent à ne pas vouloir fixer dans l’axe horizontal de notre tableau synthétique un simple déroulement, mais la configuration de pôles qui structurent un champ de forces.
12Une autre image serait peut-être plus juste que notre représentation tabulaire, celle de couches successives, telles les pelures qui enserrent le germe d’un oignon. La première, en surface, nos cases 2 et 6, serait constituée par les opérations de contrat et de jugement, et tâcherait donc de cerner l’interface entre l’œuvre et le lecteur. La deuxième, nos cases 3 et 5, rendrait compte des opérations de cadrage et d’élaboration d’une image globale. Cependant, chacune de ces couches mobilise l’une et l’autre les connaissances du lecteur et les données du texte, même si elles ne le font probablement pas également : le contrat se passe souvent à la vue du titre, de l’incipit, du texte de quatrième de couverture, du sommaire parfois, bref, des éléments que l’éditeur calcule souvent à cet effet, alors que l’intention de lecture s’élabore sur une base moins étroite, tout au fil du texte, en fait, et se fonde sur un faisceau de connaissances plus large et moins saisissable.
13Cependant, dans la mesure où passation d’un contrat et élaboration de l’intention sont incessamment révisables tout au long de la lecture, et d’autant plus que la détermination d’une intention de lecture est souvent sous la dépendance du contrat passé, on ne peut arrêter les lieux de l’œuvre concernés. Toutes les tentatives de topique, même si elles peuvent rendre compte avec une certaine objectivité de la singularité d’un livre lu ou à lire, nous paraissent insuffisantes pour rendre compte de la dynamique de la lecture. Ainsi, notre capacité à figurer spatialement notre image d’un oignon est mise en échec, et nous nous contentons de la figuration tabulaire, pourtant insatisfaisante.
La lecture comme dynamique
14Pour rendre compte des forces qui animent les opérations de recadrage ou de renégociation d’un contrat, il nous semble encore possible de les formaliser sous l’image de trois champs, chacun constitué autour de deux pôles structurants.
Reconnaissance et exploration
15Le premier champ est l’oscillation entre la reconnaissance et l’exploration. Toute lecture demande en effet que le lecteur retrouve en mémoire des éléments qu’il reconnaîtra dans ce qu’il a sous les yeux, ce qu’Antoine Compagnon (1979) formule joliment ainsi : « Un livre qui ne m’offrirait aucun point d’accommodation serait proprement illisible, et je le rejetterais. » Et Jean-Louis Dufays (1994) précise : « L’inédit, le multiple, le vivant sont à eux seuls intenables s’ils ne peuvent être appréhendés par le schéma rationalisant des stéréotypes. » Dans un contexte scolaire, on peut songer à la reconnaissance des lettres, des mots, des structures syntaxiques, des macro-structures textuelles… Plus généralement, on peut songer aux stéréotypies de tous ordres, qui peuvent se situer « sur le plan proprement linguistique (syntagme, phrase), sur le plan thématico-narratif (scénarios, schémas argumentatifs, actions, personnages, décors) ou sur le plan idéologique (propositions, valeurs, représentations mentales) » (Dufays, Gemenne et Ledru, 2005), qui peuvent s’incarner à une échelle très locale (comme les poncifs) ou s’étendre à l’ensemble du texte (comme le genre).
16L’enjeu d’une lecture peut parfois, dans le cas des lecteurs de séries ou de collections populaires, ou dans le cas des élèves qui entrent dans des relectures fréquentes, se satisfaire d’une simple réassurance de sa propre compétence lectorale ou d’une confirmation de ses stéréotypies réactualisées. Le gain narcissique n’y est assurément pas nul. Mais souvent, et notamment dans le contexte scolaire où les maîtres ont le souci de proposer des œuvres qui, comme ils disent, « fassent grandir », la lecture ne saurait se réduire à une reconnaissance : le lecteur dans et par sa lecture apprend, s’émeut, explore… C’est dire que régulièrement ce qu’il a sous les yeux ne correspond pas immédiatement à ce qu’il avait en tête, qu’il est donc conduit à révoquer en doute ce que sa mémoire lui avait fourni : savoirs encyclopédiques et représentations sur le monde, topoï, modèles de scripts, perspective idéologique, etc. Cherchant à restaurer une cohérence égarée, à reconstituer un lieu commun acceptable entre ce qu’il a en tête et ce qu’il a sous les yeux, il mobilise d’autres connaissances antérieures, il guette les marques linguistiques de cohésion, il suppose d’autres significations aux mots, aux structures qu’il pensait connaître, il « lève les yeux de son livre » (Macé, 2011)… Cette reconfiguration est justement ce par quoi une lecture détermine un avant et un après, ce par quoi un texte peut nous modifier et peut « faire grandir ». « Lire, c’est reconstituer en soi la pensée d’autrui. » Cette définition, proposée dans une conférence par Viviane Bouysse, pose le paradoxe que vit tout lecteur : il lui faut, avec ses propres moyens, faire la place à ce qu’il n’avait pas formulé lui-même, et ménager en soi l’énonciation d’un autre en même temps que la recevabilité de son énoncé5. Elle rend compte de l’ajustement fréquemment nécessaire entre ce que le lecteur avait en tête et ce qu’il a sous les yeux, elle parle à sa manière concise des « expériences de pensées » (Lecercle et Shusterman, 2002) qu’engendre le remodelage des connaissances et conceptions antérieures.
17Cette définition peut évoquer des bouleversements parfois plus profonds, elle rend aussi justice à l’emploi du mot « œuvre », souvent remplacé par le mot « texte » dans la réflexion didactique : l’œuvre n’est pas qu’un objet linguistique, elle opère une transformation chez celui qui la lit. Wolfgang Iser (1985) l’explique ainsi :
Désormais, on ne devrait plus parler d’œuvre que lorsqu’il y a, de manière interne au texte, processus de constitution du lecteur. L’œuvre est ainsi la constitution du texte dans la conscience du lecteur.
18Et il explique pourquoi cette constitution est nécessairement voilée :
[…] ce qui est familier fait valoir que dans la répétition, ce n’est pas lui qui présente un intérêt, mais que c’est quelque chose qui dérive d’un usage encore inconnu. Le texte ne peut formuler cet usage car il s’agit d’une « figure de la conscience » qui n’est pas encore conceptualisée et qui ne peut s’attacher à la validité de concepts acceptés.
Une spéculation
19Le second champ de forces est de l’ordre de l’intérêt. On prendra ici ce mot quasiment dans le sens qu’il prend dans un contexte financier, ce que suggère d’ailleurs la métaphore du contrat dans la formulation proposée par Roland Goigoux de la case 2. On se souviendra qu’étymologiquement, « interpréter » avait rapport avec l’estimation commerciale, l’interprète arbitrant les prix sur les marchés de l’Empire romain. Pour maintenir la même logique, nous proposons de reformuler la case6 en « estimation du gain 6 ». De même qu’un investissement suppose nécessairement, dans le cas, du moins, où il est librement contracté7, un retour sur investissement, de même le lecteur qui consent librement un effort d’attention, de vigilance et de disponibilité s’attend à être payé de retour. Les gains qu’on peut espérer sont sans doute innombrables, nous ne pointerons ici que les domaines où, confirmant les options de Barthes (1970), les élèves témoignent le plus souvent qu’une reconfiguration de ce qu’ils avaient en tête est intervenue : domaine aléthique (le gain est alors d’apprendre quelque chose de nouveau, de trouver confirmée une connaissance antérieure ou seulement de rencontrer un appui pour départager d’un univers fictionnel les éléments universellement attestés, les éléments fictionnalisés et les éléments inventés) ; domaine idéologique (le gain est de voir confirmé, ébranlé ou affiné un point de vue, une croyance déjà là) ; domaine éthique (le gain est d’identifier dans le texte des principes ou des modèles pour comprendre ou régler sa propre conduite) ; domaine esthétique (le gain est de l’ordre du plaisir ou de la jouissance – ou seulement de l’information8 des perceptions).
20La métaphore de l’ingestion dit volontiers l’accroissement de savoir, d’être, de sagesse ou de jouissance que procure la lecture. Alberto Manguel (1998) retrace l’histoire de cette image venue d’un passage du livre d’Ézéchiel (2. 9-10), reprise par Jean de Pathmos (Apocalypse, 10. 9-11) : « Mange le livre. Il remplira tes entrailles d’amertume, mais en ta bouche, il aura la douceur du miel. » Manguel montre comment, d’abord figuration d’une élection divine et de son ambivalence, elle dégénère et se laïcise en figure gastronomique de n’importe lequel des gains que la rumination d’une page écrite peut amener.
Une pratique socialement signifiante
21Un troisième champ de forces est moins souvent évoqué dans les écrits didactiques, parce qu’il est moins directement impliqué dans l’acte lexique lui-même. De fait, il est davantage social et, à ce titre, plutôt l’objet des travaux des sociologues de la lecture. Dans l’espace de l’école, où les objets à lire sont peu ou prou prescrits, la valeur affectée à ces objets recouvre régulièrement la valeur affectée à l’institution scolaire elle-même…
22Mais, même hors l’école, il est rare que nous rencontrions un livre totalement par hasard, en suivant notre seul caprice. Les membres d’une société lettrée, fréquentant des cercles de gens lettrés, tiennent et font circuler des discours autour des livres. Des espaces sont institués pour les recueillir, les diffuser. Les quotidiens comme Le Monde, Libération … consacrent un supplément hebdomadaire aux livres, des revues comme Le Matricule des Anges ou La Quinzaine littéraire sont spécialisées dans la diffusion de critiques. La littérature pour la jeunesse elle-même connaît une médiatisation à destination du grand public grâce à l’émission « L’as-tu lu, mon p’tit loup ? » sur les ondes de France Inter, grâce à des rubriques spécifiques dans Télérama ou « Le Monde des livres », grâce à des revues comme Citrouille ou La Revue des livres pour enfants. On constate aussi une multiplication des lectures publiques comme, naguère, le festival des Langagières de Reims, ou les annuelles Lectures sous l’arbre qu’organise Cheyne éditeur, par exemple. Autant d’occasions pour les lecteurs/auditeurs d’échanger commentaires et recommandations. Alors, même si la rencontre de hasard tient un rôle crucial9 dans les discours sur la lecture, il nous paraît bien que dans la réalité, la plupart des textes que nous lisons nous ont été indiqués, recommandés, prêtés dans les cercles de lecteurs que nous fréquentons. Jean-Louis Dufays (1994) présente même ces influences comme un élément de la compétence du lecteur :
Dans la plupart des cas, la connaissance qu’a le lecteur des métatextes est assez réduite […]. Le rôle des métatextes n’en est pas moins déterminant dans la grande majorité des lectures car les textes ont besoin pour être choisis par le lecteur de bénéficier d’un minimum de renommée.
23Aussi bien, comme le montrent maints et maints sociologues de la lecture, lire tel ou tel texte signe une appartenance sociale. Michèle Petit (2002) en fait une claire démonstration : la lecture peut être aussi un moyen de s’affranchir de son origine sociale, de s’encanailler ou, au contraire, de se distinguer… Sans adopter toutes les conclusions de René Girard (1961) dans ses analyses du désir « triangulaire », du snobisme et du bovarysme, nous percevons cependant qu’il y a des bénéfices sociaux (de légitimation, de confirmation…) à avoir lu tel ou tel texte, en réponse aux incitations qu’entraîne une inscription en conformité ou en décalage avec une société de lettrés.
24Si le geste de lire correspond en apparence à un geste qui met à l’écart, il correspond en réalité à une forme autre de socialisation, à l’élaboration d’une relation à autrui, un autre qui recevra subjectivement, selon le degré de perspicacité ou d’appropriation de l’œuvre, la figure d’un auteur, d’un prescripteur ou d’un co-lectorat virtuel. Dans le cas des élèves de l’école primaire, il y a une sensibilité très grande aux distinctions entre « textes pour les petits » et « textes pour les grands »10, « livres pour les garçons » et « livres pour les filles », « livres de l’école » et « livre de la maison », etc. Il y a aussi urgence pour eux à n’être pas exclus des références de la classe (les « classiques »), à être d’intelligence avec la micro-société des camarades où, comme dans le vaste monde lettré, les textes régulent l’action, formalisent la connaissance, socialisent perception, émotion ou sentiment singuliers.
25C’est l’image du passeport que revêt souvent tel ou tel livre, parce qu’il est susceptible de nous ouvrir des espaces qui ne sont pas a priori les nôtres. « Ah ! permettez, de grâce/Que pour l’amour du grec, Monsieur, on vous embrasse11 ! » Si l’on peut, mieux qu’une Philaminte, résister aux prestiges douteux de ces passeports aussi faciles à acquérir qu’à disqualifier, il n’en reste pas moins vrai que certaines lectures s’imposent aux impétrants des rites initiatiques mondains ou scolaires, et qu’une bibliographie sert parfois de carte de visite.
26Nous suggérons donc d’ajouter au schéma deux cases supplémentaires pour rendre compte de ces deux pôles. La case 1 regroupe sous le terme d’« injonction sociale » toutes les formes de prescription, des plus légères (le prestige d’un cercle social) aux plus impérieuses (l’obligation scolaire ou professionnelle) en passant par la recommandation d’un ami, d’un critique ou d’un bibliothécaire, par une allusion dans un livre apprécié ou, tout simplement, par la séduction des machineries publicitaires ou éditoriales… La case 7, qui lui fait pendant, regroupe de manière très synthétique (et, sans doute, approximative) les divers aspects du lecteur marqué par l’opération de la lecture, ou plutôt les fonctions que notre société assigne à la lecture.
Définition des lectorats
27La première fonction que joue la lecture est d’assurer la socialisation des savoirs, des affects, des comportements… au-delà même du cercle social étroit où chacun se meut. Par la publication, l’écrit échappe à son auteur, il « roule à travers les lieux et les âges » (Platon, Phèdre). De ce fait, il permet que se constitue par-delà les frontières historiques, géographiques ou sociales, un « forum de négociation » (Bruner, 2000) universel qui fonde l’humanité cultivée. Dans l’espace de la classe, l’écrit – ou plutôt les lectures qu’il supporte – constitue un élément objectif qui autorise le débat : en parlant d’une œuvre, ou d’un énoncé de mathématique, on ne parle plus de soi-même et de ses propres représentations, mais on parle de la façon dont le texte, ou la lecture qui en est faite, est ou non recevable. La médiation de l’écrit déplace en quelque sorte les débats : non plus affrontement de personnalités, mais divergence de lectures, de représentations, d’enjeux. De relations interpersonnelles directes, avec tous les conflits d’influence, de domination et d’intimidation, les discussions se déportent vers des relations intersubjectives, objectivables et rationalisables. Le lectorat est alors la communauté des lecteurs potentiels, sub specie universi. On peut rapprocher ce point des analyses de Florence Dupont (1994), sur le fait que la loi, à Athènes, était essentiellement écrite dans une énonciation neutre (« le peuple d’Athènes a décidé… »), alors que chez les Romains, la loi se formulait et se votait dans l’énonciation orale du sénateur qui l’avait proposée. L’ensemble des lecteurs ou l’agora étaient garants de la rationalité démocratique des décisions légales.
28Une deuxième fonction tient à la régulation des savoirs, des affects, des polémiques, des comportements… Notre époque lettrée confie effectivement à l’écrit, à ce forum de négociation, et non plus aux « lois divines et humaines », au « mos majorum » ou à la seule autorité du « Magister », le soin de dispenser le dernier mot de la science, du droit, des émotions… La Constitution, l’ensemble des lois et la jurisprudence détiennent la clé du droit, comme les revues scientifiques celle des savoirs, comme d’autres écrits témoignent de l’aventure humaine… Dans la classe, de même que dans la société, une controverse se tranche par le recours aux textes, au règlement, au dictionnaire, à un documentaire, à un poème… qui disent la règle valable hors de l’école et dans l’école même. Le lectorat est alors la communauté des lecteurs qui recourent à l’écrit, animés des mêmes préoccupations et dans les mêmes desseins.
29La troisième fonction est la formalisation qu’impose l’écrit. Dépouillée de tout prestige lié à son auteur, et parfois anonyme, soumise à la lecture du plus grand nombre, la pensée écrite suppose une expression stable et permanente. Qui plus est, les contraintes de l’écrit donnent symétriquement forme à la pensée. Jack Goody (1979), par exemple, montre ainsi comment l’inscription dans des listes a pu entraîner des remaniement importants de la perception du monde et de soi même.
30Sur le versant de la lecture, la rigueur de cette formalisation n’est pas sans obliger. Elle oblige, bien sûr, comme nous le disions, à reconstituer en soi la pensée de l’autre, elle oblige aussi à respecter la lettre, à prendre sérieusement en compte, quasi philologiquement, les codes qui ont conduit cette pensée à adopter cette forme-là. Dans la classe, beaucoup de lectures visent à s’approprier justement ces codes et à éduquer les enfants à cette discipline qui rend possible la circulation des écrits. Mais, bien sûr, c’est sur le versant de l’écriture que les activités dans ce sens sont les plus manifestes. Cependant, le lectorat peut apparaître aussi comme l’ensemble des individus qui se sentent assez compétents pour prendre en charge la lecture de l’écrit.
Au cœur de la lecture
31Au centre du tableau, une case a été laissée vierge : Roland Goigoux réserve à son commentaire le soin de la renseigner. C’est le lieu de toutes les interactions, le nœud intime de la lecture. Deux approches nous paraissent prétendre également la renseigner. La première, issue des recherches de psychologie cognitive, parlera ici de processus mentaux. Ainsi, selon Jocelyne Giasson (1990) : les micro-processus qui touchent l’identification et le traitement des unités infralexicales (lettres, graphèmes, signes de ponctuation… jusqu’aux mots) ; les processus d’intégration (identification des champs lexicaux, intégration syntaxique, traitement des séquences propositionnelles, des chaînes anaphoriques et de la connexion) ; les macro-processus (traitement des organisateurs textuels, sélection et hiérarchisation de l’information). La deuxième approche, issue des travaux des sémioticiens, envisagera plutôt les éléments venus des compétences du sujet. Ainsi, les phénomènes d’inférence logique (liée aux données du texte) ou pragmatique (liée aux connaissances sur le monde) qui permettent de combler les non-dits du texte ; les abductions ; les opérations d’élaboration participative.
32L’articulation entre ces deux approches est complexe du fait que l’ambition de l’une et celle de l’autre ne sont pas superposables. Roland Goigoux évoque ainsi des « désaccords » :
[entre les] didacticiens du français intéressés essentiellement par l’axe horizontal du schéma (et souvent trop peu sensibles aux processus mentaux qui permettent aux enfants d’identifier les mots et de comprendre les textes) [et les] psychologues de la connaissance préoccupés par l’axe vertical […] et se souciant assez peu des problèmes de contrat de lecture et de jugement sur les textes.
33La ligne de partage qu’il suggère ainsi passerait donc entre une préoccupation pour les processus indépendants de la singularité de l’œuvre, du lecteur et du moment historique de la lecture, et une préoccupation pour cette singularité de l’interaction entre texte et sujet lecteur.
34Selon l’approche cognitiviste, la case vierge (qu’on noterait alors « Case B ») sera légitimement occupée par des éléments qui veulent décrire des fonctionnements décontextualisés, valables pour tous les textes, quel que soit le matériel graphique sous les yeux du lecteur. Lors d’une lecture singulière seraient ainsi activés des processus qu’on peut retrouver à l’identique dans n’importe quelle lecture. Dans cette perspective, les éléments indiqués dans la case C (« Données textuelles ») sont peut-être incomplets : l’organisation hiérarchique formulée ne semble viser que les unités de la plus petite à la plus grande (d’une échelle infralexicale à une échelle textuelle) telles qu’elles sont isolables dans la continuité du flux linguistique. Cela paraît insuffisant à rendre compte des opérations de délinéarisation, qu’elles soient conçues sur le mode d’une arborescence ou selon une « lecture réticulaire » (Rastier, 2008), délinéarisation que doit effectuer le lecteur pour construire une image globale du texte. Certaines unités, comme « discontinues12 », semblent à l’évidence avoir une consistance13 suffisante pour garantir de texte en texte la saisie et l’intégration de l’information en signifiants plus ou moins abstraits qui traversent le texte dans son entier sans qu’elles s’insèrent dans une hiérarchie d’unités syntaxiquement emboîtées. Ainsi, pour le récit, les unités du personnage, du cadre spatio-temporel… Et nous ajouterons : selon un modèle des réseaux, les isotopies. Nous proposons d’en enrichir la case C de notre tableau n° 2.
35Selon l’approche que Roland Goigoux attribue aux didacticiens, la case vierge (qu’on appellera alors case 4) sera complétée par les opérations qui permettent de renseigner spécifiquement les formats de réception déjà construits dans les habitudes du lecteur (et qui donc ne sont guère différentes des processus visés par les psychologues de la cognition, si on considère la généalogie de ces processus largement liée à une routinisation de procédures de résolution de problème) et surtout par les opérations de renégociation, de recadrage et de remodelage des connaissances antérieures auxquelles conduit la singularité de la rencontre entre l’œuvre et le lecteur.
36Pour mieux définir ces opérations, on peut sans doute s’attacher à ce qui constitue un point d’intérêt aussi bien pour les psychologues de la cognition et pour les didacticiens de la lecture, à savoir le complètement du texte auquel procède le lecteur.
Lecture et complètement du texte
37C’est assurément un truisme d’affirmer qu’un discours ne peut tout dire, que l’énonciateur fait toujours un choix de traits qui lui semblent susceptibles de permettre la compréhension. Le lecteur comble les blancs, souvent à son insu, parce qu’il tisse les informations du texte avec ses représentations mentales préexistantes, ou parfois consciemment, parce qu’une évaluation aura détecté une perte de compréhension.
Inférence et abduction
38Le concept d’inférence apparaît aussi bien dans les descriptions des uns et des autres. Umberto Eco (1992) la définit comme la simple application d’une loi à une occurrence, rendue éventuellement nécessaire pour établir la cohérence sémantique de l’ensemble du texte. Si « les Indiens s’éloignent vers le soleil couchant » (exemple de Giasson, 1990), j’en infère qu’ils partent vers l’ouest parce que mes connaissances encyclopédiques me fournissent la loi selon laquelle le soleil se couche toujours à l’ouest. Il s’agit là d’une inférence logique qui n’opère qu’une sorte de traduction des données du texte, traduction utile dans un contexte où l’embuscade de la cavalerie des « visages pâles » serait nettement située géographiquement. Je peux aussi inférer qu’ils partent à cheval parce que mes connaissances encyclopédiques m’indiquent que c’est un mode de transport usuel pour des Indiens d’Amérique. Il s’agit alors d’une inférence pragmatique qui complète les données du texte pour rendre compte d’un hennissement mentionné plus loin dans le texte. Avec le risque, bien sûr, que ce hennissement s’avère plus tard une désignation métaphorique pour le cri de coyotes affamés en train de regarder s’éloigner des proies bipèdes et convoitées…
39C’est précisément pour distinguer les complètements automatiques et pertinents de ceux qui se montrent « déviants », qu’est utile la notion d’« abduction ». Eco la distingue de l’inférence comme un processus de production d’une production réalisée. Alors que l’inférence est la mise en relation constatée rétrospectivement d’une loi générale avec un cas d’espèce, il définit l’abduction dans son dynamisme : ni induction (du cas d’espèce à la loi), ni déduction (de la loi au cas d’espèce), l’abduction est mise en relation provisoire et toujours révisable d’un cas d’espèce et d’une loi dont on ne sait si elle est valable en l’occurrence ni même si elle existe. En quelque sorte, le lecteur active des réseaux de cohérence sous bénéfice d’inventaire. Il peut aussi en activer plusieurs en attendant de voir lequel va se trouver actualisé dans le texte après qu’il sera connu dans son ensemble.
40Umberto Eco distingue trois sortes d’abductions selon le type d’instructions inscrites dans le texte pour identifier la loi à mobiliser. L’abduction est dite « hypercodée » quand le co-texte indique de manière contraignante la loi à appliquer, parce qu’il fournit un ensemble de propositions qui l’engendre de façon quasi automatique. Nos Indiens engageant vers l’ouest leurs montures pourraient illustrer ce cas. De même, les élèves qui établissent que Louve prend un avion pour un oiseau parce qu’il est normal qu’elle ramène l’inconnu à du connu opèrent une abduction hypercodée. Elle est « hypocodée » quand la loi doit « être sélectionnée par une série de règles équiprobables », quand elle débouche sur une alternative du type « si… alors », sur une sorte d’indécision entre plusieurs lectures concurrentes soumises à validation ultérieure, comme notre lecteur a peut-être fait s’il s’est demandé quels Indiens nous évoquions, des Indiens d’Amérique ou des Indiens du subcontinent asiatique – du moins avant que les mentions de « visages pâles » et de « coyotes » n’imposent un contexte nord-américain et n’obligent à une abduction hypercodée. De même, les élèves qui hésitent sur la direction du trajet d’Ivan (de chez ses parents à chez son oncle ou, inversement, de chez son oncle à chez ses parents) pratiquent des abductions hypocodées dont l’une est confirmée assez tardivement.
41Enfin, elle est dite « créatrice » quand la loi n’est pas déjà disponible pour le lecteur, quand celui-ci doit l’élaborer pour la circonstance. Sur la base d’un rapprochement auquel il est sensible et dont il subodore qu’il peut être fécond, le lecteur bricole une règle qu’il peut ensuite tester, à titre d’hypothèse, sur l’ensemble du texte. Quand les élèves mettent au jour l’inhibition dont pâtit le jeune héros de Taïga, ils élaborent une règle – valable dans le monde de référence de notre œuvre – selon laquelle l’inconscience est nécessaire à l’illusion qui confond Louve avec un chien, confusion elle-même nécessaire pour que Louve ne le dévore pas. Et cette règle leur permet d’interpréter avec une relative aisance les passages où Ivan renonce à une conscience lucide. Selon la même logique d’abduction créatrice, mais pour le coup avec une extension qui dépasse l’œuvre qui la provoque, le lecteur peut infléchir la définition implicite qu’il avait affectée à un mot ou à une structure syntaxique méconnus. Les élèves qui réfléchissent à la notion d’instinct et qui alourdissent la conception première qu’ils en avaient du poids des « règles […] inscrites au fond d[u] cœur, depuis des millénaires, transmises de génération en génération » (p. 28), ces élèves élaborent par abduction créatrice une règle selon laquelle « instinct » ne signifie pas seulement « comportement automatique », mais aussi transmission inconsciente d’un acquis inconscient, pour ainsi dire inscrit au fond du corps.
42La mise en relation de l’occurrence et d’une règle abduite peut n’avoir pas été programmée par l’écrivain à l’origine du texte, l’abduction créatrice n’est pas la reconstitution d’une tacite consigne d’écriture. C’est une « création d’un monde textuel » propre au lecteur qui la doit plutôt à son « intuition » (Eco, 1992).
43Umberto Eco ajoute que l’abduction créatrice pose le problème de la validité pragmatique d’une extension de la loi ainsi constituée : peut-on l’étendre à l’ensemble du monde connu ? Peut-on sur cette base reconfigurer les connaissances encyclopédiques ? Peut-on, par exemple, réviser la définition qu’on donne en langue au mot « instinct » ? Il crée le terme de « méta-abduction » pour évoquer la décision à prendre. Si cette loi inédite est reconnue valide, alors elle amène un « changement de paradigme ». La méta-abduction paraît ainsi fondamentale « dans les découvertes scientifiques révolutionnaires ». Dans notre corpus, c’est une logique de cet ordre que poursuit la maîtresse de la classe B lorsqu’elle conduit les élèves à penser la distinction entre point de vue et narration. En tout cas, la méta-abduction nous paraît aussi capitale dans l’acquisition du vocabulaire inconnu, dans la construction des stéréotypes par le travail de mise en réseau, dans l’élaboration des connaissances métalexiques. Elle nous paraît, pour tout dire, centrale dans toutes les situations de transfert de connaissance.
Élaboration et paradigme intérieur
44Un aspect non moins important du complètement du texte tient à ce que les psychologues de la cognition désignent par le terme d’« élaboration », ou plus précisément par l’expression d’« imagerie mentale », dans la mesure où c’est la dimension visuelle qui a été la plus étudiée (voir Giasson, 1990). Ainsi, le lecteur se construit une vision singulière des informations dispensées par le texte ; il prête, en quelque sorte, sa propre expérience du monde et restitue l’épaisseur de son expérience sensible à la sécheresse de l’énoncé, il dote l’abstraction du lexique utilisé des sensations qu’il attache aux référents connus. Outre la maîtrise du vocabulaire et la perception des situations évoquées, les réseaux isotopiques et les connotations orientent ces éléments projectifs. Mais le surcroît d’investissement fantasmatique du lecteur dans l’illusion référentielle peut permettre d’affiner la compréhension. Ainsi, les maîtres des trois classes que nous avons observées proposent volontiers à leurs élèves de « se faire le film dans leur tête ».
45Ce même phénomène est développé par Gérard Langlade (2004) dans une perspective qui envisage l’importance de la subjectivité dans la lecture, laquelle peut rendre compte de certaines inflexions (pour ne pas évoquer les contresens qu’attestent certains élèves, comme la condensation de Taïga et de Louve en une seule figure maternelle). Il fait état de pratiques bien attestées, jusques et y compris chez des lecteurs aussi scrupuleux que Marthe Robert qu’il cite. « Sélection singulière des matériaux textuels », selon une « logique du sujet lecteur », cette activité ne correspond à aucune instruction du texte, mais à « un paradigme intérieur » au sujet, souverain et injustifiable, dont peut-être la théorie analytique pourrait rendre compte ou peut-être les traces mnésiques des lectures d’enfance…
46Face obscure, refoulée, de la lecture experte, cette « distance participative14 » est pourtant aussi indispensable qu’inavouable : comme l’imagerie mentale, mais sur un mode plus intime et plus arbitraire, elle suture le monde textuel présenté avec l’expérience sensible qui constitue le lecteur dans le monde réel, elle concerte les échos entre le monde du texte et le monde subjectivement investi par le lecteur, elle ourdit une « adhésion vivante » à ce qui, sans cela, resterait lettre morte. À l’école, il nous semble cependant que ce mode de lecture est souvent recherché (constamment et par toutes sortes de stratégies en maternelle, ensuite occasionnellement, par les dispositifs de sélection anthologique, par exemple), en même temps qu’il est incessamment cantonné pour sauvegarder la possibilité d’une intersubjectivité, voire d’une objectivité.
47C’est que le texte court le risque de voir s’effriter sa stabilité et sa clôture. En poussant jusqu’à son terme la logique de l’élaboration subjective, Pierre Bayard (2002) estime que chaque lecteur « constitue son propre texte singulier », et que toute confrontation entre lecteurs ne peut être qu’« un dialogue de sourds ». Pour lui, cet établissement d’un texte singulier est la condition d’une « adhésion vivante à l’œuvre, ce par quoi nous en devenons les habitants ». Cette position ultime, quelque pertinente qu’elle puisse paraître dans le cas des lectures privées, ne saurait être admise dans l’enceinte scolaire où prévalent nécessairement à la fois un texte objectif, constitué en lieu commun d’au moins la classe entière, support des échanges d’une part et des lectures validables en dehors de la sphère subjective, négociées dans l’intersubjectivité, voire acceptables en dehors de la sphère scolaire d’autre part.
Digression au sujet de quelques termes
48Ces deux positions, de Jocelyne Giasson et de Gérard Langlade, rendent pour partie compte du poids que pèsent les structures du sujet lecteur. Cependant, de même que l’abduction désigne le dynamisme qui anime la production de ce qui sera inférence après qu’elle aura été effectuée et validée, de même l’expression d’« imagerie mentale » paraît désigner le résultat des prélèvements dont Langlade décrit le processus. En effet, les études citées par Giasson portent sur le contraste entre des lectures arrêtées, alors que les exemples développés par Langlade sont des commentaires en cours de lecture, tenus à un moment où la matière du livre n’est pas épuisée et où ce qui en a été perçu n’est pas pris dans le sentiment d’une compréhension achevée.
Lecture et leçon
49Pour notre propos, il semble donc important de distinguer avec rigueur ce qui relève des processus à l’œuvre dans le temps même de la lecture et ce qui relève de ce que la lecture produit. Nous proposons de réserver le terme de « lecture » à la désignation de l’élaboration d’une compréhension ou d’une interprétation, et de recourir au terme de « leçon » pour désigner le produit. On se souvient en effet, avec Cerquiglini (1989), que les philologues qui établissent le texte d’un auteur ancien sont souvent confrontés à plusieurs manuscrits qui comportent des variantes. Ils ont donc à choisir lesquelles de ces variantes ils vont retenir ou à partir desquelles ils vont tenter de rétablir par conjecture un passage corrompu. Entre autres critères, ils s’appuient sur leur propre compréhension : ils ont ce pouvoir extraordinaire de pouvoir faire dépendre la lettre du texte de ce qu’ils décident d’y lire. C’est précisément cette littéralité sous la dépendance d’une compréhension que les philologues appellent « leçon ». Nous reprenons ce terme pour désigner l’état donné d’une compréhension ou d’une interprétation qui vient motiver une littéralité du texte, quelle que soit la légitimité de cette compréhension ou de cette interprétation, dans un contexte scolaire où pourtant la littéralité ne fait évidemment pas débat. Cet emprunt nous paraît néanmoins possible dans la mesure où le lecteur ne se soumet pas servilement à la littéralité mais construit le sens littéral aussi bien que sa compréhension ou son interprétation. Le détournement que nous infligeons ainsi à ce terme nous permet de centrer notre attention sur les processus en jeu indépendamment de la validité de la production. Le bénéfice, non négligeable en didactique, permet de définir une perspective où il est loisible de mettre sur un même plan et de confronter des leçons concurrentes entachées de contresens patents, et des leçons qui en sont exemptes : c’est la condition pour distinguer d’une part les errements que discrimine l’écart à la leçon attendue par le maître (et la communauté des lecteurs experts dont il est un représentant) et pour lesquels il convient sans doute de penser une intervention en termes d’instruction des codes engagés, et d’autre part les errements qui relèvent d’une conception inadéquate de l’acte lexique pour lesquels l’intervention didactique pourrait porter plutôt sur des postures ou des savoir-faire métalexiques.
50Cependant, pour signifier notre emploi spécifique du mot et son statut d’emprunt, nous l’écrivons en lettres italiques, afin que cet usage ne soit pas confondu avec l’emploi plus ordinaire où il désigne un dispositif ou une séance d’enseignement.
Sens et signification
51Dans un souci semblable, sur le versant de l’œuvre et de ses effets, il nous semble opportun de distinguer entre son « sens » et sa « signification ». Les usages sont divers et flottants. Le dictionnaire le Petit Robert indique ainsi à la rubrique « Sens » : « Idée ou ensemble d’idées intelligible que représente un signe ou un ensemble de signes. Voir signification. » Et à la rubrique « Signification », on lit : « Ce que signifie (une chose, un fait). […] Sens (d’un signe, d’un ensemble de signe, et spécialement d’un mot). Rapport réciproque qui unit le signifiant et le signifié. » La reprise des deux termes dans l’un et l’autre article suggère une circulation tautologique, ou du moins des emplois légitimement synonymiques.
52François Rastier (2003) définit les deux termes en décrivant leur appartenance à l’une ou à l’autre des deux problématiques dominantes qu’il distingue dans la tradition épistémologique des sciences du langage. La première, « de tradition logique et grammaticale, privilégie dans le langage les signes et la syntaxe » ; la seconde, « de tradition rhétorique ou herméneutique, prend pour objet les textes et les discours ». Il montre ainsi que la signification (référentielle, inférentielle comme différentielle) est liée à une théorie du signe : le signe est alors posé comme une unité que fige la « sémiosis » – la convention qui associe signifiant et signifié – et que réifie une ontologie « qui n’est autre que la doxa des positivistes » et qui « subordonne […] l’apparence des signifiés à l’essence des choses ». Il montre symétriquement que le sens se fonde sur le texte, et sur la performance sémiotique que le texte demande à son lecteur. « Le sens est produit dans des parcours qui discrétisent et unissent des signifiés entre eux, en passant par des signifiants. » Le cœur de son argumentation est donc une réflexion sur la pierre de touche que constitue le signe, ses diverses acceptions, ses valeurs différentielles. Or, « le signe isolé est un artéfact : il n’est pas observé directement et c’est une décision méthodologique d’isoler un signe ». Il oppose à cette objectivation artificielle l’usage ordinaire du langage :
Pour le linguiste-philologue, la signification d’un mot se confond avec l’histoire de ses interprétations. Pour le locuteur, elle se confond avec la tradition énonciative et interprétative dans laquelle il le situe, et qu’il perpétue à sa manière.
53Il en vient ainsi à renverser la hiérarchie fréquemment mise en avant. Pour lui :
[…] le sens n’est pas de la signification déformée par le contexte : la signification ne serait plus un type diversement déformé dans ses occurrences qui constituent les sens, mais du sens normalisé car coupé de son contexte.
54De ces analyses de Rastier, nous retenons que la différence qu’il y a entre l’histoire de lecteur (« la tradition énonciative », pour reprendre le terme de Rastier) vécue par le maître et celles vécues par les élèves peut, certes, engendrer des sens différents ; mais, surtout, nous retenons que la déclivité entre la théorisation du signe à la disposition du maître et celle à la portée des élèves va entraîner des différences d’appréciation quant à la recevabilité de telle ou telle leçon. Or, dans l’espace scolaire, cette recevabilité est souvent mesurée selon une « tradition logique et grammaticale » à l’aune de la signification, puisqu’elle y est argumentée par l’analyse des données textuelles et par la mobilisation des savoirs linguistiques ou des stéréotypies de notre case A. Lieu d’apprentissages de savoirs normalisés, lieu où s’explicitent les raisons de défendre telle ou telle leçon, c’est implicitement mais très efficacement que l’École contribue à la « doxa des positivistes ».
55On retrouve une distinction entre sens et signification dans une tout autre approche des phénomènes : nous pensons ici aux tentatives pour penser l’analogie entre l’interprétation à l’œuvre dans une cure analytique et l’interprétation à l’œuvre dans la lecture. Ainsi, Jean-Marc Talpin (1996) pose que, face à une œuvre, « le lecteur n’interprète le texte et lui-même par le texte qu’en demeurant dans le cadre établi de l’attente, du pacte et de la jouissance esthétique ». Selon lui, le fait même de lire établit une relation à un « objet narcissique complet15 », ce qui permet que le lecteur méconnaisse ses propres interventions interprétatives « dans le texte » et qu’il souscrive, à mesure de son investissement, un « crédit de sens, même si celui-ci demeure sens potentiel, sens en puissance, sens à construire ». Le sens se tient donc dans la tension vers « un tout clos sur lui-même » ; il maintient, par exemple, dans la jouissance, le lecteur absorbé dans la lecture d’une intrigue palpitante. La signification, en revanche, surgit quand le lecteur perçoit et fait état d’une discordance insurmontable entre son mode de penser et celui actualisé par le texte, lorsque se défait le « tout investi narcissiquement », quand s’opère une interprétation non plus « dans le texte » mais « du texte », quand le lecteur interrompt son activité pour « lever les yeux16 » et écouter en lui-même les résonances de telle ou telle expression.
56La signification suppose donc d’occuper une position extérieure aux dynamismes qui animent la lecture et en déterminent le sens. L’extériorité de cette position est construite, pour François Rastier (2003), par la quête d’une confirmation des présupposés – repris sans qu’ils soient interrogés dans la tradition grammaticale – de la logique aristotélicienne qui associe mot, concept et chose dans les opérations de référence ou d’inférence. Pour Jean-Marc Talpin, cette extériorité est construite par l’appui sur des « repères théoriques » qui permettent de mettre au jour les similitudes entre des formes, certes individualisées, mais toutes dérivées du « moule des fantasmes originaires »17.
57Dans les deux cas, la signification suppose une sorte de suspension d’une quête et de transcodage ou de réduction à un schéma intellectuel préconstruit. On peut hésiter à importer dans la réflexion didactique qui se préoccupe des jeunes élèves une hégémonie des points de vue formels. C’est pour des raisons similaires que Michel Charles (1995) propose :
[…] le refus d’une réduction […] au terme de laquelle se perdent et la sensation du grain du texte (discours hédoniste) et l’appréhension de son sens profond (discours moral) ; en d’autres termes, une réduction du texte par laquelle nous échappe précisément ce par quoi il nous touche, comme individus ou comme être sociaux.
58Et nous ne pouvons que mettre en regard l’injonction ministérielle énoncée en 2002 dans les documents d’accompagnement des programmes : « À l’école primaire, il ne s’agit en aucune façon de proposer aux élèves une initiation qui passerait par une explication formelle des processus narratifs ou stylistiques18. »
59De notre modeste point de vue, quasi à hauteur d’élèves, nous ajouterons que le mot « sens » permet de désigner aussi une orientation directionnelle (comme dans l’expression de « sens unique », par exemple), et qu’il désigne encore les moyens de la perception. Pour toutes ces raisons, nous proposons de le réserver pour évoquer ce qui incite le lecteur au travail d’appropriation : le sens de l’œuvre est pour nous ce qui se joue entre un intérieur et un extérieur du lecteur (comme dans les phénomènes de perception, comme lorsqu’on parle des « cinq sens »), et ce qui oriente la lecture d’un état du lecteur à un autre. De l’autre côté, le suffixe du mot « signification » oblige à une valeur aspectuelle, laquelle peut s’actualiser selon les contextes en valeur imperfective ou valeur perfective. C’est bien sûr en retenant cette valeur potentiellement perfective que nous proposons de réserver le mot pour désigner une leçon valide.
60Ainsi, nous distinguons le sens d’un mot, qui dépend des valeurs différentielles qu’il peut prendre dans les « paradigmes intérieurs » du locuteur ou, pour le dire simplement, dans son vocabulaire, de sa signification qui dépend de son appartenance aux paradigmes constitués dans le lexique de la langue. De la même manière, nous distinguons : d’une part, le « sens » qu’une œuvre prend dans la « lecture » qu’en fait un lecteur singulier, sens issu de la « tradition énonciative » où il s’inscrit et qui motive les abductions qu’il ose, sens profondément marqué par la subjectivité et parfois l’arbitraire ; d’autre part, la « signification » de cette œuvre, leçon réifiée par la rétroaction d’une compréhension et par une théorisation des signes, leçon objectivable, consensuelle, validable dans la « tradition logique et grammaticale ».
61Dans la mesure où l’axe horizontal de notre tableau veut rendre compte des éléments dynamiques de la lecture, nous proposons de reformuler l’inscription de la case 5 en « Élaboration de sens » à la place de « Construction de significations ».
Enjeux didactiques de ces distinctions
62La ligne de démarcation qu’esquisse Roland Goigoux entre psychologie de la cognition et didactique du français ne nous paraît pas inconsistante, elle rejoint des préoccupations qui ne relèvent pas que de l’enseignement. François Rastier (2003) affirme ainsi que les présupposés au fondement des modèles de la signification sont « dominants dans les recherches cognitives, […] la triade aristotélicienne sert de cadre aux programmes de recherches ». De l’autre côté, Jean-Marc Talpin (1996) montre que les complètements du texte opérés par le lecteur « ne sont pas de pures opérations cognitives, c’est-à-dire qu’elles ne concernent pas principalement des opérations psychiques relevant de seuls processus secondaires ». Mais l’enjeu touche aussi à la définition de l’objet d’enseignement.
63Si les maîtres se donnent pour objectif de doter les élèves des moyens de construire la (ou une) leçon attendue, il convient sans doute de concevoir l’apprentissage et l’enseignement en termes de processus pour obtenir la signification voulue, et en termes de maîtrise des signes dans leurs dimensions référentielle et inférentielle. La description de ces processus que proposent les travaux des psychologues est alors précieuse, non moins que l’enseignement d’une théorisation des éléments de langue et de stylistique. S’il s’agit d’éduquer à une pratique lectorale en relativisant l’importance de la leçon qu’elle produit, s’il s’agit d’introduire les enfants à une société lettrée, alors il convient de concevoir l’objectif en termes de lecture et d’élaboration de sens : importe alors la culture, une « tradition énonciative » éclectique mais modélisable, qui peut permettre un parcours sémiotique satisfaisant.
64Le sort fait à l’erreur, à l’écart entre la leçon produite et la leçon attendue, au contresens, semble ici un indicateur crucial. On peut distinguer deux cas de figure. Soit l’erreur apparaît au maître comme une déviance à éradiquer, il doit alors mettre en œuvre un dispositif didactique capable de construire des compétences qui amèneront à inhiber sa production, et concurremment un dispositif capable de construire les compétences qui amèneront à produire la leçon juste. L’erreur manifeste alors un manque à combler et le maître s’emploiera à construire ou à consolider les processus ou les savoirs défaillants. Soit le contresens apparaît comme la manifestation d’une activité certes maladroite et finalement erronée, mais d’une activité qui contient en germe le commencement et le premier essai d’un acte lexique réussi. Il suscitera ou non une intervention, selon que la déviance sera ou non tolérable dans l’espace culturel et social de son émergence. Chacune de ces manières de voir l’erreur en lecture relève de ce qu’on appelle dans le domaine du droit une « qualification du méfait », le maître exerçant sa fonction de contrôle externe au cours d’une séance : dans les classes que nous avons observées, c’est bien ainsi que l’erreur acquérait tel ou tel statut. Mais dans d’autres contextes didactiques, l’erreur de lecture peut être systématiquement rangée dans une catégorie sans que s’observe la souplesse que nous évoquons.
65Ainsi, la ligne de partage esquissée par Roland Goigoux paraît concerner aussi le mode de régulation de la lecture, c’est-à-dire la conception qui motive les interventions magistrales dans les séances de lecture.
Les moyens de l’autoévaluation
66Si le lecteur complète le texte, s’il l’investit de ses propres représentations et propres paradigmes, c’est souvent à son insu ; c’est parfois très consciemment, quand il détecte une perte de compréhension et s’emploie à la restaurer. Dans tous les cas, il procède à une sorte de comparaison implicite entre la cohérence à laquelle il parvient et celle à laquelle il suppose qu’il devrait parvenir, ou bien entre le sens qu’il a élaboré et la signification que requiert l’usage social de la lecture effectuée. Ainsi, le rôle paraît considérable d’une instance qui peut informer cette autoévaluation. Si celle-ci peut se renforcer de démarches qui se donnent pour objectif une maîtrise métacognitive des processus de la compréhension19, telles que les psychologues de la cognition en proposent, il semble qu’elle se construise aussi par la sédimentation d’expériences de lecture mémorisées. Souvent, les très jeunes élèves ne s’aperçoivent pas qu’ils ne comprennent pas un texte dans la mesure où ils y comprennent quelque chose qui satisfait à leurs exigences, et où, à leurs yeux, l’œuvre répond au contrat passé. C’est donc souvent la comparaison avec des gains supérieurs obtenus lors de moments similaires qui élève le niveau de l’exigence du lecteur envers ce que produit sa lecture, c’est elle qui amène un jeune lecteur à déclarer : « Je comprends rien… », alors qu’à l’évidence il a compris certains éléments ; ou qui amène un autre à poser un jugement plus nuancé : « Il y a un truc que je comprends pas… »
67La similitude qui opère alors est le plus souvent à rapprocher de l’identification d’un genre, elle intervient de même dans les opérations de cadrage, mais elle organise aussi des connaissances proprement métalexiques indépendantes de la notion de genre. Les élèves de la classe B qui postulent un pseudo-genre des « histoires de points de vue » ne le font pas en énonçant un ensemble de stéréotypes qui serait commun aux œuvres qu’ils regroupent ainsi, ni un patron générique, ni un effet sur le lecteur, ils comparent seulement le moyen de s’y prendre pour conduire une lecture satisfaisante ; c’est pour faire comprendre leur intention qu’ils convoquent sous l’espèce d’un pseudo-genre la mémoire des œuvres qui ont déjà mobilisé un semblable comportement de lecture. D’ailleurs, bien avant qu’apparaisse un terme qui puisse renvoyer à un genre, c’est une comparaison hypertextuelle avec un texte unique – celui d’Une histoire à quatre voix – qui avait servi à explorer la fécondité du rapprochement. De même, les élèves se montrent, à l’occasion, capables de détecter l’affabulation d’un narrateur, le brouillage des frontières entre scène fictionnelle et scène onirique en reconnaissant ce que leur lecture doit mettre en œuvre pour obtenir une leçon acceptable.
68Si les élèves formulent cette reconnaissance comme s’il s’agissait d’un genre, s’ils la naturalisent en quelque sorte, c’est que les connaissances en jeu ne sont pas des savoirs facilement explicitables ni même des savoir-faire isolables sans le terreau d’une reconnaissance réitérée dans des œuvres diverses, et elles ne sont pas toujours conscientes… Elles tiennent de l’habitude. Et Bertrand Gervais (2001) précise :
Une habitude […] est une loi générale d’action, de sorte que, dans certaines conditions générales, un sujet sera plus ou moins capable d’agir de façon générale. En tant que règle d’action, l’habitude implique que le rapport au texte a déjà une histoire.
69Elles ont aussi rapport avec le soupçon, la méfiance, avec les divers modes d’activation des présupposés conversationnels qui ne sont pas la crédulité et dont Catherine Tauveron (2002) souligne l’importance.
70Pourtant elles constituent un élément indispensable de la compréhension, comme le note David R. Olson (1998) :
Si ce qui est écrit convient assez bien pour savoir ce qui est dit, il n’en est pas de même lorsqu’il s’agit de savoir ce qui doit être compris, ce que l’on appelle aujourd’hui la valeur d’illocution. Les problèmes de la lecture/interprétation viennent alors non pas de ce que les textes représentent (sons, mots et phrases), mais de ce qu’ils échouent à représenter, les manières ou les attitudes de l’orateur ou du scripteur vis-à-vis de ce qui est dit […].
71Alors qu’à l’oral, l’intonation, les gestes, les mimiques indiquent comment recevoir le message. Or, comme François Rastier (2003) l’affirme, la « tradition logico-grammaticale ne peut distinguer, par exemple, la fausseté du mensonge ».
72Cependant, et Catherine Tauveron (2002) le montre entre autres à propos d’œuvres ironiques, un dispositif de mise en réseau peut permettre le rapprochement entre les œuvres et l’explicitation des procédés mis en œuvre. Les élèves acquièrent ainsi des savoirs rhétoriques tant sur les possibles stratégies d’un lecteur (connaissances métalexiques sur les perspectives de lecture qu’on peut adopter) que symétriquement sur celles de l’auteur (connaissances métadiscursives20 sur les stratégies narratives). Nous proposons donc d’ajouter ces connaissances métalexiques et métadiscursives dans la case A de notre tableau.
Le cas de la littérature
73La notion de littérature ne saurait se définir simplement. On sait que les tentatives pour identifier des critères objectifs de littérarité débouchent régulièrement sur d’insolubles apories. Après une analyse précise des critères souvent avancés, et surtout après avoir démontré combien les tentatives de définition s’organisent autour de raisonnements tautologiques, Greimas et Courtés (1979) tranchent ainsi :
Dans l’impossibilité de reconnaître l’existence de lois, ou même de simples régularités qui seraient propres au discours littéraire, on est ainsi amené à considérer le concept de littérarité – dans le cadre de la structure intrinsèque du texte – comme dépourvu de sens.
74Francis Marcoin (2004) met même en garde :
Le souci d’être vraiment dans la littérature et de faire un usage authentiquement littéraire du texte littéraire n’est certes pas inutile, mais il pourrait conduire à une obsession de pureté étrangère à la notion même de littérature.
75Et selon Bertrand Daunay (2002), les efforts pour définir la littérature à partir des modalités de lecture induites risquent d’apparaître comme un « leurre ». Il est pour lui impossible, sans risque d’une « réification hâtive », de modéliser les formes de lecture. Sans reprendre ici ses analyses, nous conviendrons volontiers qu’il est possible de lire « littérairement » des ouvrages d’histoire (La Guerre du Péloponèse lue par Albert Thibaudet) ou de théologie (Les Provinciales de Pascal lues par Paul Bénichou), comme il est possible de lire comme un documentaire des chefs-d’œuvre telle La Comédie humaine de Balzac, voire qu’un menu de cantine peut mobiliser un investissement identitaire (P. Sève, 2001) ou qu’un poème peut ne convoquer que des savoirs en versifications.
76Cependant, sans doute parce que les théoriciens de la lecture se sont surtout intéressés à la lecture du récit, ou peut-être parce que la fiction se présente dès le plus jeune âge comme le fondement de la pensée et le laboratoire de toute lecture, il convient de préciser ce qu’il est convenu d’appeler « lecture littéraire ».
Une modalité de lecture distincte
77Pour situer cette pratique particulière de la lecture, il convient de la confronter à d’autres. Yves Reuter, lors d’une journée d’étude organisée à l’INRP le 15 décembre 1999, a esquissé cette confrontation21. Il isole ainsi trois types de lecture, que nous pourrions caricaturer sous trois images.
78La lecture distraite, dans une attitude qu’Yves Reuter appelle « attitude impressive », d’un magazine dans la salle d’attente du dentiste, se caractérise par la liberté absolue que s’octroie le lecteur : il s’affranchit de tout protocole de lecture, il n’attend aucune altération ; il « utilise » le texte (Eco, 1985) pour nourrir ses propres rêveries et associations idiosyncrasiques ; il le morcelle au gré de ses réactions, il y projette ses propres contenus psychoaffectifs. À l’opposé, dans une « attitude compréhensive », la lecture minutieuse d’un élève qui fait sa version latine se soumet strictement à un protocole rigoureux ; le lecteur doit à cette occasion situer son intention de lecture au plus juste des effets programmés par le texte, il doit objectiver totalement le produit de sa lecture dans une paraphrase homologique (en l’occurrence, une traduction), rendre compte exhaustivement de toutes les données textuelles, suivre les instructions du texte sans le manipuler, appliquer tous les codes sémantiques, linguistiques, rhétoriques et ne pas se fourvoyer dans l’identification des realia… Entre les deux, dans une « attitude interprétative », l’amateur de littérature complète les données du texte, coopère à son sens en affinant ses intentions de lecture, estime la plausibilité du/des sens qu’il élabore, respecte les instructions mais sans s’y conformer servilement : il se construit une position « en face » du texte (Picard, 1986).
79La question de la légitimité parcourt cette réflexion. Yves Reuter insiste sur la dimension structurelle de ces trois attitudes dans toutes les lectures, qu’il refuse de distinguer de façon étanche. Hors de situations rares et caricaturales telles que celles que nous avons proposées en illustration (la lecture de « salle d’attente », la version latine ou l’amateur totalement dégagé de toute injonction sociale), ces trois modalités ne s’opposent pas mais se combinent en contrepoints variés. De même, si certains supports paraissent se prêter plus évidemment à telle ou telle attitude, Yves Reuter conteste les pratiques scolaires qui viseraient à naturaliser les relations entre support et attitude attendue. Cependant, il fait état de légitimités sociales diversifiées, et s’il est un critère qui puisse discriminer ces modalités de lecture, c’est le regard porté sur les leçons produites. L’attitude compréhensive est celle qui est le plus souvent attendue dans une lecture, quel que soit le texte, et elle fait modèle ; son produit est soumis à l’approbation d’un lecteur plus expert22, une validation ne peut venir, par principe, que de l’extérieur. C’est que le sens du texte est ordinairement confondu avec une signification qu’on pense comme déposée dans le texte, qu’une honnête lecture devrait progressivement dévoiler et qui est garantie par le consensus de ses lecteurs légitimes ; alors la lecture est d’abord insertion dans la communauté desdits lecteurs légitimes. Si le lecteur lui-même peut valider sa propre leçon, c’est qu’au terme d’un parcours quasi initiatique, il a intériorisé les principes de production d’une leçon valide dans cette communauté.
80L’attitude interprétative est appréciée de façon contrastée (« l’honnêteté de l’interprétation est souvent interrogée », affirme Yves Reuter, mais elle est parfois valorisée, en classe de littérature notamment), son produit est soumis à débat dans la communauté des lecteurs réels ou potentiels, l’argumentation s’appuyant sur des positionnements idéologiques plus ou moins acceptables et sur une prise en compte d’un ensemble plus ou moins important de détails. Car, comme le dit Catherine Kerbrat-Orechioni (1986), « une interprétation est d’autant plus puissante qu’elle rend compte d’un plus grand nombre de données du texte ». Cependant, si débat il y a, il n’aboutit à aucun opprobre : une interprétation même disqualifiée par la communauté peut continuer à sembler la plus parlante à tel ou tel lecteur parce qu’elle entre mieux en résonance avec ses aspirations. L’attitude impressive, quant à elle, pourtant souvent sollicitée chez les jeunes enfants, est souvent déconsidérée en tant qu’« entrave à la compréhension », dit ainsi Yves Reuter, mais surtout elle ne se soumet à aucune validation qui tienne compte d’une quelconque autre instance de légitimité que la satisfaction souveraine du lecteur.
81Si une naturalité ne peut être cherchée ni du côté de la constitution des textes, d’une « littérarité » introuvable, ni du côté d’une typologie des textes à lire, il semble bien qu’Yves Reuter propose de la chercher du côté des relations nouées entre ces trois termes : le texte, le lecteur et le lectorat. Surtout, une métaphore juridique déjà bien utilisée donne forme aux relations entre le texte et le lecteur. Dans cette figuration imagée, le texte a des droits, celui d’être entendu dans ses instructions, celui de n’être pas déformé, et des devoirs, celui d’offrir un support intéressant ; symétriquement, le lecteur a des devoirs, celui de ne pas déformer le texte, celui de répondre à ses instructions, et des droits, celui d’élaborer un/des sens qui lui convienne (nt). Ainsi, une attitude impressive correspond à une situation où le lecteur n’a que des droits, une attitude compréhensive à une situation où le texte a tous les droits et le lecteur aucun, et l’attitude interprétative correspond à une situation équilibrée. Derrière cette métaphore, Yves Reuter voit se profiler des modes de communication distincts. Il associe à l’attitude compréhensive le schéma de communication classique : « un émetteur fait passer un message à un récepteur qui le décode », si bien que la question à laquelle répond le lecteur serait plutôt : « Que dit l’auteur ? » au lieu de celle parfois mise en avant : « Que dit le texte ? » À l’attitude interprétative, il associe la question : « Que veut dire l’auteur ? » En face de l’attitude impressive, il n’explicite pas de question, mais on peut en inférer une du genre : « Qu’est-ce que ce texte me dit ? » puisque le lecteur se satisfait de prélever ce qui, pour lui, est parlant dans la logique d’un « paradigme intérieur », comme Gérard Langlade (2004) nomme l’instance braconnière du lecteur.
82À ces analyses, nous avons essayé de donner une forme synthétique dans le tableau n° 3, qui figure ci-dessous.
Lecture impressive (droits du lecteur) | Lecture interprétative (droits équilibrés du lecteur et du texte) | Lecture-compréhension (droits du texte) | |
Supports légitimes | Supports morcelés ou se prêtant au morcellement | Fiction et, en gros, la « littérature » | Écrits qui régulent la société |
Légitimité des pratiques de référence | Légitimité variable : acceptée entre amis, chez les jeunes enfants, mais posée régulièrement comme une entrave à la compréhension | Légitimité discutée : soupçon sur l’honnêteté de l’interprète, mais corpus de textes construit pour cela (la littérature)… | Grande légitimité sociale, manques ramenés à « une défaillance » |
Définition du texte | Texte = prétexte à l’investigation, à la projection du lecteur | Texte ouvert, insatisfaisant, à trous | Texte clos, supposé efficace |
Processus | – Comble les sens du lecteur | – Construire un sens partiellement gisant dans le texte | – Reconstituer le sens23 du texte |
Évaluation | – Qualitative, strictement subjective et liée à la satisfaction du lecteur (goût ou ennui) | – Qualitative, non universelle | – Quantitative (on comprend + ou -) |
Le sujet lecteur
83L’adoption de cette attitude spécifiquement interprétative dépend donc largement du lecteur, des droits qu’il reconnaît au texte, des droits qu’il se reconnaît à lui-même. Comme le texte propose mais que le lecteur dispose, comme ce dernier peut toujours se dérober aux injonctions sociales et fermer le livre ou, plus simplement, le survoler, il convient d’envisager les investissements dont il peut faire preuve.
Investissement psychique
84Michel Picard, dans La Lecture comme jeu (1986), prend comme objet de son étude le lecteur empirique lui-même, doté d’un inconscient, d’une intelligence et d’un corps. Au cœur de l’acte lexique, il identifie un fort investissement psychique, qu’il inscrit dans l’équilibre de trois instances. Ainsi le « lu » est en relation directe avec la mise du lecteur dans le jeu. L’usage du participe passé passif est expliqué par Michel Picard dans ce passage : « Il [le lecteur] ranime l’objet d’investissement qu’il fut pour sa mère, dans l’illusion qu’elle entretint. D’où la forme passive. » L’absorption dans l’identification à des figures imaginaires semble, comme pour Talpin (1996), l’espoir de retrouver quelque chose d’une totalité heureuse, celle du nourrisson avec sa mère : on est donc lu, mis au jour par l’œuvre, de même que l’on a été introduit au goût du monde par les soins maternels. Ordinairement, cet espoir, cette illusion s’actualise sur un mode mineur dans l’importance de l’illusion référentielle24 qui conduit le lecteur à tenir temporairement pour vrai le monde construit par le texte, et cette illusion est la condition des identifications et projections fantasmatiques essentielles au fonctionnement de l’imaginaire. Pour rendre compte de cet investissement lourd et de son actualisation plus légère, Vincent Jouve (1992) dédouble cette instance en un « lu » et un « lisant » : « Le premier renvoie à l’investissement pulsionnel, le second à l’investissement affectif », le premier étant parfaitement passif et inconscient tandis que le second participe et coopère.
85Empruntant à Winnicott son concept d’espace transitionnel et sa distinction entre d’une part le « play », qui repose sur l’identification à une figure imaginaire (comme ferait un comédien) et qui a fort à faire avec le « lu », et d’autre part le « game », qui renvoie à un calcul stratégique sur la base de règles contraignantes (comme dans le jeu d’échecs), Michel Picard pose comme premier garde-fou l’instance du « lectant », c’est-à-dire la personnalité intellective, sensible à la construction du texte, aux allusions qu’il met en œuvre, à ses stratégies. Par cette instance, le lecteur peut adopter une attitude interprétative, se situer « face au texte », apprécier comment le « game » vient régler le « playing ». Et Michel Picard fait de cette appréciation l’essentiel du plaisir esthétique, supposant adhésion et prise de distance, supposant surtout une culture qui permette de régler l’une par rapport à l’autre, l’une sur l’autre. Le « lectant » arbitre une forme d’équilibre entre les deux, sous peine que « le protocole de lecture demeure infantile, […] le playing risquant de glisser vers la fantasmatisation », ou, au contraire, qu’on se maintienne « sur les hauteurs de l’ironie, du démontage formaliste […] avec le danger d’une efficacité psychique réduite, voire d’une sortie vers le travail, du côté du réel ».
86La troisième instance constitue un autre garde-fou. Le « liseur », personnalité physique du lecteur, maintient la relation au monde extérieur et maintient le jeu comme tel : « c’est pour de rire », « c’est pour de faux », comme on le dit aux enfants effrayés par un conte. Le « liseur » maintient un « effet de cadre ». Cette instance est peu souvent convoquée dans les analyses des lectures effectives ; Vincent Jouve (1992) la juge « peu opératoire » et veut s’en passer pour décrire la lecture. Pourtant, Patrick Joole (2008) montre que, dans les souvenirs de lecture des grands lecteurs, c’est surtout cette figure qui reste durablement en mémoire : on se souvient des circonstances de la lecture, de son état émotionnel ou du temps qu’il faisait davantage que du contenu de l’œuvre même. Comme si c’était le « liseur » qui, à la fin des fins, misait le plus gros dans l’aventure lectorale. Brigitte Louichon (2009) fait le même constat : « Le souvenir de lecture est le souvenir des jours et des lieux, du monde au sein duquel la lecture a eu lieu »…
87Avec un cadre de référence qui s’inscrit moins dans le champ de la psychanalyse mais davantage dans celui d’une sémiotique de la lecture, Bertrand Gervais propose une autre triade. Dans « Trois personnages en quête de lecteurs, une fable » (2004), il distingue le « museur », le « scribe » et l’« interprète ». Il développe une comparaison entre lecture et élaboration d’une parole intérieure, qu’il assimile à l’élaboration du sens (notre case 5). Le « museur », qu’il appelle aussi « flâneur », est l’instance qui se rend disponible à toutes les rencontres, « son menu est fait de superpositions et de coïncidences, de ressemblances et de suppositions, d’irruptions du lointain dans le proche ». Son bonheur est, grâce à une « attention flottante », de capter l’« aura de ses objets de pensées, par la perception des traces évanescentes que ceux-ci laissent à la limite de sa conscience, là où le proche et le lointain se confondent ». Et Bertrand Gervais ajoute : « Il est en fait l’imagination au travail et c’est par lui que tout se pense. » Le « scribe » est l’instance qui recueille les traces de cette activité d’élaboration, il « fixe sur un support des idées d’abord évanescentes », il les « arrête, ce qui implique peut-être de leur enlever un peu de ce dynamisme qui caractérisait leur jeu, mais surtout de leur donner un poids ». L’« interprète », quant à lui, est « l’opérateur de la machinerie lourde du social et de ses attentes », il transforme « le processus en résultat » car il « agence en une forme régulière et transmissible », il « permet à cette expérience intime qu’est la lecture d’être transmise, partagée ».
88On le voit, ces deux analyses de Picard et de Gervais ne se recoupent pas. Elles n’ont pas été conçues pour les mêmes usages25. Mais l’une et l’autre interrogent le processus par lequel le lecteur trouve du sens. Le « lu » de Picard et le « museur » de Gervais sont les instances qui permettent qu’un lecteur empirique trouve son bonheur dans la rencontre avec l’œuvre, c’est-à-dire qu’il recueille ce qui peut nourrir sa propre fantasmagorie, ce qui entre en résonance avec son « paradigme intérieur » comme le nomme Gérard Langlade. Le « lectant » de Picard et l’« interprète » de Gervais sont des instances régulatrices qui empêchent l’aliénation (la notion est explicitement convoquée par Picard), même si le « lectant » est posé comme seulement interne au sujet alors que l’« interprète » est pensé explicitement à l’interface entre la sphère sociale et la sphère intime puisqu’il représente les exigences sociales et qu’il « censure, segmente, réorganise » les données du « museur » et du « scribe ».
89Cependant, si ces analyses présupposent toutes les deux un souci de suturer l’œuvre à lire avec l’univers intime du lecteur, voire avec sa psyché, elles ne rendent guère compte des effets d’écart où se jouent intérêt et reconfiguration du lecteur.
Investissement spéculatif
90Nous évoquions les intérêts – éthiques, esthétiques, aléthiques ou idéologiques – que toute lecture escompte puisque toute lecture s’engage entre un contrat (notre case 2) et une estimation du gain (notre case 6). Comme dans toute opération d’escompte, cette spéculation suppose un jeu sur le temps, un « avant » la lecture et un « après ». Et comme la littérature n’affecte pas seulement les connaissances encyclopédiques du lecteur, le remodelage des connaissances antérieures touchera aussi l’investissement du « lu » de Picard ou du « museur » de Gervais. Sans trop jouer sur les mots, on constatera que dans le mot « intérêt », il y a la racine du verbe « être »… Il touchera encore l’inscription de l’être du sujet dans des lectorats historiquement ou socialement définis.
91Hans Robert Jauss (1978) a mis en évidence comment l’œuvre, par respect ou subversion de codes esthétiques antérieurs, allusion à un hypertexte, inclusion de normes idéologiques, suscite un cadre de réception chez le lecteur. Il place ainsi l’approche subjective d’une nouvelle œuvre sous la dépendance des codes déjà présents dans l’esprit du lecteur :
Le problème de la subjectivité de l’interprétation et du goût chez le lecteur isolé ou dans les différentes catégories de lecteurs ne peut être posé de façon pertinente que si l’on a d’abord reconstitué cet horizon d’une expérience esthétique intersubjective préalable qui fonde toute compréhension individuelle d’un texte et l’effet qu’il produit.
92Jauss peut alors distinguer deux types d’œuvres, celles qui satisfont les attentes suscitées et qui n’engendrent donc nulle discordance et nul intérêt, et celles qui transgressent les codes structurant ces attentes, et qui, de ce fait, créent un effet et ouvrent à une expérience proprement esthétiques26. Pour autant que les codes qui constituent l’horizon d’attente évoluent dans le temps – et Jauss en donne de très nombreux exemples –, la réception d’une œuvre est liée à un état historique donné27.
93L’articulation entre l’effet de l’œuvre et sa réception est envisagée comme un jeu de questions et réponses : le texte antérieur ne peut encore être parlant pour le lecteur « que si le sujet présent découvre la réponse implicite contenue dans le discours passé et la perçoit comme réponse à une question qu’il lui appartient, à lui, de poser maintenant ». Jauss en déduit qu’une œuvre venue d’époques révolues peut encore faire sens pour des lecteurs, qu’elle reste lisible autant qu’elle continue à offrir des réponses pour des questions que l’auteur n’avait pas nécessairement envisagées. Mais il étend cette conception de la lecture comme « compréhension dialoguée » à la réception d’œuvres contemporaines de leur lecteur : il suffit que celui-ci procède à la « concrétisation » d’une relation question-réponse. Si donc le lecteur est confronté à une œuvre qui n’actualise pas exactement les codes dont il dispose, qu’elle soit antique ou au contraire qu’elle soit novatrice, elle se présente comme une invitation à ce qu’il élabore une perspective qui la justifie comme réponse.
94L’autre illustre représentant de l’école de Constance, Wolfgang Iser, élargit la perspective au-delà des mutations historiques. Il montre comment toute œuvre forte, ancienne ou contemporaine, s’inscrit dans les « failles du système dominant » dont elle interroge ce que ce système exclut, nie ou virtualise. Le « répertoire de l’œuvre » – soit l’ensemble des conventions nécessaires à l’établissement d’une compréhension – et le « répertoire du lecteur » – soit les connaissances et références dont dispose ce dernier – s’articulent en actualisation quand le lecteur identifie une superposition, en transcodage quand il identifie des mutations réglées, ou en « déformation cohérente ». Dans ce dernier cas, les traits sélectionnés se révèlent à la fois familiers au lecteur qui les reconnaît, et inédits du fait qu’ils sont réorganisés dans une configuration inédite. C’est dans ces moments où la familiarité fait défaut, quoiqu’elle se laisse apercevoir, que trouve son origine la nécessité, pour le lecteur, de reconfigurer ses connaissances et préjugés antérieurs.
La notion d’écart
95Jean Starobinski (1970) tente de saisir objectivement à l’intérieur de l’œuvre ces moments d’étrangement. Il décrit sous le terme d’écart l’absence de comblement des attentes du lecteur. Il veut voir dans l’élaboration alors provoquée un surcroît d’expressivité :
L’écart stylistique, s’il est l’œuvre de la singularité, désigne tout ensemble une « ineffable » liberté qui veut l’écart, et une activité qui comble l’écart en le manifestant. Par le détour provisoire de la non-communication, l’on en arrive à une expression et à une communication plus intenses, à une activation des pouvoirs du langage.
96La répudiation des stéréotypes qui assurent la lisibilité mais ne portent guère d’information se résout non pas dans un questionnement sur son attente (Jauss) ou sur les principes actifs dans le système de valeurs auquel on adhère (Iser), mais dans une reconfiguration du langage. Starobinski oppose ensuite deux moments28 de la littérature : « […] le milieu culturel admet-il cet écart, le condamne-t-il ou l’encourage-t-il ? » Et sans surprise, il oppose des périodes où « l’originalité fait prime », quand l’œuvre vaut par la profondeur et l’inattendu de ses écarts, et d’autres où « l’écart est non seulement prévu, mais son orientation même est préétablie ».
97Dans ce second cas de figure, l’écart au fonds commun des stéréotypes qui anime les communications ordinaires institue alors l’œuvre comme appartenant à une autre sorte de communication, socialement marquée. « C’est un nouveau langage commun qui s’élabore à distance du parler moyen », qu’il s’agisse de la « langue poétique » des cercles lettrés ou du parler argotique des classes populaires dont les codes apparaissent nettement, surtout aux profanes. Starobinski décrit ainsi l’ancrage social des strates de stéréotypies superposées de façon plus ou moins discordante.
98Dans le champ de la littérature destinée à un jeune public, des analyses d’œuvres montrent comment celles-ci jouent parfois de formules pour leurs valeurs sociolinguistiques et convoquent ainsi les attraits du snobisme ou les prestiges de l’encanaillement. Isabelle Cani (2007), par exemple, démonte ainsi le mécanisme par lequel le texte de J. K. Rowling séduit par la mobilisation des codes stylistiques et mythologiques lettrés et, en même temps, mine cette séduction par ses thèmes qui confinent à l’infantilisme : le lecteur est tout à la fois flatté d’être apparenté à un amateur cultivé et convoqué à renoncer aux complaisances d’une peinture idyllique de l’enfance. Selon elle, le cycle d’Harry Potter joue ironiquement de ces adhésions et de ces mises à distance pour dispenser une leçon de morale : il faut répudier Peter Pan, répudier le rêve de ne pas grandir.
Investissement programmé dans l’œuvre
99La théorisation de Starobinski correspond à une tentative pour identifier dans la langue du texte l’origine d’une reconfiguration. Umberto Eco (1985) a précisé plus largement les stratégies de l’œuvre envers son lecteur. Il insiste sur l’incomplétude du texte :
[…] tissu d’espaces blancs, d’interstices à remplir, et celui qui l’a émis prévoyait qu’ils seraient remplis et les a laissés en blanc pour deux raisons. D’abord parce qu’un texte est un mécanisme paresseux (ou économique) qui vit sur la plus-value de sens qui y est introduite par le destinataire […]. Ensuite parce que, au fur et à mesure qu’il passe de la fonction didactique à la fonction esthétique, un texte veut laisser au lecteur l’initiative interprétative.
100Une « coopération interprétative » est attendue qui permette d’actualiser la « potentialité significatrice » du texte dans la conscience du lecteur. Devant le danger d’actualisations « aberrantes », il s’attache à montrer que le texte programme stratégiquement (le comparant convoqué n’est rien de moins que Napoléon imaginant stratégiquement un Wellington Modèle à la bataille de Waterloo) un cheminement de la lecture pour un « Lecteur Modèle », qui ne se confond pas nécessairement avec le lecteur empirique, de chair et d’os, qui va lire. Mieux : qu’elle soit « ouverte » ou « fermée », l’œuvre procure les instructions nécessaires à son complètement, elle « institue » son lecteur29. La tâche du lecteur empirique est alors d’entrer dans la coopération nécessaire en se laissant « instituer » grâce à son attention aux structures du texte. Il s’agit pour lui de conquérir et d’occuper la place prévue pour le Lecteur Modèle.
La place du texte
101En face des investissements psychiques, spéculatifs ou cognitifs du sujet, toujours mouvants, le texte paraît l’élément de stabilité.
102La métaphore juridique qui oppose « droits du texte » et « droits du lecteur » veut donc décrire un jeu de relations faites d’obligations réciproques et de libertés relatives. Elle suppose aussi un cadre qui puisse définir ces obligations et ces droits. Or ce « droit positif » manque, et les présupposés conversationnels tels que Herbert Paul Grice les a formulés30 n’assurent pas une régulation évidente, même si Eco (1985) semble vouloir leur faire jouer ce rôle in fine, dans la mesure où c’est en les observant scrupuleusement que le lecteur empirique pourrait parvenir à occuper la position prévue du Lecteur Modèle. En effet, nombre de textes – qu’on qualifie justement pour cette raison « de littérature » dans une intention plus ou moins laudative – déjouent ces règles et contraignent le lecteur à des détours interprétatifs. Wolfgang Iser (1985) y voit d’ailleurs la source essentielle de la jouissance esthétique : « La lecture ne devient plaisir que si la créativité entre en jeu, que si le texte nous offre une chance de mettre nos aptitudes à l’épreuve. »
Compréhension et interprétation
103On peut voir le mécanisme d’une projection active dans le sentiment de la compréhension. Bertrand Gervais (2001) explique ainsi : « La compréhension est cette fonction, naturalisante dans ses effets, qui repose sur des habitudes interprétatives, confirmées dans leur application. » Il est alors clair que les textes lisibles, transparents, que le lecteur comprendrait seulement, comme à son insu, sans qu’il se sente provoqué à un travail interprétatif, ces textes ne donnent aucune prise au jeu, à l’investissement, à la coopération interprétative. Par opposition aux œuvres qui se prêtent à une compréhension lisse, « l’obscurité a une fonction conative : elle sollicite directement et fortement le lecteur » (Jouve, 2001). C’est l’opacité, le sentiment d’illisibilité, qui met le lecteur au travail d’interprétation, nous dirions volontiers : à la lecture comme travail.
Interpréter avant ou après que de comprendre
104Pourtant, ce travail d’interprétation est parfois présenté comme un accessoire strictement facultatif, qui aurait lieu après que la compréhension est advenue, et qui consisterait à faire signifier le texte en le confrontant à des langages qui lui seraient extérieurs (sociologie, psychanalyse, philosophie, narratologie, etc.). Dans cette perspective, l’interprétation proviendrait d’une initiative subjective gratuite. Cette tradition herméneutique peut sans doute apporter un surcroît de sens, en particulier quand, par une décision délibérée, le lecteur « suspend le processus automatisé de sa compréhension » (Tauveron, 1999) ou quand il décide d’entrer dans le jeu de la question décrit par Hans Robert Jauss jusqu’à expliciter les contenus de son horizon d’attente.
105Mais le travail avec les jeunes élèves demande à l’évidence qu’on suppose aussi un travail interprétatif qui précède l’accès à une compréhension. « C’est beau, mais on n’a rien compris » (Tauveron et Sève, 1999), disent par exemple des élèves de cours moyen à la suite de la lecture de Pied d’Or, de Rascal. Dans ce jugement, on entend à la fois une manifestation de jugement esthétique, c’est-à-dire qu’il y a bien eu lecture, voire une lecture gratifiante, et l’aveu que cette lecture n’a pas conduit au sentiment d’une maîtrise « naturalisante », pour reprendre le mot de Bertrand Gervais. Les élèves n’y ont donc pas « rien compris », ils en ont compris assez pour s’engager dans un travail et souhaiter le poursuivre. En ces circonstances, celui-ci n’est pas la quête d’un surcroît de sens, il est perçu comme le moyen d’accéder à un traitement satisfaisant. À voir les très jeunes élèves de maternelle réclamer que leur maîtresse leur lise une fois de plus le même livre, ou simplement à considérer par introspection nos propres approches d’un texte poétique, il paraît évident que la compréhension est insérée, tel un noyau plus dense, au sein de l’élaboration interprétative, et que le lecteur ne la produit que lentement, depuis une périphérie où il « y comprend quelque chose » sans nécessairement maîtriser cette chose même : le « museur » de Gervais fait sa récolte, le « scribe » l’élabore sans que l’« interprète » puisse rien valider. Inversement, à constater l’ingénuité fréquente d’élèves qui prétendent avoir compris alors que la leçon dont ils font état pour le prouver s’avère lacunaire et erronée31, on peut imaginer que la compréhension est la manifestation idiosyncrasique d’un sentiment subjectif, celui d’avoir achevé une lecture satisfaisante, mais que ce jugement est relativement indépendant de la performance objective des processus interprétatifs.
106Pour prendre un exemple de cet effet naturalisant de la compréhension, nous avions naguère (P. Sève, 1996) rapporté l’itinéraire d’une classe de cours préparatoire qui lisait Jojo la Mâche, d’Olivier Douzou. Nous montrions alors comment l’extinction du questionnement, la résolution des écarts et l’accoutumance à des motifs inaperçus leur avaient permis de mettre en cohérence la matière fictionnelle proposée et une intention. Surtout, l’achèvement du travail interprétatif avait engendré chez les élèves un sentiment de maîtrise qui avait effacé jusqu’au souvenir des doutes, des scandales cognitifs et des surprises qui les avaient agités. La leçon élaborée occultait en quelque sorte l’œuvre elle-même : ils se sont montrés fort surpris que le texte ne comporte pas le mot « étoile » alors que leur interprétation l’avait rétabli parce que leur leçon supposait sa présence32.
107L’événement de la compréhension correspond à un moment spécifique : celui où une leçon – fût-elle erronée33 – recouvre la lecture, où du coup l’œuvre devient mémorisable, reformulable, assimilable, et où sa littéralité qui paraissait d’abord plus ou moins opaque est devenue un texte stable, oubliable. D’un point de vue subjectif, la compréhension nous apparaît donc comme un cas particulier – ô combien particulier ! – de « lévitation », pour reprendre l’expression imagée de Catherine Tauveron (2005). Et la particularité de ce cas de figure tient à la coïncidence de la leçon produite par cheminement interprétatif interne, avec la leçon dont peut convenir le lectorat où s’insère le lecteur : le texte paraît objectif.
Intersubjectivité
108Une définition seulement intrasubjective de la lecture littéraire paraît ainsi fragile, du moins si on lui assigne, comme le fait l’école, la compréhension comme but ou si l’on tient la compréhension pour indispensable. De fait, pour être recevable, pour n’être pas disqualifiée comme produit d’une attitude seulement impressive, la leçon produite doit répondre à certaines normes.
109Dans son ouvrage Quand lire c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives, Stanley Fish (2007) met en évidence l’appartenance à la même communauté du lecteur et de l’auteur, dans la mesure où celui-ci semble, comme l’Auteur Modèle de Umberto Eco (1985), un effet de la lecture. Même si l’écrivain appartenait à une tout autre sphère culturelle, la figure de l’émetteur, sur laquelle le lecteur projette l’origine de ses reconfigurations et se défausse en quelque sorte de sa responsabilité, se trouve nécessairement « annexé » au champ des préoccupations du lecteur. Selon Fish, le partage des « présupposés, préoccupations, distinctions, tâches, obstacles, récompenses, hiérarchies et protocoles » constitue un préalable qui préforme en quelque sorte la rencontre avec l’œuvre. Le texte n’est donc pas « donné » au lecteur depuis une extériorité totalement exotique, mais il se « fait » par application des « protocoles intériorisés de la communauté ». Ainsi, quand Stanley Fish expose un exemple anecdotique où des étudiants prennent pour poème une liste aléatoire de titres, il montre que « ce n’est pas la présence de qualités poétiques qui impose un certain type d’attention, mais c’est le fait de prêter un certain type d’attention qui conduit à l’émergence de qualités poétiques ». Dès lors, il n’y a pas de lecteur ingénu en relation – plus ou moins pertinente – avec un texte qui lui serait étranger, il y a « un ensemble de notions conventionnelles qui, une fois mises en marche, constituent à leur tour un objet conventionnel, vu conventionnellement ».
110La lecture advient donc « à l’intérieur de situations et, d’être en situation, c’est déjà être en possession d’une (ou d’être possédé par une) structure de présupposés, de pratiques comprises comme pertinentes par rapport à des finalités et à des objectifs qui sont déjà en place ». La compréhension n’est plus alors une pure adéquation au texte, à sa littéralité ou à des instructions décelables, elle n’est pas non plus simple élaboration d’un sujet absolument autonome, elle apparaît aussi comme la marque d’une intégration réussie dans la communauté interprétative, comme le bénéfice d’une intériorisation des protocoles qui y ont cours.
111Cependant, la prégnance de ces conventions n’efface pas entièrement l’inquiétude d’un sens sans origine clairement assignable. George Steiner (1997) écrit :
L’interprétation et le jugement esthétiques, si spontané, si provisoire ou même si peu judicieux qu’en soit l’énoncé, proviennent d’une chambre sonore de présupposés et de cautions historiques, sociales et techniques. (Ici, la « caution » prend son sens juridique : un certain contrat de déchiffrement final, d’évaluation en connaissance de cause garantit la rencontre de notre sensibilité et du texte ou de l’œuvre d’art).
112Il conforte ici la réflexion de Fish, mais il pose aussi l’irréfragable question de l’autorité : qu’est-ce qui peut garantir que le texte, la leçon construite, la rencontre sont valides ?
À l’école : un choix d’œuvres
113Dans la mesure où l’école a pour première tâche de témoigner d’un état du monde et d’y instruire les enfants qu’elle accueille, il est légitime de ne pas affronter directement cette question et d’exposer d’abord les us et coutumes interprétatifs de la communauté culturelle à laquelle l’école veut introduire. C’est ici que le renouvellement important qu’on peut constater dans les études littéraires depuis deux décennies entraîne les conséquences les plus nettes. En effet, à côté de l’ambition de nourrir les savoirs linguistiques s’est fait jour celle d’éduquer les élèves à une certaine souplesse dans les pratiques lexiques. L’intérêt porté à l’inflexion spécifique de la lecture interprétative et à l’activité du sujet lecteur conduit à privilégier les textes qui présentent « du jeu et le sens du jeu » (Tauveron 2002), et de les proposer comme terrains d’exercice : la lecture scolaire y expérimentera ou entraînera mobilisation des ressources subjectives, procédures interprétatives, expérience de la compréhension et inscription dans un lectorat cohérent.
114C’est ainsi une théorie du jeu qui permet d’esquisser empiriquement une sorte de jurisprudence à l’usage de la classe. Pour cela, Catherine Tauveron passe outre les réticences qu’on peut manifester à situer la littérature dans un corpus déterminé, elle ne s’embarrasse pas non plus d’une vaine recherche de critères à la littérarité. Elle retient pragmatiquement pour l’usage scolaire des œuvres qui ne s’offrent pas à une compréhension immédiate eu égard aux routines des élèves. Dans le numéro 19 de la revue Repères (1999), elle privilégie les textes qu’elle appelle « résistants ». Parmi ceux-ci, les textes « proliférants » se caractérisent par une ouverture polysémique débouchant sur des zones d’indécidabilité qui n’opposent pas nécessairement d’obstacles à une compréhension immédiate de l’intrigue, mais qui se prêtent néanmoins à des interprétations herméneutiques d’après coup – lesquelles peuvent en retour venir modifier la compréhension d’abord élaborée par « une suite d’élections locales de sens là où il y a pluralité de choix ». La première compréhension apparaît alors comme une interprétation inconsciente d’elle-même mais révélée comme discutable par l’interprétation ultérieure. Quant aux textes qu’elle qualifie de « réticents », ils dérogent aux présupposés conversationnels ordinaires pour programmer délibérément une compréhension erronée – que, parvenu à la fin, le lecteur devra réviser – ou pour entraver les reconnaissances automatiques qui conduiraient à une compréhension aisée. Et elle convoque Christian Vandendorpe (1992) pour proposer de parler ici aussi d’une interprétation d’avant la lisibilité qui se met en marche « si le texte oppose une résistance, ne se laisse pas comprendre de façon évidente ou exige la convocation de savoirs contradictoires ».
115La lecture de la littérature se conçoit alors comme une coopération interprétative dans les limites du respect des droits du texte, laquelle mobilise compréhension (processus de reconnaissance ou d’exploration dans le respect de la cohérence interne du texte) et interprétation (mise en relation avec des savoirs venus du dehors du texte) dans un rapport dialectique (cas d’une interprétation herméneutique) ou dans un rapport de coalescence (cas d’une interprétation qui vise à établir une lisibilité).
Typologie(s) des lieux de résistance
116Catherine Tauveron (1999, 2002, 2004, etc.) a ainsi proposé à plusieurs reprises une typologie des formes de résistance des textes. Dans la perspective qui est la nôtre, il est peut-être utile de saisir ces lieux de résistance non pas seulement du point de vue d’une description des œuvres mais du point de vue des types d’opacités programmées, lesquelles mettent le lecteur au travail d’interprétation. Nous proposons donc une manière de regroupement un peu simplifiée.
117Il nous semble qu’on peut réunir autour de « Problèmes de construction du monde représenté » les traits suivants :
brouillage dans les unités catatextuelles ;
rétention d’information ;
dissémination d’indices ambigus.
118Dans ces trois cas, le lecteur se trouve en difficulté quant à l’usage qu’il peut faire des processus d’intégration qui sont les siens. Il doit exercer une vigilance particulière pour compléter le texte par inférence, ou pour sélectionner l’organisation la plus puissante de l’information. Rétablir l’ordre chronologique en passant outre les nombreuses achronies, restituer les motivations des personnages sont des tâches que Taïga ne facilite pas.
119Sous la rubrique « Problèmes du statut de la règle fictionnelle », nous regroupons :
adoption d’un point de vue inattendu, biaisé ou contradictoire, lequel pose d’une manière ou l’autre le problème de la fiabilité des informations véhiculées par un narrateur difficile à saisir ;
éloignement des canons du genre, qui empêche d’appliquer à l’œuvre la
règle de vraisemblance habituelle à ce genre ;34
construction d’univers non cartésiens.
120Dans tous ces cas, le lecteur ne peut pas importer simplement ce qu’il sait du monde réel ou d’un monde fictif similaire. Il doit tenir compte de filtres déformants, et pour cela, identifier et stabiliser le principe de déformation. De plus, la déformation peut intervenir dans le cours de l’œuvre, aussi incluons nous encore l’intrication de scènes narratives, comme en présentent les œuvres qui, comme Taïga, enchâssent des « voix » ou des épisodes oniriques.
121Enfin, sous la rubrique « Problèmes de perception de l’intention », nous regroupons :
masquage ou perturbation de valeurs attendues, qui demande au lecteur une prise de responsabilité éthique ;
enchâssement de récits ;
mise en scène métanarrative d’épisodes de lecture ou d’écriture ;
recours massif à des marques d’un intertexte.
122Ces derniers points imposent au lecteur de s’interroger sur le rapport entre récits enchâssés et récits enchâssants (clairement les trois derniers), entre texte et intertexte, ou sur le sens de la rupture du contrat de fictionalisation qu’introduit la métanarrativité. Face à Taïga, les élèves hésitaient à comprendre l’enjeu idéologique que suggèrent les commentaires du narrateur dans notre passage sophocléen sur l’opposition des hommes et des bêtes (p. 32), ou la digression sur la circulation des peaux trafiquées (p. 43-44).
Lecture naïve et lecture perspicace
123On peut aussi remarquer avec Umberto Eco (1985) que, jouant délibérément avec son destinataire, l’œuvre littéraire programme régulièrement deux lectures : une lecture naïve et une lecture perspicace (Eco parle de « lecteur critique »). Il le démontre brillamment à propos de la nouvelle d’Alphonse Allais Un drame très parisien : un faisceau dense d’allusions et d’indices conduit délibérément le lecteur à lire une histoire d’adultère que la fin dément magistralement, au prix d’une pirouette qui attribue aux personnages un savoir que seul détient le lecteur. Mais il nous semble qu’on peut élargir l’image d’une double programmation à plusieurs ensembles d’œuvres :
124Il y a le cas où la lecture perspicace, reconstruite après coup (en particulier après avoir lu la fin de l’histoire), disqualifie la compréhension naïve d’abord élaborée. Le lecteur est alors volontairement fourvoyé. L’intérêt tient pour beaucoup à cette rétroaction : le lecteur s’interroge sur les moyens stratégiquement utilisés pour l’égarer et il vérifie l’absence ingénieuse de contradictions avec l’intrigue finalement avérée.
125Plus que la nouvelle d’Allais, à laquelle Eco attribue la valeur d’une littérature autoréférentielle, voire d’un art poétique, le genre du roman policier à énigme, tel que l’a pratiqué Agatha Christie, nous en paraît une illustration exemplaire. Un exemple remarquable dans la littérature pour la jeunesse est offert par Sur le bout des doigts, de Hanno : une caractéristique déterminante est celée jusqu’aux derniers chapitres. La question pertinente pour faire prendre conscience à des élèves de cet effet est : « À quel moment de la lecture aurait-on pu deviner ce qui nous était caché ? Qu’est-ce qui détournait notre attention de la question qu’on aurait pu se poser ? »
126Il y a le cas où la lecture s’affole parce qu’elle n’arrive pas à se constituer en ces deux pôles de lecture naïve/lecture perspicace, où le lecteur construit des îlots de sens sans parvenir à tout intégrer. C’est le cas, par exemple, de certains albums qui manipulent des figures culturellement codées du temps35 sans les motiver dans une intrigue et dans la densité d’une fiction. L’esprit cherche alors une clé qui permette de rendre compte de la perception kaléidoscopique, et, s’il la trouve, la lecture perspicace prend toute la place de la lecture naïve. Il nous semble alors qu’on peut parler d’allégorie, dans la mesure où les figures manipulées ne valent pas pour elles-mêmes mais que leur singularité s’efface dans l’idée qu’elles évoquent. Cependant, on peut aussi être sensible à l’abord hétéroclite, fantaisiste, burlesque de la collection. L’œuvre pour la jeunesse de Claude Ponti fournit abondance de titres (Sur l’île des Zertes, Ma Vallée, etc.) dont aucune clé interprétative ne rétablit une totale transparence et qui épuisent leur sens dans les multiples résonances qu’ils réveillent. Devant ces œuvres, il convient d’encourager les associations à se lever et de tenter de les mettre en synergie, sans vouloir à toute force en chercher une cohérence.
127Il y a le cas où une lecture perspicace se construit en contrepoint de la lecture naïve, où la tension ne débouche pas sur une disqualification mais où la naïveté se trouve subsumée dans une ré-élaboration. Le lecteur construit sur deux plans parallèles deux significations conjointes. Eco (1992) dit :
[On lit ainsi] une séquence d’énoncés […], parce qu’elle violerait sinon la règle conversationnelle de l’importance : l’auteur raconte avec trop de détails des événements qui ne paraissent pas essentiels au discours, et par conséquent il induit à penser que ses mots ont un deuxième sens.
128Il utilise le terme d’allégorie pour désigner ce mode de lecture, mais ce terme nous paraît ne pas rendre compte de la persistance opiniâtre de la lecture naïve, surtout quand ce mode de lecture n’est pas déclenché par toute une séquence d’énoncés mais un faisceau isotopique d’éléments disséminés. Nous nous appuierons plutôt sur Coleridge : « On ne saurait mieux définir le Symbolique par opposition à l’Allégorique qu’en disant qu’il est toujours lui-même une partie du tout qu’il représente36. » La donnée d’une allégorie s’efface dans l’interprétation élaborée au point que la fiction où elle s’insère paraît parfois artificielle parce qu’elle n’y prenait guère consistance ; en revanche, celle d’un symbole, à recevoir un surcroît de sens, ne perd rien d’une matérialité digne d’intérêt.
129Une grande partie des œuvres considérées comme littéraires pourrait être classée dans cette catégorie : les contes qui concernent aussi bien les structures psychiques profondes, les fables qui figurent des leçons de vie applicables dans le monde réel, les romans qui représentent, plus ou moins typifiées, des déterminations ou circonstances reconnaissables… Pour servir d’illustration très simple, on se contentera des modestes proto-histoires (P. Sève, 2003a) destinées aux enfants de un ou deux ans, comme la série « Papapik » d’Alain Le Saux37 : elles présentent régulièrement l’opposition entre un adulte et un jeune enfant, et le très jeune lecteur peut y lire la domination du grand, mais aussi le pouvoir du petit, la figure de David contrebalaçant celle du géant Goliath…
130Il y a enfin le cas où il n’y a pas de tension entre une lecture naïve et une lecture perspicace. L’enjeu est que le destinataire trouve pleine confirmation de son anticipation. Il n’est pas certain qu’on ait affaire à une écriture littéraire, à moins que la fluidité, au-delà de la simple lisibilité, soit justement l’intention artistique. Si la tradition retient comme telles les Oraisons funèbres d’un Bossuet plutôt que celles d’un Bourdaloue, c’est peut-être que la précision de leur style non seulement satisfait l’horizon d’attente du lecteur mais le re-fonde exemplairement avec une puissance tout à la fois singulière et typique.
131Pour désigner cette catégorie, nous empruntons à une classe de CE1 un jugement émis dans un travail de production de textes (Tauveron et Sève, 2005) : « nous, on a voulu faire une berceuse ». Le terme choisi par ces enfants évoque l’endormissement de la perspicacité ordinairement nécessaire, il évoque aussi la réception des très jeunes enfants, qui ne s’inquiètent pas de comprendre, et un genre à la lisière de tout, à la lisière de l’engloutissement onirique.
132Il va sans dire qu’une même œuvre peut se prêter successivement ou simultanément à ces différentes modalités de lecture. Ainsi, notre roman Taïga ourdit assurément le fourvoiement de ses lecteurs dans son concert de points de vue contrastés, en particulier à propos de l’accident d’avion. Sa lecture demande aussi qu’elle se développe aussi sur un plan symbolique, que le lecteur traite au-delà du destin croisé des personnages la confrontation entre humanité et animalité pour que soient intégrables, par exemple, les marques de l’inhibition d’Ivan, les scrupules de Louve et de Nicolaï, l’opposition entre la chasse artisanale du trappeur et la chasse industrielle à l’hélicoptère… Et cette lecture n’efface nullement la tension dramatique que ménagent l’exténuation du personnage principal ou la menace qui plane sur l’animal. Enfin, le pari de notre dispositif était que le roman puisse aussi être lu comme la confirmation exemplaire d’un élément déjà constitué dans la culture des élèves des classes B et C. Mais l’égarement qu’on peut ressentir à l’orée de l’intrigue et l’accumulation des petites notations sensitives peuvent aussi solliciter l’attention flottante du « museur » comme dans une littérature burlesque, sans convoquer d’abord l’impérieuse nécessité d’une intégration.
133La typologie que nous proposons ici présente, à nos yeux, l’avantage de se fonder non pas sur une description des textes ou de leur lisibilité mais sur les effets ressentis par les lecteurs. Elle nous paraît, à l’expérience, utile non seulement dans le travail de préparation des maîtres mais aussi dans la conduite des échanges entre les élèves.
La lecture comme altération
134Nous avons posé avec Roland Goigoux la lecture comme rencontre. On peut filer la comparaison. Pour que la rencontre soit propice, le lecteur se doit d’y mettre du sien, de son « encyclopédisme », de son inventivité, de sa flexibilité entre naïveté et perspicacité. Il doit y mettre du respect, accepter l’altérité, ajuster ses codes, éviter de trop négliger les allusions discrètes. Et même s’il s’agit d’une rencontre arrangée au sein d’une communauté interprétative, même si pèsent ses attentes, ses préjugés et ses modes d’approche, il doit envisager le jeu de miroir identitaire et d’être lu, il ne doit pas répugner à la transformation, il doit endurer l’altération féconde.
135Bernard Sève (2002) attribue quatre « figures » au concept d’altération, qu’il développe pour analyser l’esthétique de l’art musical. Pour lui, l’altération est d’abord « travail d’une extériorité qu’elle élit et façonne ». Elle est aussi « création de différences actives, de tensions structurées en un système plus ou moins strict ». Elle est encore « œuvre, processus mis en mouvement dans et par le jeu de ces différences ». Elle est enfin la « rencontre de ce processus et d’un sujet qui s’y confronte, processus au second degré donc, exposition et réponse ». Si nous bousculons quelque peu l’ordre de présentation proposé ici, ce concept nous paraît pouvoir aussi rendre compte de la lecture.
136Quand il s’agit de lire littérairement de la littérature, le sujet s’expose à l’effet intime de l’œuvre, se place dans sa ligne de mire, ce qui suppose, bien sûr, une sorte de consentement fait de renoncement provisoire à ses préoccupations immédiates et d’une sorte d’adhésion spéculative. Il ajuste ses formats et ses compétences antérieurs de façon à obtenir la satisfaction de ce qui anime sa lecture, de façon à parvenir à son terme. Celui-ci, le télos38, qui peut justifier une altération positive, est pensé sous différentes espèces. Tout d’abord, la fin de la lecture peut être la complétude du texte, l’établissement d’une leçon, la satisfaction du cruciverbiste qui achève le puzzle de sa grille, la gratification que représente la conquête d’une compréhension. Le terme peut consister encore dans la satisfaction de s’insérer dans le lectorat, d’en partager les références, d’accéder aux instruments d’un pouvoir symbolique. Il peut, enfin, par projection du souvenir d’une lecture antérieure gratifiante, se constituer autour des gains que nous mentionnions, gains aléthique, éthique, idéologique ou esthétique.
137Mais cette altération du lecteur, nous le disions, suppose confrontation à l’altérité. Cette altérité prend certes figure dans les points de résistance des œuvres qu’analyse Catherine Tauveron. Mais elle se constitue dans le « processus mis en mouvement dans et par le jeu [des] différences ». C’est parce que l’œuvre, musicale ou littéraire, à proprement parler concerte des reprises et des variations, des combinaisons polyphoniques ou contrapuntiques, des oppositions de timbres et de rythmes, c’est parce que son réseau plus ou moins serré d’isotopies et d’obligations catatextuelles se disperse dans le temps que le lecteur (et l’auditeur) est sommé de quitter son temps propre et de ménager une mémoire spécifique qui engrange moins le texte (car la « compréhension suppose l’oubli des mots » [Tauveron, 2002]) que le dynamisme qui les saisit et les met en œuvre. Par exemple, le personnage se déploie dans une temporalité propre, qui est celle de sa quête ou celle de son destin, mais aussi dans le temps d’une typification et d’une émergence progressive de ses déterminations ; un élément du décor, une métaphore filée se révèle dans la régularité d’un ostinato ou s’avère finalement principe explicatif ; une isotopie se remarque comme un trait de la perception de l’énonciateur ou comme porteur d’un discours sous-jacent. Aussi, le lecteur est convié à sortir de la linéarité de l’information – la linéarité de l’intrigue – et à investir l’épaisseur d’une temporalité qui permet de surplomber la contemporanéité des éléments de l’œuvre disjoints dans son nécessaire déroulement. Le lecteur est donc déjà dans la duplicité de cette faille temporelle qui, dans le temps du lecteur (le temps du « liseur » de Picard dans l’acte lexique) institue le temps de la lecture. Cet interstice temporel a d’ailleurs souvent été décrit comme « rêve éveillé » dans les souvenirs de lecture des grands lettrés39, ou comme « échappée hors des urgences » (Petit, 2002). Il a aussi été mis en scène dans maintes œuvres40.
138L’œuvre altère encore parce qu’elle crée en elle-même des tensions, des ruptures, des enjambements – et le plus souvent des résolutions – qui engendrent des différences entre son début et sa fin. Par exemple, le personnage connaît un manque qu’il cherche à combler, la seconde manifestation d’une isotopie laisse attendre sa répétition ou une actualisation qui la motiverait, une irruption métanarrative suggère un programme narratif qui organiserait l’ensemble en un système orienté… L’auditeur, comme le lecteur, s’implique dans ce jeu de sujets et contre-sujets, de questions et réponses qui traverse l’œuvre.
139Enfin, comme la vague altère le galet qu’elle use en le roulant, l’œuvre altère parce que l’auditeur ou le lecteur y est comme naturellement disposé. Hors les cas pathologiques ou les situations pathogènes, on ne connaît guère d’enfants qui n’apprennent à parler ou qui ne goûtent dans leur jeune âge qu’on leur conte des histoires, qui n’aient plaisir au bruitage ou au rythme. Bien sûr, les difficultés de l’apprentissage du système de l’écriture, la lenteur et l’austérité de la conquête d’une autonomie, et, sans doute parfois, le caractère désobligeant de certaines formes d’enseignement éloignent parfois durablement certains élèves de la lecture. Mais il n’est que d’assister à quelques leçons dans les classes de Maternelle pour constater l’intérêt des enfants pour la chose écrite… et pour constater, avec Marie Bonnafé (2003), que Les livres, c’est bon pour les bébés.
140Mais « comparaison n’est pas raison », dit la sagesse des nations. Un point nous semble interdire d’importer simplement le concept d’altération pour notre propos. Car la matière première des œuvres littéraires, ce sont les mots, alors que dans l’expérience musicale, la matière sonore n’a pas de signifié ni de référent, elle n’a pas comme les mots une fonction de dénomination d’un réel, qu’il soit attesté ou fictionnel, intime ou extérieur au sujet. Une forme sonore ne renvoie qu’à une autre forme sonore – comme reprise, variation ou écart –, elle ne dit rien du monde ni de soi. Les formes linguistiques au contraire sont les mêmes, du moins dans l’aire culturelle qui est la nôtre41, qu’elles servent aux interactions sociales les plus ordinaires, à celles qu’organise la pratique monologal et dialogique de la lecture, ou à celles que suscite une « attention esthétique » (Genette, 1997) ou une attention de soi-même à soi-même en train de lire. Pour ainsi dire, l’altérité de l’œuvre n’est pas immédiatement donnée, mais souvent construite par l’expérience même de la lecture et la discipline qu’on y applique. C’est même cette absence de frontière qui trouble souvent les élèves quand, par exemple, un mot familier se révèle comme étranger à lui-même. Comme l’écrit Catherine Tauveron (2002) :
[Le problème] n’est pas tant dans les mots jugés a priori difficiles (sur quels critères ?) que dans les mots connus, parce que fréquents et pour cette raison polysémiques dont le sens « tremble » en contexte.
141« Les nouvelles strates de sens » que les lecteurs découvrent quand ils perçoivent le dynamisme qui les commande, les conduisent à remettre en chantier le travail de dénomination peu à peu figé dans des référenciations automatiques. Pour le dire en empruntant un peu à la manière de Ricœur, l’œuvre littéraire configure un réel fictionnel, mais cette configuration inédite se réfléchit dans la reconfiguration42 du réel (réel du monde ou réel psychique) que le lecteur opère incidemment.
142Au concept utile à la description de l’esthétique musicale43, nous sommes donc tentés d’ajouter une cinquième figure : l’œuvre altère la langue qui structure le lecteur, langue par laquelle il donne corps à sa relation au monde, aux autres et à lui-même. La « réponse à l’exposition » (B. Sève, 2002), dans le cas de la lecture d’une œuvre, peut alors se manifester sous diverses formes, en positif (dans un acquiescement à l’altération) ou en négatif (dans un aveuglement ou un refus).
143Une de celles-ci est l’attitude du lecteur qui opère une sorte de prédation, comme le sujet lecteur de Langlade qui élit certains éléments en dehors des hiérarchies proposées par l’œuvre elle-même, comme le « museur » de Gervais qui s’attache aux éléments qui entrent en résonance avec sa propre scène intime. On songerait aussi à la métaphore de l’ingestion et à ce que Joachim du Bellay dit, dans sa préface à L’Olive, de sa possible « innutrition » :
Si, par la lecture des bons livres, je me suis imprimé quelques traits en la fantaisie, qui après venant à exposer mes petites conceptions selon les occasions qui m’en sont données, me coulent beaucoup plus facilement en la plume qu’ils ne me reviennent en la mémoire, doit-on pour cette raison les appeler pièces rapportées ?
144Le lecteur agrège à sa propre faculté langagière, par bribes ou par pans entiers, des fragments ou des structures qui servent à ses propres conceptions… Les exemples ne manquent pas d’élèves qui s’approprient tours, vocabulaires ou idées qui proviennent de lectures diverses. Il s’agit même parfois d’un objectif explicite de l’enseignement de l’écriture (Tauveron et Sève, 2005).
145Une autre manifestation, négative, est ce qu’Eco (1992) stigmatise sous le terme d’« utilisation », ou Tauveron (2005) sous celui de « lévitation ». Le lecteur ne se situe plus dans une ligne de mire de l’œuvre, dans l’intentio operis, mais ses préoccupations personnelles occultent les exigences du texte. Il opère une sélection conforme à son intentio lectoris qui contrevient aux droits du texte, qui néglige son altérité. Réagissant à quelques éléments qui lui conviennent, il recouvre le texte effectivement écrit par un autre texte, issu de sa propre conception, mieux en conformité avec ses attentes. Il s’autorise de ses propres configurations pour vouloir seulement les reconnaître et ne pas s’exposer au risque de l’altération.
146Un dernier argument a contrario de l’altération en ce cinquième sens serait à tirer des refus de lecture, beaucoup moins étudiés dans le détail de leur émergence44. Nous évoquerons seulement le cas d’une classe de CM1 qui lisait Entre fleuve et canal, de Nadine Brun-Cosme. À partir du moment où les élèves ont perçu que l’intrigue tournait autour du divorce probable des parents de l’enfant, ils ont massivement répugné à entrer plus avant dans l’œuvre. L’un d’eux a même déclaré : « On ne veut plus lire, parce qu’on ne veut pas comprendre. » Il était pour eux insupportable qu’un texte séduisant, que d’aucuns trouvaient « poétique », voire « enchanteur », puisse parler d’une situation qu’ils voulaient considérer comme tragique. L’itinéraire du héros enfantin auquel ils s’étaient identifiés est effectivement peint sous des couleurs mélancoliques mais ténues et gracieuses. Ils refusaient d’avoir à reconsidérer sous ces couleurs somme toute acceptables la réalité de séparations familiales – que certains avaient effectivement vécues – qu’ils voulaient voir dans les sombres couleurs du drame. Dans ce cas comme dans d’autres semblables, c’est quand s’esquissent les structures de l’œuvre et l’obligation qu’elles nouent, c’est quand le lecteur doit suspendre ses propres conceptions pour faire place à celles de l’œuvre, c’est quand l’altération est sur le point d’opérer que se déclare pareil refus de se laisser entamer. Le lecteur répugne alors à la méta-abduction à laquelle sa lecture l’obligerait.
En classe de lecture
147Le modèle de lecture de notre tableau n° 2 bis est élaboré pour rendre compte de l’activité gratuite d’un lecteur solitaire. Mais la classe est conçue à des fins d’apprentissage. De plus, elle met en présence autant de lectures qu’elle contient d’individus, et un de ces individus jouit d’un crédit singulier car il est adulte et sa compétence de lecteur est garantie par l’institution scolaire : le risque est grand que s’impose une hiérarchie qui privilégie une « lecture-compréhension » et qui minore les droits de l’enfant lecteur. La modélisation que nous proposons de l’acte lexique, pour être utile à décrire l’activité des élèves, est affectée d’une spécification particulière.
Influence de la prescription scolaire
148Devant une œuvre nouvelle, l’ensemble des opérations que nous évoquions paraît pertinent pour décrire l’activité lexique des élèves. On constate aisément l’oscillation entre reconnaissance et exploration, spéculation, inscription dans une socialité… Cependant, le contexte scolaire en infléchit notablement certains aspects. La prescription obligatoire pèse d’un poids déterminant.
149Ainsi, l’injonction sociale (la case 1) ne laisse aucune hésitation quant à sa forme. Et toute la sphère sociale (cases 1 et 7) ne laisse place à aucune autre incertitude que la conformité aux impératifs déterminés par les programmes officiels de la République : le choix du maître s’inscrit-il dans ce que prévoit l’institution scolaire ? Il est des élèves qui n’hésitent pas à interroger ainsi le projet d’enseignement auquel ils sont soumis. Mais cette attitude se rencontre plutôt au niveau du secondaire ; et rien ne l’atteste dans les données que nous avons recueillies. En revanche, les jeunes élèves du premier degré identifient le type de lectorat auquel ils imaginent que l’œuvre s’adresse hors de la sphère scolaire. C’est sans doute pour cette raison que la maîtresse B ne montre pas les supports écrits authentiques de Martin le marin, Didier le sous-marinier, etc., dont l’aspect éditorial les auraient fait ranger dans la catégorie des livres « pour petits » et qu’elle adopte un dispositif qui exige d’emblée, dans le travail intellectuel proposé, une hauteur métalexique dont des « petits » ne seraient pas capables. De même, la maîtresse C écarte des références envisagées quelques romans dont la crudité pouvait les faire apparaître comme réservés à des « grands ». Par ces décisions, elles esquivent un refus de s’identifier au lectorat pressenti comme « naturel », au lectorat visé par l’éditeur, elles évitent le désengagement qui s’en serait suivi.
150La prescription scolaire détermine encore la première approche de l’œuvre (nos cases 2 et 6). Le contrat peut en effet se passer moins avec l’œuvre elle-même qu’avec le rôle qu’elle va pouvoir jouer dans le cursus scolaire. Dans la mesure où il est clair qu’on est à l’école pour apprendre – ce qui, nous ne l’ignorons pas, n’a pas la même évidence pour tous les élèves –, le gain escompté est largement subordonné au projet d’avoir entraîné, appris ou découvert, ou simplement au projet de s’être montré bon élève, digne de la confiance du maître. Ainsi, l’interrogation spéculative sur la règle fictionnelle et l’instance énonciatrice, par exemple, peut nourrir un gain aléthique, elle peut aussi nourrir (et se nourrir de) la réflexion déjà conduite en aval sur les formes ou les moyens des brouillages : dans la classe B, le jeu des points de vue ne suscite pas d’abord un intérêt sur le vrai et le faux ou sur les moyens de l’illusion, mais sur l’objet d’enseignement sous-jacent. Dans la première séance, le fonctionnement de la périphrase est vite réglé par Simon B., mais il est ramené immédiatement à l’objet d’enseignement antérieur par Maxime :
Maîtresse45 : – Ça veut dire quoi, oiseau, là ?
É. E.46 : – L’avion.
Simon B. : – C’est que Louve, elle connaît pas …
Maxime : – On a déjà vu ça… Ils prenaient la fusée pour une étoile filante.
151En situation scolaire, le projet d’enseignement que les élèves pensent pouvoir identifier surplombe les opérations de contrat et d’estimation du gain.
152Par voie de conséquence, les tâtonnements pour cadrer l’œuvre soumise et pour en élaborer une image globale (nos cases 3 et 5) sont eux aussi déterminés. Dans la mesure où les élèves supposent une continuité aux choix du maître, la mémoire des travaux antérieurs suggère souvent d’actualiser telle ou telle connaissance antérieure (dans notre case A) à propos de tel ou tel élément fourni par le texte (dans notre case B). C’est bien ainsi qu’émergent dans la classe B, dès la première séance, la première référence au corpus d’œuvres lues au premier trimestre. Voici l’extrait :
12/ Maîtresse : – […] De quel personnage parle-t-on d’abord ?
13/ Boubéker : –… de Louve …
14/ Maîtresse : – De Louve. Et comment fait le… l’auteur de cette histoire ? avec son lecteur… Qu’est-ce qu’il fait, l’auteur ? Oui ?
15/ Apolline : – C’est un peu comme… euh… l’Histoire à quatre voix …
C’est un peu pareil.
[…]
21/ Fanny : – Moi, j’attends… enfin… qu’ils se rejoignent. Comme dans l’Histoire à quatre voix. […]
153De l’apparentement opéré par Apolline, Fanny retire un modèle pour sa lecture, qui lui laisse anticiper les rencontres de personnages attestées dans les œuvres lues au premier trimestre. Il est vrai que la présence dans la classe du même chercheur aux deux moments favorisait grandement l’hypothèse d’une continuité… Mais quand, par exemple, dans la classe A, cinquième séance, Lucien recycle un savoir grammatical fraîchement acquis, il manifeste plus généralement cette tendance à la quête d’une cohérence et d’une continuité dans les activités de la classe, rapportée à une intention du maître. Et de fait, ici, le maître, sans la valider, puisque son interjection manifeste de la surprise, la légitime :
12/ Lucien : – C’est comme ce matin… C’est peut-être parce que… comme la meute, elle a été tuée – ça c’est sûr, on en est persuadé – il n’y aura qu’un seul mâle et qu’une seule femelle qui pourront s’accoupler au printemps.
13/ Maître : – Ah, oui !… Ça nous renvoie à ce qu’on disait ce matin sur le présent qui aurait le sens du futur…
154Dans cette perspective, la tâche scolaire de lire paraît définie par cette projection des élèves sur les intentions supposées des maîtres. Il n’y a cependant aucune raison pour penser qu’une lecture plus subjective pourrait ne pas avoir lieu dans le même temps, à haut comme à bas bruit.
155Symétriquement, les maîtres œuvrent sous la dépendance du même pacte social qui fonde l’école, ils anticipent les remodelages de l’encyclopédie des élèves que l’œuvre a des chances de provoquer, ou l’élaboration de postures métalexiques qu’elle peut nécessiter. Bref, ils prévoient ce que l’œuvre va donner l’occasion d’entraîner, d’apprendre ou de découvrir. Se fondant sur leur connaissance des savoirs disponibles chez leurs élèves (notre case A), ils identifient les probables zones de résistance que présentera le texte (case B), ils imaginent les parts de reconnaissance et d’exploration que suscitera l’œuvre (nos cases 3 et 5). Cependant, du moins quand il ne s’agit pas d’exercices, ils n’imposent pas de lecture dont ils pensent qu’elle n’aurait pas d’intérêt pour les élèves. Ils imaginent le type d’intérêt aléthique, idéologique, éthique ou esthétique qui peut engendrer une interaction féconde avec l’œuvre (nos cases 2 et 6). C’est dire qu’ils ménagent la possibilité d’une lecture pilotée par des investissements psychiques ou spéculatifs, voire qu’ils l’espèrent.
156Les maîtres mènent donc effectivement deux lectures. D’une part, en adultes lettrés, ils prennent connaissance de l’œuvre, ils en apprécient les intérêts. D’autre part, en professionnels, ils anticipent une lisibilité pour la classe, ils anticipent pour leurs élèves deux lectures : l’une, « naturelle », telle qu’elle pourrait être menée par les élèves de manière autonome en dehors de l’école, conforme à l’acte lexique décrit par les analyses qui précèdent ; l’autre, « scolaire », pilotée de l’extérieur par le contrat didactique et les interventions magistrales, inscrite dans un curriculum et servant les objectifs assignés à tout enseignement de la lecture, de l’ordre de l’entraînement, de l’acculturation ou de l’apprentissage… Entre ces deux lectures anticipées, les relations sont délicates : la lecture « scolaire » ne doit pas étouffer ce qu’aurait pu être une lecture « naturelle » mais au contraire lui faire (une) place.
Des lectures différentes en présence
157Il y aurait donc dans la classe, à propos du même texte, plusieurs sortes de lectures : la lecture experte du maître, et les deux lectures, la « naturelle » et la « scolaire », qu’il a anticipées ; la lecture scolaire des élèves et les lectures subjectives effectives de deux douzaines d’enfants. Cependant, ces lectures restent dans la coulisse. Les maîtres, du moins dans le contexte des classes que nous avons observées, ne font pas état de leur lecture experte dans la mesure où ils veulent faire émerger une lecture qui soit celle des élèves. Les lectures « naturelle » ou « scolaire » anticipées animent seulement les interventions des maîtres. Les lectures scolaire ou subjective des élèves animent seulement leurs prises de parole. De toutes les façons, il ne sonne dans l’espace que les verbalisations de leçons ; les lectures sont toujours à inférer des interactions qu’elles suscitent.
La lecture experte du maître
158Les élèves ne sont pas inconscients de l’existence d’une lecture du maître qui ne recouvre pas nécessairement la leur. Dans la classe B, à la fin de la séance terminale, à propos de la dernière phrase du roman, Leïla formule cette demande :
671/ Leïla : – Et personnellement… qu’est-ce que vous dites ?
672/ Chercheur47 : – C’est pas moi, personnellement, qui …
673/ Leïla : – Moi personnellement, moi, je dis que c’est : Nicolaï !
159Son choix de l’adverbe semble indiquer que Leïla distingue clairement dans l’enseignant un lecteur expert « personnel », dont il n’est pas fait état en classe, du lecteur « professionnel » qui a calculé une lecture moyenne. On peut penser que cette demande est liée au caractère d’indécidabilité que présente la phrase d’excipit : le maître n’a pas privilégié de leçon, puisque toutes sont également recevables, et sans doute Leïla a-t-elle du mal à endurer l’incertitude. Mais cette expérience fait vaciller le contrat didactique ordinaire : la sorte de transgression que manifeste sa demande suggère que d’une relation d’élève à maître, Leïla souhaite passer à une relation non institutionnelle ; réticente à l’effort qu’il faut pour se tenir à la hauteur de la polysémie, elle disqualifie la posture lentement construite qui y conduisait, s’affranchit du jeu scolaire et veut imposer un dialogue direct de subjectivité à subjectivité.
La leçon programmée par le maître
160Le jeu des relations dont s’affranchit Leïla peut donc se définir à partir de la cible du maître. Cette leçon programmée ne se confond pas avec la leçon que sa propre lecture a produite, elle reste cible tant qu’elle n’est pas encore actualisée dans la classe, et elle constitue, en quelque sorte, le but de la lecture des élèves. Dans la classe A, le maître fait souvent état de la leçon qu’il avait anticipée de la part des élèves. Ainsi, dans ce passage de la seconde séance, on voit que le maître est animé d’une attente précise : il souhaite que les élèves identifient la relation de compétition entre Louve et Nicolaï pour les proies potentielles.
33/Maître : – Oui… Donc ils se disputent… Ça pourrait… ça pourrait s’appeler comment, une dispute comme ça, pour des… pour des proies ?
34/Jean-Charles : – Parce qu’ils ont tous les deux le même… le même but… donc …
35/Maître : –… même but… On est tout près d’une réponse très intéressante, là. Comment ça pourrait s’appeler… ce qui les habite, tous les deux … ?
36/ É.48 : – L’habitude …
37/ Laurie : – La vie !
38/ Maître : – Oui… Pas loin ! La … ?
39/ Laurie : – La… La …
40/ Maître : – Oh, tu en es tout près …
41/ Laurie : –… la… enfin… l’envie de vivre.
42/ Maître : – L’envie de vivre ? Bon. Donc je vais marquer pour l’instant, sous cette forme-là, hein… Donc, ça, c’est un peu ce qui les rapproche, hein…
161L’attente d’une leçon par le maître est nettement perceptible : en 35, il évoque l’existence d’une « réponse très intéressante » indépendante de la lecture des élèves ; en 38, son exclamation apparente quasiment leur travail à une partie de bataille navale ; en 42, sa déception est peu dissimulée. Si la mise en concurrence de la leçon attendue et de celle que produit la lecture des élèves peut permettre de mobiliser leur attention, on voit que la tâche de lire se redécrit ici comme la tâche de reconstituer la leçon attendue par le maître.
162Plus explicitement, dans la classe B, la maîtresse propose souvent aux élèves de commenter ses interventions et leur cible. Elle suppose ainsi que les élèves ont la capacité de décrypter le jeu engagé. Ainsi, dans le début de la première séance :
9/ Maîtresse : – […] Et qu’est-ce que je veux dire quand je dis : on est avec qui ? Qu’est-ce que je veux dire par là ? Vous l’avez tout de suite délimité quand on était avec Louve. Mais qu’est-ce que je veux dire par là, Mathilde ? Vous me dites : on est avec Louve, on est avec le petit garçon… Comment ça se fait ? Boubéker ?
10/ Boubéker : – On parle de ce personnage.
11/ Simon B. : – Le narrateur…
163Ici, la maîtresse donne à interpréter la reprise à son compte d’une expression à valeur métadiscursive qu’elle a sélectionnée dans les propos des élèves, en fonction de la lecture programmée : elle attend l’apparentement avec les textes lus antérieurement. Elle demande effectivement ici de reconstituer cette leçon attendue. Mais pour atténuer l’effet d’imposition que pourrait provoquer sa formule, elle suggère de reconstituer la lecture qui la produit : « Comment ça se fait ? » Cette dernière question ouvre en effet la possibilité de s’appuyer sur le texte aussi bien que sur l’identification des motifs de son intervention : elle mobilise ainsi une lecture subjective des élèves pour opérer une suture avec la lecture scolaire. C’est bien ce qu’entendent les élèves quand ils reprennent leur analyse du récit.
La lecture subjective des élèves
164L’autre terme à partir duquel définir le jeu d’une séance de lecture est la lecture spontanée des lecteurs empiriques que sont les élèves. Le poids de son existence est particulièrement manifeste quand elle perturbe l’édification de la posture lectorale que le maître entend promouvoir. Ainsi, dans la classe C, à plusieurs reprises, la maîtresse est amenée à interrompre un développement incontrôlé. Par exemple, dans la neuvième séance, à propos de l’amour de la liberté qui anime Nicolaï :
Louis : – Peut-être qu’il a été élevé par des loups ?
Maîtresse : – Tu tiens à cette idée, toi, Louis, hein !
165Ou encore, à la onzième, à propos de l’hésitation de Louve à abandonner Ivan pour rejoindre la horde :
Roxane : – Parce qu’elle se demande comment Ivan serait accueilli.
Maîtresse : – C’est comme ça dans le texte ? C’est ton interprétation, ça !
166Dans les deux cas, les élèves poursuivent des projections déjà attestées de leur part. Louis a déjà attribué à Nicolaï un parcours semblable à celui d’Ivan (séance 8 : « Il a été comme Ivan, errant sur Taïga. Après, il s’en est sorti »), et Roxane a déjà évoqué la scène où la horde ferait mauvais accueil au petit d’homme (séance 8 : « Elle se demande comment ils vont les accueillir, avec en plus Ivan qui n’est pas très débrouillard ! »). Cette constance permet de rapprocher ces élaborations des paradigmes intérieurs dont parle Gérard Langlade. Il semble bien que cette lecture subjective, investie narcissiquement, puisse continuer souterrainement son chemin. Du moins chez certains élèves, et dans certaines classes…
La lecture construite en interaction avec l’attente du maître
167Cependant, ordinairement, on observe souvent que ces lectures spontanées s’infléchissent, se modèlent, voire émergent en fonction de la lecture programmée par le maître. Dans la classe B, sans doute parce que le projet d’enseignement paraît très évident, les exemples sont innombrables où les élèves devancent l’attente de la maîtresse. Pour ne prendre qu’un exemple bien net, dès la première séance, à l’imitation de ce qui avait été établi lors des lectures du premier trimestre, il a été posé comme convention de tracer une croix dans la marge du texte, en face du passage qui indique la rencontre entre deux personnages.
323/ Maîtresse : – […] Et donc, si vous voulez, […] entre la Louve et Nicolaï, il y a une rencontre autour du renard.
324/ Fanny : – On fait une croix ? Ou on attend ?
325/ Maîtresse : – Oui. Mais vous êtes obligés de la faire deux fois. Vous êtes obligés de la faire deux fois, la croix ! Oui ? Parce que ça se situe pas l’un sur l’autre. On dit : « différée »…
168Fanny anticipe la consigne. De la part d’un élève docile, et dans d’autres circonstances, on pourrait penser que la proposition d’attendre demanderait l’autorisation de passer à l’acte et dispenserait le maître d’en donner l’ordre. Ici, on perçoit plutôt sa compréhension du développement déjà annoncé par la maîtresse :
321/ Maîtresse : – […] C’est une rencontre… on dit : c’est une rencontre différée. C’est-à-dire : elle n’a pas lieu tout de suite pour les deux en même temps, elle a lieu l’un après l’autre. Mais… ils se sont un peu rencontrés à travers le renard […].
169D’une certaine manière, Fanny se montre ici collaboratrice, et fournit l’occasion du développement qui suit en 325. Elle a déjà compris qu’à la perception de Nicolaï par Louve (elle en a flairé l’odeur) va répondre celle de Louve par Nicolaï (il constate les dégâts qu’elle a commis), et que le souci de la maîtresse est de faire apparaître ces deux points de vue de l’un sur l’autre.
170Cependant, notre dernière illustration ne doit pas faire illusion : entre la lecture programmée par le maître et la lecture subjective des élèves, des tensions apparaissent souvent, qui font comme la matière première du travail.
La force d’inertie des premières lectures subjectives
171La résistance la plus simple, et la plus commune, mais non pas toujours la plus évidente à repérer, est l’inertie qui fait se maintenir certaines interprétations erronées. Ainsi, dans la classe A, à la séance 8, à la toute fin de la séquence donc, Arnaud fait état d’un contresens :
12/ Arnaud : – En fait… je croyais, Nicolaï, c’était son oncle !
172Cette erreur avait émergé très longtemps auparavant, à la séance 3 (Sébastien : « Peut-être son oncle, c’est Nicolaï ») puis à la séance 5 (Marion : « Nicolaï, c’est l’oncle à Ivan »). Elle avait été dûment combattue à la séance 7 (Anissa : « L’oncle, en fait, il s’appelle Micha, c’est pas Nicolaï »). Manifestement, elle a perduré dans l’esprit d’Arnaud.
L’explicitation de la leçon du maître
173Une autre forme de tension se manifeste quand un élève démasque la lecture (experte et/ou programmée) qu’impliquent les interventions de la maîtresse. C’est le cas dans la classe B à la séance 11, à la fin de la longue discussion pour établir le rôle de la chouette, entre Simon B. qui l’assimile au narrateur, et les autres élèves de la classe qui y voit un élément de décor.
857/ Maxime : – [à Maîtresse] Est-ce que tu sais si la chouette, c’est le narrateur ou pas ?
[…]
861/ Simon B. : – En plus, Maîtresse, vous avez… vous avez fait un lapsus révélateur… Vous avez dit : « Nous, euh, vous pensez que c’est pas la chouette. »
862/ Maîtresse : – [rire].
863/ Simon B. : – C’est révélateur, ça !
864/ Maîtresse : – Mais ça veut pas dire que j’ai raison !
174Il s’agit en fait d’un faux souvenir, nous n’en retrouvons pas la trace dans nos enregistrements. Mais cette reconstruction est en quelque sorte validée par la réaction de la maîtresse, qui visiblement en admet la vraisemblance. Dans cet épisode, Simon B. se place dans une sorte de « hors-jeu », il ne commente plus le récit mais la manière dont la discussion a été pilotée : il met au jour l’artifice d’une maîtresse qui fait semblant d’orchestrer avec neutralité les propos enfantins mais qui adhère en réalité à une des positions défendues, « personnellement » aurait dit Leïla. La maîtresse en est réduite à tempérer la réalité de son expertise pour ne pas priver d’enjeu les efforts d’intellection accomplis lors de la discussion…
L’incompréhension de la démarche du maître
175Si certains élèves, comme Simon B. dans l’épisode qu’on vient d’évoquer, peuvent sauvegarder leur propre lecture subjective en dénonçant après coup le jeu scolaire, d’autres peuvent manifester la distance qui sépare leur propre lecture de celle attendue par le maître par l’incompréhension de sa démarche. Ainsi, dans la classe C, à la séance 9, la maîtresse avait fourni un corpus de phrases tirées des différents livres lus en amont, mais qui auraient pu s’appliquer au personnage d’Ivan, et elle demandait que les élèves identifient les rapports possibles.
59/ Roxane : – Elles [les phrases à examiner] sont pas toutes sur Ivan… Enfin… elles sont pas toutes du livre.
60/ Maîtresse : – Est-ce que ça peut t’aider à comprendre Ivan …
[…]
63/ Manon : – Mais ça a pas de rapport avec Ivan … ?
64/ Maîtresse : – Beh, d’après toi, est-ce que ça peut en avoir un ? Qu’estce que ça peut expliquer ?
[…]
67/ Julia : – Et si c’est pas Ivan ?
68/ É. : – Et si ça dit rien ?
69/ Maîtresse : – Ben, si ça dit rien, ça dit rien.
70/ Roxane : – Maîtresse, je comprends pas ce qu’il faut faire !
71/Marie P. : – Maîtresse, si ça a peu de rapport avec Ivan ?
72/ Maîtresse : – Eh ben, tu dis ce que ça a comme rapport !
73/ Marie P. : – Ben si il y a… Je comprends pas !
74/ Louis : – Mais si, on marque …
75/ É. : – Moi non plus, je comprends rien.
176Plusieurs obstacles apparaissent ici. Pour Manon (63) et Julia (67), il semble impossible d’estimer un jugement à propos d’Ivan alors que ce jugement avait été émis à propos d’un autre personnage. Il s’agirait alors d’un respect scrupuleux de la relation attributive qui lie l’énonciateur, le prédicat et le référent dans une convention aléthique d’assertion. Pour Roxane (59), qui introduit la question de la provenance, il semble qu’elle répugne à outrepasser la frontière entre les œuvres, elle ne veut ou ne peut pas fonder sa lecture sur la cohérence de l’ensemble du corpus. Enfin, E. (68) et Marie P. (71) ne se drapent pas dans la même revendication de probité, mais ils semblent escompter un bénéfice trop maigre. Ce qu’il y a de remarquable dans cet épisode, c’est que la maîtresse ne fait ici que déployer un mouvement largement attesté auparavant. En effet, la comparaison de personnages a été largement pratiquée à l’initiative des élèves eux-mêmes, en particulier à la séance 6 : comparaison entre Ben et Ivan autour de l’animalisation, puis comparaison autour de leur mutisme. Et à la séance 7 : comparaison entre Louve et la mère Blaireau autour de leur deuil… Il nous semble donc qu’on peut comprendre la réticence des élèves non pas tant comme un refus d’une entreprise comparatiste, mais comme une façon de décliner l’imposition d’une lecture attendue par la maîtresse. De fait, l’opposition s’éteint quand, à la séance suivante, la maîtresse explicite l’opération mentale de comparaison et en propose le matériel en laissant ouvert le résultat :
1/ Maîtresse : – […] Et ces phrases, elles vont nous aider peut-être à faire des comparaisons entre ces trois personnages.
177Les élèves ont alors le sentiment d’avoir en leur pouvoir de contester le choix des phrases et d’élaborer eux-mêmes leur lecture ; à tout le moins, ils sont en situation de redécrire la tâche et de s’approprier la prescription. Ils effectuent alors le travail proposé.
Le refus conflictuel
178L’opposition est parfois en même temps plus nette dans la vigueur de la contestation et plus diffuse dans son objet. Ainsi, dans ce passage de la dernière séance de la classe B, où il est fait état des commentaires sur la phrase d’excipit (« Seule Taïga sera toujours là, de l’autre côté des vitres d’une maison… », en italique dans le texte) livrés par les élèves. Fanny vient d’en développer une interprétation subtile : la vision de Taïga serait une illusion de la part d’Ivan. Elle s’en prend alors à une formule d’un camarade.
614/ Fanny : – À un moment donné, c’est marqué : « la maison d’Ivan parce que dans le texte on dit qu’Ivan a déménagé. C’est pour ça qu’il est allé sur Taïga ». Mais il l’a pas fait exprès ! C’est que l’avion est tombé sur Taïga, il l’a pas fait exprès !
[…]
618/ Chercheur : – Il l’a pas fait exprès, bien sûr. Et alors ?
619/ Fanny : – C’est marqué : « il est allé sur Taïga »…
620/ Chercheur : – [agacé] Il est allé sur Taïga parce que, justement, il est bien dit que la nouvelle maison d’Ivan est près de Taïga.
621/ Fanny : –… est près, mais pas sur !
179Elle reprend ici une distinction qu’elle avait déjà évoquée en 568, dans un contexte où l’enseignant admettait la valeur de l’interprétation de Thibault et protégeait le développement de sa pensée.
553/ Thibault : – Moi, je pense pas que ça peut être que Nicolaï, parce que… euh… il y a aussi Ivan, vu que son papa, il a trouvé du travail, euh… sur la taïga …
[…]
558/ Chercheur : – Il est dit… il est dit, dans le roman, que… euh… que Piotr, le papa d’Ivan, a trouvé du travail, alors, vers la taïga.
[…]
569/ Fanny : – C’est près de la taïga.
570/ Chercheur : – Près de la taïga. Ça veut dire… ça veut dire ici… entre la maison et la taïga, il y a une certaine distance. Oui ?
571/ Fanny : – C’est jamais dit précisément que… c’est jamais dit dans le texte… que… du moins… euh… du moins noir sur blanc… que… ils ont… ils ont une maison… à côté de la taïga. C’est pas vraiment marqué.
572/ Chercheur : – C’est pas marqué. Ils disent… Attendez, je vais retrouver le passage… Att… Alors, c’est dit : « […] tu verras la Sibérie d’en haut, et la taïga. C’est beau, la taïga, Ivan. C’est une chance que ton père ait trouvé du travail là-bas. » (p. 41) Là-bas, c’est-à-dire pas loin de la taïga.
180Dans ces deux épisodes, il affleure sans doute des conflits relationnels entre les élèves concernés. Il est probable aussi que joue la substitution du chercheur à la maîtresse dans le rôle d’animateur de la classe. Cependant, parce que l’enseignant prend sérieusement en compte l’interprétation de Thibault et qu’il semble vouloir la faire accréditer, Fanny manifeste un refus de cette imposition qui contrevient à sa propre interprétation, elle augmente la charge agressive et sollicite de manière spécieuse des distinctions lexicologiques échafaudées pour la circonstance49.
181Le conflit ne trouve pas ici de résolution car l’enseignant, estimant inacceptable le ton de l’échange, y met autoritairement fin en 623. Cependant, l’intérêt de ces épisodes est de bien mettre en lumière comment le texte de l’œuvre constitue le lieu commun de toutes les lectures contemporaines, sinon concurrentes, dans l’espace d’une séquence. On perçoit en effet la leçon établie par Thibault et relayée par l’enseignant ; la leçon établie par Fanny ; on voit comment Fanny puise son argumentation d’abord sur les failles de la leçon d’autrui en 569 avant de devoir revenir à la mémoire qu’elle a du texte en 571 ; on voit comment, en 572, l’enseignant en rétablit la littéralité à des fins argumentatives. On constate cependant que cette littéralité est vite oubliée puisque Fanny revient en 619 à la leçon de son camarade. Le texte, labile dans les mémoires, vite recouvert par l’image qu’on s’en est faite, s’il est bien le déclencheur des lectures, si Fanny et l’enseignant le posent bien en instance de régulation de leur conflit, apparaît pourtant plutôt comme un gisement d’arguments potentiels que comme un objet bien distinct.
182Sa construction, en effet, n’a pas le caractère d’évidence que les lecteurs experts, aveuglés par leur expertise même, lui attribuent parfois. Pierre Bayard (1998) rappelle opportunément :
[…] l’indice est moins un signe déjà présent qu’un signe qui se constitue après coup dans le mouvement herméneutique de l’interprétation, laquelle, en proposant un sens définitif, hiérarchise les données et construit à rebours une structure textuelle plausible.
183Il développe ainsi une perspective selon laquelle l’intention interprétative commande l’attention au texte et donne consistance à sa littéralité.
184Dans les classes que nous avons observées, l’intention interprétative, et conséquemment la construction du texte, se présente souvent en réponse à une prescription du maître. Mais pour mieux définir le rôle du maître, il convient d’observer ce qui se passe hors de sa présence. Qu’advient-il quand, parmi les lectures en présence, il n’y a plus ni la lecture experte du maître, ni la lecture qu’il avait programmée, que, donc, il n’y a plus que la lecture des élèves construite en réponse à celle-ci ? Que produit une juxtaposition de lectures subjectives ?
Une « lecture sans maître » : gros plan sur une séance où les élèves sont laissés à eux-mêmes
185Rares sont les moments où l’on peut saisir la relation des élèves au texte sans qu’elle soit trop marquée par la pression de la classe, les consignes du maître ou les arguments des camarades. Mais parmi nos données, il y a dans la classe A, à la séance 4, un moment où les élèves sont confrontés au texte du chapitre 3, en petit groupes, c’est-à-dire, justement, hors de la présence – sinon épisodique – du maître, et sans la pression d’une consigne trop étroite. Nous avions décidé d’enregistrer le travail d’un groupe que nous trouvions représentatif : il est composé d’un élève plutôt habile (Jean-Charles), de deux élèves moyennes (Marion et Anissa) et d’un élève moins prévisible (Erwan), dont les performances sont régulièrement inférieures aux attentes. Aucun n’est trop timide, ils ont tous accepté la présence du caméscope. La consigne de travail elle-même est assez floue et consiste en ces deux questions : « Qu’est-ce qu’on apprend de nouveau ? » et « Qu’est-ce qu’on n’a pas compris ? » Elle suppose donc une lecture susceptible d’identifier des zones d’opacité et d’isoler un apport d’information par rapport au co-texte, c’est-à-dire qu’elle suppose une assez belle conscience cognitive des opérations lexiques de mise en cohérence avec les informations déjà constituées et la détection des éléments divergents.
186Le passage dont il s’agit correspond aux pages 36 à 44 du roman. Il comporte trois rêves d’Ivan : celui du jeu de cubes, celui du chien de l’épicier et celui où sa mère lui annonce son séjour chez l’oncle ; et trois de Louve : celui où elle revit une chasse au cerf avec son compagnon, celui où elle revit le plaisir de la chasse en horde, et celui où elle revit le massacre qui dispersa la horde à laquelle elle appartenait.
187Le problème de compréhension le plus évident, du moins aux yeux du maître, et qui avait entraîné le choix de ce dispositif d’enseignement, était l’obscurité produite par le jeu de point de vue dans le dernier des rêves de Louve. En effet, le lecteur n’a accès à la scène de massacre que filtrée par une série de déformations : l’agent humain n’est jamais mentionné ; l’hélicoptère est désigné comme un « oiseau sombre, sans ailes, une bête inconnue qui vole de plus en plus bas » ou un « oiseau au ventre rond, surmonté d’une chose qui tourne en ouragan » ; les coups de feu apparaissent comme « des multitudes de bruits secs, tonnants. Cela ressemble au feulement de la foudre, et, comme la foudre, cela jette un feu mortel » ; Louve, qui a survécu au carnage, et son compagnon sont évoqués à la troisième personne : « Un seul mâle et une seule femelle s’accouplent parmi les fleurs roses de Taïga. » (Toutes ces citations en italique dans le texte.) Le maître escomptait que les élèves éventeraient la stratégie narrative et identifieraient le référent assez facilement puisqu’ils étaient parvenus à mettre au clair les déformations similaires au travers desquelles est raconté l’accident d’avion au premier chapitre.
188Ce texte présente aussi d’autres enjeux. L’image du bonheur partagé avec la horde préfigure la tentation de Louve d’en rejoindre une au chapitre 4 ; le brusque réveil d’Ivan constitue une étape dans le recouvrement de sa mémoire. Surtout, le lecteur apprend par le truchement des rêves analeptiques la relation passée d’Ivan avec le chien de l’épicier, laquelle explique l’illusion qui assimile Louve à un chien ; il apprend aussi clairement d’où venait et où allait l’avion qui transportait Ivan ; il apprend comment s’était déroulée la rencontre entre Louve et le père de ses petits, c’est-à-dire les périodes transitoires entre l’appartenance à une horde et sa solitude actuelle. En quelque sorte, ce chapitre apporte des informations qui complètent le puzzle, il permet d’achever les mouvements inférentiels amorcés dès auparavant. Le maître escomptait bien que les élèves en prendraient conscience. Il nous a confié ces deux attentes – sur la modalité spécifique de lecture et sur l’établissement d’une leçon – dans une rapide discussion pendant la séance, quand il nous annonçait qu’au vu des difficultés des élèves et de l’intérêt de leurs discussions, il prenait la décision de consacrer à ce travail de groupe tout le temps disponible pour cette séance. Chaque membre de sa consigne double devait, dans son esprit, conduire au traitement de ces deux aspects. Cependant, rien n’est allé simplement.
189Pour clarifier le cheminement parfois labyrinthique de la lecture des élèves, et avant d’entrer plus précisément dans le détail, nous proposons une reformulation succincte du point d’arrivée. L’ordre de leur préoccupation suit à peu près l’ordre du texte.
Les rêves d’Ivan
190Les rêves d’Ivan ne paraissent pas soulever de difficultés insurmontables. Le contenu référentiel est vite établi de manière consensuelle par Erwan : « Ils sont entrés dans le petit terrier, là, et puis ils sont allés s’endormir et ils ont rêvé » (32) ; puis complété : « […] il voit sa mère, et après il voit le chien de l’épicier. Il lui donne son goûter […] » (42). Anissa dégage rapidement la conclusion inférable du rêve des cubes : « Elle aime bien son fils » (10). Erwan en suggère une justification : « En fait, c’est comme avec… euh… Louve » (107). Ce qu’Anissa synthétise ainsi : « Il rêve à la tendresse » (109). Jean-Charles le resitue dans le processus de ré-humanisation d’Ivan : « Mais peut-être ça veut dire : il commence à retrouver un peu sa mémoire… » (75). Ce que Marion reformule : « Il retrouve des souvenirs » (108).
191Simplement, le rêve où la mère annonce son voyage à Ivan est purement passé sous silence. Les élèves semblent aussi ressentir une sorte de défaut de maîtrise ; en effet, à la question du maître : « Qu’est-ce que vous ne comprenez pas là-dedans ? » Jean-Charles, loin de protester que rien ne résiste plus, répond : « Je sais pas… » (88-89). En 92 aussi, l’exclamation de Marion suggère une intégration qu’elle vient juste d’effectuer : « Ben, j’ai compriiiiiiiiis… »
Les rêves de Louve
192En revanche, les rêves de Louve opposent de multiples difficultés enchevêtrées. Une première difficulté tient à la contiguïté des trois rêves et des commentaires du narrateur. De fait, ces trois rêves mettent en scène la chasse, et plusieurs éléments se retrouvent de l’un à l’autre. Il est fait mention du compagnon dans le rêve de la chasse au cerf et dans celui du massacre, la horde est le personnage essentiel dans le rêve de la chasse au caribou et dans celui du massacre. Le thème du sang, du sang versé et du sang transmis, se retrouve dans le rêve de la chasse au cerf et dans le propos du narrateur. Mais les élèves supposent aussi que la foudre mentionnée dans le rêve du massacre pourrait déjà apparaître dans le rêve de la chasse au cerf, d’abord au titre de « coup de foudre ». Ce rapprochement intempestif brouille les données : on ne sait plus trop qui chasse qui dans le rêve du massacre. Anissa déclare ainsi :
219/ Anissa : – Elle rêve parce qu’elle a faim et… elle se rappelle d’une partie de chasse avec… euh… avec son compagnon… et dans… dans sa partie de chasse, il y a eu la foudre qui est arrivée…
193Puis peu après :
221/ Anissa : –… et après, dans sa partie de chasse, il y eu la foudre… le feu mortel…
194Il semble bien que dans son esprit, le possessif (« dans sa partie de chasse ») signale une détermination subjective (c’est Louve qui chasse), que Louve soit dépositrice de la foudre. L’expression qui désignait très nettement la chasse au cerf en 219, se met à désigner la chasse où intervient le « feu mortel ». Bref, les deux chasses sont confondues, et l’identité des chasseurs et chassés est singulièrement opacifiée.
195Une autre difficulté se noue autour de l’interprétation de l’expression : « Louve… sans mémoire peut-être, si ce n’est celle du sang transmis » (p. 38). Le sens évident pour l’adulte n’est pas évoqué, il n’est jamais question dans les propos des élèves ni d’instinct ni de transmission héréditaire. La question devient alors celle du statut qu’il faut donner aux deux rêves, celui qui précède et celui qui suit la formule : y rêve-t-elle de ses propres souvenirs ou bien y rêve-t-elle de ses ancêtres ? Les branches de cette alternative sont bien clairement explicitée ; en 153-154, Anissa et Marion déclarent : « Alors, les souvenirs de Louve, elle se rappelle…/… de ses ancêtres » ; et en 157, Anissa : « Elle… elle se rappelle en fait de… son passé… »
196Cependant, et bien que la première possibilité ait été retenue pour le compte rendu écrit que le maître avait demandé, seule la seconde est discutée. D’un côté, les élèves cherchent argument dans leur perception des régularités de l’œuvre. Ainsi Jean-Charles propose en 149 un parallélisme avec la perte de mémoire d’Ivan : « Peut-être qu’elle a perdu la mémoire… Ivan, il a sûrement perdu la mémoire, et elle aussi… » ; et en 159 : « En quelque sorte, elle retrouve sa mémoire… » Ailleurs, les élèves s’appuient sur la relation régulière entre les rêves (et les « voix » entendues par Ivan) et leur contexte d’apparition. Le même Jean-Charles expose ainsi en 175 : « Parce qu’elle a très faim, elle rêve [scilicet : elle rêve de chasse]… », mais c’était déjà la motivation probable de l’intervention de Marion en 158 : « Elle a faim… » L’argument semble être : Louve se souvient de la chasse au cerf et de la chasse au caribou parce qu’elle a faim, la relation entre son rêve et sa sensation est la même que lorsque Ivan, en proie à la tendresse de Louve, rêve de sa tendre mère, relation qui avait déjà été bien établie en 107 et 109…
197D’un autre côté, ils cherchent argument dans la progression de leur propre information, ou de leur intérêt personnel. Erwan s’oppose ainsi immédiatement à la justification par la faim :
182/ Erwan : – Elle rêve de chasse, ouais ! En fait, là !
183/ Jean-Charles : – Elle a extrêmement faim…
184/ Erwan : – Elle rêve de son compagnon !
198Il poursuit ici sa rêverie sur la vie affective de Louve, pour laquelle il a déjà manifesté son intérêt en 55-57, rêverie qu’il poursuit en 190-192, 202, 263… Cependant, au-delà de la juxtaposition agressive, le point commun possible n’est pas saisi. En effet, rien n’interdit de penser que Louve rêve de son compagnon parce qu’elle est elle-même prise dans les rets de son attachement à Ivan, que la relation entre rêve et sensation actuelle se noue aussi autour de la tendresse.
199La troisième difficulté est, comme il avait été prévu, l’éclaircissement du rêve du massacre. Les points obscurs et les référents proposés sont les suivants :
auteur du massacre : Nicolaï (déjà en 54, puis en 161-162, 268, 406, 408-411, 422), « quelqu’un par exemple comme Nicolaï » (232), un rapace (389) ;
les victimes : les louveteaux de Louve (222-224, 238, 329, 389), la horde à laquelle appartenait Louve (244-248, 393), « tous les loups » (357, 369), les aïeux de Louve (393) ;
l’oiseau » : un avion (278-282, 289-291, 348, 419), un avion qui a perdu ses ailes (291, 371, 374), l’avion qui transportait Ivan (307, 311-312, 329, 338, 358), un hélicoptère (350), une fusée lancée depuis une base proche (316), une tornade (355), un avion dont « les ailes se resserrent » (probablement comme les ailes rétractables d’un Tornado ou d’un MiG-23) (372), un oiseau prédateur (389), un oiseau tué par Nicolaï, Nicolaï qui saute en parachute (414-415) ;
modalité de la catastrophe : l’avion prend feu (280), un avion tombe en vrille (303-305, 349, 379-380, 401-403), « Nicolaï a tué un oiseau et… » (318), la foudre est tombée (405) ;
modalité de la mort des victimes : coup de feu (232), une fusée a explosé (316), la horde qui se bat (320), la forêt a pris feu (404, 407, 418), les loups se sont approchés de l’incendie (417).
200Cette difficulté à construire le référent se trouve de surcroît surplombée par la difficulté à déterminer la règle fictionnelle qui pourrait organiser la relation entre le référent de ce passage et l’intrigue telle qu’elle est connue. La plupart du temps, les élèves paraissent considérer que la matière onirique est de l’ordre du souvenir, mais Marion énonce très clairement une autre hypothèse :
358/ Erwan : – Moi, j’ai pensé que c’était l’avion [ scilicet : du premier chapitre] qui était en train de s’écraser et… et que ses ailes, elles étaient cassées.
359/ Marion : – Non, attends ! Elle est dans son rêve [ scilicet : de bonheur avec son compagnon], et puis là, soudain… euh… Sa famille est morte… Alors là, elle rêve un truc, quoi… Elle cauchemarde… un truc qui fait peur…
201À la leçon d’Erwan qui convoque l’élément de l’intrigue déjà connu et que Louve est susceptible de se rappeler, il semble que Marion oppose le fonctionnement onirique capable de transposer une expérience traumatique en une vision horrifique dont le matériau est très différent de la situation réellement vécue. Et l’on peut encore identifier un troisième étage à cet empilement de difficultés. En effet, l’opposition entre les perspectives ouvertes ici par Erwan et Marion ne paraît soluble que dans la prise en compte d’une intention auctoriale. C’est bien ce qui affleure çà et là. En 313, par exemple :
313/ Erwan : – Je pense pourquoi elle rêve… ils ont déjà fait ça… c’est l’avion parce que…
202Ou symétriquement en 340 :
340/ Marion : – Mais c’est pas parce qu’ils mettent « un oiseau sombre et sans… »… euh… qu’ils mettent ça que c’est forcément l’avion ! Ça peut être autre chose… Si c’est tout le temps l’avion, hein… !
203Les élèves n’en ont pas une claire conscience, mais on voit qu’ils s’attachent, pour l’un, à une esthétique de la régularité dans l’œuvre, et pour l’autre, à une esthétique de la variation.
204En tout cas, on voit que les propositions ne manquent pas, diverses dans leur provenance, leur pertinence, leur mode de cheminement.
Un terreau d’associations d’idées
205Le premier constat est que les élèves ne travaillent pas d’abord sur les données du texte lui-même, mais à partir de la mémoire qu’ils en ont. Celle-ci, déterminée par des particularismes singuliers, apparaît constituée autour d’images vagues qui proviennent d’associations d’idées, associations avec l’état connu de la fiction ou avec des connaissances sur le monde parfois fines (par exemple : les bases de lancement se trouvent dans des endroits peu peuplés), plus rarement de fragments du texte : la mention d’« ennemis » entraîne celle de combat en 272, et celle de lutte fratricide en 320. C’est sur la base de telles associations que Marion retient que la mère d’Ivan est blonde (A-S4 ; 9, 17, 27, 97…), Jean-Charles retient la mention du sang (168, 171…)…
206Sur la base de ces éléments parcellaires, les élèves amorcent des opérations cruciales. Ainsi Marion semble soumettre le rapprochement du texte et d’un stéréotype à une sorte de test :
27/ Marion : – Elle est blonde ! Donc, ça veut dire que le mec, il est blond.
207Elle semble projeter l’image d’un couple dont les deux partenaires seraient blonds. L’origine de cette hypothèse n’est pas discutée, mais on peut conjecturer qu’à partir du type d’attachement qu’Ivan manifeste envers sa mère, Marion mobilise le stéréotype d’un monde idéal, qu’actualise par exemple la blondeur de la « famille heureuse » dans certaines publicités ou celle des poupées Barbie et Ken. Il s’agit alors d’élargir sur la fiction, telle qu’elle est connue, la projection pour en éprouver la validité.
208Ailleurs, Jean-Charles parvient à isoler les deux aspects de la thématique sanglante. En 129 et 132, Anissa avait lu deux passages où apparaît presque le même terme : celui de la prédation et du sang des victimes (« gueule sanglante », p. 38, l. 3 du roman, en italique dans le texte), et celui de la lignée et du sang des ancêtres (« sang transmis », p. 38, l. 7). Les deux citations qu’elle avait oralisées sont dans la continuité du texte de Florence Reynaud, mais Jean-Charles l’interrompt en 130 : « Eh, attends ! Il manque un truc… ou pas ? » Cette interruption peut correspondre simplement à l’acuité de Jean-Charles qui aurait détecté qu’Anissa avait omis un membre de phrase (« son compagnon et elle sont à la fête ») et qu’ainsi un pronom (« ils mangent et dévorent ») s’était trouvé sans antécédent exprimé. Mais la disjonction de fait ainsi créée interroge la contiguïté des deux thèmes. La demande que Jean-Charles exprime à nouveau en 134 le suggère : « Eh, attends ! Tu peux recommencer, s’il te plaît ? » Il diffère ainsi l’établissement hâtif d’une conclusion telle que Marion la pose en 133 : « Oui, elle rêve de son passé, quoi ! » Dans la suite, Jean-Charles n’évite pas la force d’attraction de l’association entre sang des ancêtres et mémoire, il en fait état en 141, 143, 145, 149, 155, 159… Mais après qu’il a fermement dessiné les contours de ce thème du « sang transmis », qui constitue la seule mémoire animale, il s’intéresse à l’autre panneau du sanglant diptyque en 168 : « On peut parler du sang ! » ; et en 171 : « Mais elle… elle avait bien rêvé du sang, aussi ! »
209Dans tous ces mouvements de pensée, l’observateur a l’impression que les associations d’idées, là érigées par le museur à l’occasion d’un détail réaliste, ici soutenues par l’apparentement lexical, tissent la trame d’une image globale et que cette trame constitue la base à partir de laquelle une prise en compte plus objective du texte devient possible. Mais l’observation en est délicate, parce que ces associations ne sont pas clairement formulées par un scribe. On ne peut par exemple que formuler de douteuses conjectures sur l’intérêt que porte Erwan à la scène du goûter (39, 42, 49…) ou sur sa surprise manifeste quand il se représente que Louve et Ivan dorment ensemble (55 et 57). Tels les épicycles en astronomie qui dénoncent une force d’attraction dont l’origine reste invisible, seuls des phénomènes périphériques permettent de déceler la présence de configurations intimes qui prélèvent dans le texte leur aubaine et ménagent des ponts entre les données fictionnelles et les « paradigmes intérieurs ».
Les fonctions de la lecture des autres
210Un deuxième constat est l’émergence progressive d’une écoute entre les élèves. Il arrive régulièrement que les remarques soient d’abord juxtaposées dans une indépendance sourde à toute interaction. Dans la séance, on constate fréquemment l’absence de continuité quand un élève impose un nouveau thème. Par exemple, en l’espace de trois minutes d’enregistrement : l’accident (Anissa, en 21), le creusement du terrier (Marion, en 22), la blondeur de la mère (Marion, en 27), l’endormissement (Erwan, en 32), le statut onirique du passage (Anissa, en 38). Ce sont autant d’éléments posés sans ordre, sans cohérence ni dans le propos des élèves qui les introduisent, ni dans le tissu conversationnel. Autre exemple : en 177, Marion introduit brusquement le thème du compagnon, et cette introduction reste sans effet immédiat. Elle ne fait retour qu’en 184, chez Erwan, et n’est vraiment prise en compte par le groupe qu’à partir de 188. Autre exemple : en 54 et en 69, Jean-Charles indique qu’« on parle de Nicolaï », ce qui ne sera repris que bien après, en 161, dans une semblable intervention en forme de juxtaposition, puis réellement entendue et pris en compte en 232 et suivantes.
211Cependant, peu à peu, les élèves se dégagent de la pression de leurs paradigmes intérieurs et réagissent à la lecture des autres. Plusieurs formes d’interactions sont alors perceptibles. Une première forme d’interaction se manifeste dans la contestation des associations qui ne sont pas partagées. L’effet est celui d’une régulation, mais l’arbitre n’est pas le texte, c’est l’autorité du groupe ou celle du seul contestataire. Ainsi, la projection de Marion autour du thème de la blondeur suscite l’ironie :
27/ Marion : – Elle est blonde ! Donc, ça veut dire que le mec, il est blond.
28/ Anissa : – Et alors… ? Louve, elle est blonde ?
29/ Jean-Charles : – [rires] Mais c’est la mère !
30/ Erwan : – Louve, elle creuse un terrier… et pour aller dans le petit terrier… il faut être blonde …
31/ Marion : – Ah, mais arrête ! C’est pas drôle !
212Dans ce mouvement, les élèves, en étendant indûment la projection au reste du personnel de l’intrigue, dénoncent l’aspect très secondaire de l’objet visé par Marion : peu leur importent la couleur des cheveux du père d’Ivan, et sans doute aussi celle de la mère elle-même. Ils n’ont alors pas même besoin de disqualifier une projection discutable mais non impossible, puisque sa pertinence n’est pas probante. La lecture de Marion est ici régulée par la réaction de ses camarades. Mais la contestation peut aussi se faire plus directement. Ainsi, l’image de la taupe que propose Erwan en 35 est immédiatement récusée par Anissa comme non pertinente, non adéquate au milieu où s’opèrent les efforts de terrassement de Louve :
34/ Marion : – […] Elle creuse un terrier… elle creuse… elle creuse …
35/ Erwan : – Comme une taupe.
36/Anissa : – Comme une taupe ? ! Mais non, pas du tout ! Une taupe, c’est un trou dans le jardin !
213De même, on observe le même appui sur les connaissances sur le monde :
287/ Maître : – Bon, c’est un oiseau… « Un oiseau sans ailes », hein …
288/ Jean-Charles : – Ah !
289/ Erwan : – Ben oui, c’est l’avion !
290/ Jean-Charles : – Un avion, ça a des ailes !
214Cependant, les régulations opérées entre les élèves engendrent parfois une inhibition. En 162, Marion arrête la pensée de Jean-Charles en remarquant qu’il n’a pas encore été question de Nicolaï (alors que Jean-Charles l’avait déjà mentionné). Nul ne saura jamais pourquoi Jean-Charles évoquait les jurons habituels du personnage en 161.
260/ Anissa : – Elle se rappelle de ses ancêtres… qui l’ont créée …
261/ Jean-Charles : – Louve… Louve se rappelle de ses ancêtres… euh… Ce qui… ce qui est nouveau, ben… Nicolaï… euh… Nicolaï, il arrête pas de dire des gros mots …
262/ Marion : – Non mais Nicolaï, on n’en a pas encore parlé, là, hein !
Vers une collaboration potentielle
215C’est une forme de soutien que sollicite Marion pour parvenir à construire le référent du texte et/ou de la discussion : « Son compagnon… son compagnon… mais c’est qui, son compagnon ? » demande-t-elle en 188. Elle obtient d’ailleurs immédiatement une réponse qui la renvoie non sans pudeur à l’accouplement (« Ben c’est son… c’est son… ben c’est celui qui… avec qui elle avait des petits… ») et lui permet de poursuivre sa rêverie quand elle évoque un « coup de foudre » en 201.
216Dans la suite de la séance, c’est autour du jeu d’Erwan que se tissent les imaginaires de chacun. Cet élève est régulièrement habité par l’image de l’accident d’avion, et il mentionne avec insistance le rapprochement en 348, 358, 369, 374-376… En 401, il entre dans un jeu qui déploie sa rêverie : au grand agacement des autres – d’Anissa, en particulier – il imite avec un stylo la chute en vrille d’un avion. Cependant, Marion s’empare de son dispositif pour mieux se représenter le référent supposé et pouvoir estimer la valeur explicative de l’hypothèse.
403/ Marion : – En fait, là… il y a la horde par terre, et là, c’est l’avion… Enfin, imaginons que c’est l’avion… Il a cassé ses ailes… Il arrive, il s’écrase sur la horde…
217La désinvolture d’Erwan donne malgré tout forme à la possibilité d’une scène qui donne consistance à la propre recherche de Marion.
218Cette forme de coopération peut évoluer vers une sorte de coélaboration qui n’est pas sans quelque jouissance. Ainsi, à la fin de notre enregistrement, les idées fusent, le plaisir de l’inventivité se double des approbations exclamatives : les « Ah ! » (408), « Ah, oui ! » (406), « Voilà ! » (405, 409, 410) ponctuent une surenchère effervescente de propositions plus ou moins baroques, où l’« oiseau » serait le parachute d’un Nicolaï qui aurait autrefois vécu la même infortune qu’Ivan. Les élèves glissent progressivement vers une production qui remplace le texte à lire :
415/ Jean-Charles : – Peut-être qu’il a sauté en parachute ! Peut-être qu’il était aussi dans l’avion… Peut-être que ç’a été un disparu, aussi …
[…]
417/ Marion : – Il y a Louve qui approche… Il y a le feu qui dévore un peu les loups et tout ça, tout ça …
418/ Anissa : – Donc, il y a l’oiseau – on sait pas ce que c’est – il est tombé sur la forêt et ça a enflammé toute la forêt et c’est comme ça que les loups sont morts…
219On voit que Marion construit son intervention avec un dramatisme qui ressemble à celui de Florence Reynaud, nourri d’un présent de narration, de la présentation d’images en gros plan, de la répétition du présentatif, de la mention du danger différée, comme pour enrôler le lecteur dans l’émotion du personnage sur le point de roussir… Seule Anissa, dans son rôle de régulatrice, maintient une réserve sans laquelle nous assisterions à une authentique lévitation.
Un introuvable questionnement du texte
220Hélas, le cas n’est pas vraiment attesté dans notre enregistrement, mais il arrive que les leçons subjectives des élèves soient suffisamment enracinées dans le texte, et que pourtant elles se distinguent, voire s’opposent. Les élèves sont alors conduits à élargir le recueil des données du texte qu’ils peuvent enrôler dans leur propos à des fins argumentatives, et l’attention de tous peut alors se déporter sur les points du texte où les leçons font intersection et sur ceux où elles se départagent50. Ici, on n’aperçoit qu’une amorce en miniature d’un semblable dynamisme quand les élèves envisagent l’antériorité du massacre sur l’accident d’avion :
329/ Jean-Charles : – Ouais ! ! Je sais ! ! En fait elle se rappelle du moment où l’avion est tombé et a tué ses petits …
330/ Anissa : – Non, elle part… là …
331/ Marion : – Oui, mais elle se rappelle de son accouplement où elle a fait ses petits… C’est là où elle a rencontré… euh… son mari !
332/ Jean-Charles : – Non, mais …
333/ Anissa : – Puisqu’ils mettent : « Un seul mâle et une seule femelle s’accouplent parmi les fleurs roses de Taïga. »…
334/ Marion : – Alors, c’est son premier jour …
[…]
342/ Marion : – En plus, ça peut pas être l’avion puisque… si Louve, elle s’est accouplée ! Il y avait pas l’avion avant ! Puisqu’elle s’est accouplée… Elle s’est accouplée il y a longtemps ! Avant ! Elle s’est pas accouplée aujourd’hui ! Ça peut pas aller ! En tout cas, par rapport… il faut aller par rapport aux… aux renseignements qu’on a déjà.
221Les élèves opèrent une inférence essentielle : l’engendrement des louveteaux est la conséquence de la scène du massacre ; or, comme la mort des louveteaux a précédé l’accident subi par Ivan, l’« oiseau sans ailes » impliqué dans le massacre de la horde ne peut pas être assimilé à l’avion qui transportait l’enfant. Ce raisonnement est implicite dans l’intervention de Marion en 342, mais il est préparé par la contestation qu’elle manifeste en 331, et largement étayé sur le retour au texte qu’effectue Anissa en 333.
222Cependant, le plus souvent, c’est le maître qui supplée d’une certaine manière le fait que les leçons ne sont pas tenues avec vigueur. Après un moment d’observation, il avait constaté que les élèves ne s’écoutaient guère. Il commence donc en 208 par reformuler deux leçons distinctes et fait constater leur possible convergence. Il reprend alors une troisième leçon, dont il fait constater la divergence. C’est alors qu’intervient le premier retour au texte :
210/ Maître : – Alors ensuite, Marion disait : elle… elle rêve de la foudre. C’est autre chose, ou c’est pas la même chose ?
211/ Jean-Charles : – C’est autre chose !
212/ Maître : – C’est autre chose. Bon. Alors, peut-être on peut écouter ce que veut nous dire Marion.
213/ Marion :– Après, c’est marqué… euh …
214/ Erwan : – [montre] « Foudre » !
215/ Marion : –… « se met à cracher »… euh… « cela ressemble au feulement de la foudre, et, comme la foudre, cela jette un feu mortel ».
223On voit que Marion essaie ici de nourrir sa lecture d’éléments prélevés dans le texte. Cependant la puissance numineuse des hypothèses constituées annihile les divergences qui auraient pu prendre consistance, problématiser le texte et fonder une communauté de chercheurs. Très vite, en 222, Jean-Charles empêche tout développement d’une pensée qui commençait à distinguer – la moue d’Anissa est éloquente – les deux scènes de la chasse et du massacre quand il évoque à nouveau la mort des louveteaux :
221/ Anissa : – Oui, oui… et après dans sa partie de chasse, il y a eu la foudre… [moue dubitative] « le feu mortel »…
222/ Jean-Charles : – En fait, elle se rappelle du moment où ses enfants ont disparu…
224Il semble que cette évocation n’ait pas encore usé sa puissance. Plus tard, bien que Jean-Charles lui-même ait posé en 268 que la victime du massacre était « la horde », l’assimilation avec la mort des louveteaux fait retour et s’impose à nouveau au même Jean-Charles en 329. Elle se trouve alors contestée par l’établissement, en 331-336, que le massacre a été l’occasion de la rencontre puis de l’accouplement de Louve et de son compagnon, mais en 389 on la retrouve toujours dans une intervention de Jean-Charles : « elle rêve à un oiseau qui a foncé sur ses petits… qui a réussi à les rapter pour les manger ». Les arguments opposés semblent n’être pas reçus, non pas sans doute parce qu’ils ne seraient pas valables – Jean-Charles est accessible à la raison, il le montre à suffisance –, mais parce que sa relation au texte et à la leçon qu’il élabore n’est pas encore rationnelle et ne lui permet pas de les entendre comme arguments.
Un regard scolaire sur le texte
225Dans cette séance, c’est donc une autre logique qui commande le regard sur le texte. À la fin de la séance, Anissa résiste à la joyeuse invention débridée, nous l’avons vu. Manifestement, elle ressent une insatisfaction à ce que les histoires inventées n’éclairent pas toutes les zones d’ombre. On peut imaginer que pour elle, comme pour Catherine Kerbrat-Orechioni (1986), une interprétation doive prendre en charge toutes les opacités du texte pour prétendre à la validité. Elle propose alors un retour systématique aux données textuelles.
420/ Anissa : – On devrait recopier tous les adjectifs qui disent… c’est un avion …
421/ Marion : – Mais c’est ce que …
422/ Jean-Charles : – Nicolaï était dans l’avion, et c’est lui qui… euh… qui… 423/ Anissa : – Alors : « sans ailes », « sombre »…
424/ Jean-Charles : –… « ventre rond », « surmonté d’une chose qui tourne en ouragan »…
226On voit que la proposition ne soulève pas d’enthousiasme. Marion paraît ici la juger superflue, dans la mesure probablement où ce relevé a été plus ou moins effectué au cours de l’ensemble du travail. Quant à Jean-Charles, il préfèrerait continuer dans le confort de sa lévitation, et il faut qu’Anissa, impavide, amorce le travail pour qu’il coopère. On a ici l’impression qu’Anissa s’extrait non sans violence d’une communauté soudée autour des plaisirs de l’invention et qu’elle lui impose par défaut une logique étrangère. Pourtant, cette logique n’est pas inédite dans la séance. Quand Anissa proposait une synthèse partielle, Marion ne se satisfaisait pas davantage d’une intégration parcellaire et posait elle aussi la même exigence d’une interprétation globale :
336/ Anissa : – C’est comment ça s’est passé pour son accouplement.
337/ Marion : – Mais il faut savoir ce que c’est, là, ce truc sans ailes.
227Mais, fondamentalement, cette logique, c’est celle que le maître, dans une de ses présences épisodiques, avait suggérée en 294 :
294/ Maître : – « L’oiseau au ventre rond »… Essaye de regarder, encore, hein, ce qui est dit de l’oiseau… « l’oiseau au ventre rond, surmonté d’une chose qui tourne en ouragan »…
228Quand, donc, Anissa refroidit l’ardeur de chacun au moment où, à la fin de notre enregistrement, l’ensemble du groupe est saisi par l’ébullition engendrée par la synergie des imaginations, elle rappelle à une rationalité scolaire désenchantée, elle incarne l’exigence magistrale qu’elle a comme intériorisée. Mais ce rôle de « petit maître » qu’elle s’octroie montre combien un étayage par un adulte paraît indispensable au développement de la lecture chez des apprenants confrontés à un texte qui leur résiste autant.
Bilan
229Cette séance s’achève sur un demi-succès. En effet, ces quatre élèves collaborent pour exprimer très clairement à la séance suivante le résultat de la seule inférence qu’ils aient menée à bien. Il est aussi notable que les identifications que demande le texte sont presque toutes énoncées : l’« oiseau » est assimilé à un hélicoptère en 350, la foudre à des coups de feu en 232, les responsables à « des gens comme Nicolaï » en 232… Mais ces éléments justes ne sont pas le fruit des inférences programmées par le texte, ils doivent tout au hasard des tâtonnements, ils ne sont donc pas reconnus comme valides.
230C’est donc surtout un demi-échec. La force de séduction des élaborations subjectives, combinée à la faiblesse des retours au texte, échoue à conduire jusqu’à une altération des positions initiales. Les élèves, ici, s’en tiennent à un écrêtage approximatif ou à l’importation de procédures scolaires qui opèrent à la façon d’un remords. Il faudra le travail collectif, la confrontation avec certaines leçons plus élaborées produites par d’autres groupes et un guidage plus serré du maître pour mener la réflexion à son terme.
231Il est bien sûr hasardeux de tirer la moindre certitude de cette seule étude. Assurément, il serait intéressant que d’autres recherches étudient de près à quel résultat parviennent des « lectures sans maître ». Cependant, les conclusions auxquelles nous parvenons corroborent pour partie nos études antérieures. En effet, même si nous ne pouvons légitimement le naturaliser, il se dégage un dynamisme qui mène d’associations spontanées (étape 1) à des leçons divergentes (étape 2), de ces divergences à la localisation dans le texte des zones d’opacité (étape 3) et à la problématisation des données textuelles (étape 4), de ces problèmes circonscrits à des inférences contrôlées (étape 5), de ces inférences à une compréhension globale qui peut autoriser un oubli du texte dans la transparence restaurée, ou la mise en mémoire de ses formules les plus parlantes (étape 6). Certes, dans cette séance-ci, le mouvement s’arrête à la troisième étape. Elle a cependant l’intérêt de mettre en évidence la consistance du conflit entre les élaborations subjectives premières et la construction d’une posture de lecture contrôlée : l’aspect récurrent et spiralaire des images dont nos quatre élèves sont porteurs brouillent toutes les procédures apprises. On perçoit aussi le poids des faces sociales entre le « sagace » Jean-Charles, qui fournit savoir et inventivité, le « trublion » Erwan, dont le hors-jeu permanent démystifie toutes les conventions, la « collaboratrice » Marion, qui rappelle les consignes, la « régulatrice » et « gardienne du texte » Anissa, qui estime la recevabilité des opinions… et tient le stylo ! Mais, contrairement à d’autres séances (Sève, 2003b), cette répartition des tâches ne parvient pas à contenir la disjonction entre une posture de « lecteur réactif », enfermé dans son propre monde, d’une part, et une posture de « lecteur récitant » (Jorro, 1999), faisant soumission à la seule littéralité du texte, d’autre part. Du fait même de son inaboutissement, cette séance dessine en creux le rôle indispensable de la présence magistrale, du moins devant des œuvres à ce point résistantes : une interprétation intégrative restant trop peu accessible, l’effort d’exploration étant trop grand, les gains d’une altération étant hors de portée, le texte reste ici une machine bavarde qui n’offre rien de parlant.
Les rôles d’un maître
232À la lumière de cette étude, nous pouvons mieux estimer les enjeux que recouvre la lecture programmée par le maître. S’il se fie, en effet, à la capacité de ses élèves, s’il se fie au développement d’une communauté de lecteurs dans la classe qui puisse mûrir un cheminement tel que nous l’avons esquissé, alors il peut opter pour une démarche relativement lente : il ouvre un débat. S’il n’a pas cette confiance-là, s’il estime, par exemple, que le texte est trop résistant, ou si son projet d’enseignement se situe au-delà d’un simple développement des compétences lectorales et s’il vise à outiller celles-ci, il peut vouloir seulement accréditer la leçon qu’il a programmée en segmentant et étayant les procédures actives dans la lecture prévue.
Le terme ambigu de « débat »
233Cependant le terme de « débat interprétatif » reste très ambigu. Les programmes pour l’école primaire publiés en 2002 l’utilisaient, mais ils ne le définissaient pas précisément : « Chaque lecture […] laisse en suspens des émotions et pose de multiples questions qui peuvent devenir des thèmes de débats particulièrement riches51. » Les documents d’application des programmes ne sont guère plus explicites :
L’interprétation prend le plus souvent, la forme d’un débat très libre dans lequel on réfléchit collectivement sur les enjeux esthétiques, psychologiques, moraux, philosophiques qui sont au cœur d’une ou plusieurs œuvres52.
234Le terme n’apparaît plus dans les programmes pour l’école primaire publiés en 2008, en revanche il s’est répandu dans les ouvrages destinés aux maîtres ou aux futurs maîtres. Mais il y recouvre des pratiques fort différentes, depuis la discussion assez lâche, où le texte peut se dissoudre dans des échanges qui ne le visent plus, jusqu’à des protocoles assez rigoureux où il reste l’unique souci. L’un propose explicitement de « débattre pour dépasser le cadre du texte lu » (Crinon et al., 2006) tandis qu’un autre suggère au contraire de mettre « en valeur les indices retenus par les élèves pour produire du sens (indices morpho-syntaxiques, hypothèses sur la cohérence du texte, connaissances sur le monde, etc.) » (Beltrami et al., 2004). Il semble ainsi que chacun interprète donc le terme de « débat » selon la conception qu’il peut avoir de l’interprétation d’un texte.
235Pour notre part, nous voudrions ici poser une sorte de définition a minima : un débat est une confrontation d’arguments et de contre-arguments, en relation avec une thèse. Celle-ci peut n’être pas totalement explicite – sa perception s’affine alors à la lumière des arguments échangés –, elle peut aussi entrer en concurrence avec une ou plusieurs autres thèses. Selon qu’une seule thèse est acceptable ou que plusieurs sont admissibles, on distinguera les débats délibératifs et les débats proprement interprétatifs : les premiers ne se closent en droit que sur l’élimination des thèses que contredisent les données textuelles ; les seconds s’achèvent sur une identification des zones d’indécidabilité et sur la licence à opter pour l’une ou l’autre, ou encore sur la jouissance esthétique de l’effet produit par cette incertitude même. Dans tous les cas, le débat appelle une conclusion, ou au moins une synthèse provisoire à partir de laquelle il pourra être repris. Nous proposons d’appeler « discussion » les échanges qui ne répondent pas à cette définition.
Le maître en retrait
236Dans les données que nous avons recueillies, le rôle que s’octroie les maîtres présente une grande variété que nous voudrions maintenant illustrer.
237Dans la séance 4, quand il est présent auprès du groupe que nous avons suivi, le maître A adopte un mode d’intervention qui correspond à la « réserve magistrale » que nous décrivions autrefois (1996), à la « retenue éthique » que décrit Anne Jorro (2002). Ainsi, il ne laisse pas paraître sa leçon experte, ni ne propose les modalités d’une lecture programmée, et la forme que ses consignes donnent à l’activité lectorale reste très ouverte. En revanche, il recourt aux interventions que décrit Hélène Crocé-Spinelli (2009) comme pertinentes. Ainsi, en 236, il « accueille la parole des élèves » en prenant provisoirement à son compte une proposition partiellement erronée, parce qu’elle constitue en même temps une avancée :
236/ Maître : – Il y a eu un coup de feu par Nicolaï… et alors ?
238Ainsi, en 208, il « amplifie la parole des élèves » et en même temps « accompagne une communauté de lecteurs » en distinguant deux propos enchevêtrés, dont leurs auteurs ne semblent pas s’apercevoir qu’ils sont enchevêtrés :
208/ Maître : – Vous pourriez vous écouter, un peu. Toi, tu dis : elle a extrêmement faim, alors elle rêve de nourriture. Et toi, tu dis : elle rêve d’une partie de chasse avec son compagnon où elle mange un cerf. Est-ce que ça marche ensemble, ou pas ?
239Il valide aussi des énoncés pour stabiliser des avancées :
113/ Jean-Charles : – Il retrouve des images …
114/ Maître : – Il revoit des images …
155/ Jean-Charles : –… qu’il a… qu’il a déjà vues …
156/ Maître : – Voilà. Bon.
240Il exige une justification appuyée sur le traitement des données du texte :
360/ Maître : – […] Bon, la tornade. Mais tu n’as pas mis [ scilicet : dans l’écrit demandé où sont consignées les remarques] d’argument ! Pourquoi tu l’as dit, ça ?
361/ Jean-Charles : – Ben, c’est en hauteur…
241On pourrait, sans grand profit pour notre propos, multiplier les commentaires qui tous montreraient qu’il y a là en germe la dévolution aux élèves de la conduite interprétative. Si la séance de travail avorte du fait de la présence trop épisodique du maître, de la résistance apparemment trop importante du texte et de la force d’attraction des élaborations hors de tout contrôle, les options de l’enseignant sont claires : à travers le partage des lectures, conduire les divergences à la révision de la lecture première et à un regard aiguisé sur le texte objectivé. Il s’agit en quelque sorte d’étayer le processus d’une « lecture sans maître »53.
242Cependant, dans l’ensemble de nos données, le plus souvent les maîtres ne s’en tiennent pas à la réserve que demande une dévolution aux élèves de l’ensemble de l’activité lectorale. Toutefois, s’ils ne situent pas leur enseignement dans l’idéal d’une élaboration par les élèves, ils ne le situent pas davantage dans une imposition ou dans une démonstration de leur lecture experte ou programmée ; ils ne sont pas ignorants d’autres manières d’enseigner et les gestes caractéristiques d’un débat auxquels ils recourent sont trop fréquents. C’est donc « en avançant masqués » qu’ils parviennent à promouvoir la lecture qu’ils souhaitent.
Le maître engagé dans le débat
243Le long échange de la séance 11 que consacre la classe B, entre 326 et 784, à statuer sur le rôle de la chouette dans l’instance narrative illustre une position de compromis.
244En effet, nous y trouvons des interventions similaires pour accueillir la parole des élèves, l’amplifier, fonder une communauté de lecteurs, mais la maîtresse s’affranchit à plusieurs reprises d’un strict rôle de régulation : elle oblige par exemple Simon B. à conformer son argumentation aux définitions déjà établies, précisément à la séance 9 :
359/ Maîtresse : – Est-ce que c’est le narrateur qui fait le point ? Est-ce que c’est le narrateur qui se met de côté ? Est-ce que c’est le narrateur qui nous met au-dessus ?
245Elle prend aussi l’initiative d’introduire un argument en sus de ceux que développent les élèves. Non sans une certaine solennité, elle suggère de réduire le récit aux passages qu’on peut rapporter au point de vue de la chouette :
393/ Maîtresse : – Elle représente quoi, par rapport aux autres personnages ? Parce que, au début… Au début, qu’est-ce qu’elle a vu, la chouette ?
[…]
401/ Maîtresse : – Et au milieu, qu’est-ce qu’elle a vu, la chouette ?
402/ É. E. : – Rien.
403/ É. : – Que dalle !
404/ Maîtresse : – Que dalle ! Est-ce qu’elle a conscience de quelque chose ?
405/ Thibault : – Non.
406/ Maîtresse : – Elle sert à quoi, alors, finalement ?
407/ É. : – De décor !
246Elle ne dissimule donc pas son parti pris : par cette adjonction d’un argument, elle donne à élaborer une antithèse qui n’avait pas encore pris consistance. Il semble que le souci de conduire Simon B. à réviser une leçon qu’elle estime erronée l’amène à mettre ainsi en avant la leçon programmée. Il est vraisemblable que les incertitudes qu’elle manifeste elle-même sur les notions de points de vue et de narrateur rendent fragile l’assiette nécessaire pour prendre le risque d’animer un débat en se contentant de « jardiner » ou de « tisser » (Tauveron, 2002) les propos des élèves. En tout cas, la discussion ainsi conduite ne peut être décrite comme un débat selon les critères de Daniel Beltrami et al., d’Hélène Crocé-Spinelli ou de Catherine Tauveron. Et les données que nous avons recueillies s’apparentent massivement à ce type de discussion.
Le maître concepteur de l’activité de lecture
247Il arrive que le maître conçoive la séance entièrement en fonction de la signification qu’il estime bonne, sans envisager de possibles cheminements divergents de la part des élèves. Il programme alors une seule leçon possible, et pour cela intervient aux différents niveaux de l’acte lexique pour y conduire.
248C’est le cas, par exemple, dans la classe A, à la séance 5. Le maître pose une consigne très fermée : « Mettre les extraits dans l’ordre chronologique54. » Il prescrit donc une reformulation qui rende compte de l’ensemble de l’intrigue ; il intervient ainsi sur l’intention de lecture (notre case 3), puisqu’il pose par principe qu’il y a là un problème à résoudre, et sur l’élaboration d’une image globale (notre case 5). Il a sélectionné les phrases adéquates à son projet, il réorganise les données du texte, il intervient donc aussi sur la case C de notre modélisation. En introduisant la notion de chronologie, il indique la classe des connaissances à mobiliser – celles qui servent à construire le cadre temporel d’une fiction –, il intervient donc aussi sur les connaissances antérieures, notre case A. Il dispense ainsi les élèves de la détection d’une difficulté d’intégration à travers des leçons divergentes, du retour au texte et de la sélection des données textuelles pertinentes. Et il est d’autant plus évident que son intention n’est pas d’ouvrir un débat qu’au moment d’une mise en commun des réflexions menées dans les petits groupes, il sollicite de préférence des élèves ordinairement habiles.
249De plus, il prend en charge une procédure particulière pour résoudre le problème qu’il a lui-même posé : il propose de reconstituer l’ordre de la fiction à partir de son noyau central, les relations entre Ivan et Louve. Il le fait d’emblée, et sa première question demande à identifier les « phrases qui parlent des relations entre Ivan et Louve ». Mais il y revient pour statuer sur la juste position où il convient de placer le rêve du massacre de la horde :
33/ É. : – C’est au début …
34/ Alan : – Au début du texte
35/ Alexandre : – Au début de l’histoire …
36/ Maître : – Est-ce que c’est véritablement l’histoire, là, qui est racontée ?
37/ É. E. : – Non !
38/ Maître : – Si vous deviez la résumer en deux mots, cette histoire, qu’est-ce que vous diriez ?… Enfin… en deux mots ou quelques phrases …
[…]
41/ Antoine : – Ben… Louve elle a peur d’un avion où il y avait Ivan dedans… 42/ Maître : – Et puis ?
43/ Antoine : – Ils sont devenus amis …
44/ Maître : – Voilà ! Tu dirais ça. Est-ce que ça vous semble un bon résumé ?
45/ É. E. : – Oui !
46/ Maître : – Louve a peur d’un avion… Il y a Ivan dedans. L’avion tombe. Ils sont devenus amis. Ça, c’est un bon résumé ?
47/ É. E. : – Oui.
48/ Maître : – Eh ben, ça parle de ça [montre l’extrait E affiché au tableau noir], hein ?
250À partir de là, la frise chronologique s’établit au coup par coup, sur la base de relations temporelles duelles et, somme toute, locales :
Jean-Charles : – Parce que c’est un souvenir de Louve, et c’est le moment le plus vieux …
Laurie : – Parce que c’était avant que l’avion s’écrase… La meute était pas morte encore…
251Le choix d’une semblable conduite de classe présente des avantages certains : exhibition d’une procédure efficace, obtention d’une leçon incontestable… Mais il n’est pas certain que les élèves développent ou entraînent à proprement parler leur compétence à lire : ils entraînent plutôt une sous-compétence, utile pour stabiliser une compréhension, celle de constituer l’unité catatextuelle qu’est le cadre temporel.
252Cependant, ici, on peut penser que le maître y a recours parce que, sous couvert d’élaborer la chronologie des événements cruciaux de l’intrigue, il s’agit précisément de revenir sur les avancées antérieures qui n’avaient pas encore la stabilité souhaitée, comme le montre la digression ouverte par Lucien juste auparavant et qui se termine ainsi :
23/ Manon : – Mais peut-être que l’avion qu’on voit, c’est l’avion d’Ivan, mais peut-être quand elle le voye [ sic]… elle le revoit quand il va s’écraser …
[…]
27/ Maître : – Bon, donc… on n’a toujours pas tranché par rapport à cette question [scilicet : l’identité de l’« oiseau sans ailes » et l’« oiseau » vu par Louve au premier chapitre] ? On n’a pas tranché. On a simplement dit que la saison évoquée n’était pas la même… et que… lorsque l’avion qui… euh… qui transportait Ivan s’était écrasé, Louve était …
28/ É. : –… seule …
29/ Maître : –… toute seule. Enfin, c’est ce qu’on a cru comprendre. D’accord ? Bon. On reviendra là-dessus.
253Il semble donc que la consigne donnée constitue une autre manière d’aborder la difficulté, à un moment où le maître n’imagine plus d’issue praticable à une discussion bloquée55. Il n’envisage plus de mettre au jour l’inanité des contre-thèses ni la faiblesse des contre-arguments. Par le traitement tactique qu’il propose et par l’appui sur les élèves considérés comme « bons en français », il recourt alors à un dispositif qui, de fait, met en œuvre un véritable argument d’autorité.
254Ce faisant, il ne « jardine » pas le germe d’un débat qui commençait à se développer, il semble ne considérer l’interprétation que du point de vue du résultat qu’elle devrait produire. Mais, en court-circuitant ainsi une lente maturation par les échanges entre pairs, il accélère singulièrement la production d’une signification valide qu’un long débat, convenablement étayé, aurait peut-être pu élaborer.
Pour accélérer les processus lexiques d’une « lecture sans maître »
255La question du temps n’est assurément pas nulle pour les maîtres quand il s’agit d’organiser l’étude d’un roman relativement long. À s’étendre, la lecture exige un effort de mémoire plus grand et, conséquemment, une abstraction plus poussée pour tenir ensemble toutes les données. De plus, l’intérêt risque de se diluer.
256Mais, et c’est plus important dans notre perspective, dans ces moyens pour accélérer la prise de connaissance de l’œuvre, on peut voir une forme de compromis entre une conduite directive telle que nous venons de la voir, et une conduite de dévolution aux élèves de l’ensemble de l’acte lexique. Ils offrent en tout cas l’occasion de faire une place au lecteur empirique dans un projet qui n’est pas principalement fondé sur lui…
Susciter des associations d’idées
257Dans la séance 4, le maître A s’appuie sur l’opacité évidente du rêve de massacre. La résistance manifeste empêche toute illusion de compréhension et agit comme une provocation à l’élaboration. En effet, les élèves ne peuvent se situer dans une simple – mais souvent illusoire – reconnaissance ; par les exigences de cohérence qu’ils ont déjà pu intérioriser, ils sont contraints pour le moins à une hésitation dans les opérations de cadrage et d’élaboration d’une image globale. À bon droit, le maître peut espérer que se fassent jour des divergences dans les leçons premières et que les incertitudes de cadrage conduisent à une attention au texte aiguisée. Il semble que ce soit dans cette même logique que la maîtresse B propose très systématiquement aux élèves de réagir librement après chaque nouveau morceau de texte introduit. Elle se fie alors à la difficulté même du texte et, comme le maître A dans la séance 4, laisse aux élèves le soin de détecter les zones d’incompréhension.
258Il arrive aussi que la difficulté soit moins patente. Le maître peut alors tenter d’enraciner le travail dans des réceptions singulières, subjectives et divergentes. Ainsi la maîtresse C propose régulièrement d’anticiper sur la suite du texte et elle recueille les écarts. À la séance 8, par exemple, elle interrompt la lecture à la fin du chapitre 4 et propose « d’émettre des hypothèses sur la suite » en se fondant sur l’effet de suspense concerté par la clôture, autant que sur la réaction des élèves attachés à l’intrigue. Elle obtient ainsi des élaborations qu’elle demande de tisser avec celles obtenues au début de l’étude du roman. Entre autres, celle de Mickaël : « Nicolaï, il va peut-être croire qu’Ivan est en danger, il va sûrement tuer la louve sans savoir qu’elle était avec Ivan. Ivan va être triste. »
259Raphaëlle rebondit un peu après :
58/ Raphaëlle : – L’hypothèse de Mickaël, ça fait un peu comme un film… euh… sur la guerre. Comme dans l’histoire de Troie, en fait. Tout à la fin de l’histoire, ils sont dans le palais, le palais est en feu, ben, il y a… le cousin… le cousin d’une fille, ben, il croit que… euh… la fille, elle est avec un soldat ennemi. Alors elle… elle… Alors il croit qu’elle est en danger et il lui tire dessus avec une flèche. Et il est mort. Mais c’était pas un ennemi. C’est un peu l’histoire.
59/ Maîtresse : – Louis ?
60/ Louis : – Si on faisait un film… euh… il y a… il y a Ivan qui va… qui va aller vers Louve et… sans faire exprès Nicolaï, il va… il va tirer. Il va blesser Ivan…
260On voit qu’à cette occasion, les élèves recourent à leur connaissance de scripts stéréotypés, à leur culture personnelle extrascolaire comme à leur imagerie mentale. Le travail ultérieur, de révision, suturera bien une lecture scolaire et une réception subjective.
Obtenir les inférences escomptées
261Chez nos trois maîtres, les appels à l’acuité du regard sur le texte sont fréquents. Quand les élèves avancent une opinion, le plus souvent ils demandent à ce qu’elle s’appuie sur des données textuelles. Mais dans la mesure où celles-ci ne jouent pas nécessairement un rôle d’arbitre pour trancher entre des élaborations divergentes, il n’est pas rare que ce soit le maître qui sélectionne le passage crucial ou qui indique un outil pour produire une déduction. Le cas se présente en face d’approximations peu fécondes ou en face d’erreurs patentes.
262Par exemple, dans la classe B, à la première séance, la maîtresse demande d’abord que les élèves reformulent le but des trois protagonistes. Pour Louve et Ivan, ils énoncent rapidement le souci de « survivre ». À propos de Nicolaï, Maxime reste très proche du référent textuel qu’il a construit sur la base des scènes représentées, et il propose : « attraper des animaux ». La proposition est jugée « pauvre pour la suite » par la maîtresse (selon son commentaire à l’issue de la séance) car elle ne permet pas de saisir le parallélisme entre les personnages (la « compétition » sur laquelle le maître A insistait) et le poids déterminant de l’écosystème de la taïga. La maîtresse organise alors comme une chasse : elle relance sans cesse la reformulation avec la même question : « Et pourquoi il fait ça ? » Maxime énumère alors : « pour prendre leur fourrure » ; « pour les vendre » ; « pour avoir de l’argent » ; « pour acheter ce qu’il faut »… C’est Hugo, sans doute parce qu’il perçoit où la maîtresse veut en venir par cette interrogation réitérée et toujours identique, qui interrompt la chaîne et fournit la réponse attendue : « pour survivre. C’est écrit ». La maîtresse relit alors le passage pertinent (à la p. 16 du roman), s’empare de la formule et inscrit au tableau la conclusion escomptée : « ils veulent tous survivre sur Taïga ».
263Autre exemple, à propos d’erreurs ou d’approximations dans la leçon produite : à la séance suivante, Hugo ne comprend pas qu’au premier chapitre, Nicolaï n’ait pas vu l’épave de l’avion alors qu’il est passé non loin quand il relevait ses pièges. La maîtresse met alors sur la voie de plusieurs explications possibles :
3/ Maîtresse : – […] On est sur Taïga.
4/ Damien : – Parce qu’il avait… parce que l’avion, il était recouvert de neige. 5/ Maîtresse : – […] Ça s’est passé où, aussi ?
6/ Simon P. : – Dans… dans la forêt.
7/ Maîtresse : – Dans les sapins. Vous vous souvenez de ça ? Dans les sapins, dans la forêt. […]
264Elle demande alors de retrouver dans leur mémoire du texte l’indice pertinent :
7/ Maîtresse : – […] On vous dit, à un moment,… quoi ?… dans le texte…
8/ Tarik : – Les sapins craquent …
265Elle intervient encore sur un plan des lieux qu’elle avait hâtivement tracé au tableau noir. Elle suggère alors une dernière explication possible, tout en explicitant ici nettement son procédé de suggestion :
15/ Maîtresse : – C’est bon ? Oui ? Parce que… j’essaie de te montrer quoi, là ? Tu dis : c’est bizarre qu’en allant voir le piège, il ait pas vu l’avion. Mais il peut se passer tout simplement quoi ?… Hugo, pour qu’il ne voit pas l’avion …
16/ Hugo : – Qu’il passe pas près de l’avion.
266Plus tard, après que Simon P. a proposé une explication nettement erronée, elle indique la démarche à suivre pour en contrôler la recevabilité :
18/ Simon P. : – Mais aussi, peut-être qu’il peut pas l’avoir vu… parce que c’était peut-être avant… parce qu’on nous dit dans le texte que Louve, elle le voit après …
19/ Maîtresse : – Ah ! Alors, écoutez, on va peut-être essayer quand même de voir au niveau du temps comment ça se passe, ça. Vous écoutez ce qu’il me dit, lui, Simon ? Il me dit : oui, mais finalement, peut-être que, euh, Nicolaï, il est passé avant tout ça, avant le crash. Alors, on va essayer de retrouver dans le texte… quoi ?… si on a quoi ?… il faudrait qu’on trouve quoi, dans le texte ?
20/ Apolline : – Des indices …
21/ Maîtresse : – Des indices de quoi … ?
22/ Hugo : – Des indices de temps.
267Et la classe identifie alors les indicateurs de temps et parvient à établir la chronologie des faits racontés.
268Un dernier exemple est le recours récurrent qui est fait dans la classe C à des questionnaires. Ceux-ci peuvent en partie jouer un rôle de provocation à verbaliser les leçons, mais ils reposent sur une sélection de citations du texte ou de formulations enfantines qui préfigurent nettement la leçon attendue. Ainsi, à la séance 7, est soumis le questionnaire emblématique suivant :
Au début du chapitre 4, quel est l’espoir de Louve ?
Il est à nouveau question d’instinct page 46 : « La proie vit toujours, mais Louve la sent faible, tellement faible… C’est son instinct de mère devine cela, la fragilité de la vie. » Explique ce que tu comprends de ce passage.
Est-ce que le comportement d’Ivan change au début de ce chapitre ? Justifie.
Page 51 : « Il crie, saisi d’une angoisse immense, aussi immense que l’immense taïga, avec ses forêts comme une chevelure, ses enfants munis de poils, de sabots, de dents, de griffes, la taïga pleine de silence. » Qui sont ces enfants ?
Qui est le « rejeton aussi peu dégourdi » (p. 52) ?
Page 52 : « Front buté sur le vide apaisant, il a claqué les portes qui menaçaient de s’ouvrir. Trop grand aurait été le chagrin. » Explique ce que tu comprends.
269La réflexion demandée est encadrée par la double tentation de Louve, qui a faim mais renonce à abandonner Ivan pour aller chasser (question 1), et d’Ivan, qui inhibe une mémoire qui ne se laisse pourtant pas négliger (question 6). Il s’agit de mettre au jour ces aspirations symétriques à recouvrer son identité spécifique. Entre les deux, la thématique des relations entre homme et animal s’incarne dans les questions 2 et 4, qui unifient les deux univers derrière l’expression réactualisée d’instinct maternel et le concept général de vie, ou dans la comparaison entre l’angoisse sauvage d’Ivan et les créatures de Taïga. Et la question 5 associe étroitement dans une même locution le petit d’homme peu dégourdi et le rejeton animal tel que le perçoit Louve. Cependant, toutes les questions peuvent se lire comme des demandes pour éclairer des points localement obscurs. Formellement, beaucoup portent souvent sur une explication à donner. Mais aussi la première : la mention la plus explicite de l’espoir de Louve n’apparaît qu’à la fin du paragraphe, après la mention de proies potentielles et une plongée dans ses sensations de bête aux aguets. On a donc la nette impression d’être en face de questions « molles et rusées » (Dubois-Marcoin, 1999) qui, sous couvert apporter des éclaircissements locaux, engagent en fait un système interprétatif, le ressort d’une lecture programmée. En cela, les questionnaires tels que les construit la maîtresse C ne se réduisent pas aux artéfacts qu’analyse Catherine Tauveron (2002), par exemple ; ils visent à susciter des réponses à partir desquelles nourrir l’interprétation prévue. La conduite du travail collectif ultérieur confirme ce sentiment : les questions 5 et 6 sont finalement délaissées parce que leur but a été atteint par d’autres voies.
Exiger une compréhension maîtrisée
270Dans les trois classes, les maîtres recourent à une batterie d’outils qui, de séance en séance, donnent forme aux leçons capitalisables. Sans surprise, on trouve au premier chef la reformulation synthétique, telle qu’elle s’écrit dans la classe A ou qu’elle se prend en notes au tableau noir dans la classe B ; on trouve une schématisation du personnel de l’intrigue, sous forme de fiches de renseignements sur les personnages dans la classe A ou sous forme de principes pour ordonner et synthétiser les remarques enfantines dans la classe B. À cette panoplie, assez ordinaire dans les classes, il faut ajouter l’activité de titrage qui, dans la classe C, suit régulièrement la découverte de chacun des chapitres. On peut aussi songer aux schémas de la classe B56 ou aux tableaux qui fleurissent dans la classe C57.
271Cependant, ces artéfacts entrent dans plusieurs logiques. Bien sûr, ils permettent de susciter la verbalisation des réactions premières. Mais ils ouvrent aussi un espace de partage. Le cas est particulièrement net dans la classe C, lorsque la maîtresse propose de revenir sur les titres proposés pour les différents chapitres. Par exemple, à la séance 5, le titre « Prise au piège » proposé pour le deuxième chapitre suscite ces réactions :
Alexandre : – Ivan fait un piège à Louve.
Marie : – C’est pas vraiment qu’Ivan fait un piège à Louve, mais c’est qu’elle est prise au piège, c’est dit dans le texte. C’est qu’en fait, il lui fait un câlin.
Mickaël : – Il la serre un peu fort, et elle ne peut pas s’enfuir.
Manon : – C’est qu’elle se disait tout le temps qu’elle allait le manger, mais quand il lui fait des câlins, elle se dit, ben, non, faut pas.
Louis : – S’il fait un piège à Louve, c’est qu’il joue drôlement bien la comédie.
272On voit ici comment les prises de paroles rebondissent les unes sur les autres. L’expression d’Alexandre est paraphrasée de façon complémentaire par Marie et, dans une lecture très réaliste, par Mickaël. Manon développe alors la valeur métaphorique qu’impliquait l’expression de Marie. De son côté, Louis amplifie le correctif que Marie apportait à la formule d’Alexandre : ce piège-là est ressenti comme tel par une Louve empêchée d’assouvir sa faim, mais il n’est pas le fruit d’un stratagème d’Ivan.
273Mais le recours à ces artéfacts peut se comprendre d’une tout autre manière : ils donnent forme à une exigence. Ainsi dans la classe A, à la séance 5, quand le maître demande de mettre dans l’ordre chronologique des événements six phrases qu’il a sélectionnées, l’ordonnancement en schéma selon l’axe temporel de l’intrigue occasionne la mise au jour d’une difficulté de compréhension : il s’agit de savoir si l’image que développe Nicolaï pour s’abstraire de l’angoissante tempête et où il « se voit à la ville, un chapeau neuf sur le crâne » (p. 36) est une projection dans l’avenir ou une réminiscence du passé :
Jean-Charles : – Ça peut être comme le rêve de Louve : il se rappelle.
Alan : – Non : il pense à ce qu’il fera quand il sera à la ville.
Alexandre : – Quand Nicolaï aura vendu toutes les peaux, il sera riche et il pourra s’acheter tout ça.
274La discussion ultérieure sur la valeur du verbe introducteur « il se voit » ne permet pas de trancher ce qui constitue une zone d’indétermination. Et la classe conclut seulement que ce séjour en ville n’appartient pas à « l’histoire ». Dans cet épisode, c’est la nécessité de renseigner l’artéfact qui conduit à la problématisation. Comme Jack Goody (1979, p. 193) le dit de la mise en liste : « elle me semble être […] l’un de ces moyens grâce auxquels l’esprit acquiert une certaine maîtrise nouvelle de la “réalité” ».
275La formalisation que prescrit l’artéfact peut, symétriquement, agir comme le révélateur d’une élaboration trop fragile. Ainsi, dans la classe A, à la séance 4, Marion résiste aux spéculations hasardeuses de ses camarades :
388/ Marion : – [à Anissa, qui tient le stylo] Mais je parlerais pas de l’oiseau, moi. Parce que je sais pas ce que c’est.
276Ailleurs, dans la classe B, à la séance 6, la maîtresse demande de classer les éléments du texte qui apparentent Louve à une mère, et ceux qui l’apparentent à une prédatrice. Certains élèves veulent ranger dans la première colonne la phrase : « Louve examine sévèrement cette face ronde, se penche, ouvre la gueule armée de crocs… et se met à lécher les joues […]. » (p. 47-48) Ils fondent leur proposition sur l’adverbe : « C’est les mamans qui regardent sévèrement. » Apolline proteste alors :
58/ Apolline : – Mais il y a « la gueule armée de crocs »… Ça, c’est le côté tueuse, non ?
[…]
84/ Simon B. : – Mais là, ça va pas… Les crocs, c’est pas qu’elle va le manger. Il faut bien qu’elle ouvre la gueule pour le lécher, la toilette, tout ça.
85/ Maîtresse : – Bon, allez, vas-y Simon. Dis ce que tu veux dire.
86/ Simon B. : – Ben… Elle veut le lécher, alors, il faut bien… il faut bien qu’elle ouvre la gueule. Alors, on voit ses crocs. C’est pas que… elle veut le manger. C’est juste comme …
87/ Maîtresse : – Bon d’accord, Simon. Je comprends ce que tu veux dire. C’est… c’est pourquoi qu’on a cette phrase, alors ?
88/ Simon B. : – C’est pour que ça fasse peur …
89/ Maîtresse : – Pour que ça fasse peur… pour qu’on pense qu’elle peut le dévorer.
277On voit qu’Apolline dénonce une superficialité certaine dans la première interprétation qui ne prenait en compte que le début de la phrase, et que sa protestation débouche sur une analyse fine de l’effet produit. L’artéfact s’avère donc heuristique ici aussi. Cependant, la rigueur formelle à laquelle il oblige a son revers : la stratégie narrative qui permet d’entretenir une tension dramatique et que Simon B. a su expliciter n’entre pas dans le tableau, elle y est alors passée sous silence :
90/ Simon B. : – Mais c’est pas pour de vrai, et …
91/ Maîtresse : – Bon. Mais tu comprends que les autres ils veulent le mettre là [dans la colonne « tueuse »] ?
92/ Simon B. : – Oui …
93/ Maîtresse : – Alors, je vais le mettre là [écrit : « la gueule armée de crocs » dans la colonne « tueuse »].
278À ce point, nous pouvons faire deux hypothèses sur cette décision de la maîtresse de respecter la logique de son artéfact : soit elle considère que cette analyse est hors de portée des camarades, soit elle ne veut pas affaiblir la fonction de validation, de capitalisation qu’il assure aussi. À la lumière de la séance 7, nous retenons la seconde, puisque la maîtresse donne à nouveau la parole à Simon B. pour qu’il commente la même phrase – « Quand on lit la suite [scilicet : de la phrase], eh ben, on voit qu’en fait, c’est simplement pour faire peur au lecteur… » – et puisque l’ensemble de la classe adhère assez facilement à cette analyse.
279Selon notre seconde hypothèse, la valeur de l’artéfact tient à la synthèse qu’il permet. Immédiatement après que la fine analyse de Simon B. a été comme mise en réserve, la maîtresse poursuit :
93/ Maîtresse : – […] Finalement, elle est comment notre Louve ? Elle est… Un coup elle est … ?
94/ É. E. : –… mère…… tueuse …
95/ Maîtresse : –… mère, oui. Et un coup elle est … ?
96/ É. E. : –… Louve…… tueuse …
97/ Maîtresse : – Oui, c’est ça. Alors, comment ça s’appelle, quand on est d’un côté et de l’autre ? tantôt d’un côté et tantôt de l’autre ?
280Elle obtient finalement la réponse attendue : « indécise » (Fanny, en 103). Hors des moments où l’attention se centre sur la « ruse » du narrateur (comme il est dit à la séance 9 : « une ruse pour mettre la pression au lecteur »), c’est sous ce terme d’« indécise » que l’épisode est désormais évoqué. Il semble ainsi que l’artéfact serve à produire une synthèse qui dispense de mettre en mémoire la littéralité du texte et de ses effets. Il provoque un effet similaire à ce que fait la compréhension la plus ordinaire : on a l’impression de maîtriser le texte, on retient les idées et l’on oublie les mots.
281C’est dans une semblable logique que le maître A, par exemple, propose régulièrement au début d’une nouvelle séance de revenir sur les avancées de la séance précédente en mettant sous les yeux des élèves la reformulation synthétique qui y avait été produite : le texte de celle-ci remplace le texte de l’œuvre. Cependant, comme on a vu à propos d’un narrateur qui « met la pression », cet oubli n’est pas absolu. Quand une autre logique l’exige, on peut rappeler le texte tel qu’en lui-même.
Contrat de lecture et contrat didactique
282La panoplie que nous esquissons n’est pas exhaustive. Elle peut permettre, en revanche, de saisir comment la lecture programmée par le maître joue un rôle crucial dès lors qu’il ne se situe pas en retrait. En réponse à ces consignes, une interprétation est assurément élaborée, et si la prescription est stratégique, l’interprétation correspond à une véritable acquisition. Acquisition cognitive quand, par exemple, Simon B. détecte dans le jeu des points de vue un procédé pour entretenir la tension dramatique ; acquisition symbolique quand les élèves de la classe C repèrent combien l’attachement peut constituer un piège et dérouter de son propre destin, ou quand les élèves de la classe A éprouvent que les fantasmagories de Nicolaï sont atemporelles.
283Cependant, échappent irrémédiablement la qualification de la difficulté où le lecteur se trouve et son articulation avec la mobilisation d’une (auto) consigne de travail. L’ambition de favoriser l’autonomie des élèves se trouve limitée parce que la tâche de lire est alors redéfinie comme l’imitation des protocoles qui structurent les séances scolaires et parce que son évaluation reste dépendante, non pas de la satisfaction de gains liés à l’altération, mais à la conformité avec une lecture attendue.
284Ce qui donne la forme la plus claire, aux yeux des élèves, à cette attente du maître, c’est sans doute les tâches récurrentes, conçues pour structurer la mémoire du texte déjà découvert. Dans la classe B, les élèves eux-mêmes demandent à « faire le point » sur le dernier chapitre alors que l’œuvre a été entièrement découverte, que tout suspense est éteint, et que la maîtresse pensait avoir clos l’étude :
1/ Maître : – Vous m’avez dit qu’on n’avait pas fait le point sur le chapitre cinq. Qu’est-ce que vous appelez « faire le point sur le chapitre cinq » ? Qu’est-ce qu’on pourrait dire ? Océane ?
2/ Océane : – Euh… Dire ce qui se passe pour les personnages, pour chaque personnage …
3/ Maître : – Oui… Ce qui se passe… Comment ? Est-ce que vous pouvez préciser ? Marine ?
4/ Marine : – En gros …
5/ Maître : – En gros, oui.
6/ Fanny : – Les rencontres.
7/ Maître : – Les rencontres.
8/ Océane : – Ce qu’ils deviennent.
9/ Maîtresse : – Ce qu’ils deviennent. Est-ce que vous êtes d’accord ? Donc, pour faire le point, ça veut dire qu’on va voir… un petit peu ce qui se passe d’exceptionnel dans ce chapitre… et aussi ce qu’ils deviennent. […]
285On voit que les élèves rappellent la maîtresse à un protocole qu’elle a elle-même institué : reformulation synthétique de l’intrigue, suivi du devenir des personnages, récapitulation des « rencontres »… Le manquement à ces tâches de renseignement leur apparaît comme une rupture du contrat de lecture.
286Cette perspective est bien sûr caricaturale, et l’on a vu combien les maîtres avaient à cœur d’enraciner le travail dans une réception des élèves grâce aux consignes d’anticipation, de réaction… ou grâce à leur accueil bienveillant des remarques enfantines… On a vu aussi l’habileté de certains élèves à démasquer voire à déjouer l’attente du maître. On ajoutera aussi que, parmi les attentes du maître, il y a également celle que les élèves parviennent à s’affranchir de la prescription58. Cependant, il semble que fonctionne toujours, comme dans un arrière plan implicite, une définition de la tâche telle qu’elle est pertinente quand il s’agit d’exercices d’application. Particulièrement à propos des élèves les moins assurés, on ne saurait négliger leurs efforts de conformation à l’attente détectée au travers des tâches prescrites.
Notes de bas de page
1 On peut cependant s’interroger sur la réalité du lecteur expert. Catherine Tauveron (2005), par exemple, se montre dubitative quant à la valeur des débats autour des anticipations.
2 Ceux d’Agatha Christie décrivent la bourgeoisie country de l’Angleterre d’entre les deux guerres, ceux de Didier Daeninckx les milieux interlopes des années 1980…
3 Nous pensons, bien sûr, à Marivaux et, en particulier, au personnage de Trigelin dans L’Île des esclaves.
4 L’Ulysse de Joyce sûrement, l’Odyssée d’Homère peut-être…
5 « La chose du texte ne devient mon propre que si je me désapproprie de moi-même pour laisser être la chose du texte. » (Ricœur, 1986) Serge Boimare évoque précisément combien ce paradoxe peut être insupportable pour des élèves. Voir, par exemple, « Apprendre à lire à Héraclès », Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 37, 1988. On comparera avec intérêt ses analyses avec celles de Jesper Svenbro, dans Phrasikleia. Anthropologie de la lecture en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 1988, qui montrent l’ancienneté des fantasmes de passivité liés à la lecture (et symétriquement des fantasmes d’activité virile liés à l’écriture).
6 Nous préférons cette métaphore financière plutôt que d’autres termes juridiques qui nous paraissent moins clairs. Jean-Claude Passeron (1987), dans un article déjà ancien, ne parle pas de contrat, mais de pacte. Il pose ainsi la notion de « pacte » : « […] c’est la manière dont on prend un message ; c’est l’élargissement de la notion de circonstances que les linguistes utilisent en la limitant aux conditions spatio-temporelles de la situation d’énonciation à connaître pour comprendre la signification de l’énoncé. » Il évoque ensuite un pacte « d’assouvissement », un pacte « littéraire », un pacte « d’autodidacte »… Il semble réunir sous le même terme plusieurs éléments que nous proposons de dissocier. En effet, il voit dans le pacte « d’assouvissement » la satisfaction de « fantasmes [que] chacun […] a déjà sans avoir besoin de les former à travers des expériences antérieures de familiarisation avec les textes », alors qu’il voit dans le pacte « littéraire » la satisfaction d’une attente qui « doit être constituée par rapport à une expérience déjà existante, non pas de textes épars, mais d’un système de la littérature ». D’un côté, il pose un gain (satisfaction idéologique d’un fantasme, satisfaction esthétique d’une attente), mais de l’autre côté, il évoque la présence ou l’absence d’expériences antérieures qui nous paraissent intervenir plutôt dans les opérations de cadrage et dans l’élaboration d’une intention de lecture. La comparaison avec les travaux des linguistes sur les circonstances des énoncés nous suggère une proximité avec ce que Hans Robert Jauss appelle « horizon d’attente ». – Dans un article plus récent, Michael Worton (1998) parle de « contrat » et de « spéculation » (dans son sens philosophique et aussi dans son sens financier). Il écrit : « Avide de (re) constituer le texte, le lecteur spécule, c’est-à-dire il mise sur ce que pourrait devenir le texte et surtout sur la possibilité de “posséder” ce texte avec pour enjeu sa possibilité de lire, sa façon de percevoir et d’interpréter le monde et… son identité même. » Il propose ainsi un lien entre ces trois termes : ce que nous appelons reconfiguration, l’idée d’un contrat et l’idée d’un gain aléthique, idéologique ou esthétique. Cependant, il ajoute un gain, disons, identitaire ou existentiel qui nous paraît dépendre non pas tant de la « (re) constitution du texte », que de la faculté à se laisser altérer par un message sans présence d’un émetteur, c’est-à-dire par sa relation à la langue même.
7 Nous précisons, car il est évident que les élèves n’ont pas le choix de ne pas lire ce que le maître leur impose.
8 « Découpant un cadre perceptif, toute phrase lue peut bien être jetée comme un nouveau filet sensible dans le réel, pour en rapporter un nouveau cadrage, une nouvelle vision. » (Macé, 2011)
9 Que ce hasard existe donne la garantie que la lecture est désaliénante… Si le cas est rare, tout lecteur fervent l’a connu, et il importe que cela soit, car ce hasard garantit que sa lecture est appartenance à un ordre humain transhistorique, et non pas sujétion à un environnement social, et que sa langue est suffisante, et non pas simple ajustement à ce même environnement. Voir Manguel (2005).
10 Catherine Tauveron et Pierre Sève (1999) rapportent comment, à l’issue d’un travail qui comparait plusieurs adaptations d’un même conte, des élèves ont pu « tirer la gloire de se compter au rang des lecteurs lettrés adoptant la position du dedans, ce qui s’accompagne bien évidemment d’une forme de condescendance envers les novices seulement en direct ».
11 Molière, Les Femmes savantes, acte III, sc. iii.
12 On connaît cette définition « linguistique » du personnage comme signe : le signifié unique d’un signifiant discontinu. On pourrait presque donner la même du cadre spatio-temporel.
13 Au sens où les linguistes utilisent ce terme, c’est-à-dire que ces unités s’organisent autour de traits contrastifs constants dans un système cohérent. La réticence des psychologues cognitivistes à traiter ces unités sur le même plan que les structures syntaxiques, par exemple, tient peut-être à l’échelle du système où ces unités s’organisent en un tout cohérent. En effet, l’organisation syntaxique relève de la langue – objet construit par les linguistes depuis Ferdinand de Saussure pour rendre compte de tous les énoncés possibles – alors que les personnages, par exemple, font système dans une histoire précise et singulière, et que chacune de ces unités n’est pas actualisée dans tous les énoncés, mais dépend pour partie du genre auquel appartient le texte. – Cependant, Catherine Tauveron (1995) montre à propos de l’unité « personnage » que certains éléments constitutifs se retrouvent dans tous les récits. Elle isole ainsi le nom, la présentation, la logique d’action… Ainsi, elle fait la démonstration qu’existent dans la tête du lecteur compétent des formats qui autorisent l’intégration des informations et qu’il importe que l’enseignement prenne en charge ces formats. – On aimerait pouvoir qualifier ces unités de « transtextuelles », parce qu’elles traversent le texte dans son entier. Le mot étant déjà réservé à la désignation d’une forme d’intertextualité, on proposera le néologisme de « catatextuel », se souvenant que la préposition grecque kata peut signifier « en suivant le cours de ».
14 Nous interprétons cet oxymore (p. 89) comme une prudence. Gérard Langlade l’emploie au détour d’un exemple, où une vieille paysanne lit Madame Bovary. En même temps qu’elle suit l’intrigue, elle pose un jugement éthique fondé sur son expérience du monde ; cette lectrice semble à la fois dans la saisie des données textuelles où elle fait abstraction de ses propres positions idéologiques et dans la formulation d’un jugement aléthique et idéologique. Elle est donc dedans (dans une co-élaboration de la fiction) et dehors (hors des valeurs véhiculées, sur lesquelles elle porte un jugement critique). Cet exemple nous semble justifier la distinction proposée entre cadrage et élaboration d’une image globale (nos cases 3 et 5) d’une part, et contrat et estimation du gain (nos cases 2 et 6) d’autre part : cette femme lit « honnêtement » le roman (elle tient compte de l’altérité du texte sans être prise dans une illusion qui l’« utiliserait », en même temps qu’elle surplombe cette altérité sans la reprendre à son compte. Elle nous semble aussi justifier notre distinction entre contrat et jugement (cases 2 et 6) d’une part, et incitation et bénéfice sociaux (cases 1 et 7) : cette paysanne se tient à sa lecture non pas à cause de gains qui tiendraient à un ajustement ou à une altération de ses connaissances antérieures, mais pour se tenir dans la relation à Pierre Dumayet, instigateur et commanditaire de la lecture.
15 C’est à cette quête d’une belle totalité que nous attribuons l’effet souvent produit par la compréhension dans l’esprit des élèves : après qu’une transparence a été restaurée, ils oublient les errements qui avaient précédé, et le sens obtenu leur paraît obvie.
16 L’expression est d’Yves Bonnefoy, « Lever les yeux de son livre », Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 37, 1988.
17 Il convient de préciser à nouveau que Jean-Marc Talpin situe son propos dans le cadre de l’analogie entre lecture et cure psychanalytique. Il ne dit donc rien d’une « lecture savante » et de ses outils intellectuels, qu’il n’ignore pas cependant. L’extériorité qui est ici visée est celle d’un lecteur qui suspend/interrompt sa lecture, pour qui les « repères théoriques » sont un moyen de s’affranchir des sortilèges de la relation narcissique. Nous sommes ainsi tenté de confronter ce propos avec la définition que Sigmund Freud donnait de sa méthode d’investigation : « Mon procédé n’est pas aussi facile que la méthode populaire de déchiffrage, qui permet de traduire le rêve d’après une clé constante ; je serais bien plutôt porté à dire que le même contenu peut avoir un sens différent chez des sujets différents et avec un contexte différent. » (L’Interprétation des rêves, 1967, Paris, PUF) Freud, ici, semble opposer d’une part une « clé des songes » (un outil décrivant le « moule des fantasmes originaires ») dont la stabilité de la signification jouerait le même rôle que la sémantique réifiée dans une lexicologie, comme l’évoque François Rastier, et d’autre part un sens lié à un travail herméneutique tout à la fois clos sur l’univers de l’analysant (ou du lecteur), comme l’évoque Jean-Marc Talpin, et ouvert sur le corpus, comme le dit Rastier.
18 Littérature, cycle des approfondissements (cycle 3), Paris, CNDP, coll. « École. Documents d’application des programmes », août 2002.
19 Voir, par exemple, Anne-Marie Doly (1996). Voir encore les pages que consacre Jocelyne Giasson (2000) aux processus métacognitifs, mais aussi ses propositions d’enseignement explicite (des inférences, de l’imagerie mentale…). Voir aussi les propositions d’explicitation de Roland Goigoux et Sylvie Cèbe (2009).
20 Celles-ci ne se confondent pas simplement avec les connaissances mobilisées dans l’écriture : Tauveron et Sève (2005) ont montré qu’il n’y avait pas de transfert immédiat de la lecture à l’écriture. Il s’agit simplement ici des connaissances qui permettent d’identifier et de stabiliser – souvent rétrospectivement – les instructions de lecture actives dans la construction de la perspective pertinente.
21 Il l’a pour partie reprise dans sa contribution intitulée « Comprendre, interpréter… en situation scolaire. Retour sur quelques problèmes », dans Tauveron, 2001. Il n’a cependant pas repris l’ensemble du paysage qu’il avait esquissé ce jour-là. Notre présentation s’appuie donc essentiellement sur nos notes personnelles.
22 Nous ajouterons qu’il y a toute une hiérarchisation sociale des experts : le maître, plus expert que l’élève, l’est moins que le professeur d’université, lequel l’est moins que le spécialiste reconnu… La détention d’une compréhension légitime est ainsi déplacée vers moins de lecteurs et vers des lecteurs de plus en plus « monovalents » ; ce déplacement confine à l’élaboration d’un fantasme de la vérité, fantasme qui peut frapper d’illégitimité toute tentative de compréhension, et d’irresponsabilité toutes les lectures (en particulier celles des maîtres et des élèves…) (voir Sève, 2008).
23 Pour notre part, nous préférerions le terme de « signification ».
24 C’est, bien sûr, une illusion car, comme l’écrit Roland Barthes : « “Ce qui se passe” dans le récit n’est, du point de vue référentiel, à la lettre, rien, “ce qui arrive”, c’est le langage tout seul, l’aventure du langage, dont la venue ne cesse jamais d’être fêtée. » (« Introduction à l’analyse structurale des récits », dans Poétique du récit, Paris, Seuil, 1977)
25 Bertrand Daunay (1999), non sans causticité polémique, fait une démonstration convaincante selon laquelle la présentation de Picard viserait à naturaliser et à légitimer une hiérarchie sociale entre « le peuple » et « l’amateur averti ». Quant à Gervais, il vise explicitement à rendre compte de l’altération, ou plutôt du « relais » entre cette altération intime et son inscription sociale : « faire sien ce que d’autres ont écrit et faire reconnaître comme sien ce qu’on en pense ».
26 Nous retrouvons là, bien sûr, l’origine de notre analyse de l’acte lexique (surtout la case 3 de notre tableau). Seulement, à la suite de Roland Goigoux, nous avons cru pouvoir élargir à toutes les lectures, sur tous les textes, ce que H. R. Jauss analyse à propos de la littérature. Ce que nous avons appelé « reconfiguration » nous est apparu utile aussi pour comprendre l’effet de lectures documentaires ou strictement informatives comme une humble liste de provisions à faire, pour peu que les menus établis ne correspondent pas à ce que le commissionnaire avait pu anticiper.
27 Dans l’histoire d’une société, bien sûr, mais nous insisterons sur ce point : dans l’histoire d’un individu aussi. La temporalité où se déploie le travail interprétatif des élèves excède largement les limites d’une séquence scolaire. Les relectures réitérées de nombreuses fois, telles qu’elles dont attestées chez les jeunes lecteurs, se comprennent dans la perspective des mutations de leur développement personnel.
28 On peut y voir des périodes, comme semble le faire Starobinski lui-même dans l’ouvrage que nous citons, mais on peut y voir aussi deux tendances profondes, actives à chaque époque de l’humanité. Jean-Louis Dufays note ainsi (1994) : « Refusant de choisir entre classicisme et modernisme, la lecture littéraire joue alternativement sur les deux faces de la stéréotypie : elle fait miroiter tour à tour sa valeur référentielle et son arbitrarité, sa cohérence et son caractère réducteur, son aspect rassurant et sa sclérose. » Les jeunes élèves, innocents des préjugés de l’avant-gardisme, se situent par rapport à l’un ou l’autre de ces moments, souvent selon la quantité et la qualité de leurs lectures antérieures. Quand ils déclarent : « c’est pas normal » ou « c’est bizarre », comme fait par exemple Léa à la troisième séance de la classe A, ils peuvent aussi bien fonder sur ce jugement un refus de l’œuvre (« J’aime pas tellement l’histoire », déclare Marion) qu’une adhésion authentique (« c’est sympa », dit Jean-Charles).
29 Il s’agit bien ici de l’« œuvre » et non de son auteur empirique : Eco (1985) donne l’exemple de la lecture par Freud d’Œdipe roi, et conclut ainsi : « […] que le Sophocle empirique, comme sujet de l’énonciation, ait été plus ou moins conscient de ce que textuellement il était en train de faire […], cela concerne Freud comme médecin personnel de Sophocle et non pas Freud comme Lecteur Modèle d’Œdipe Roi. Ce qui nous amène à dire que le Lecteur Modèle de l’Œdipe n’est pas celui auquel Sophocle pensait mais celui que le texte de Sophocle postule. » Cette modélisation n’est donc pas contradictoire mais complémentaire de celle que propose Jauss.
30 H. P. Grice, « Logic and Conversation », The 1967 James Lectures, Harvard University, cité par Umberto Eco (1992). Grice distingue quatre maximes : « quantité (apporter autant d’information qu’il est nécessaire et ne pas donner d’informations superflues) ; qualité (dire ce que l’on pense être vrai) ; relation (parler à propos) ; modalité (être clair) ». Telle est la reformulation synthétique qu’en propose Vincent Jouve (2001).
31 Le cas est très fréquent chez les élèves de 7 ou 8 ans. Les plus âgés, familiers des habitudes scolaires de contrôle de la compréhension, se montrent beaucoup plus circonspects. Peut-être aussi, leur histoire intellectuelle s’étoffant, disposent-ils d’une pratique lectorale suffisante pour indexer leur jugement sur les exigences construites par les gratifications des lectures antérieures.
32 De fait, le récit représente le devenir d’une vache cosmique qui se délite peu à peu : elle perd ses cornes, sa queue, les tâches de sa robe, ses pis et sa mamelle. C’est dans l’illustration que les cornes sont présentées comme une figure de la lune, sa queue comme une étoile filante, ses tâches comme des nuages… Des jeux de mots font des instructions de lecture : la queue a filé, les tâches se sont évaporées … À la fin, c’est dans la voie lactée que le narrateur peut revoir tous les morceaux de sa vache disparue.
33 On connaît dans les classes maints exemples d’élèves qui peinent à sacrifier une leçon erronée, alors même qu’ils en reconnaissent les biais. Celle-ci est toujours susceptible de faire retour, comme un « retour du refoulé ». Par exemple, dans la classe B, Leïla reprend à la séance 11 une erreur déjà traitée quand elle suppose un rapport familial entre Ivan et Nicolaï, leçon qu’elle motive à nouveau en interprétant littéralement la formule « de la même famille » (p. 62 du roman). Parfois, comme dans cet exemple où Leïla en vient à évoquer l’odeur de sa propre mère, les élèves semblent alors soumis à l’illusion numineuse d’un « lu » (au sens de Picard) ; parfois il semble que la leçon en question assure une stabilité et confère un sentiment de maîtrise autrement confortable que l’exercice de la lecture.
34 Catherine Tauveron ne donne pas d’exemple dans cette catégorie. Nous pensons par exemple à La Citadelle du vertige, d’Alain Grousset, texte hybride, à moitié roman historique (on ne peut le lire sans connaissance sur la construction des cathédrales au Moyen Âge), à moitié roman de science-fiction (cette cathédrale-là n’est plus reliée à la terre mais flotte dans le ciel). Il devient délicat de savoir le statut aléthique des informations de détails, sur les techniques de construction des voûtes, par exemple. Les élèves que nous avons observés hésitent parfois à traiter le roman de Taïga comme une pure fiction fantaisiste ou comme une sorte de documentaire narrativisé.
35 Par exemple : Anne Herbauts, L’Heure vide ; Laura Rosano, Au fil des nombres ; Olivier Douzou, Mister Tempo.
36 Cité dans Oswald Ducrot et Tzvetan Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris Seuil, 1972, p. 331.
37 Paris, Hatier.
38 Bernard Sève fait (2002, p. 203) une analyse passionnante du concept d’altération chez Aristote, à qui il l’emprunte. Nous ne pouvons qu’y renvoyer.
39 Le passage si célèbre de Proust, bien sûr : « son livre va nous troubler à la façon d’un rêve mais d’un rêve plus clair que ceux que nous avons en dormant » (Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1972, p. 106). Voir aussi Jean-Baptiste Pontalis dans toute son œuvre, en particulier L’Amour des commencements, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2002.
40 La figure du lecteur qui s’endort sur le livre est un topos de la littérature pour la jeunesse. Mais certaines œuvres thématisent explicitement les discordances entre-temps de la lecture, temps de l’intrigue et temps du lecteur… Par exemple, dans le domaine de la littérature pour la jeunesse, Christian Grenier, Le Tyran, le luthier et le temps.
41 On sait qu’en d’autres lieux ou en d’autres temps, il en est allé autrement. Les dorismes ou les éolismes qui émaillent les poésies dramatique (Eschyle surtout) et lyrique (Sappho et Pindare) de la Grèce ancienne, l’emprunt aux cultures pré-indoeuropéennes de leurs rythmes poétiques par les latins, sans parler du recours au latin par du Bellay pour une partie de son œuvre, modifiaient profondément l’impression d’un continuum entre la langue de la littérature et celle de la vie ordinaire. Ces écarts sont extrêmement codifiés dans les cultures citées alors que ceux qu’évoque Starobinski sont toujours soumis à discussion faute d’un introuvable « degré zéro » de référence. Cette sorte de bilinguisme est peut-être à l’origine de la conception selon laquelle la langue littéraire serait à séparer de la langue ordinaire et à l’origine de la quête d’une littérarité théorique, ou de la revendication souveraine d’un Mallarmé qui voulait « écarter les mots de la tribu ». On peut s’interroger, cependant, sur la réception des textes lus à l’école dans les milieux sociaux peu structurés où il n’y a pas de claire relation entre la langue de l’école et la langue familiale à souche allophone.
42 Ou configuration, car nous ne négligeons pas le rôle des comptines et des imagiers dans la construction du langage chez les très jeunes.
43 Cependant, il n’est pas sûr que ce point n’ait aucune correspondance dans le domaine musical. Peut-être que Le Rappel des oiseaux de Jean-Philippe Rameau ou l’œuvre d’Olivier Messiaen peut amener à entendre autrement le caquetage et le ramage des oiseaux. Et la musique concrète n’engage-t-elle pas à une autre sensibilité aux bruits, comme le suggère le livre pour enfants Le Rythme de la rue de Linda England ? Il est vrai que cette œuvre combine les moyens linguistiques, typographiques et iconiques pour associer la musique évoquée – rythme, stridences et polyphonie –, et l’univers urbain représenté – bariolage, contrastes et unanimisme.
44 Pour plusieurs raisons, sans doute. D’abord parce qu’il est délicat d’évoquer des rencontres manquées, que les élèves ne se l’autorisent guère ; peut-être aussi parce qu’un échec est facilement occulté dans la mémoire ; enfin, parce que les refus de lecture sont plus souvent antérieurs à la perception de l’œuvre, qu’ils sont souvent liés au refus de l’injonction sociale à lire. C’est à ce point que les sociologues de la lecture arrêtent souvent leurs investigations.
45 Les transcriptions d’interactions qui ne sont pas précédées d’un numéro d’ordre correspondent à des transcriptions pour lesquelles nous ne nous sommes pas astreints à la même fidélité dans le verbatim (non-restitution des phatiques, des répétitions, etc.).
46 Nous notons ainsi les prises de parole quand nos données ne permettent pas d’identifier différents élèves qui parlent ensemble en même temps.
47 C’est le chercheur et non pas le maître habituel de la classe qui animait les séances d’évaluation et de retour sur ces évaluations.
48 La lettre É. désigne un élève que nos données ne permettent pas d’identifier.
49 De fait, on note dans cette classe un emploi très élargi de la préposition « sur » à la place de « à propos de », « dans » ou « du point de vue de ». Cet élargissement semble conforme à une évolution de la langue (Voir Maurice Grevisse, Le Bon Usage, Gembloux, Duculot, 1975, p. 1062). Il est surtout conforme à l’usage de la maîtresse.
50 Dans la classe de CM2 que nous avions observée au moment où elle abordait la lecture des Îles d’Auvergne (Imago et Sekoya, Vals-le-Chastel, WB Récup, 1993), un « crabe bleu » avait ainsi suscité plusieurs associations d’idées : le bleu des « peurs bleues », les champignons nommés « pieds bleus »… Sur ces bases, il avait été proposé plusieurs leçons : la couleur venait d’une catastrophe qui l’avait bleui ; c’était une appellation populaire et approximative pour un crabe « pas si bleu que ça » ; l’observateur était trop troublé pour établir convenablement la couleur… Cette véritable « affaire du crabe bleu » avait constitué le levier pour que la classe établisse la robinsonnade que narre ce récit, et l’improbabilité d’une catastrophe qui l’aurait précédée, pour qu’elle attribue – à juste titre – le métier de naturaliste au narrateur, et pour qu’elle identifie le brouillage volontaire entre explicitation de realia improbables et implicitation des buts des personnages pourtant parfaitement vraisemblables. Mais le débat délibératif engagé avait été fort long (plus de deux heures) et avait bénéficié de l’étayage constant de la maîtresse, si bien que le déploiement spiralaire des lectures subjectives et la perception de leurs divergences avaient pu conduire à l’observation précise des données textuelles. Voir Sève, 2003b.
51 . « Horaires et programmes d’enseignement de l’école primaire (2002) », Bulletin officiel du ministère de l’Éducation nationale et de la Recherche, hors série n° 1, 14 février 2002, p. 73.
52 . Littérature, cycle des approfondissements (cycle 3), op. cit., p. 6.
53 Cette réserve magistrale semble correspondre à l’idéal d’un « débat interprétatif » tel que le présentent Beltrami et al. (2004) : « […] l’enseignant […] ne propose pas de solution aux problèmes qui se posent, mais renvoie ces questions à la classe ; ne refuse pas les propositions de réponse erronée, qui serviront de base à la confrontation entre les élèves, ni n’acquiesce ostensiblement à une réponse correcte, de manière à ne pas interrompre immédiatement le débat en cours… »
54 Il faut bien sûr comprendre : ranger selon l’ordre chronologique les événements rapportés dans les phrases sélectionnées.
55 En fait, le maître paraît ne pas saisir la nature de l’obstacle auquel s’arriment les interprétations déviantes. Pour notre part, il nous semble que cet obstacle gît dans la relation entre le rêve du massacre et l’ensemble de l’intrigue. Au début, Lucien déclare : « Si… si elle rêve de ça, faut qu’elle l’ait vu. » Et face à l’approbation de Marion, il conclut : « Donc, c’est le même avion ! C’est ce que je pense… » De l’autre côté, Sébastien amorce en 26 la suggestion d’un phénomène de transposition onirique : « Le fait qu’il (s) rêve (nt)… ça peut être comme un cauchemar… C’est pas… » Il se répète ainsi dans le collectif de la classe ce qu’on a vu dans le petit groupe de la séance 4 : c’est la même incertitude autour de la règle fictionnelle ambiguë qui caractérise les récits de rêve dans la littérature : souvenir, prémonition ou remodelage de la matière narrée ailleurs… De plus, l’hypothèse du souvenir, comme le montre le cas de Lucien, ne suffit pas à trancher : il faut le détour par l’identification des saisons respectives (le printemps pour le massacre, l’hiver pour l’accident). La différence des saisons est bien explicitée, mais l’argument n’est manifestement pas décisif aux yeux de tous les élèves qui hésitent encore sur la valeur aléthique du rêve…
56 Séance 2 : schéma des déplacements du chapitre 1 ; séance 4 : schéma des relations entre Ivan et Louve ; séance 6 : les deux aspects de Louve ; séance 9 : critères pour distinguer point de vue du narrateur et point de vue du personnage.
57 Séance 1 : déterminations des personnages ; séance 2 : désignations de Taïga ; séance 3 : désignations réciproques de Louve et d’Ivan au chapitre 2 ; séance 6 : fonctions de Taïga ; séance 8 : listage des enfants de Taïga ; séance 10 : parcours comparés d’Ivan, de Ben et de Victor.
58 Nous avons toujours été frappé du jugement des maîtres de CP qui déclarent que tel élève a « démarré en lecture » justement quand il s’est affranchi des procédures d’identification des mots que le maître proposait et qu’il prend le risque de lire « tout seul ». De la même manière, la maîtresse B accueille d’un rire bienveillant la remarque de Simon B. qui démasque le jeu scolaire. La docilité est un état provisoire de l’enfance qui doit déboucher sur l’autonomie.
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