Chapitre 1 : Un roman complexe
p. 13-67
Texte intégral
1Le texte retenu pour le travail dans les classes est Taïga, roman de Florence Reynaud, publié en 1999 aux éditions Bayard et réédité en 2005 aux éditions Pocket Jeunesse (c’est cette seconde édition que nous utilisons). Ce roman fait partie de la liste des œuvres recommandées pour les classes de cycle 3 par le ministère de l’Éducation nationale, liste établie en 2007. Ce roman est relativement court : il comporte 73 pages dans notre édition. Il s’est prêté à une étude d’une ampleur raisonnable : huit séances dans la classe A, treize dans la classe B et douze dans la classe C.
2Pour clarifier le propos, en voici quelques caractéristiques. Et pour permettre le rapprochement entre une lecture experte et celle des enfants, nous avons délibérément opté pour des entrées qui sont classiquement les leurs : les personnages, leurs relations, la distribution de l’information, les rapprochements avec d’autres œuvres, les cadres spatial et temporel, la voix narrative.
L’intrigue
3Ivan, un enfant de huit ans, a été envoyé en séjour chez son oncle Micha le temps que ses parents aménagent une nouvelle maison là où son père vient de trouver un travail, quelque part dans la taïga. Lors du trajet pour les rejoindre, l’avion s’abat dans cette région froide et désertique. Le choc est tel que les pilotes sont tués et que lui-même, traumatisé, perd l’usage du langage.
4Il rencontre une louve, qu’il prend pour un chien. Celle-ci veut d’abord le dévorer, mais il lui manifeste une telle confiance qu’il évoque dans son esprit le souvenir des louveteaux qu’elle a perdus la saison précédente. Elle va donc le protéger du froid.
5Pendant ce temps, Nicolaï, un trappeur qui vit du commerce des peaux de bêtes, est sur la piste de la louve : il veut la détruire parce qu’elle a dévoré un renard argenté qu’il avait pris à ses pièges. Au terme de sa chasse, il retrouve Louve et Ivan. Non sans hésitation, il épargne Louve et ramène Ivan dans le monde des hommes.
Les trois personnages essentiels
6Ces personnages ne sont guère que des archétypes. Les prénoms choisis pour désigner les personnages humains sont très communs en Russie. Quant à l’animal, il est discrètement anthropomorphisé par une majuscule, mais sa désignation ne laisse pas attendre des traits qui ne seraient pas conformes à l’éthologie de sa race. Cependant, quelques éléments permettent une spécification des stéréotypes qu’il incarne.
Une louve entre dévoration et maternité
7Louve est mue par une faim dépeinte comme une sensation physique précise : « le vide dans ses flancs » (p. 5) ; « pulsation de la faim » (p. 12) ; « son ventre se noue de douleur » (p. 14). L’évocation de cette faim taraudante souligne l’articulation avec les buts qui motivent le personnage. Le premier est de se saisir des occasions d’assouvir ce besoin vital. Ainsi, l’« oiseau énorme » (p. 6), ou « l’oiseau géant » (p. 11), termes qui ici désignent l’avion d’Ivan, suscite son appétit. L’odeur d’Ivan, quelque inconnue qu’elle soit, lui montre en image comme « de la chair, une proie, de la vie » (p. 14). Et, puisqu’un lièvre a provisoirement calmé sa douleur, quand elle se retourne vers sa proie humaine, elle l’envisage comme une provision qu’« elle […] cachera, […] enfouira, ce sera autant de gagné sur la faim » (p. 24). C’est ensuite des corbeaux qu’elle « observe longtemps, sans grand espoir que l’un d’eux se pose un peu trop près » (p. 45), puis des mulots qui « vont pointer le bout de leur museau, tenter une sortie » (p. 49).
8Le deuxième but est connexe. Car vont et viennent des proies qui lui sont inaccessibles. L’« oiseau », déjà, actualise ce manque : « il y faudrait une horde entière de loups, pas une jeune femelle efflanquée » (p. 6). Un cerf passe, puis des bisons (p. 19), qui « donneraient le signal de la chasse à une horde de loups bien organisée » (p. 23). Les nombreux rappels de sa solitude s’entrelacent ainsi avec l’impossibilité de la chasse au gros gibier. De même, en rêve, Louve retrouve le souvenir de la curée d’un cerf avec son compagnon (p. 37), et celui de sa participation à la chasse au caribou au sein de la horde (p. 38). Son rêve se déploie ensuite en vision panoramique :
Les hordes innombrables, fleuries sur la peau de Taïga, s’élancent sur l’infini neigeux, rassemblement dû à la grande faim, au gibier rare. Il faut s’unir pour mieux traquer bisons ou caribous, les pister, humer leurs brûlantes odeurs au ras du sol glacé. Inlassables vont les pattes de loups, jarrets durs, dos noueux, dents en avant. (p. 42, en italique dans le texte)
9C’est donc naturellement que le lecteur adhère à son désir de s’agréger à une horde : « La horde peut prétendre à dévorer un sanglier ou un caribou. Louve se contente souvent de mulots […]. » (p. 48) Et quand il en passe une, il comprend qu’elle ressente le « [d] ésir de les rejoindre, folle envie de se fondre parmi eux, de marcher à leur suite, de manger à sa faim » (p. 52), qu’elle « brûle du désir de rejoindre ces loups inconnus, d’ajouter ses dents aux leurs » (p. 61) ; il admet la promesse de bonheur attachée à ce programme qui mêle assouvissement et socialité : « Chasser ensemble, se rassasier de bonne viande, dormir en boule, dos contre dos, dans une tiédeur odorante. » (p. 61)
10Le troisième but est plus singulier. Il ne se manifeste pas dans le corps de Louve, ni comme un besoin, celui de manger, ni comme un désir, celui de s’intégrer à une horde. Il s’infère d’un deuil ancien que ravive la rencontre avec Ivan : sa horde avait été massacrée par des chasseurs à la recherche de fourrures, et les survivants s’étaient dispersés. Louve et un loup mâle s’étaient accouplés, trois petits étaient nés de cette rencontre : « mais ils n’avaient pas pu, malgré leurs crocs, protéger ces trois formes douces, tendres…, fragiles » (p. 26). Le mâle, qui n’était plus retenu par l’attachement aux petits, s’était éloigné.
11La reviviscence de son instinct maternel s’opère à l’occasion du comportement inattendu de son étrange proie humaine : « Des sources de son âme sauvage jaillissent des images floues, parfumées de souvenirs vivaces, odeurs, attouchements. » (p. 26) Et s’ensuivent dans le roman les premières évocations du passé de Louve. L’image de ses petits est évoquée : « lorsqu’elle se couchait près d’eux » (p. 28) ; « son bref passé de mère » (p. 30) ; son « instinct de mère » (p. 46). Cette motivation du personnage n’est pas entièrement explicitée, mais elle se comprend à partir de son actualisation. Actualisation ambiguë, en forme de satisfaction donnée à une soif de tendresse – « le corps alangui d’un farouche bonheur » (p. 29) – et en forme de devoir contraint et d’absence d’enthousiasme – « en mère navrée d’avoir à s’occuper d’un rejeton aussi peu dégourdi » (p. 52).
Un enfant égaré
12Le personnage de l’enfant reçoit plusieurs spécifications. Au fil des rétrospections, on apprend qu’il apparaît comme « timide » (p. 22, en italique dans le texte), qu’il préfère les relations avec le chien de l’épicier – pourtant inquiétant – à celles de ses camarades (p. 41), qu’il joue à des jeux qui ne sont plus de son âge, reste très attaché à Ana, sa mère aimante (p. 40), et à Piotr, son père, qui sauvegarde sa tendresse derrière les exigences de l’autorité paternelle (p. 66 et suiv.).
13Dans les circonstances où il se trouve, Ivan, bien sûr, a besoin d’être secouru, et d’abord de nourriture : « La faim ne se laisse pas impressionner aussi facilement : des spasmes montent jusqu’à sa gorge » (p. 10) ; « la sensation de faim, la sensation de soif, plus fortes toutes deux que le froid » (p. 12) ; « La faim gronde dans son ventre » (p. 37). Il retrouve des biscuits secs sans les reconnaître (p. 10), puis les reconnaît et les mange (p. 13), mais le lecteur suit les progrès de son affaiblissement.
14Sa locomotion se fait de plus en plus difficile : « [s]es jambes ont du mal à le porter » (p. 10), il « tombe », puis « rampe » (p. 11), reste « [i]mmobile » (p. 13), « ne bouge plus » (p. 19). Puis, s’il a « changé de place », il a vite « renoncé à marcher » (p. 21). Plus loin, il « penche la tête, ne fait même pas l’effort de la relever » (p. 23), mais « [a]vec effort, sa tête se redresse » (p. 24). Ensuite, « [i]l a réussi à se relever, à marcher : juste un pas, avant de s’écrouler. […] ses jambes sont faibles, elles n’obéissent plus » (p. 26). Ses bras aussi sont « engourdis » (p. 28). Après la nuit de tempête, il « fait des efforts, se hisse sur le rebord de leur abri », mais la difficulté est si considérable pour parvenir « à faire une série de pas » qu’on s’interroge : « […] est-ce la fameuse énergie du désespoir ? » (p. 49) Enfin, il « referme ses doigts engourdis sur le vide » sans parvenir à saisir la toison de Louve qu’il visait (p. 51). Son visage évolue aussi. Il a les « [l]èvres gercées », le « visage blême » (p. 12), « ses lèvres lui font mal » (p. 13). Il est ensuite « [l]ivide, les lèvres craquelées » (p. 21), puis « [s]a langue passe sur ses lèvres saignantes » (p. 25). Plus tard, Ivan a les « lèvres blanches striées de crevasses, [le] nez bleui, [des] cernes mauves » (p. 47).
15Comme il approche de l’agonie, c’est un engourdissement qui l’envahit peu à peu, de mauvais augure : un « état de somnolence qui se prolonge et ressemble à un dernier sommeil » (p. 46). Plus tard, Ivan se complaît à sa propre consomption, « savourant presque la sensation de faiblesse, qui a peu à peu remplacé toutes les autres » (p. 52). Même s’il apparaît à Nicolaï avec seulement un « visage blafard » (p. 65), « sa face livide, ses lèvres crevassées » (p. 69), même s’il regarde Nicolaï « d’un air hébété » (p. 66) et que son regard semble « un peu éteint » et qu’« on dirait qu’il ne voit rien » (p. 68), le lecteur sait qu’Ivan revient de loin : « La proie vit toujours, mais Louve la sent faible, tellement faible… […] il lui suffirait de reprendre son errance : la proie mourrait bien vite. » (p. 46) Et il a pu donner un sens sinistre à l’approche d’une troupe de corbeaux (p. 49).
16Cependant, l’inanition, le froid, l’exténuation physique ne constituent pas le cœur de l’angoisse d’Ivan. En effet, il s’abandonne au hasard « en attendant quelque chose qui ne vient pas et dont il ignore tout » (p. 13). Plus tard, ce « quelque chose » se précise :
Un malaise l’a envahi, au fil des heures, face à ces immenses solitudes. Sans pouvoir mettre un nom sur ce qui le torture, il a besoin de quelque chose… Cela ressemble à une soif, à une douleur. (p. 21)
17Ensuite, le lecteur peut mieux l’identifier à partir des éléments qui comblent pour partie cette attente. La voix de sa mère, d’abord : « la voix qui le prononce [son prénom] répond un peu à ce besoin oppressant dont il pourrait mourir » (p. 22). Puis la présence de Louve dont les « va-et-vient incessants […] animent enfin le paysage blanc » (p. 25) et dont les yeux d’or suscitent cette réaction : « Son cœur s’emballe, incapable de contenir l’avidité qui l’a envahi. » (p. 27) Le contact physique avec elle suscite « un rire de nouveau-né sous les caresses » (p. 28) et Ivan « retrouve des forces, gigote, submergé de joie » (p. 29). Le faisceau d’indices est convergent : ce qui lui manque essentiellement, plus que chaleur ou nourriture, c’est une présence maternelle.
18Un autre manque structure le destin de l’enfant. Quand il se réveille, il n’a plus conscience de son identité, n’a plus de repères : « Il ne sait pas qui est Ivan ; il ignore désormais ce qu’est un aéroport ou un bonnet. » (p. 7) Ou encore : « La voix répète un mot, dont le sens lui échappe encore […]. » (p. 25) Des expressions telles que « dans le vide de sa tête », « au sein de ce désert qu’est devenu son esprit » (p. 7), « [l]’espace autour de lui est aussi désert que son esprit » (p. 13), de nouveau « le désert de son esprit » (p. 22), ou « [son] esprit s’est vidé d’un seul coup, telle une tasse pleine renversée d’un geste » (p. 40) émaillent toute l’œuvre. Ivan n’a plus l’usage de la parole : « il veut crier, n’y parvient pas » (p. 24) ; « il tente de parler, articule quelques sons » (p. 25).
19Cependant, son inconscience est peuplée de « voix », réminiscences incontrôlées de propos tenus naguère par ses parents. Elles font un contrepoint aux sensations, elles fonctionnent comme un ersatz pour une lucidité abolie. Elles restituent aussi le nom d’Ivan comme un viatique, comme la possibilité d’un auto-bercement : « Seul le mot “Ivan” lui plaît, il le répète sans remuer les lèvres » (p. 7) ; « Obstinées, ses lèvres composent le mot “Ivan”, si bas que la peur recule, comme recule sans cesse le paysage » (p. 8-9) ; « Il voudrait bien répéter le mot “Ivan” » (p. 13) ; « Il retient toujours le même son : Ivan, parce qu’il éveille […] un écho rassurant » (p. 22) ; « avec le mot “Ivan” qui résonne sur les fibres de son épuisement » (p. 42). Retrouver son identité et son langage apparaît dès lors comme un but désirable.
20Néanmoins, ce but est contredit par la crainte d’avoir à mesurer la rigueur de sa situation. « Front buté sur le vide apaisant, il a claqué les portes [de sa mémoire] qui menaçaient de s’ouvrir. Trop grand aurait été le chagrin. » (p. 52) Il doit sa survie à cette faculté d’inconscience : « À ne plus rien savoir, il a pu marcher, se réjouir d’un rayon de soleil sur la neige […]. Il a rencontré Louve… » (p. 40) Il faudra attendre le salut, le refuge des bras de Nicolaï pour que « [l] a terrible peur s’évapore, libérant le mot interdit [le mot “maman”], l’image blonde repoussée au sein du néant » (p. 74).
Un trappeur de cœur
21Nicolaï est présenté comme un homme simple, entier : « [Il] n’a rien d’un grand esprit ni d’un rêveur. » (p. 58) Ou encore : « Peu doué d’imagination, il ne risque pas de s’écrire une fable. » (p. 69) Mais cette présentation, peut-être imitative de la façon dont il pourrait se représenter lui-même (« Jamais il ne l’avouerait, Nicolaï », p. 56), fonctionne comme une façade, comme une simplification, car il semble mû par un ensemble de buts emboîtés et contradictoires qui ne se dévoilent que progressivement au lecteur.
22Quand il entre en scène, il relève ses pièges et constate les dégâts occasionnés par Louve. Il conçoit immédiatement un projet de destruction de cette concurrente, de ce « gâche-métier » (passim). Et ce but, comme le suggère l’injure que Nicolaï lui adresse, paraît très naturel pour un trappeur soucieux de réserver le produit de sa chasse à son propre bénéfice. L’argent escompté, le lecteur apprend quel usage Nicolaï envisage d’en faire : « Des provisions de tabac, des repas à l’auberge, peut-être un fusil neuf, une bonne ration de balles, un surplus de pièges […]. » (p. 16-17) Il s’agit donc de s’accorder des plaisirs de bouche ou de se fournir pour exercer son métier. Mais aussi :
Il se voit à la ville, un chapeau neuf sur le crâne, la besace garnie d’un bric-à-brac rutilant. Il entre dans la salle du bar, commande à boire. La rue blanche de soleil, des discussions plein les oreilles, des sourires glanés au hasard du trottoir, loin, très loin de Taïga. (p. 36)
23Rêve de ville, rêve de gloire, rêve d’une insertion réussie dans la société citadine. La destruction de Louve paraît subordonnée à cette quête économique et à ce désir d’urbanité.
24Un autre indice de cet attachement à l’humanité est d’ordre éthique. La chasse à laquelle il s’adonne reste réglée par un souci moral. Il est bien présenté comme un prédateur, dans une froide logique de gains : « Toutes les bêtes tuées […], Nicolaï n’a jamais ressenti de pitié pour elles. Rien d’ailleurs, ni pitié, ni haine. » (p. 17) Mais cette indifférence n’empêche pas le maintien de valeurs morales : « Ce n’était pas un mauvais homme, dans certains cas il ne craignait pas de gaspiller une balle » (p. 17-18), en l’occurrence pour achever une renarde prise au piège mais encore en vie. Et c’est une sorte de code d’honneur qui retient son geste quand il voit d’abord Louve :
[…] car, en honnête homme, il aimerait mieux que la bête se sauve, ou fasse un bond… Tirer sur un loup qui vous fait face, avec deux grands yeux pleins de questions, cela ne l’enchante pas […]. (p. 63-64)
25Nicolaï se démarque ainsi nettement des personnages passionnés de chasse souvent représentés dans la littérature pour la jeunesse1, il ne connaît pas leur rage destructrice. Et par opposition au massacre de loups évoqué aux pages 42 et 43, par opposition au déploiement de techniques coûteuses – hélicoptère, armes à feu – au service d’une chasse en nombre, le caractère artisanal de ses méthodes et la modestie de ses prélèvements lui confèrent une dignité certaine. Il n’est pas comme les acteurs de cette chasse industrielle dont la présence reste à inférer et que les loups ne peuvent pas même flairer. Pour le lecteur, comme pour son « gâche-métier », il reste humain.
26D’ailleurs, le lecteur apprend, page 57, que d’autres métiers auraient pu se voir préférés pour assurer sa subsistance : « bûcheron ou mineur » ; et d’autres modes de vie : « se marier, avoir des enfants ». Ces métiers, tout comme la chasse, supposent un corps à corps avec la nature – « se colleter avec » (p. 53) dit le roman –, mais ils ont été écartés par amour des arbres, « des vents et des clartés du pays » (p. 57). En fait, Nicolaï est « secrètement amoureux » (p. 56) de Taïga. Et l’intimité espérée va jusqu’à une sorte de fusion : « […] Taïga lui sert de compagne. Son sang de sève tenace, son souffle tour à tour vert ou blanc coule aussi dans son sang à lui. » (p. 56) De même qu’Ivan se blottit contre une Louve « surgie du paysage » (p. 35), sorte d’incarnation de la mère nature, Nicolaï « donne l’accolade » aux arbres qui sont « le parfum même de Taïga » (p. 57). Conséquemment, les insultes qu’il lui adresse souvent (« Pays du diable », p. 14, 15, 17, 31, 32, 36, etc.) paraissent plutôt l’indice d’efforts pour tenir l’ensauvagement à distance que les manifestations d’une hostilité réelle.
27Nicolaï se construit donc dans cette ambivalence intime d’un humain aspirant à la civilisation de la ville mais engagé concrètement dans une relation étroite à la nature la plus sauvage, et fantasmatiquement à une Mère Nature. S’il veut détruire Louve, c’est qu’il se place dans la perspective de son métier, et s’il s’est fait trappeur, c’est que ce métier lui permettait de vivre l’étreinte avec Taïga sans abolir son rêve d’urbanité ni compromettre son humanité. Mais le désir de maintenir ses valeurs éthiques l’amène à une contradiction et va le retenir, justement, de réaliser son but initial.
Les relations entre les personnages
28Entre ces trois personnages, les relations reflètent le conflit potentiel entre leurs buts. Hors le renversement de stéréotype qu’opère la mutation d’une figure dévorante en une figure maternante, le cours du récit ne présente pas de surprise mais seulement un déploiement d’indices disséminés.
29Les relations entre Louve et Ivan se construisent de manière fragile. En effet, selon le parcours narratif de Louve, Ivan incarne un objet possible pour son premier but : assouvir sa faim. Elle le considère comme une « proie » potentielle : « C’est de la chair, une proie, de la vie. » (p. 14) Et le terme est utilisé tout au long du roman, depuis la page 14 jusqu’à la page 76, l’avant-dernière. Le maintien de cette dénomination après le retournement du personnage rappelle incessamment au lecteur le danger potentiel que représentent sa faim et sa nature sauvage.
30Mais la confiance qu’Ivan lui exprime actualise son mal d’enfant. Ivan devient ainsi un « être insolite » dont l’étreinte ravive le souvenir de « tétines suçotées par une gueule minuscule » (p. 29). Plus loin (p. 46) : « Ce n’est plus une vraie proie […], cette créature câline, elle l’apparente vaguement à ses petits perdus. » Vers la fin du roman, il est devenu un « étrange rejeton » (p. 61).
31Le personnage d’Ivan endosse un troisième rôle dans le parcours de Louve quand passe une horde, celui d’un impedimentum qui réussit à « la garder prisonnière » (p. 52), et qui empêche Louve de courir à ses congénères et de rompre ainsi son « pénible isolement » (p. 61).
32Pour Ivan, Louve se confond avec un chien qu’il avait connu dans son habitat précédent et avec lequel il avait noué des relations chaleureuses. C’est une présence et un mouvement qui « animent enfin le paysage blanc » (p. 25), une « chose douce » (p. 35) à laquelle il « demande […] un peu de chaleur » (p. 65). Ses cris, son sentiment d’abandon lorsque Louve le quitte pour creuser la tanière de neige (p. 33) ou pour chasser le mulot (p. 48) disent assez l’importance qu’il lui accorde.
33Pourtant, il semble ne pas ignorer totalement le danger qu’elle représente : après qu’il a ri, quand elle a commencé de grogner, « il a eu peur du grognement, et cette peur revenue pourrait rompre le lien » (p. 47). Bien sûr, le risque de rupture est énoncé par le narrateur, Ivan ne le perçoit pas nécessairement : il s’agit d’abord de rappeler au lecteur le danger encouru. Mais on ne peut exclure que le fondement obscur de la peur que ressent Ivan n’en soit comme la prescience, que le second membre de la phrase citée ne soit une sorte de style indirect libre. Cette ébauche de peur conspire avec la peur d’une prise de conscience pour préférer rejeter tout souvenir trop clair. Louve et le danger qu’elle représente contribuent à interdire l’accès à une identité retrouvée. Retrouver son identité et ses attaches d’antan est inconciliable avec la préservation de sa bienheureuse inconscience et du confort supplétif que lui offre la « sauvage tendresse » (p. 76) de Louve.
34Les relations entre Nicolaï et Louve ne sont pas moins complexes. Pour Louve, Nicolaï n’existe d’abord qu’olfactivement, par l’« odeur déplaisante » (p. 5) qu’il laisse auprès de ses pièges. C’est pour elle une nouveauté, puisqu’elle n’a jamais rencontré d’être humain (p. 25). Elle retrouve cette même odeur flottant auprès de l’avion accidenté – où se mêlent peut-être, dans cette occurrence, l’odeur du moteur en flammes et celle des cadavres (p. 6 et 11). Au moment d’attaquer Ivan, elle « reconnaît l’odeur, déjà décelée aux alentours du renard dévoré » (p. 27), puis elle reste incommodée par celles « malodorantes » (p. 46) de son protégé. C’est ainsi que, lorsque Nicolaï se dresse devant elle, elle le reconnaît comme un spécimen de la même espèce, à « la mauvaise odeur émanant des bêtes mortes […], mais aussi l’odeur flottant près du gros oiseau, là-bas, et celle de la proie devenue louveteau » (p. 62-63). L’odeur d’une « teneur familière ne suffit pas à l’inquiéter » (p. 62), si bien qu’« elle n’a pas un instant l’idée de fuir ni de combattre » (p. 63) et qu’elle offre une cible immobile à un fusil dont elle ne connaît pas la menace qu’il constitue. Seul un « vague sentiment de danger » (p. 63) l’amène à grogner sourdement. Elle ne frissonne « d’une crainte nouvelle » (p. 66) qu’au son de sa voix, mais quand elle « recule d’un trot peureux », c’est pour « s’arrête [r] un peu plus loin » (p. 69), comme dans le regret d’abandonner son « rejeton ». Nicolaï lui apparaît donc dans une ambivalence similaire à celle qu’elle ressent à l’égard d’Ivan : répulsion et attirance, « méfiance, envie » (p. 25). Dans sa relation à l’humanité, auprès d’une proie devenue support d’attachement, Louve expérimente l’hésitation entre une généralisation de son attachement à un individu de l’espèce, Ivan, et ce que lui livre son « instinct » (p. 63) de méfiance envers un « ennemi » générique (p. 44).
35Louve et Nicolaï sont deux prédateurs en concurrence. Pour Nicolaï, Louve est d’abord son « gâche-métier » (treize occurrences dans le roman), une bête nuisible à détruire. Et lors de la rencontre, Nicolaï la considère comme un gibier qui suscite en lui une « rage de tuer qui le rend fébrile » (p. 64) mais qui reste dangereux, et il se montre prudent : « Un loup peut faire des bonds remarquables… » (p. 63) Quand il la soupçonne de dévorer Ivan, c’est un « fauve [qui] mérite une mort immédiate » en victime expiatrice de la « fureur sacrée » qu’éveille « un loup mangeur de chair humaine » (p. 64).
36Mais le comportement inattendu de Louve et ses « yeux » qui « se pose[nt] en caresse » suscitent une « stupeur totale » (p. 65), puis un effort pour donner un sens rationnel aux données que sa perception lui transmet. Il se concentre alors sur l’aide à porter à l’enfant, mais, comme incidemment, concède de gracier la bête en considération de son absence d’agressivité envers Ivan : « Je ne peux pas lui tirer dessus, le fait est là. » (p. 72) En quelque sorte, Nicolaï vit une tension entre la logique économique de son métier, qui exigerait la destruction de l’animal, et la logique qui veut maintenir les valeurs morales de l’humanité. Il suspend ici la première au profit de la seconde. Sans réellement le décider, il constate une hiérarchie qu’il semblait ne pas connaître : « le fait est là ».
37Les relations entre Ivan et Nicolaï sont beaucoup moins développées. L’un comme l’autre s’ignorent totalement pendant la plus grande partie du roman, ils ne se découvrent qu’à sa toute fin, tandis que Louve et Nicolaï, sans se croiser réellement, pouvaient s’appréhender par les traces laissées autour des pièges : de l’homme restait son odeur, de l’animal les reliefs du repas consommé aux frais du trappeur.
38Mais lorsque Nicolaï découvre l’enfant, celui-ci éveille une compassion affectueuse. Les termes de « gosse » (quinze occurrences), de « gamin » (trois occurrences) ou de « petit » (six occurrences) par lesquels il le désigne signalent une pitié qui s’exprime par un soupir : « Pauvre gosse… » (p. 75) Cependant sa pitié reste abstraite, elle n’est pas attachée à l’individu. Ivan, dans son poids, dans son statut d’enfant, constitue aux yeux de Nicolaï un « fardeau vivant » (p. 73).
39Symétriquement, Ivan projette sur Nicolaï des images de père : « Papa… ou oncle Micha ? » (p. 66, en italique dans le texte) Géant prestigieux vu en contre-plongée, les jambes, le tronc, la tête, et « auréol[é] d’un liseré orange que lui abandonne le soleil à son déclin » (p. 66), il acquiert la stature naturelle, sinon cosmique, de celui qui incarne un salut qu’Ivan n’était plus en état d’espérer.
Un défi au lecteur
40Parmi les « conditions d’une belle narration », entre la « carence morale » et « la liberté souveraine de la forme », Pascal Quignard (1995) cite celle-ci : « le lecteur tenu en respect ». La formule est paradoxale en ce qu’elle suggère une lecture qui ne serait pas une collaboration mais poserait fermement le chemin que le lecteur doit accomplir. Le mot de Quignard est juste : « respect » associe en effet un regard rétrospectif, une attention soutenue et une forme de révérence qui interdit toute adhésion consumériste… L’œuvre de Florence Reynaud ne déroute ni par ses personnages ni par son déroulement. Elle ménage cependant des obstacles à surmonter : ce n’est pas un roman facile, du moins pour de jeunes élèves.
Un puzzle
41Un trait caractérise la construction du roman : son aspect de puzzle. En effet, l’ensemble du texte est régulièrement découpé en morceaux qui s’intercalent, chacun clairement organisé autour de la focalisation thématique sur un personnage. Plusieurs critères interviennent pour les déterminer, qui s’avèrent de moins en moins pertinents au fur et à mesure de l’avancée dans le récit.
Dans le premier chapitre
42Au début du roman, là où la construction est la plus simple, chaque segment correspond à trois principes d’unité :
431) Il se compose de plusieurs paragraphes, mais est séparé typographiquement du segment qui précède et du segment qui suit par un blanc qui équivaut, dans l’édition usitée, à deux lignes sautées. Quand dans un même segment s’opposent deux moments, le saut est plus petit, il équivaut à une seule ligne. Dans ce chapitre, les segments correspondent donc à une unité qui organise visuellement la mise en page du texte.
442) Chaque segment correspond aussi largement à une unité de point de vue. Les propos, bien sûr, relèvent nécessairement de la voix du narrateur d’autant plus évidemment qu’ils mettent en scène un animal – Louve – et un enfant – Ivan – que son accident a privé de langage. Mais le plus souvent, les notations de perception, de pensée ou d’appréciation axiologique conduisent à en situer l’origine dans le personnage auquel est consacré le segment. Le lecteur a donc tendance à tout attribuer à ce dernier. Rares sont les passages qui résistent à cette attribution. Nous citerons des cas :
de témoignages nécessairement externes : « Louve est déjà loin. […] À peine repue, la voici de nouveau affamée » (p. 6) ; « vu du ciel cela ressemblerait à un dessin, grâce aux rayons de lune qui abandonnent au creux de chaque empreinte un peu d’ombre » (p. 9) ; « Autour du marcheur, Taïga bruisse de vies furtives, presque invisibles » (p. 10) ; « Il a l’air joyeux » (p. 13) ; « Large, colossal, barbu, le cheveu poivre et sel, voici Nicolaï » (p. 16) ;
de métanarrativité (puisqu’il n’a plus le langage, ce ne peut être une prise de conscience de la part d’Ivan) : « C’est cela, la peur » (p. 6) ; « C’est cela, le froid » (p. 7) ; « C’est cela, la beauté », (p. 12) ;
de notations explicitement contradictoires avec la perception du personnage : « Il a mis ses mains dans les poches de sa veste, un geste familier mais qui l’étonne » (p. 10) ; « Il y a bien des oiseaux dans les sapins, mais il ne les entend pas, ne les voit pas » (p. 13) ; « Le piège suivant est vide ; enfin, c’est ce qu’il croit » (p. 15) ; « Parfois dans l’œil fauve d’une zibeline demeure un éclat de vie, reflet de totale incompréhension, de totale stupeur, mais Nicolaï ne le voit pas » (p. 17).
45Mais ces formules sont trop furtives pour faire vraiment contrepoids à tous les moyens déployés pour enrôler le lecteur dans l’illusion d’un point de vue du personnage.
463) Dans ce même premier chapitre, chaque segment correspond à un moment de l’intrigue. Le premier (consacré à Louve) correspond à la dévoration du renard argenté et à l’accident vers le crépuscule (« La nuit s’annonce », p. 5) ; le deuxième au réveil d’Ivan après l’accident et à sa mise en route « au milieu de la nuit » (p. 6) ; le troisième à l’errance nocturne de Louve affamée ; le quatrième à la faim d’Ivan et à son endormissement sous un sapin, « fasciné par la lune ronde » (p. 10) ; etc.
47Dans ce premier chapitre, le lecteur est donc convié à un intense travail inférentiel. Il lui faut en effet se déprendre de la segmentation du texte en ces différents morceaux, pour informer les unités du temps, de la suite logique des événements… De même qu’un joueur doit s’abstraire du chatoiement de telle ou telle pièce de puzzle, de même qu’il doit négliger ses effets singuliers de symétrie, de contraste ou de dégradé pour tâcher de l’insérer dans un ensemble cohérent dont lui donne une idée l’image entière figurant sur sa boîte de jeu, de même le lecteur de Taïga doit passer outre ce qu’il apprend de chacun des personnages successivement thématisés pour informer ce qu’il anticipe d’une image globale probable.
48Ce jeu inférentiel est aussi ce qui permet d’identifier la juste portée d’une pièce du puzzle. Il y a comme un va-et-vient entre la perception d’une nuance de jaune présentée par une pièce et l’attribution de cette même pièce à un petit pan de mur ou à la carnation d’un personnage. De même, par exemple, c’est parce que dans le deuxième segment le lecteur apprend l’existence d’une « carlingue échouée de l’avion » (p. 9), c’est parce qu’il en infère l’événement d’un accident d’avion, qu’il peut rétrospectivement interpréter correctement la mention d’un oiseau dans le premier segment – « Un oiseau énorme vole au-dessus de la forêt, ailes raides, bec rond » (p. 6) – comme étant la désignation de l’avion par une bête qui n’en a jamais vu. Autre exemple : la phrase d’incipit – « Louve s’approche du piège. La bête prise dans ses mâchoires est morte. Inerte, encore tiède, source de vie offerte » (p. 5) – ne peut être élucidée définitivement qu’avec le recours aux informations contenues dans le dernier segment où Nicolaï constate le dégât. On acquiert alors seulement la certitude que « ses mâchoires » sont celles d’un piège et non pas celles de la louve, que la bête prise est un renard argenté et non pas la louve elle-même2…
49Le jeu distribue les informations sur un même événement de la fiction dans les segments qui présentent les points de vue des différents personnages. Tel un trait qui traverse plusieurs pièces de puzzle et permet de les agencer plus facilement, ces mêmes événements vus par les différents personnages permettent de mieux les situer l’un par rapport à l’autre. Ce mode d’appariement apparaît tout au long du roman. Il se complique parfois parce que les informations sont à collecter dans deux segments qui concernent le même personnage, simplement parce que ce personnage a évolué : c’est le cas, par exemple, dans l’épisode où Ivan retrouve dans ses poches un paquet de biscuits que d’abord il ne reconnaît pas et qu’il ingère ensuite après les avoir reconnus. Le jeu demande aussi de la virtuosité quand il tourne à la devinette sans réponse (ou avec une réponse très éloignée) : c’est le cas, par exemple, quand Ivan étanche sa soif, quand, comme dit le texte, il « mange une bouchée de […] blancheur » (p. 12). Le lecteur doit attendre le chapitre 2 pour confirmer pleinement l’identification de cette blancheur à de la neige : « il cueille de la neige au creux de sa paume et la mange » (p. 21).
50Quelle que soit la configuration, pour interpréter les tournures périphrastiques qui sont si souvent en jeu qu’elles en sont comme l’emblème, le lecteur doit suspendre la référenciation automatique que suggère le mot choisi ; il doit reconstituer en lui le point de vue du personnage, avec le vocabulaire et les ignorances spécifiques à celui-ci qu’il ne partage pas nécessairement ; il doit identifier par abduction le référent probable en fonction des significations qu’il a déjà construites ; il doit confirmer rétrospectivement cette identification grâce aux éventuelles informations prélevées dans un autre segment en aval du texte ou grâce à ses connaissances encyclopédiques. Il peut alors intégrer l’information dans l’image globale qu’il se fait de l’intrigue, il peut apprécier la pertinence de la périphrase, il peut aussi affiner sa perception du personnage et de son point de vue spécifique.
51Il s’agit bien là de virtuosité, puisque le lecteur est conduit à la fois à épouser le propos, à se situer dans une conformité à son enjeu et, dans le même temps, à s’en abstraire afin de prélever les éléments nécessaires pour renseigner sa compréhension. Alain Rabatel (1998) souligne à sa manière l’habileté requise quand il évoque l’« effet-point de vue » et le jeu « d’une subjectivité d’autant plus paradoxale qu’elle exprime les perceptions, savoirs et jugements d’une conscience sans être explicitement reliée à son origine énonciative ». Parallèlement, on ne manquera pas de souligner l’effet d’enrôlement qu’exerce le procédé : il oblige à une forte empathie envers ces personnages sans cesse « proximisés » (Jouve, 1992) par la représentation permanente du contenu de leur pensée, de leur perception et de leur intériorité ; en même temps, il attache d’autant plus étroitement à l’« identification narratoriale » que les intermittences de la voix narrative contraignent le lecteur à un sagace comblement de ses silences.
Dans la suite du roman
52Dans les chapitres qui suivent, les segments sont constitués de manière moins évidente. Notre découpage est plus discutable.
53Tout d’abord, le rythme du passage d’un thème à l’autre suit le développement de l’intrigue. Quand Louve et Ivan s’approchent, puis s’assemblent, ces bascules de points de vue s’accélèrent. Elles ne suffisent plus à délimiter des blocs homogènes, voire elles ne respectent plus toujours la distribution en phrases : « [Ivan] tente de parler, articule quelques sons. Ces bruits l’excitent, mais ils surprennent Louve » (p. 25) ; « En rampant, il s’approche encore, se blottit contre Louve, qui frémit à son contact » (p. 29). Et certaines phrases associent étroitement les deux personnages : « ils se logent tous les deux, étroitement serrés » (p. 34) ; « Dormir… confiants, rassurés. Ils disparaissent, n’existent plus, engloutis » (p. 37). De même, mais dans une moindre mesure, quand Nicolaï découvre Louve et Ivan, le même paragraphe associe « Le doigt sur la détente [qui] se relâche », Louve dont le regard « se pos [e] en caresse sur son protégé » et Ivan qui « lui demande encore un peu de chaleur » (p. 65).
54Ensuite, le changement de thème ne correspond plus nécessairement à une ponctuation visuelle du texte. La mise en page correspond plutôt à la progression de l’intrigue. Certains passages mettent en parallèle ou en symétrie deux personnages. À l’occasion, ils entrelacent les mentions de l’un ou de l’autre.
55Cependant, le jeu de puzzle n’est pas aboli. D’une part, le parcours de Nicolaï est – nécessairement, puisqu’il ne rejoint le couple qu’au chapitre 5 – juxtaposé à celui de Louve et Ivan. D’autre part, les liens entre les personnages restent fortuits, fragiles, subordonnés à des équilibres improbables. La seconde partie du chapitre 5 le montre nettement dans l’intercalation des souvenirs qui reviennent à Ivan et des gestes de Nicolaï : Ivan n’a rien à dire à Nicolaï, ses préoccupations sont de retrouver une mémoire et une identité humaine, de s’autoriser les souvenirs traumatiques de l’accident et ceux réconfortants de sa mère affectueuse ; symétriquement, Nicolaï n’a aucun attachement particulier à Ivan, il se contente de se féliciter de sa docilité (p. 72), d’espérer qu’il dorme pour n’être pas gêné (p. 75), de le considérer comme un « fardeau vivant » qui l’« empêtr[e] » (p. 73).
56Tout se passe donc comme si le premier chapitre établissait le principe du jeu le plus clairement possible, puis comme si, la règle étant posée et les premiers coups joués, le texte retrouvait un découpage plus ordinaire qui épouse le développement de l’intrigue. Cependant, la partie continue. Mais si certains coups sont au cœur même du projet narratif, certains éléments fonctionnent plutôt comme pour réactualiser le jeu en cours. Ainsi l’épisode des biscuits retrouvés, la mise en perspective de l’harmonica de Nicolaï et des hurlements de la tempête que perçoit Louve… D’ailleurs, au fil du texte, les doubles regards sur un même événement ont tendance à se raréfier.
Voix et scène intérieure
57Un autre aspect du texte perturbe la fluidité de la compréhension. Il s’agit de l’irruption dans l’esprit d’Ivan de bribes de paroles. Celles-ci surgissent parfois abruptement à l’attention d’Ivan quand il est en état de veille, parfois elles lui viennent portées par ses rêves. Dans les deux cas, elles se distinguent typographiquement par l’emploi de l’italique.
Des locuteurs indistincts
58Les voix ne sont jamais référées à un locuteur précis, et le lecteur doit à chaque occurrence l’inférer. Pour y parvenir, il peut s’appuyer sur le contenu du propos et ses connaissances pragmatiques : des phrases telles que « “Couvre-toi bien surtout ! Avec le froid qu’il fait !” » ou « “Ivan, ne perds pas ton bonnet… Nous t’attendrons à l’aéroport. Sois sage pendant le voyage…” » (p. 7) ne peuvent guère être prononcées que par un adulte qui a la responsabilité de l’enfant. « “Ivan, le goûter… ! J’ai préparé des tartines… avec de la confiture…” » (p. 10) vient sans doute d’une mère nourricière. Le lecteur peut parfois s’appuyer sur des indices ténus. Ainsi cet échange :
« Ivan est toujours après ce chien, il se fera mordre un jour, à le taquiner comme ça.
– Mais non, Ana, laisse-les donc jouer… C’est une bonne bête ! Il aime bien le petit ! » (p. 24)
59restitue le dialogue entre la mère inquiète et le père. C’est le tiret, mentionnant le tour de parole, et l’incise, indiquant le prénom féminin de la mère, qui permettent de distribuer les énonciateurs. Cependant, il est impossible d’attribuer à un locuteur précis des morceaux tels que : « “Ivan… le vol dure trois heures… ce n’est pas long… Ivan !” » (p. 8) – s’agit-il de l’oncle ou de la tante ? du père ou de la mère ? – ou « “Chien, chien, chien !” » (p. 25) – s’agit-il d’un de ses parents ? d’Ivan lui-même ? Le point reste sans solution. Là n’est pas l’essentiel.
Des voix en écho
60Ces bribes valent surtout pour les circonstances où elles surgissent dans la conscience de l’enfant traumatisé. Par un mécanisme implicite, les voix répondent « en écho » (p. 10) aux besoins vitaux quand ils se font urgents. La sensation de froid suscite cette réminiscence : « “Couvre-toi bien surtout ! Avec le froid qu’il fait !” » Ou bien : « “Ivan, ne perds pas ton bonnet…” » (p. 7) Quand Ivan s’aventure sur des jambes mal assurées, il entend : « “Ivan, tiens bien ma main… Tu tomberais…” » (p. 8) Quand il commence à ressentir la faim, elles s’entremêlent aussi à l’identification du paquet de biscuits retrouvé machinalement dans la poche. Celui-ci est d’abord un « objet » (p. 10) et, à cette étape, une voix se manifeste ainsi : « “Ivan, le goûter… ! J’ai préparé des tartines… avec de la confiture…” » Puis c’est « un petit paquet carré » : « Le papier, déchiré à un coin, cachait des choses dorées. » (p. 13) Enfin, quand il « dévore les biscuits retrouvés » se manifeste « [u] ne autre voix dans sa tête : “Ivan, je te donne des gâteaux secs, si tu as faim.” » (ibid.). En quelque sorte, Ivan anime une scène intérieure, scène onirique ou seulement chambre d’écho de ses perceptions, il la peuple de ses souvenirs humains et il déporte sur cette scène intérieure les réactions et délibérations qu’il ne peut assumer consciemment dans la réalité où il se trouve.
61C’est sur cette scène que se noue l’illusion salvatrice. Dans un premier temps (p. 24), le mot « bête » par lequel les voix désignent le chien de l’épicier peut s’appliquer à la louve. Et le lecteur, déjà habitué à ajuster le sens des bribes de souvenirs et de leur irruption en fonction du contexte, admet sans peine cet apparentement. Ensuite, la « peine immense » (p. 25) que ressent Ivan à voir Louve s’éloigner suscite le rappel en mémoire de l’interjection « “Chien, chien, chien !” » (ibid.). La source de la confusion n’est plus une vague ressemblance morphologique, mais l’identité des liens affectifs noués, du besoin de tendresse suggéré. Et, sur cette scène intérieure, satisfaire cette soif de présence compte davantage que la terrifiante différence de nature qui distingue dans la réalité une louve d’un chien. La nature de l’illusion n’est véritablement indiquée qu’à la toute fin du roman, par Nicolaï : « […] le gamin l [a] prend pour un chien. » (p. 72)
62Là encore, la comparaison avec un jeu de puzzle serait pertinente. En effet, le lecteur doit s’appuyer sur ces énoncés pour clarifier certaines opacités. Il peut ainsi identifier le paquet de biscuits avant le personnage, par exemple. Plus subtilement, d’une voix l’autre, il réunit les éléments d’information sur le passé du personnage. Ce chien de l’épicier, qui fait maintenant un comparant si réconfortant, assurait autrefois l’équilibre affectif d’un Ivan intimidé par la cour de l’école – on l’apprend lors d’une réminiscence onirique page 41. Et si ce chien se prête si bien au rôle, c’est aussi en raison d’une promesse faite naguère par le père, où il était déjà un comparant, promesse que nous apprenons quand Ivan reconstitue lui-même le puzzle de son identité et recouvre sa lucidité : « Tu auras un chien, oui, un chien bien à toi. Un gros chien, mais oui, aussi gros que celui de l’épicier. » (p. 67)
63D’autres incertitudes sont peu à peu levées d’une bribe à l’autre. Le sens du trajet de l’avion, par exemple. On apprend dans un dialogue entre la mère et le père (p. 22) le projet de déménagement et la nécessité d’un trajet en avion, mais on ne sait pas encore s’il s’agit d’un transport depuis l’ancienne maison d’Ivan vers chez son oncle, ou bien depuis chez son oncle vers la nouvelle maison. Il en est de nouveau question page 41, sans plus de précision. Page 50, la formule « “Je guetterai l’avion qui m’amènera mon fils !” » n’est guère plus explicite ; cependant cette bribe est rapportée à « la voix la plus familière », et le lecteur peut alors conjecturer que celle-ci est la voix de la mère, au vu des attributions qu’il a risquées pour les bribes précédentes. Si la mère attend à l’aéroport, c’est qu’il s’agit du trajet entre chez l’oncle et la nouvelle maison. En fait, il faut attendre le souvenir revenu de la scène du départ, page 71, pour en avoir pleine confirmation : « Son oncle l’accompagne à l’aéroport […]. “Hé, j’en connais un qui est content de revoir ses parents… Hé, Ivan, ta mère, elle doit compter les heures.” » On peut alors savoir avec plus de certitude qui a donné le paquet de gâteaux secs (p. 11), qui recommande de ne pas perdre son bonnet (p. 7) : il s’agit de l’oncle ou de la tante…
64Surtout, le lecteur accumule et combine les différents échos qui se trament entre les voix et les circonstances de leur irruption pour identifier « ce besoin oppressant dont il pourrait mourir » (p. 22) comme besoin de tendresse maternelle plutôt que faim, épuisement ou terreur. Dans le passage, cette formule désigne l’angoisse que calme la seule perception de son prénom et de « la voix qui le prononce », perception qui offre un « écho rassurant » (ibid.). Page 24, il écoute avec un « vague sourire aux lèvres » l’inquiétude de sa mère face au chien de l’épicier… Et page 27, les « yeux d’or » de Louve actualisent « l’avidité qui l’a envahi ». De réminiscence en réminiscence, le lecteur nourrit l’hypothèse, mais il faut attendre la page 74 pour en recevoir pleine confirmation : « Le mot “maman” pétille dans son esprit, va et vient. Promesse de bonheur. »
Un roman de « la modernité »3 ?
65« Ce n’est qu’en réunissant et en rassemblant ces échos et ces fragments que nous parvenons à la vraie nature de notre expérience », écrit Virginia Woolf pour définir le projet novateur qui fut le sien, dans une rupture qu’elle veut « moderne » et qu’elle oppose au « règne des romanciers qui ne voient que la surface matérielle des choses, et rien des fragments et des rêves ». Dans son roman Les Vagues, elle fait la preuve que l’événement peut être compris autrement que dans la rupture d’un ordre des choses, qu’il peut advenir dans la conscience même. La matière romanesque n’est alors ni les relations entre les personnages ni les « catastrophes » (au sens d’Aristote) qui bouleversent l’ordre des causalités externes, mais elle se trouve constituée par les glissements, les heurts, les métamorphoses de l’âme, dans une sorte de quête de « quelque chose de mystique, spirituel » (Journal, 30 octobre 1926).
66La structure en puzzle de notre roman, qui évoque tant celle adoptée dans Les Vagues, conduit à une expérience de lecture similaire. L’argument, très mince, vaut surtout pour la diffraction des résonances dans les consciences des trois personnages, et pour l’activité du lecteur qui rassemblant « ces échos et ces fragments » parvient à « la vraie nature de notre expérience ». Ainsi, plus qu’au drame de l’épuisement physique d’Ivan, le lecteur s’intéresse à la perte et au recouvrement de sa lucidité ; plus qu’à la faim de Louve, il s’implique dans la lecture du fragile dévoiement de sa nature animale ; plus qu’à la vengeance de Nicolaï, il se montre attentif à sa relation ambivalente envers la taïga, sa faune, ses forêts et ses arbres…
L’inconscience d’une quête
67Nous avons dit comment le lecteur instruit la conjecture sur le « besoin oppressant » (p. 22) qui accable Ivan. Mais le texte même confère un caractère événementiel, dramatique, de chaque avancée du personnage vers la lucidité.
68Au début, celui-ci développe une sorte d’« écoute flottante » à l’encontre de ses voix, comme le lecteur est contraint de faire aussi, puisque la continuité du propos ne peut pas s’appuyer sur la continuité des référents. Ivan ne « retient » alors qu’un « même son » parce qu’il « éveille dans le désert de son esprit un écho rassurant » (p. 22), il ne récupère que les connotations affectives du signifiant. Puis le signifiant comme tel fait irruption, fondateur de la conscience, dépositaire de l’identité :
[…] l’oubli s’est fissuré, il revoit nettement le gros chien de l’épicier, sa mère blonde, et il comprend en une seconde qui est Ivan. C’est lui, Ivan. Ne retenir que cela : c’est lui, Ivan. (p. 41-42)
69À l’étape suivante, il affronte les frictions entre les logiques de son identité, de son désir et du réel, frictions qui sont mises en œuvre de manière spectaculaire, dans le corps même du texte :
D’une poussée de chagrin, il pourrait reprendre pied sur le fil de son existence bien à lui, Ivan, fils de Piotr et d’Ana. […] le départ tant attendu, le vol qui l’emporte, au cœur des nuages, vers ses…
Il crie, saisi d’une angoisse immense, aussi immense que l’immense taïga […]. (p. 51)
70L’inachèvement de la construction syntaxique, les points de suspension dénote l’ellipse du mot « parents », lequel signifie tout à la fois son ancrage humain et l’objet de son attachement. Le procédé contraint le lecteur à une restitution qui l’enrôle dans l’identification au personnage et à son tourment. La phrase suivante est comme saturée par le mot « immense », et cette saturation opère comme un déplacement, elle recouvre, pour ainsi dire, le blanc de l’inhibition. À l’avant-dernière étape, c’est le renoncement à toute forme de conscience, l’acquiescement à la régression :
Front buté sur le vide apaisant, il a claqué les portes qui menaçaient de s’ouvrir. Trop grand aurait été le chagrin. Il chantonne, pris de bien-être, savourant presque la sensation de faiblesse qui a peu à peu remplacé toutes les autres. (p. 52)
71Il faut, à la fin de ce roman destiné à des enfants, la providentielle rencontre avec le trappeur pour que « [l] a terrible peur s’évapore, libérant le mot interdit, l’image blonde repoussée au sein du néant » (p. 74).
72Mais auparavant, c’est l’ensemble des menues sensations qui font diversion de cette question centrale : mouvement d’« un oiseau jaune, petit, vif » (p. 22) ; bonheur du « regard jaune, des va-et-vient incessants qui animent […] le paysage blanc » (p. 25) ; saveur de « la provende inattendue, ses propres larmes » (p. 34) ; « évolutions de la troupe noire » des corbeaux qui sollicitent son « œil qui se rallume » (p. 49)… Avec cette explicitation du phénomène : « À ne plus rien savoir, il a pu marcher, se réjouir d’un rayon de soleil sur la neige, des biscuits retrouvés. » (p. 40)
73Ainsi, de même que les personnages des Vagues se réduisent à un nom et à un faisceau de notations qui, comme vers un point de fuite, convergent vers un insaisissable foyer radicalement dérobé qui pourtant les légitime, de même les perceptions qui préoccupent Ivan valent par et en fonction de l’absence radicale de tendresse maternelle. Comme le lecteur de Virginia Woolf capte dans ces ébranlements de conscience quelque chose d’une réalité de l’humanité, à savoir l’évanescence constitutive de tout projet de possession et de tout désir4, de même celui de Florence Reynaud peut affronter l’essence spectrale de la quête : « Elle [la mère] n’ose revenir vers lui que sur le fil du rêve, sinon que ferait-il, abandonné à Taïga gelée ? » (p. 40)
74Cependant, tandis que la romancière anglaise met son art au service d’une approche phénoménologique du monde et d’une vision « abstraite, mystique, aveugle » (Journal, 7 novembre 1928), l’auteur pour la jeunesse sert aussi un projet qui relève d’une peinture sociale du monde et d’un propos éthique.
Un kaléidoscope réfléchissant des fractures
75Les différents personnages des Vagues offrent une palette d’expériences humaines qui, certes, se distinguent voire contrastent. Le sérieux de Bernard n’est pas l’apparente frivolité de Jinny, la tension fébrile de Neville ne ressemble pas à la sensualité possessive de Susan. Pourtant, toutes ces voix convergent vers un même dépassement des frustrations sociales et des impasses de l’intelligence, si bien qu’on reçoit plutôt l’impression d’une polyphonie unifiée, avec ses contre-sujets et ses fugatos, les motifs de la fleur et de la mer, avec les jardins et les salons qui hantent tous les monologues. Virginia Woolf a même pu y voir les incarnations des diverses facettes de sa propre existence diffractée : « on pourrait appeler cela autobiographie » (Journal, 28 mai 1929).
76Dans Taïga, les personnages valent par leur opposition aux autres. Nicolaï, en particulier, avec ses jurons et son parler familier qui ne répugne pas à la création lexicale (voir le terme de « gâche-métier »), avec la sensualité bonhomme de sa « bonne soupe » (p. 70) et de sa « tranche de lard » (p. 53), avec l’affirmation tranquille de ses buts, de sa force et de son aisance, introduit un élément de divertissement : il semble remplir la même fonction qu’un Falstaff. Il fait, à la fin de presque chaque chapitre, un intermède drolatique, une respiration dans l’atmosphère étouffante de l’agonie de l’enfant. La juxtaposition des segments crée ici plutôt un sentiment de discordance. Aussi, outre la technique de Woolf, la construction de notre roman rappelle celle d’un William Faulkner.
77De fait, dans Le Bruit et la Fureur, la détresse animale de Benjy, l’enfermement douloureux de Quentin, la haine du père constituent comme trois éclats d’un même enfer familial manifesté par l’inconduite désinvolte de Caddy. Chaque monologue s’organise indépendamment l’un de l’autre, il n’y a point de ces motifs récurrents qui concertent ensemble et figurent une convergence idéelle. De plus, les tourments qui affectent les personnages narrateurs – la folie de Benjy, la violence de Jason, la dépression de Quentin – troublent en profondeur la logique discursive. Dans notre roman, le choix d’un personnage réduit au silence, comme Ivan, et d’un animal dépourvu de langage, traversés l’un et l’autre des seules forces de l’instinct, des perceptions et des sensations, mobilise pour la lecture la même pluralité de compétences que fait le monologue de la folie, de la haine ou de l’égarement.
78Par ailleurs, de même que Faulkner distord grandement la chronologie des événements qu’il met en scène, parce que sa compréhension importe moins que les ravages des âmes qu’il veut peindre et que ces événements n’en sont que les symptômes, de même notre roman multiplie les rêves analeptiques ou les songeries proleptiques. Louve rêve de la quiétude de la vie passée dans la horde (p. 38), du massacre perpétré contre celle-ci par des chasseurs surarmés (p. 42-43), elle rêve de la vie en couple menée ensuite (p. 37), elle se souvient de la mort de ses petits (p. 26). Elle imagine aussi ce que serait son intégration dans une nouvelle horde (p. 52 et 61). Nicolaï se remémore un compagnon d’autrefois (p. 56), il se projette dans le séjour à la ville qu’il accomplira comme tous les étés (p. 36). Ivan n’est pas hanté seulement par ses voix, il abrite aussi des scènes oniriques. Il retrouve ainsi un moment de tendresse avec la mère (p. 39), avec le chien de l’épicier (p. 40-41). Ces inclusions achroniques soulignent encore des contrastes, entre la solitude de Louve et le confort d’une vie dans la horde, entre la solitude de Nicolaï et l’urbanité qu’il se figure, entre la déréliction d’Ivan et le bonheur dispensé par ses attaches affectives.
79La vision kaléidoscopique que propose Faulkner demande au lecteur de convoquer toutes ses formes d’intelligence, sensorielle, sensitive, cognitive, conceptuelle, pour accéder à la représentation d’un Sud américain dépravé, névrotiquement snob, tragiquement passionné. Dans notre roman, ce qui résulte des contrastes et discordances est l’image d’un monde dominé par le souci de la survie sous la contrainte du froid, de la pénurie et de la solitude. « C’est cela qui agite Taïga : l’éternelle quête dictée par la faim. » (p. 19)
80Ce monde acquiert d’ailleurs une consistance qui justifie que le titre se réduise à sa dénomination. Tout un ensemble de métaphores filées la constitue en une sorte de figure animale. Elle est ainsi munie d’un « dos » (p. 9, 35, 37, 43 et 76), d’une « peau » (p. 10 et 42), d’un « cœur » (p. 19), de « sang » (p. 56), d’un « souffle » (p. 16 et 56), de tout un « corps » (p. 23, 38, 56 et 76). Dans le regard amoureux de Nicolaï, elle possède même des « cheveux » (p. 51), un « parfum » (p. 57). Elle est « mère » (p. 14) et les animaux sont ses « enfants » (p. 44, 51 et 54), ses « créatures » (p. 27) qui lui « appartie[nne]nt » (p. 37, en italique dans le texte) ou qu’on lui « vole » (p. 17 et 44). Elle est aussi dotée de « caprices » (p. 57), d’« indifférence » (p. 14, 17 et 43), elle est « attentive » (p. 23), « alanguie » (p. 16) ou « meurtrie » (p. 35), « harcelée, parcourue de sanglots » (p. 36)… Comme une bête, elle « bruisse » (p. 10), elle « perçoit » (p. 9), elle « attend » (p. 23), elle « avale » (p. 6). Elle peut donc être un partenaire, avec lequel « se colleter » (p. 53) ou qui « sert de compagne » (p. 56), et auquel Nicolaï adresse des insultes (p. 14, 15, 17, 31, 32, 36, 54, 58, 73 et 75). La taïga est présentée quasiment comme un personnage, notamment elle est privée de déterminant mais dotée d’une majuscule comme un nom propre, sauf quand elle est envisagée comme un paysage par la mère ou le fils (p. 41 et 72-73), ou parfois comme une simple région géographique par le trappeur (p. 64).
81Par-delà la sphère de chacun de nos protagonistes, l’immensité blanche de la taïga leur dessine l’horizon d’un destin. Et la dernière phrase du roman fait écho au titre lapidaire : « Seule Taïga sera toujours là, de l’autre côté des vitres d’une maison… » (p. 77, en italique dans le texte). L’impossible attribution de cette maison, rendue volontairement obscure par le choix du déterminant indéfini, manifeste un clair projet de narration : « ourdir une pensivité » (Marcoin, 2008) chez son lecteur, lui imposer l’image de la païenne puissance5 que constitue cette clôture de l’horizon. Notre roman semble ainsi satisfaire cet autre critère de belle narration, selon Pascal Quignard (1995) : « le caractère aussi subalterne que profond de la pensée adjacente qui est glissée çà et là ».
Entre théâtre et cinéma
82Entre ces trois protagonistes, les contrastes sont au centre de leurs relations et au cœur de leurs débats. Invitus invitam, Ivan détourne Louve de sa nature animale ; invito invita, Louve interdit à Ivan l’accès à son humanité. Et c’est aussi malgré lui, contre ses pulsions vengeresses, que Nicolaï s’exhausse à exercer la clémence envers Louve. L’image du puzzle vaut pour l’œuvre envisagée comme un tout statique, achevé, dans la mesure où le lecteur suppose une solution à l’emboîtement des segments. Mais dans le dynamisme d’un régime de progression6, quand le lecteur attend que de l’évolution des personnages il advienne une cohérence, l’assemblage représente un équilibre délicat, comme un mobile qui peut à tout instant se défaire en un sens funeste.
83Pareille issue est hautement prévisible : il serait très naturel qu’Ivan meure d’épuisement, que Louve le dévore, que Nicolaï détruise l’animal nuisible… Pourtant, le roman ne joue guère, sinon à la marge, sur des effets de suspense. En effet, l’équilibre ne se maintient pas à l’insu des personnages, mais au contraire, il est le fruit de délibérations qu’on pourrait qualifier de tragiques.
Délibérations tragiques
Fidélité au lignage ou abandon au plaisir
84Ainsi, Louve est partagée entre son instinct ancestral et l’actualisation de son deuil singulier. À l’origine du conflit, il y a l’angoisse d’une proie inconnue (p. 19), l’incompréhension (p. 27), surtout « [i] l y a aussi le regard sombre [d’Ivan], qui n’exprime pas le bon message : cette chose devrait trembler de peur » (ibid.). Dans sa « valse-hésitation » (p. 11, qui devient simple danse p. 19), Louve se sent pour partie l’héritière d’une histoire immémoriale :
Le jeu de la chasse, par lequel passe sa survie, lui paraît faussé. Pourtant les règles sont inscrites au fond de son cœur, depuis des millénaires, transmises de génération en génération de loups. (p. 28)
85Et plus loin :
Louve… Louve… sans mémoire peut-être, si ce n’est celle du sang transmis, de la race. Son rêve se peuple de tant d’autres éclats de rêve, échoués là, venus de sa mère, de son père, de tous les loups dont elle est née… (p. 38)
86Ces passages résonnent comme l’argumentation d’un Titus dans Bérénice, la tragédie de Jean Racine : « Tout l’empire parlait » (acte IV, sc. v). D’un autre côté, « [d] es sources de son âme sauvage jaillissent des images floues, parfumées de souvenirs vivaces […] trois petits sur lesquels Louve avait veillé, exaltée par un amour farouche » (p. 26). Ivan réactive les plaisirs d’un amour maternel en actes, il attire sur lui toute la vigueur de l’instinct naguère frustré ; il actualise un épisode singulier qui particularise cette 36 Louve. Nous entendons encore Titus : « En ce moment mon cœur, hors de lui-même, / S’oublie, et se souvient seulement qu’il vous aime. » (ibid.) Bien sûr, Louve ne répudie pas sa singularité au profit du collectif, des impératifs de la lignée, de la politique ou « du souci de sa gloire ». Cependant, elle « lance au ciel une œillade ennuyée7 » (p. 29), avant de se résoudre, elle aussi, à un renoncement : « Louve bâille, prise au piège. Elle ne mangera pas cette proie-là […]. » (p. 30)
La passion de l’être
87Le cas de Nicolaï est plutôt cornélien, tant il est accessible à une certaine exaltation. Il se montre en effet partagé entre une perspective de « bonne politique » – sauvegarder son métier et éradiquer la concurrence de la louve – et, par ailleurs, le respect son code d’honneur. Et les deux pôles sont investis de passion.
88Il ressent à l’ordinaire une indifférence souveraine envers ses proies : « […] ces corps raidis par le gel ou encore tièdes, il les considère comme des objets, rien de plus. » (p. 17) Mais sur le point de se venger, le trappeur substitue à sa sereine gestion de ses pièges et de leurs victimes toute la fureur des chasseurs exaltés, qui se font bêtes pour mettre à mort la bête, qui s’identifient à leur gibier : « Nicolaï a sorti ses crocs de chasseur. Son cœur accélère le rythme de ses battements, il avance à pas de loup justement […]. » (p. 59) Et plus loin : « Immobile, agité pourtant de frémissements, il se change en fauve à son tour […]. » (ibid.) Puis, quand Nicolaï pense que Louve est en train de dévorer l’enfant : « La rage se change en fureur sacrée : un loup mangeur de chair humaine, plus que tout autre fauve, mérite une mort immédiate. » (p. 64)
89D’un autre côté, la grâce finalement accordée s’enracine dans un constat, qui vaut preuve dans une délibération judiciaire : « Même si c’est mon gâche-métier ! se dit-il. Il était avec le gosse… Il ne lui a pas fait de mal. » (p. 72) Le devoir moral qui s’imposerait alors est ressaisi du côté du pouvoir, de l’impuissance à être, de l’expression d’une ontologie : « Je peux pas lui tirer dessus, le fait est là. » (ibid.) La délibération s’abolit alors dans un mouvement d’humeur : « Pays du diable ! Va savoir ce qui s’est passé entre ces deux-là ! » (ibid.) Et la décision se prend dans un moment perçu avec les caractéristiques du sublime : « Jamais vu ça, jamais, et je le reverrai jamais. » (ibid.) Le lecteur se remémore alors la grâce symétrique, ou plus exactement le coup de grâce, par lequel Nicolaï avait écourté les souffrances d’une renarde : « Ce n’était pas un mauvais homme, dans certains cas il ne craignait pas de gaspiller une balle. » (p. 17-18) Il se souvient encore de la remarque : « en honnête homme, il aimerait mieux que la bête se sauve » (p. 63-64).
90C’est alors la figure d’un autre Nicolaï qui se dessine, qui répugne à ce que la chasse ne soit pas un duel où chacun aurait sa chance. Comme l’écrit Paul Bénichou (1983) : « La contrainte la plus sévère, dans cette morale, n’a d’autre appui que les personnes et d’autres ressorts profonds que ceux du moi. » Ainsi, la clémence de Nicolaï évoque la scène iii du dernier acte de Cinna, la tragédie de Pierre Corneille, où Auguste célèbre sa propre grandeur stoïque : « Je suis maître de moi comme de l’univers ». On pourrait dire qu’à la différence du héros cornélien, Nicolaï n’a pas le souci de sa « gloire », qu’il ne montre pas l’ostentation baroque qui fonde le théâtre de Corneille, mais on peut aussi se souvenir de la définition que Blanchot (1971) donne de la gloire : « la manifestation de l’être […], établie dans la vérité de sa présence découverte ». En ce sens, l’évidence à laquelle se rend Nicolaï, qui outrepasse son intérêt et sa passion, est bien l’actualisation d’une ontologie ignorée : « le fait est là », dit-il (p. 72). Et c’est bien une impression de maîtrise, dans un registre certes plus modeste, que donne ici le personnage de Nicolaï, empire sur la taïga et ses animaux et empire sur ses pulsions. À ce titre, il fait un médiateur idéal pour réintroduire Ivan à l’humanité.
Confinements
91La grande forêt où s’inscrit la fiction est posée comme paradoxale : elle est tout à la fois infiniment ouverte et close sur les personnages, elle est vide et sans cesse peuplée de vies diverses8, elle est « indifférente » et pourtant exerce son pouvoir sur ses « créatures ».
Des taïgas…
92L’espace s’inscrit comme une prison. Des mouvements contradictoires, de resserrement et d’expansion, organisent en effet la relation à l’espace de chaque personnage.
93Pour Nicolaï, l’immensité de la taïga est l’écran où se projette son désir : « Devant lui s’étend la belle taïga dont il est secrètement amoureux. » (p. 56) Pourtant, les menaces qu’elle recèle le contraignent à « se confiner entre les murs » (p. 56-57). Quand il « ferme enfin la porte » (p. 53) en se mettant en route, ou « d’une main brusque l’unique volet de sa cabane » (p. 31) pour se protéger, il change de monde9. Celui de l’intérieur est fait de cuisine : « la soupe » (p. 31 et 70) ; « un bon café d’un noir huileux, comme il les aime » (p. 53) ; « il a sacrifié une tranche de lard, qu’il a fait griller sur le dessus du poêle » (ibid.). Et surtout du feu et de sa « lucarne rouge » (p. 36). Avec un lyrisme aux accents quasi sophocléens10, le texte célèbre les « créatures démunies, nues, pas assez poilues, pas assez griffues, mais capables de tenir captif le feu envoyé par l’orage, volé aux incendies » (p. 32).
94À l’intime de cet intérieur, il y a l’oreiller (« Il s’enfouit un peu plus, enfonce sa tête au creux de l’oreiller », p. 36), et au creux de celui-ci, ses projets citadins au sein desquels il « se plonge » (ibid.). Entre l’immensité et ce réduit, il arpente « le périmètre de son territoire, à savoir quelques kilomètres carrés autour de sa cabane » (p. 14), territoire neutre où il se meut à l’aise (« Bah ! Je le connais, ce pays du diable ! », p. 73) et où les animaux ne s’aventurent guère (« Les enfants de Taïga évitent les alentours de la cabane : à toujours voir certains d’entre eux suspendus sous l’auvent, ils sont devenus prudents… », p. 54). Là, les prélèvements semblent une heureuse aubaine : « Quand on pense comme c’est vif, ces bestioles… Elles courent, elles grimpent ! Une bonne affaire […]. » (p. 54) Au-delà, c’est le passage d’une frontière vers le monde sauvage de Taïga, qu’il lui faut matérialiser par une trace : « [Il] appuie son traîneau debout contre le tronc de l’arbre, une manière de laisser son odeur d’homme. » (p. 55) Dans ces confins, il trouvera Ivan, l’avion échoué, son « gâche-métier » et, lui aussi, une règle de la chasse quelque peu faussée par l’affection de Louve pour son protégé.
95Pour Louve, la taïga représente son lieu d’origine, « née dans les lointaines solitudes du nord » (p. 25), le territoire qu’elle parcourt, « vibrante d’un unique souci : survivre » (p. 26), le territoire des hordes (p. 42), dominé par un cycle inexorable de vie et de mort (p. 43). Au début, comme à la fin du roman, c’est cet espace disponible à sa vie instinctive qui s’ouvre : « Elle s’enfuit, d’un trot régulier. Taïga l’aspire… l’avale à son tour » (p. 6) ; « la forme grise s’est arrêtée. D’autres formes courent vers elle, l’entourent. Puis cela s’assemble, se perd dans la nuit en une seule course » (p. 76-77, en italique dans le texte). Le plaisir du mouvement est joliment dit à l’ouverture (« course légère sur le dos de Taïga », p. 14) et à la coda (« Course légère sur le dos de Taïga », p. 76, en italique dans le texte) par une relation quasi symbiotique entre la bête et son milieu. Entre-temps, l’espace est ambivalent, source de menaces et promesse de liberté. Le vent apporte l’odeur de la menace humaine : « L’air lui apporte des relents malodorants, ceux que dégageait hier l’oiseau géant… » (p. 11) Ou encore : « Le vent lui apporte l’odeur, […] la mauvaise odeur émanant des bêtes mortes, prises dans de sombres mâchoires rivées à la neige […]. (p. 62) Elle guette aussi les menaces météorologiques : « Le vent a forci, le froid s’appesantit sur la forêt, durcit la neige. Louve guette : […] rien ne lui échappe. » (p. 33) Ou celles que constituent les prédateurs éventuels : elle s’efforce de « scruter les environs, afin de ne pas devenir gibier à son tour » (p. 20) ; « Ses oreilles se tournent vers les bruits, son regard cherche au travers de l’ombre bleuissante les silhouettes en marche » (p. 33). Lors de ses deux « tentations », l’espace est promesse de nourriture et de confort, il met à l’épreuve l’enfermement avec l’enfant. « Elle […] perçoit sous la couche blanche recouvrant Taïga des pétillements de vie, sans doute quelques rongeurs » (p. 48) qui sont autant de prémisses d’un repas possible, mais l’enfant ne la laisse pas en paix, qui impose sa présence : « Un cri aigu : là-bas, bras tendu, bouche tordue, Ivan. » (p. 49) Et lorsque émerge de l’horizon une horde de loups, lorsque se profile la perspective d’une socialisation et d’une chasse au gros gibier, elle se trouve « encombrée de cette proie qui a réussi le tour de force – à gémir, à crier, à rire et pleurer – de la garder prisonnière » (p. 52).
96Ainsi, Louve est partagée entre un cercle rapproché près d’Ivan, et son aspiration au grand large. Toute une liste de mots dit cet ancrage : « étreinte » (p. 29) ; « prise au piège » (p. 30) ; « elle ne peut pas s’en aller, retenue là » (p. 33) ; « isolement » (p. 61) ; « attachée sur place » (ibid.). L’expression « là-bas » revient plusieurs fois, qui polarise l’espace et le lieu d’Ivan chaque fois qu’il se distingue du sien : « Là-bas, une forme sombre qui ne bouge plus » (p. 19), « là-bas, où se tenait l’autre proie » (p. 20) ; « là-bas, bras tendus, bouche tordue, Ivan […] gesticule » (p. 49). Même éloignée, Louve organise l’espace autour ce point de référence obligé. À la dernière scène encore, la Louve ne s’affranchit pas si vite de sa prison : d’abord elle « s’arrête un peu plus loin » (p. 69), puis « s’éloigne davantage » (p. 70) avant de s’arrêter « à une trentaine de mètres » (p. 72).
97Toujours, elle reste « avide de mouvements » (p. 49), et quand elle a trop faim, « [n]’y tenant plus, elle bondit hors de son refuge, abandonne Ivan » (p. 48). Mais le plus souvent, quand elle n’est pas engloutie dans la relation fusionnelle à l’enfant, elle se trouve empêchée, entre attachement et appel du large, elle « réprime son élan » (p. 52), et son hésitation la conduit « à danser sur place » (p. 19) dans un « [b]allet de trottinements » (p.11) fait d’avancées et de reculades sur le seuil tant physique que moral de son enfermement.
98Pour Ivan, la taïga est surtout le cercle étroit jusqu’où porte son regard. Il semble n’avoir aucune profondeur de champ, rien n’est perçu comme organisé, aucune information n’est à prélever, pas même les menaces de la tempête. Les déplacements sont hypnotiques, il suit un « chemin non tracé » (p. 13) où « la chute le surprend » (p. 8), commandé au début par la lumière oblique – « les yeux rivés à la clarté » (p. 8), « fasciné par la lune ronde » (p. 10), « [a]ttiré par le soleil » (p. 13) – ou, plus tard, par « la fameuse énergie du désespoir » (p. 49). Et dans cet « ici » permanent, l’espace est abruptement vide ou plein, comme la scène d’un théâtre. Il ne perçoit que des formes abstraites qu’il n’identifie pas : « Il n’aime pas ce noir semé de lueurs bleuâtres », c’est-à-dire l’obscurité de l’avion éclairée des panneaux d’issue (p. 6), ou « ces alignements de troncs noirs qui délimitent des rectangles et des carrés de blanc » (p. 8), c’est-à-dire un sous-bois dans la neige. Il perçoit ce qui traverse son « champ de vision » immédiate (p. 24) 11. Ainsi « le givre [qui] étincelle en des milliers de minuscules cristaux » (p. 12), puis « le cri des geais » (p. 21), « un oiseau jaune, petit, vif, qui lance un trille » (p. 22), « les évolutions de la troupe noire » des corbeaux (p. 49) avant qu’ils s’évanouissent sans laisser de rémanence. Ces perceptions de proximité, au bout de son nez ou dans le surplomb de la voûte céleste, lui apportent « un sourire » (p. 23), lui permettent de « se réjouir » (p. 40), parviennent à « rallume[r] » son œil (p. 49). Pour le reste, « il promène un regard éteint sur toute cette blancheur » (p. 21), garde « les yeux à demi clos pour ne plus voir l’infini paysage de neige et de silence » (p. 29), « refuse d’entendre la tempête » (p. 35), « n’entend plus les feulements du vent » (p. 37), « ne voit pas les loups » (p. 52).
99Sa relation à l’espace, ponctuée de négation, semble ainsi métaphorique de celle qu’il entretient avec son intériorité : « L’espace autour de lui est aussi désert que son esprit. » (p. 13) De même que les voix surgissent pour suppléer à la défaillance de sa conscience, de même les menues perceptions viennent peupler un environnement dont le vide inquiète ; de même que ces voix fournissent un apaisement passager, de même ces spectacles procurent un fragile « bonheur [qui] s’éteint » (p. 12) aussi rapidement que dans un jeu de « coucou/caché ».
100Seule Louve apporte quelque constance dans cette myopie déstructurée et relie le proche du lointain : « surgie du paysage » (p. 35), elle retient son attention par ses « va-et-vient incessants qui animent enfin le paysage blanc » (p. 25). Elle lui permet aussi de se tenir « enfermé dans une vision floue de poils touffus » (p. 29). Les bienfaits de sa tendresse maternelle s’actualisent sous la forme de perceptions toujours renouvelées, sous la forme d’une proximité qui le sauve d’une dispersion dans les éclats de sensations et d’une dissolution dans l’infini du désert blanc.
101Ce n’est qu’à la toute fin du roman, quand il a recouvré sa conscience, qu’Ivan peut embrasser du regard l’environnement qu’il quitte : « [Il] découvre un paysage blanc, nuancé d’ombres bleues. Un paysage vide, sans aucun éclat de vie. » (p. 74) Un paysage, donc, qu’il n’avait pas pu seulement voir auparavant.
102Organisé en trois zones concentriques pour Nicolaï, en un cercle fatidique d’où Louve peine à s’extraire, en une forclusion isomorphe à l’inhibition qui affecte Ivan, l’espace se structure différemment autour des trois personnages en déployant les débats qui les habitent. Dans son essai Sur Racine, Roland Barthes (1963, p. 15-20) décrit l’espace de la tragédie racinienne en distinguant « la Chambre », lieu du pouvoir, « l’Anti-Chambre », lieu de la parole tragique, « de la peur immédiate à la peur parlée », et « l’Extérieur », ouverture vers une fuite toujours possible. « La ligne qui sépare la tragédie de sa négation est mince, presque abstraite ; il s’agit d’une limite au sens rituel du terme. » (ibid., p. 17) Notre roman ne respecte guère l’unité de lieu, mais il concentre l’action sur la limite où « dans [e] » (p. 19) Louve entre son instinct animal de prédateur et l’impératif de maternité, où Nicolaï doit « se colleter avec Taïga » (p. 53) et trancher entre l’humanité de son code d’honneur et son mimétisme de chasseur, où Ivan se réduit à une perception sans profondeur en récusant les perspectives de la raison. La taïga endosse ainsi les fonctions que Barthes assigne à « la Chambre » et à « l’Extérieur » : commandement de survivre et commandement non moins instinctif de procréer pour Louve, obligation de corps à corps quasi bestial pour Nicolaï, promesse mortifère de destruction pour Ivan, elle est aussi, comme « l’Extérieur » racinien, lieu nourricier pour Louve, espace de désir et de réalisation pour Nicolaï. Quant à Ivan, au cœur de la tragédie, il en fait l’objet à reconnaître ou à ignorer au même titre que la réalité de son humanité échouée dans l’indifférente nature.
… une Taïga
103Cependant, dans notre œuvre destinée à des enfants, ces enjeux ne sont pas donnés à comprendre abruptement, ils sont explicités de différentes manières. Ainsi, le point de vue abstrait du narrateur permet de saisir Taïga comme une unité qui transcende l’espace perçu par chacun des personnages et qui s’insère dans un monde plus vaste.
104Des éléments passent ainsi de la taïga de Louve à celle de Nicolaï. L’harmonica avec lequel il « fait [une] nique » dérisoire (p. 59) aux hurlements des congénères de l’animal est le même que l’instrument dont il joue quand il est « prisonnier de sa cabane, prisonnier de Taïga emplie de nuit » (p. 33). La description des créatures de la troisième zone, celle du monde sauvage de Louve, reprend celle à laquelle s’opposait l’humanité qui sait dompter le feu : « ses enfants munis de poils, de sabots, de dents, de griffes » (p. 51) sont symétriques des « créatures démunies, nues, pas assez poilues, pas assez griffues » (p. 32). Et la tempête, bien sûr, fait un autre trait d’union : « La cabane de Nicolaï subit le même assaut enragé. » (p. 35)
105Le narrateur pose aussi deux cycles symétriques, celui – ample – où s’écoule la succession des générations des loups : « Le cycle reprend, ici ou là, des louveteaux naissent, tètent… Grandissent, s’en vont, s’assemblent » (p. 43-44), et celui où s’accomplit – de l’alternance des saisons, chasse hivernale et approvisionnement urbain en été – la destinée du trappeur : « C’est son cycle à lui, Nicolaï. » (p. 17) Le narrateur, surtout, situe la taïga dans un rapport à l’espace humain. C’est d’abord la concomitance entre la déclivité du jour perçue par Louve qui « a vu décliner la lumière » (p. 33), perçue par Nicolaï qui en « ressent lui aussi une vague impression de chagrin » (p. 32), perçue aussi par le reste de l’humanité : « dans les maisons des villes, c’est le moment d’allumer les lampes, afin de dissiper la pénombre » (p. 32). Le propos peut donc s’abstraire, prendre de la distance, accéder à une vue généralisante, entre allusion discrète à la perception d’Ivan et calembour qui vise le récit lui-même : « Parfois on appelle cette heure grise “entre chien et loup”. Les bébés ne l’aiment pas, qui pleurent dans leur berceau… » (p. 32)
106Le texte élargit ainsi la vision du lecteur, il explicite l’exploitation que les hommes réservent à l’immense territoire. D’une part, il propose une scène de massacre lors du rêve de Louve (p. 43) ; d’autre part, il évoque « [l]es loups fauchés par l’ennemi, ensuite pendus à des crochets, dépecés, pour que circulent de main en main des billets, simples bouts de papier que l’on convoite » (p. 44). C’est là un point de vue, interdit à la tragédie12, qui articule l’espace vu par les personnages et celui perçu a priori par le personnel de l’histoire. Depuis la hauteur de ce commentaire, le jeune lecteur peut considérer plus simplement le conflit ordinaire entre humanité et animalité : dans cette brève allusion, l’humanité se réduit à la monnaie et aux mains qui s’en saisissent, et à l’abstraction d’un rapport d’hostilité et de rapine.
107Si Nicolaï appartient bien à cette humanité, si lui aussi s’attache aux « billets de banque. Ces billets, [qu’il] enfermera dans le vieux portefeuille en cuir » (p. 16), sa pratique artisanale de la chasse et son amour inavouée de la taïga le pose en pendant symétrique des animaux. Louve ignore, certes, ce rapport d’ennemis, « sinon dormirait-elle l’âme en paix contre Ivan […] ? » (p. 44). Mais, déchirée entre instinct de prédation et instinct maternel, entre l’attachement à la vie en horde et celui à « son étrange rejeton » (p. 61), elle apparaît comme une sorte de chimère, mi animale et mi humaine. Concurrente du trappeur et nourricière supplétive, elle porte en elle une contradiction qui met en péril l’intégrité de la bête et lui confère comme les stigmates de l’humanité. Elle quitte l’attitude animale où elle était « tout instinct » (p. 23) et n’est pas loin d’adopter un comportement d’humain puisqu’elle « esquisse une drôle de mimique qui ressemble à un sourire » (p. 29) ou dissout son hésitation « dans de mystérieuses rêveries » (p. 53). Quant à Ivan, c’est au pli de son âme, c’est dans sa régression à une perception de « nouveau-né » (p. 28) et à un état qui n’est plus ni de l’homme ni de l’animal que se juxtaposent nécessité de subvenir à ses besoins et risque de l’intellection.
108En quelque sorte, quand les structurations de l’espace nous proposent la tragédie d’une humanité en prise avec l’animalité, le commentaire surplombant du narrateur désigne des degrés dans cette tragédie.
Un temps resserré
109Si notre fiction ne respecte qu’approximativement l’unité de lieu puisqu’elle en superpose plusieurs représentations, elle ne suit pas tout à fait l’unité de temps non plus, comme on peut le voir sur notre tableau n° 1 (voir ci-dessous). Si elle ne tient pas « en un jour13 », l’intrigue court depuis un crépuscule jusqu’au crépuscule du surlendemain, sur quelque cinquante heures donc.
110Cependant, une impression de resserrement tient beaucoup aux interventions des voix et des rêves qui véhiculent – tels des propos de confidents sur la scène classique – des informations que Barthes qualifierait de « profanes ». Hors de la lumière du projecteur portée par le narrateur, le lecteur peut prélever les éléments pour renseigner une compréhension rationnelle des enjeux : la soif de maternité de Louve justifiée par la perte récente de sa portée, la méprise d’Ivan motivée par le souvenir du chien de l’épicier… Mais cette impression vient aussi d’un jeu de focalisation savant qui découpe une succession de scènes dont les entours restent dans l’ombre.
Louve | Ivan | Nicolaï | |||
« La nuit s’annonce », « ciel gris » (p. 5) | Dévoration du renard argenté | ||||
« milieu de la nuit » (p. 6) ; « étoiles Réapparues » (p. 8) ; « lune ronde », « quelques nuages » (p. 10) | « Louve ne s’est pas reposée » (p. 11) | Réveil d’Ivan, sortie de l’avion, puis dort sous un sapin | |||
« aube » (p. 11) | Trouve la piste d’Ivan | ||||
« Soleil ruisselant » (p. 12) | Réveil d’Ivan, mange les biscuits, erre | « a profité du soleil pour sortir relever ses pièges » (p. 14) Trouve les restes du renard | |||
« soleil orangé » (p. 20) | Mange le lièvre | Renonce à marcher, écoute les voix, voit l’oiseau jaune « la lumière baisse », « Taïga […] attend la nuit » (p. 23) | Voit « un rouleau de nuage noirs. Il va neiger cette nuit » (p. 15) Rentre à sa cabane, « il est trop tard » (p. 16) | ||
Rencontre : Louve décide de ne pas le manger |
| ||||
« ciel rose », « blizzard » (p. 31) | « ferme l’unique volet de sa cabane » (p. 31) | ||||
« entre chien et Loup » (p. 32) ; « vent du nord » (p. 34) | Louve creuse une tanière | Joue de l’harmonica | |||
Tempête | Dorment blottis |
| |||
Rêve du cerf, rêve du massacre | Rêve des cubes, rêve du chien, rêve de la décision, rêve du départ | Songe à la ville, dort | |||
Nuit | Louve régurgite | ||||
« souffle rouge de l’aube » (p. 45) | « Des heures s’écoulent ainsi » (p. 48) ; Louve protège Ivan ; tentations de Louve | Repousse le moment de « se colleter avec Taïga » (p. 53) | |||
« La journée est bien avancée » (p. 53) | Quitte sa cabane | ||||
« milieu du jour » (p. 55) | Relève ses pièges à la recherche du gâche-métier | ||||
« le soleil à son Déclin » (p. 66) ; « sinon la nuit va les surprendre ainsi » (p. 68) | Rencontre des trois | ||||
« la lumière […] baisse Rapidement » (p. 73) | Nicolaï ramène Ivan à sa cabane |
Une mise en spectacle
111Notre roman affiche une mobilisation permanente de la vision. Nous avons dit le rôle des périphrases qui rendent compte des points de vue singuliers des personnages. Il faut ici ajouter que certains des éléments les plus dramatiques se jouent dans leur regard.
Rôle et motif du regard
112La découverte d’Ivan se fait par un dévoilement progressif : « Soudain le petit bras se lève plus haut, suivi d’un autre bras, un corps entier se redresse gauchement, s’agenouille. Voici la tête brune, le visage blafard. » (p. 64-65) Celle qu’Ivan fait de Nicolaï aussi, dans un mouvement de bas en haut : « les deux jambes solides, le tronc vêtu d’une veste à carreaux, et la tête coiffée d’un bonnet » (p. 66). Celle de Louve par le chasseur évoque un tableau :
Nicolaï l’a vue : là-bas, Louve debout, tête tournée vers l’est, l’arrière-train un peu fléchi, oreilles bien droites. D’abord, il ne voit que ça, cette image qu’il attendait depuis la veille. (p. 59-60)
113Et symétriquement : « Tel un géant surgi du néant, Nicolaï se profile sur le ciel, avec l’œil noir du canon comme une menace… » (p. 60) La rencontre d’Ivan avec Louve se joue dans une vision de plus en plus aiguë : « Il a perçu un mouvement, juste dans son champ de vision. » (p. 24) Puis : « Il se tend maladroitement vers cette forme remuante, […] heureux du regard jaune, des va-et-vient incessants […]. » (p. 24-25) Pour Louve, Ivan est d’abord « une forme sombre qui ne bouge plus, […] comme une bête à bout de force » (p. 19) qu’elle aperçoit de loin, puis une « forme menue » (p. 20).
114La double illusion réciproque est aussi affaire de vision : « Des sources de son âme sauvage jaillissent des images floues, parfumées de souvenirs vivaces » (p. 25-26) du côté de l’animal. Et du côté de l’enfant (« De la découvrir si proche, […] il éclate d’un rire entrecoupé de toussotements » (p. 28), elle se noue dans l’échange des regards : « forme remuante qui a un regard oblique, doré, un regard rivé au sien » (p. 24). Ce qui sauve Ivan des dents de Louve, c’est « le regard sombre, qui n’exprime pas le bon message : cette chose devrait […] avoir aux yeux cette folle panique que Louve a vue dans les pupilles dilatées du lièvre » (p. 27) ; et c’est encore plus tard : « ses yeux bruns [où] seule […] brille cette confiance naïve éclose du chaos » (p. 47).
115Sur un autre côté de notre triangle, le code d’honneur de Nicolaï émerge à l’occasion d’une renarde qui « lui avait tout dit, avec ses yeux jaunes dilatés » (p. 17) et des « deux grands yeux pleins de questions » (p. 64) de Louve. Cette présence obsédante des regards ne nous éloigne guère de la tragédie. Roland Barthes montre chez Racine la fonction d’un « fétichisme des yeux » par lequel s’expriment pouvoir et sujétion, amour et répugnance, à quoi se réduit parfois la communication entre les personnages : « J’entendrai des regards que vous croirez muets », déclare ainsi Néron à Junie dans Britannicus (acte II, sc. iii).
Un metteur en scène
116Mais l’organisation même du récit semble s’opérer sous le regard du narrateur ; le recours à des présentatifs comme « voici » ou des adversatifs comme « soudain » le montre à suffisance14 . Il semble souvent spectateur. Ainsi, l’attaque de nos segments correspond souvent à un début in medias res. Déjà, le livre s’ouvre ainsi : « Louve s’approche du piège. La bête prise dans ses mâchoires est morte » (p. 5). S’ensuivent des considérations qu’on peut référer à l’énonciation du personnage (« La chair du renard n’est pas des meilleures », ibid.) et qui permettent rétrospectivement au lecteur d’identifier les enjeux de la scène ; ou alors, il s’agit de faits antérieurs rapportés au passé composé :
Nicolaï ferme enfin la porte de sa cabane. La journée est bien avancée. Il a passé des heures à déblayer […]. Ensuite, il s’est préparé un café […]. Après, il a révisé son fusil […]. Affamé, il a sacrifié une tranche de lard […]. (p. 53)
117Avant un retour au présent : « Le froid est mordant » (ibid.). Un trait récurrent de l’écriture est l’initiale des phrases comportant un élément détaché : « Son instrument à la bouche, il joue un moment » (p. 33) ; « Dents en avant, encore prudente, elle se prépare à trancher la grosse veine » (p. 27) ; « Ivan à genoux, bras ballants vides de Louve, tête levée, regarde l’homme » (p. 69). Dans ces formules, innombrables, le narrateur nous met sous les yeux un élément qui frappe l’imagination et cristallise visuellement son propos. La fiction est ainsi découpée en une succession de scènes dont on perçoit la surface avant d’accéder aux mobiles et aux ressentis de leurs protagonistes. De même que le texte est une succession de segments dont le lecteur doit reconstituer le puzzle, de même l’intrigue est une succession de moments, dans un présent quasi permanent, dont le lecteur doit trouver le rythme, dont il doit identifier la chaîne de causalité qui la sous-tend.
118Dans ce récit quasi dépourvu de sommaires, la voix du narrateur n’offre qu’une aide parcimonieuse. Les scènes intérieures aux consciences, oniriques chez Louve et Ivan, le théâtre des voix chez l’enfant ou les soliloques de Nicolaï ne font pas exception. Ce montage ne concourt pas peu à l’impression qui rapproche notre roman avec ses cinq chapitres d’un texte pour le théâtre en cinq actes : moments d’exposition, de nœud, de complication, de crise et de dénouement.
119Il est des cas où le narrateur joue à se placer nettement au rang de spectateur de la fiction au même titre que le lecteur. Parfois, il se livre à des conjectures : « Louve est allongée sur la neige souillée de sang ; a-t-elle dormi ou simplement savouré la béatitude du ventre plein ? » (p. 23) Parfois, il risque une interprétation plus discrète : « Seule Louve peut fuir, dont les muscles frémissants semblent indiquer une envie de recul. » (p. 24)
120Il en est d’autres où, jouissant de sa « toute puissance » (Rabatel, 1998), le narrateur rappelle spectaculairement la toile de décor, cet « Extérieur » qui enserre le huis clos. Souvent, c’est une présentation très picturale15, un tableau où un sujet se détache sur fond d’immensité neigeuse : « Le pays tout entier, blanc, infini, semble se réjouir autour de Louve qui esquisse un rictus satisfait. » (p. 5) Ou encore :
Ébloui par la beauté lumineuse autour de lui, petite silhouette pataude empêtrée de vêtements, il marche sur les traces de Louve, avec toujours, au ciel, le vol des corbeaux. (p. 49)
121Ce rappel met alors en évidence, sur le mode du contraste ou d’une harmonie sympathique, la puissance impérieuse, qu’elle soit attractive ou mortifère, de la taïga. Parfois, l’évocation se déploie en un tableau d’une plus grande ampleur. Le narrateur – à moins que ce soit le personnage focalisateur – détaille alors le paysage :
Taïga, meurtrie, arrondit son dos, se plonge dans les ténèbres. Ses sapins brassés de-ci de-là gémissent, grincent. Les quelques bouleaux se plient avec des plaintes lancinantes, certains d’entre eux renoncent à la lutte, s’abattent dans un dernier râle d’agonie. (p. 35)
122Ou alors, il l’anime en le peuplant de bêtes qui passent :
[…] autour de son angoisse bat le cœur tranquille de Taïga. Un cerf passe, naseaux fumants, tête arrogante.
Très loin, les bisons vont en file, en quête de nourriture, eux aussi. C’est cela qui agite Taïga : l’éternelle quête dictée par la faim. (p. 19)
123Et ces animaux semblent ne pas jouer de simples rôles de figurants. Par exemple, parmi ceux-ci, une chouette passe à la page 9, une autre (ou la même ?) à la page 76. Ce rapace (ou ces rapaces) est (sont) animé (s) d’intentions prédatrices qui disparaissent dans un rapide renoncement, mais surtout il (s) déploie (nt) un point de vue particulier sur une scène : la lente démarche d’Ivan au chapitre 1, la fuite de Louve qui rejoint la horde au chapitre 5. Ce point de vue surplombant d’une figure qui n’appartient pas au personnel de l’intrigue développe un commentaire qui paraît d’une autre nature que la voix du narrateur, il crée la même impression qu’un chœur de tragédie antique. La chouette jouerait un rôle de coryphée, de porte-parole pour tout ce peuple de bêtes sauvages qui passe dans l’indifférence au drame noué. Dans tous ces cas, quand le narrateur prend ainsi de la hauteur, il semble suspendre une connivence d’avec le lecteur, il semble sortir de la salle et passer dans les coulisses pour endosser le travail du metteur en scène.
Effet de soulignage
124On peut encore distinguer une troisième fonction à la voix du narrateur. Outre le découpage en scènes qu’il voit en spectateur ou qu’il insère dans un décor, il alerte parfois plus explicitement sur certains éléments, comme l’énigmatique K qui apparaît dans les pièces de et mises en scène par Tadeusz Kantor (dans La Classe morte, par exemple), si bien qu’on peut y déceler la trace d’un projet assez clair.
125Il s’agit surtout du spectaculaire « C’est maintenant » de la page 62, qui ouvre l’acmé de la crise : le moment où les trois protagonistes sont en présence. Le narrateur semble par ce terme introduire son lecteur dans l’intime de sa construction. La notation temporelle n’est en effet interprétable que si l’on attend ce moment comme crucial, si on le considère comme l’épreuve qui va dénouer ou trancher les fils antécédents. La formule agit alors comme un lever de rideau : elle confronte le lecteur au « charme qui retenait immobiles Louve, Ivan et Nicolaï » (p. 68), à moins qu’elle ne l’y introduise, qu’elle ne l’incite à participer au sortilège. En effet, si elle suppose qu’on ait lu antérieurement de manière progressive, en portant attention à la suite des événements, à l’évaluation de ceux-ci en fonction des mobiles des personnages, bref, au suspense, elle suggère aussi de pratiquer dorénavant une lecture plus attentive au grain du texte, elle commande de suspendre la hâte de connaître la fin et de se maintenir face au texte un peu dans la même immobilité que les personnages. Il s’agit de retarder l’issue de la crise, de goûter l’improbable rencontre et son équilibre précaire, de dilater la « seconde » où « [t]out va se jouer » (p. 64), à la manière de Nicolaï qui semble avoir hésité à y mettre un terme quand il exprime comme un remords : « c’est bien ce qu’il faut faire, rompre le charme, sinon la nuit va les surprendre ainsi » (p. 68).
Effets de gros plan
126D’autres éléments jouent ainsi à articuler différents régimes de lecture. En particulier, les abondants gros plans quasi cinématographiques. Beaucoup assurent une fonction dramatique. La gueule de l’animal (« Louve attend, souffle suspendu, gueule béante », p. 25, par exemple), les stigmates sur le visage de l’enfant (« lèvres blanches striées de crevasses, nez bleui, cernes mauves, Ivan implore il ne sait quoi », p. 47), les armes du trappeur (« Nicolaï se profile sur le ciel, avec l’œil noir du canon comme une menace », p. 60) sont régulièrement mis en avant pour rappeler les enjeux vitaux de l’intrigue ; le lecteur peut suivre à ces détails la permanence de la sauvagerie chez Louve, la lente agonie d’Ivan ou le développement du projet vengeur de Nicolaï. Quand le fonctionnement en est bien installé, en une occasion, le narrateur s’amuse à fourvoyer son lecteur : « Louve examine sévèrement cette face ronde, se penche, ouvre la gueule armée de crocs… et se met à lécher les joues […]. » (p. 47-48) La mention des dents rappelle qu’un rire trop bruyant et trop prolongé avait manqué « rompre le lien » (p. 47) fragile qui retient Louve sur la rive de la tendresse maternante. Dans cette rétrospection, il y a déjà une incitation à une lecture lente.
127Un autre passage, page 30, fournit peut-être le sens de ces gros plans : « Elle ne mangera pas cette proie-là, même s’il lui vient le geste, guidé par son bref passé de mère, de lécher la joue froide, à portée de sa gueule. » La locution « même si » peut poser un problème d’interprétation. L’usage ordinaire l’affecte d’une valeur concessive, Grevisse la range simplement avec « quoique, bien que, etc. » ; la phrase mettrait alors en tension la décision de l’animal et son geste de tendresse, ce qui ne ferait guère sens puisque celui-ci semble plutôt illustrer et confirmer celle-là. On peut vouloir y distinguer un connecteur argumentatif et une conjonction, et lui donner tout son sens qui « donne à un argument une valeur supérieure à tous ceux qui ont été évoqués ou auraient pu l’être » (Riegel, Pellat et Rioul, 1994). On comprendra alors que s’opposent non pas tant un geste et ce qui, en vérité, le commande, mais deux interprétations que le lecteur pourrait faire du détail rapporté : selon l’une, la proximité de la gueule et de la joue manifesterait l’intention de tuer, actualiserait la menace ; selon l’autre, la proximité est marque d’intimité affectueuse. La locution propose alors une hiérarchie qui privilégie la seconde mais ne frappe pas de nullité la première. Le dispositif rhétorique semble alors, sinon la déporter vers le lecteur, du moins lui faire partager la responsabilité de l’interprétation correcte : certes la louve rapproche sa gueule de l’enfant, mais ce n’est pas pour le dévorer comme il aurait été normal de s’y attendre, c’est pour lui témoigner une étonnante tendresse. Il lui appartient, dès lors, de se méfier des évidences et des inférences que lui fourniraient ses savoirs et automatismes antérieurs.
Un « parti pris des choses »
128Cette provocation à la mise à distance nous paraît entrer en résonance avec l’effort pour restituer, quasi dans la perspective d’un Francis Ponge (1970), une description « très stricte, dans le langage » des choses. Une grande tendance à « étranger » la réalité autrement connue parcourt l’ensemble de notre roman. Les périphrases, déjà, telles qu’elles sont suscitées par le point de vue de focalisateurs privés de la parole commune, y conduisent comme nous l’avons dit. Un paquet de biscuits contient ainsi « des choses dorées » dont « le parfum de miel et de noisettes chatouille [l] es narines », qu’Ivan « dévore » et qui se réduisent à une « bouillie sucrée » (p. 13) à déglutir. La disjonction des trois moments de la vision, de l’ingestion et de la sensation, outre les désignations obliques, contribue à parer de couleurs nouvelles ce « petit paquet carré » (ibid.) si habituel dans les goûters des jeunes lecteurs. L’identification automatique est suspendue, elle doit refaire le chemin d’une archéologie de la sensation.
129Symétriquement, un autre trait, systématique, estompe la perception crue : c’est le recours à cette forme particulière de métonymie qu’est l’abstraction, parfois vaguement singularisée par l’article indéfini. Au hasard d’un feuilletage : Ivan étanche sa soif en mangeant de la « blancheur » (p. 12), sa déréliction est « une douleur » (p. 21), ses larmes une « provende inattendue » (p. 34), il devient lui-même pour Louve une « présence » (p. 42), la main d’Ivan qui s’agite est pour Nicolaï une « vision » (p. 64). Pour le lecteur, le chemin est le même pour mettre en relation cette désignation savante et le fait concret ; le lecteur est conduit de la même façon à convoquer le souvenir de sa sensation pour assurer le lien. Et il s’agit presque d’un jeu avec une règle explicite, avec effet de soulignement ici encore : dans le premier chapitre, le narrateur juxtapose sensation et désignation abstraite par la formule « c’est cela… » (« c’est cela, la peur », p. 6, à propos du « noir semé de lueurs bleuâtres » ; « c’est cela, le froid », p. 7, à propos du premier contact avec « la peau glacée » ; « c’est cela, la beauté », p. 12, à propos du « givre [qui] étincelle », etc.). On a ainsi l’impression qu’un projet de la narration est de faire sentir au lecteur la « substance des choses » en entravant toute association trop rapide qui ferait l’économie d’une consistance de la conscience et d’une épaisseur de sensation. En ce sens, et non pas seulement parce que les phrases très cadencées produisent souvent des clausules rythmées, nous pourrions être tenté de parler de prose poétique.
Une lecture de traces
130Plus fondamentalement, il se dégage un projet quasi expérimental, comme Alain Roger (1976) le définissait : « […] voir où ça mène, si tout se trouve dans une situation limite. Qu’est-ce que ça révèle, de moi, des choses, du monde ? » Les figures de l’animalité, de l’enfance et de l’humanité accomplie, immergées dans des situations inédites, sont confrontées à l’énigme du monde. Elles tentent d’y déchiffrer et d’y tracer leur chemin. La blancheur plane de la taïga fait comme une page blanche. Louve lit les empreintes : « Les marques de pas, ovales, peu profondes, l’intriguent. » (p. 13) Nicolaï tâche à lire la piste de Louve : « Un œil sur les traces du gâche-métier – on les distingue encore malgré les fantaisies du vent » (p. 55) ; puis ses propres empreintes : « Suffit de suivre mes traces. » (p. 73) L’enfant, lui, ne sait pas lire le grand livre de la nature, il ne prend ni indice ni auspices, il ne reconnaît pas la signification du vol des charognards. Mais il s’abandonne à la contemplation des corbeaux : « Les ailes tendues, dessin parfait tracé sur l’azur, ils planent savamment, se croisent, font des boucles, des lignes droites puis encore des boucles. » (p. 50) Il s’agit bien là d’un exercice de lecture, inabouti, certes, mais la vacance qu’il s’octroie ainsi le renvoie immédiatement ensuite, comme dans une continuité métaphorique, à un autre « texte », plus intime : « Bouchée bée, Ivan entrouvre une page de son histoire. La voix la plus entendue […] chuchote […]. » (ibid.) Ivan se survit de ne savoir pas lire, de découvrir à neuf ses sensations et émotions dans un monde inédit.
131Et dans ce livre destiné à un jeune public, c’est ici encore, au premier chapitre, qu’est donnée l’instruction pour lire cette dimension pour ainsi dire autoréférentielle de l’œuvre :
Partant de la carlingue échouée de l’avion, ses traces s’éloignent, et vu du ciel cela ressemblerait à un dessin […]. Ce dessin-là se répète, puis vient une boucle à gauche, une autre à droite, un angle assez large, et enfin une nouvelle ligne, au cœur de Taïga glacée par l’hiver. (p. 9)
132Le lecteur est ici convié à prendre de la hauteur et à lire par-dessus l’épaule du personnage ces traces d’égarement que lui ne peut déchiffrer.
Des œuvres en amont
Pour mettre au jour des stratégies narratives
133La classe B a fréquenté en amont trois ouvrages qui proposent une semblable juxtaposition de points de vue : l’ensemble constitué par Didier le sous-marinier, Martin le marin, Alice l’aviatrice et Yoyo la spationaute, de Bertrand Fichou ; Une histoire à quatre voix, d’Anthony Browne ; La Statue de la Liberté, de Serge Hochain. Le premier pousse au bout cette logique ; le deuxième met en œuvre des éléments linguistiques qui permettent de conduire implicitement le lecteur à percevoir des enjeux idéologiques ; le troisième, étudié plus superficiellement, présente des relais de narration, chaque moment de l’histoire étant connu du lecteur à travers un récit à la première personne. On voit que la maîtresse B a opté pour une approche des formes narratives, voire rhétoriques. On voit aussi que ces trois œuvres font une propédeutique assez complète.
134En effet, d’autres œuvres avaient été envisagées, en particulier Verte, de Marie Desplechin, Petit Renard perdu, de Louis Espinassous et Claudine Routiaux, et L’Ours qui a vu l’homme qui a vu l’art, de Riff. Mais le premier est fort long : 182 pages ; son étude aurait demandé un temps que la maîtresse ne souhaitait pas y consacrer. De plus, il lui semblait d’une complexité telle que les élèves n’auraient plus guère à « découvrir » – dixit la maîtresse – à la lecture de Taïga. Quant au deuxième et au troisième, ils sont eux aussi destinés à des élèves jeunes et les procédés qu’ils permettent d’approcher, certes sous des habillages très différents, ne sont pas très éloignés de la première œuvre retenue.
La disjonction des points de vue
135Didier le sous-marinier, Martin le marin, Alice l’aviatrice et Yoyo la spationaute sont quatre petits livrets de Bertrand Fichou illustrés par Olivier Latyk, parus ensemble en 2000 en supplément dans la revue Belles Histoires (Bayard Presse). Ils sont donc destinés à la lecture d’enfants de six ou sept ans. Chacun raconte à la troisième personne le parcours d’un des quatre personnages éponymes : Didier le sous-marinier, Martin le marin, Alice l’aviatrice ou Yoyo la spationaute.
136Didier cherche un trésor au fond de la mer dans l’espoir de devenir très, très riche. Il en trouve un et s’en empare quand il aperçoit la fusée de Yoyo engloutie au fond de la mer. Il la recueille et doit, pour pouvoir remonter à la surface avec cette surcharge, se dessaisir de son butin. À la surface, il heurte un radeau construit par Martin, qui a déjà recueilli Alice. Comme le sous-marin est endommagé, Didier et Yoyo s’installent sur le radeau. Là, Didier retrouve avec joie son trésor, il ressent un fort dépit quand il faut le remettre à l’eau.
137Yoyo, donc, voyage dans une fusée spatiale qui tombe en panne, en conséquence de quoi elle fait une chute sur la planète « comme une étoile filante » (p. 8) puis sombre dans la mer. Elle se fait recueillir par Didier. Quand celui-ci fait état de son souci de surcharge, elle suggère de se défaire du coffre qu’elle a vu sous le ventre du sous-marin. Elle en ignore le contenu, mais perçoit vivement l’hésitation puis l’amertume de Didier à l’abandonner.
138Martin, lui, participe à une course de vitesse avec son perroquet Grobec, mais une tempête arrache sa voile et brise son bateau. Il confectionne un radeau, trouve maintenant le temps de contempler la mer, mais ne voit pourtant pas une étoile filante rouge : il pêche pour assurer sa subsistance. Il ne ramène qu’un coffre contenant un trésor. Puis, il aperçoit une baleine avec une fille qui danse et chante sur son dos. Il recueille Alice, elle aussi affamée. Celle-ci lui suggère d’utiliser comme appât une bague prélevée dans le trésor. Le radeau subit ensuite le choc d’un sous-marin, dont l’hélice se brise. Ses occupants doivent se réfugier sur l’embarcation de Martin.
139De son côté, Alice, employée de l’aéropostale, est en pleine dépression. Quand la tempête emporte une aile de l’avion, elle retrouve le goût de vivre en s’accrochant à un parachute improvisé. Trop occupée, elle ne perçoit pas l’étoile filante rouge. Elle parvient à atterrir sur le dos d’une baleine. Elle rencontre par hasard un naufragé sur son radeau…
140Après que les quatre personnages sont réunis sur le radeau, on remet le trésor trop lourd à la mer au grand dam de Didier, et le quatuor connaît le bonheur d’une amitié partagée malgré l’échec personnel de chacun. Chacun de ces textes se termine par un même passage qui célèbre la paix retrouvée (au détail près de l’ordre dans lequel les prénoms sont énumérés, la liste commençant toujours par le héros éponyme du livret), et par une morale énoncée par le perroquet de Martin qui proclame la valeur consolatrice de l’amitié.
141Si on place cette œuvre au regard de notre roman, on voit qu’elle présente le même phénomène de méprise : la fusée rouge est prise pour une étoile filante. Plus encore, le soin de lever l’erreur est délégué au lecteur, puisqu’il est précisé que ni Martin ni Alice ne la voient, et que le narrateur la mentionne seulement au titre de ce qu’ils auraient pu voir. Il dispose d’une sorte de « science moyenne16 », un savoir sur ce qui aurait pu advenir même si les événements n’ont pas actualisé cette possibilité. Dans Taïga, la solution de la devinette que constitue l’apparition de l’« oiseau » dans la perception de Louve est aussi laissée à l’initiative du lecteur qui se constitue ainsi un savoir qui dépasse par son ampleur celui de Louve et celui d’Ivan. De manière moins évidente, parce que moins spectaculaire, le lecteur s’appuie sur ce savoir pour éviter de se laisser égarer grâce à la lecture antérieure d’un quelconque des autres textes de l’ensemble, pour déjouer les vaines interrogations (« Que peut-il y avoir de si important dans ce coffre ? » se demande Yoyo p. 24) ou pour interpréter mieux que les autres personnages la déception de Didier dont on remet à l’eau pour la seconde fois le trésor.
142Par ailleurs, la formulation différente dans chaque texte pour un même cri de perroquet alerte sur plusieurs points. D’abord, la phonation de l’animal n’est pas interprétable sans une sorte de traduction en langage humain, et cet effort de transcription peut n’être pas explicité au lecteur. Dans Taïga, on trouve très souvent de ces interprétations qui sont semblablement naturalisées par l’autorité du narrateur. Ensuite, le sens dont est investi le cri est étroitement dépendant des déterminations du personnage. À l’avare : « Il vaut mieux êtrrre naufrrragés à plusieurrrs que rrriche tout seul » ; à l’orgueilleuse et solitaire spationaute : « Naviguer entrrre amis, c’est rrrudement marrrant » ; au champion déçu correspond : « Tu as perrrdu la courrrse, mais tu as gagné des amis » ; à l’aviatrice dépressive : « On a trrrouvé des amis, c’est forrrmidable » (p. 32 dans chacun des quatre livrets). Le travail d’interprétation paraît donc conditionné par la quête initiale de chacun, et le cri de l’oiseau comme un miroir où chacun peut contempler la réalité de ses passions. Dans Taïga, le silence des personnages conduit souvent ceux-ci à interpréter aussi les regards au risque d’y projeter leurs propres préoccupations. Ce phénomène est au cœur de la double illusion de Louve et d’Ivan, quand Louve projette sur le petit d’homme le souvenir de sa portée détruite, et Ivan sur l’animal le souvenir du réconfort que lui apportait le chien de l’épicier. Enfin, pour opérer la mise en relation entre la conclusion aviaire et le personnage, il est nécessaire de se souvenir des premières phrases en enjambant la suite des épisodes incidents, alors même que leur aspect stéréotypé avait pu entraîner à les négliger. De même, notre roman demande régulièrement, au début de chaque nouveau segment, de mettre comme entre parenthèses les informations acquises sur tel ou tel personnage au segment précédent pour reprendre un état de connaissance antérieur concernant le personnage qui constitue le thème de celui qu’on aborde.
143Mais le plus important est que cette œuvre en quatre textes indépendants pousse jusqu’au bout la juxtaposition des points de vue, puisqu’ils développent chacun un récit séparé, qu’on peut indifféremment commencer par l’un ou l’autre et que l’association se fait seulement dans l’esprit du lecteur. C’est une connaissance métalexique fondamentale que rend indispensable cette œuvre pour le moins résistante…
144Pour aborder cette œuvre en quatre textes, la maîtresse a, sans le dire, partagé sa classe en trois groupes, chacun recevant soit Didier le sous-marinier, soit Martin le marin, soit Alice l’aviatrice, puis elle a posé une question anodine, « molle et rusée » (Dubois-Marcoin, 1999), sur le rôle du perroquet. Les élèves n’ont pas été longs à repérer les écarts entre ses paroles, à éventer le fonctionnement de l’ensemble et le type d’humour lettré qu’il illustre, à identifier qu’il manquait le texte consacré à Yoyo, à décider de combler la lacune par une lecture approfondie et la reconstitution du texte manquant.
La caractérisation des points de vue
145Dans la foulée, la maîtresse propose à cette classe B Une histoire à quatre voix, d’Anthony Browne (1998). Il est sans doute inutile de présenter ce texte fort connu, où l’auteur juxtapose quatre récits d’un même après-midi au parc, issus de quatre personnages contrastés par l’âge, le sexe, l’appartenance sociale. Rappelons néanmoins qu’une fille de chômeur rencontre le fils d’une bourgeoise affectée, qu’elle parvient ensuite à le sortir de sa timidité et à l’enrôler dans ses jeux, et qu’ils se lient d’amitié. Pendant ce temps, chacun des adultes rumine ses préoccupations sans rien voir autour de soi, prisonniers qu’ils sont de comportements sociaux et psychologiques. Pendant ce temps, Victoria, la levrette de la mère, et Albert, le chien sans race définissable du père, font connaissance d’une manière qui semble, d’après les illustrations, pour le moins assez approfondie. L’ensemble porte deux messages idéologiques nets : le monde des riches est hanté de préjugés et de tensions familiales, le monde des pauvres est humilié mais chaleureux ; il est bestial – ou royal : le nom de ces bêtes le suggère – de nouer des relations intimes, enfantin de partager ses activités et tristement adulte de se fermer du monde.
146Ce qui distingue nettement cette œuvre de la précédente, ce sont les traits socio-linguistiques qui individualisent chaque voix, les enjeux idéologiques que sert ce mode de narration, le poids des préjugés, la distribution et les formes de pouvoir. Dans Taïga, seule la langue de Nicolaï est douée de traits qui la particularisent, puisque le narrateur prête sa voix à une louve et à un enfant amnésique : le trappeur s’exprime avec une rudesse qui contraste avec la langue choisie du narrateur, ses propos sont émaillés de jurons, ses pensées reflètent souvent des préoccupations triviales. Dans l’œuvre de Browne, ces caractéristiques essentielles se concentrent dans l’usage des désignateurs des personnages et le jeu qu’il permet : ainsi, la co-référence de la « pauvre pomme » et de « Maman », de « misérable corniaud » et de « Albert »… Dans Taïga, à partir du moment où les rapports de co-références sont perçus, le jeu des désignateurs sert aussi la constitution des points de vue. Ainsi Ivan est désigné par « étrange rejeton » (p. 61), « Pauvre gosse » (p. 75), « notre fils » (p. 67, en italique dans le texte)… selon les locuteurs. Surtout, le mot très général de « forme » peut s’appliquer à Ivan vu par Louve (aux p. 12 et 19, c’est alors une « forme sombre ») aussi bien qu’à Louve vue par Ivan (aux p. 28, 48 et 76, c’est alors une « forme grise »), et le terme se retrouve encore dix-huit fois appliqué à l’un, à l’autre, à Nicolaï, aux petits de Louve, aux animaux… Dans toutes ces formules, c’est l’adjectif qui détermine le référent. À charge, pour le lecteur, de maîtriser assez le jeu proposé pour identifier dans son emploi l’indice nécessaire.
Le relais de narration
147Enfin, après quelques semaines, la maîtresse propose à leur écoute le récit documentaire La Statue de la Liberté de Serge Hochain (2004). Là aussi, l’œuvre présente quatre récits, chacun précédé d’une courte note biographique sur son héros, qui correspondent à quatre milieux sociaux et à quatre moments de l’entreprise : Léo est apprenti dans l’atelier de Bartholdi ; Fanch fait partie de l’équipage qui convoie la statue de Rouen jusqu’à New York ; Ben est crieur de journaux et promeut la campagne de souscription pour lui édifier un socle ; Angus travaille au chantier d’installation sur l’île de Bedloe. L’ensemble présente une certaine diversité dans les manières d’énonciation : le premier récit est écrit entièrement sous forme de dialogue, le second prend l’allure d’un journal intime, les deux derniers sont plus classiquement des récits à la troisième personne.
Pour mettre au jour des enjeux idéologiques
148Dans la classe C, la maîtresse a souhaité initier les élèves à une réflexion sur les relations entre l’homme et l’animal. La matière est très vaste et les ouvrages possibles innombrables. Une sévère sélection s’imposait. Tout d’abord, la maîtresse a centré son attention sur des objets plus précis : le script où un animal dangereux se métamorphose en un tendre allié, le mythe de l’enfant sauvage, l’opposition entre la prédation nourricière de l’animal et la chasse lucrative ou passionnée, l’animalité protectrice… Elle a ensuite éliminé les œuvres trop connues, comme Tintin au Tibet de Hergé, et celles au contenu trop peu adapté au psychisme d’enfants, comme Lova de Servais… Elle a ensuite sélectionné deux livres à étudier et en a réservé d’autres pour un libre emprunt par les élèves.
Une similitude de script
149En septembre, la maîtresse propose la lecture en feuilleton de La Rencontre, de Allan Wesley Eckert (2001). L’histoire raconte comment Ben, un enfant peu doué pour communiquer avec ses semblables mais très attentif aux animaux, se perd dans la prairie canadienne. Il rencontre une mère blaireau blessée, esseulée, qui a perdu ses petits. Tous deux vont s’apprivoiser et s’entraider. Puis Ben est retrouvé, la mère blaireau est accueillie dans la ferme familiale et réchappe de peu à Burton, un voisin, grand destructeur de blaireaux devant l’Éternel.
150On voit que la matière est très similaire à celle de Taïga, hors les stratégies narratives puisque La Rencontre est un récit à la troisième personne sans périphrases, sans regards croisés. Le parallélisme est patent entre l’amitié que Ben voue aux animaux de toutes sortes, et en particulier les plus humbles et les plus réprouvés comme les souris ou les insectes, et le lien qu’Ivan a noué avec le chien de l’épicier. On peut encore rapprocher les difficultés à communiquer de Ben avec la timidité d’Ivan. L’équilibre du couple parental est similaire : une mère attentive, complaisante à la demande d’amour de l’enfant, effrayée de sa possible solitude, en face d’un père moins indulgent, déterminé à le faire grandir ; on lit une semblable vivacité dans les discussions qu’ils ont à son sujet. Burton, qui pose des pièges à mâchoires pour détruire les blaireaux de la prairie canadienne, constitue une menace similaire à celle que le trappeur de Taïga fait planer sur les populations du Grand Nord sibérien.
151Cependant, le texte de La Rencontre développe davantage certains aspects de la configuration mythique. Ainsi, la femelle sauvage va jusqu’à offrir ses tétines à la faim de Ben. Ainsi, Ben passe deux mois avec elle, il est donc, plus qu’Ivan, contraint d’adopter un mode de vie animal, un régime alimentaire peu appétissant. Il investit le terrier, il apprend à grogner et à jacasser, à se mouvoir, à chasser comme son mentor à fourrure. Il l’aide à combattre un chien qu’il affronte à coups de dents. Entre autres scènes impressionnantes, Ben lèche une plaie suppurante qui a été infligée à la bête par les mâchoires d’un piège. Et le roman expose longuement les affres des combats menés par le père blaireau, puis par la mère blaireau pour se dégager de ces mâchoires d’acier.
152Car la fiction sert un autre propos que celle de Taïga, elle reflète plutôt une problématique qui s’enracine dans la structure familiale. À l’évidence, comme dans le livre de Florence Reynaud, la figure animale fait pendant à la figure maternelle ; l’appellation de « mère blaireau » l’indique suffisamment, mieux encore que le nourrissage et la protection qu’elle assure. Elle joue pour le lecteur un rôle de révélateur de la part pulsionnelle de l’enfant qui s’ensauvage progressivement. La mère humaine, quant à elle, reste dans un rôle de consolatrice ou d’avocate auprès de l’incompréhension du père.
153À l’évidence, le trappeur Burton est le double négatif du père : ce dernier veut, au début du roman, détruire la population de blaireaux qui cause trop de dommages à sa ferme, puis il répugne à la cruauté de la chasse telle que la pratique Burton et, à la fin du roman, quand la mère blaireau a été adoptée par toute la famille en raison de l’affection dont Ben l’entoure, il affronte Burton en un combat singulier parce que celui-ci a tiré sur la bête. Cette évolution du père est conforme à l’attention grandissante qu’il porte à son fils : incompréhension hostile au début, puis esquisse de solidarité quand Burton le contraint à dépecer le cadavre du père blaireau, enfin prise de parti immédiate devant l’agression brutale du trappeur à l’endroit de la mère blaireau.
154La difficulté de Ben à communiquer, longuement exposée au début du récit, peut ainsi s’interpréter comme une difficulté à faire entendre dans un espace humain une vitalité qui prend sa source et se revivifie dans le contact avec la nature. L’épisode avec la mère blaireau constitue une expérience fondatrice qui autorise la prise de parole : « Mais maintenant je sais plein de choses que personne ne connaît, non ? » (p. 206, l’auteur souligne) Et quand il s’agit de quitter irréversiblement le lien animal et d’investir le monde humain parce que la bête est sur le bord d’expirer, Ben traverse une épreuve du réel que le père est désormais en état de comprendre, d’accompagner et de soutenir. La dernière phrase du roman scelle cette portée symbolique : « Il venait enfin de retrouver son fils. » (p. 227) La rencontre éponyme de l’œuvre est bien sûr celle d’un enfant et d’un animal, c’est aussi, voire surtout, celle d’un fils et d’un père.
155Dans Taïga, les parents d’Ivan restent absents de la scène principale, ils n’apparaissent que dans la coulisse des réminiscences qui résonnent à la conscience d’Ivan. La seule figure paternelle active est celle de Nicolaï, et elle combine – fût-ce sous la forme d’une juxtaposition tragique – la cruauté prédatrice d’une humanité séparée de la nature et une fonction salvatrice qui arrache à la sauvagerie naturelle. De plus, quoique présent dès le premier chapitre, Nicolaï intervient tel un deus ex machina pour autoriser une improbable fin heureuse à un drame dont l’issue aurait dû naturellement être funeste. C’est dire que le huis clos de Taïga resserre le contenu du mythe : une louve en face d’un enfant ; un spécimen de nature potentiellement destructrice, potentiellement nourricière en face d’un spécimen d’humanité en devenir, en quête de lui-même. La matière mise en œuvre adresse ainsi à chaque lecteur une interrogation sur ses propres relations à l’ambivalence de la sphère pulsionnelle, au jeu de l’inhibition même ; elle ne l’enchâsse pas, comme fait La Rencontre, dans la question de la figure paternelle.
L’Enfant sauvage : les frontières entre humanité et animalité
156En novembre et décembre, en sept séances, la classe lit L’Enfant sauvage, de Bruno Castan (2006). Il s’agit d’une pièce de théâtre qui porte à la scène l’histoire de Victor de l’Aveyron, le célèbre enfant sauvage trouvé sous le Consulat, que le médecin Jean Itard avait tenté d’instruire. Le ressort dramatique est monté sur l’attribution puis sur le maintien d’une pension, par l’Administration, afin que l’officier de santé de l’Institut des sourds-muets essaie de restituer à l’humanité le malheureux enfant. La question de son éducabilité est donc au centre de plusieurs débats entre le médecin – dénommé Villeneuve dans cette fiction17 –, et l’agent du ministère, ou entre le médecin et sa gouvernante, rebaptisée pour l’occasion Mme Guéret.
157On se souvient que, dans l’horizon scientifique des années 1800, la controverse se jouait entre Pinel, qui soutenait que Victor était un idiot congénital et qui tenait pour une définition naturaliste de l’humanité, et Itard qui pensait Victor éducable parce que, vygotskien avant l’heure, il en tenait pour l’importance des relations sociales et affectives dans les apprentissages proprement humains. Bruno Castan reprend en écho ce débat scientifique entre l’inné et l’acquis, mais il le déploie de manière à servir un spectacle. Le nom de Pinel n’apparaît qu’incidemment ; en revanche, un artifice de théâtre nous montre un docteur qui rédige ses observations et qui les verbalise ou les commente à voix haute. Le lecteur-spectateur a ainsi accès à son ambition de rendre à Victor sensibilité, émotion et langage… et à sa déception de n’y point parvenir.
158Surtout, l’évolution du personnage de Mme Guéret est éclairante. Au début, elle partage le préjugé commun que Victor est un idiot ; mais peu à peu elle s’attache à lui, s’horrifie de la tentative de meurtre à laquelle il a survécu (sc. vi), lui trouve un prénom (sc. viii), décide de le promener sans sa laisse (sc. x) ; elle lui confie son âme, la rencontre avec son mari (sc. vii), son deuil d’un fils aîné mort lors de la campagne d’Égypte (sc. xiii) ; bref, elle lui parle comme à un être humain. À travers quelques épisodes significatifs, tel le tri des lentilles (sc. vii), la fugue (sc. xii) ou le bricolage d’un outil de cuisine (sc. xv), elle se montre attentive à de menus progrès qui échappent au regard trop unilatéralement pédagogique du docteur. Son personnage montre ainsi que les soins du corps et du cœur ne contribuent pas peu à une éducation humaine, pas moins en tout cas qu’un programme didactique savamment élaboré. Par ailleurs, elle affronte Villeneuve en dénonçant son désir d’enfant (sc. viii), puis sa jalousie (sc. xii) dissimulée derrière l’entreprise de prouver que l’abandon serait réparable et ne conduirait pas à l’idiotie muette.
159Cette image déformée de couple parental conduit à s’interroger sur l’importance de l’affectif dans la construction de l’intellectif et sur le poids de chacun dans la définition de l’humanité. Quand Villeneuve définit son programme en ces termes : « Nous devons l’accueillir comme un prince, un prince dont nous allons faire le roi de la création : un homme civilisé ! » (p. 14), Mme Guéret répond douze scènes plus loin, non sans malice : « Le vieux manche à gigot qui tient plus rien, un bout de fil de fer, la vieille cuiller cassée, et mon Victor qui touille, sans se brûler, comme un prince ! » (p. 69). Pour elle, l’ingéniosité bricoleuse, appliquée aux humbles travaux culinaires, ne vaut pas moins que l’abstraction du langage et le prestige nébuleux de la « civilisation »… Alors, quand le risque s’accentue de voir la pension retirée et Victor interné parmi les idiots, l’image de la lettre qui lui annonçait autrefois la mort du fils et celle de la lettre qui annonce, probablement18, un sort malheureux pour Victor se superposent dans son esprit : son affection a fait à ce dernier la même place qu’à son aîné.
160La pièce met ainsi en débat des éléments pour une définition de la frontière entre l’homme et l’animal, en même temps elle atteste d’une porosité certaine de cette frontière. Au centre, bien sûr, la maîtrise du langage. Le représentant du ministère raille ainsi la comparaison risquée entre Victor et un enfant de trois ans :
Parfait ! Il vous aime comme un père, et madame Guéret comme une mère. Et vous le lui rendez bien. Il a trois ans. Il mange comme un goret, en se barbouillant jusqu’aux oreilles, ne sait pas s’habiller seul, et pisse de temps en temps dans ses culottes. Mais il parle, mon cher Villeneuve, il vous parle, il parle avec vous ! (p. 66)
161Devant cet argument qui met l’enfant dans la catégorie clinique des idiots (donc parmi les exclus de l’humanité, comme les animaux), Villeneuve avance les manifestations d’une pensée :
Regardons-le comme un muet, soit, mais un muet qui pense. Victor sait désigner les objets, les utiliser, les choisir pour leurs qualités, grands ou petits, lourds ou légers. (p. 67)
162Il ajoute celles d’une conscience morale : « Il est heureux de bien faire, triste quand il se trompe, honteux quand il a mal agi. » (ibid.) Mais, à la pressante demande : « Sera-t-il un jour normal, comme vous et moi ? Disons même simplement, comme votre Mme Guéret ? », il ne peut que répondre : « Je ne peux l’affirmer, non. Ce serait mentir. L’important est qu’il progresse. » (ibid.) C’est donc qu’il admet les présupposés de son interlocuteur : plus que la propreté, la pensée, la conscience morale, c’est le langage qui fonde l’humanité.
163Cependant, les éléments qu’on juge ici insuffisants pour définir un homme sont-ils en partage entre humanité et animalité ? La question se pose à la lecture, mais elle ne se déploie pas dans l’œuvre ; on n’y trouve que la suggestion de degrés dans la qualité d’humain, déterminés par les niveaux de maîtrise du langage. Dans cette perspective d’un continuum, la question d’une frontière paraît non pertinente, comme le montre ce court dialogue :
Mme Guéret : Elle19 sait pas lire. Victor sait pas parler. Ça empêche pas les sentiments.
Villeneuve : Non, madame Guéret, comme vous dites, ça n’empêche pas… Mme Guéret : Elle est rien qu’une idiote, bon !… L’babou l’est bien. L’est plus malheureux comme avant. (p. 60)
164Pour elle, c’est le souci qu’elle a de son bien-être, de sa liberté, c’est le jeu d’une reconnaissance de sa subjectivité sensible qui fonde l’humanité de Victor, qui l’introduit à la sphère humaine, même si c’est au plus bas niveau. Ses soins tout maternels à Victor, comme à Villeneuve d’ailleurs, et sa capacité à finement démasquer la mauvaise foi du savant comme les faux-fuyants du fonctionnaire – que, dans une symétrie ironique, elle traite de « corbeau » (p. 44 et 68) – donnent une tout autre image de l’humanité : loin de toute brutalité barbare, hors des critères de propreté, de cognition ou de morale, l’humanité se mesure à l’aune d’une vérité dans l’attachement.
Un nourrissage autour des rapports entre homme et animal
165Un ensemble de livres (une « caisse », selon l’appellation adoptée dans la classe) a été mis à la disposition des élèves. Il comportait des livres de longueur, de genre et de difficulté variés, de sorte que chacun puisse en trouver un qui lui convienne. Il s’organisait selon les centres d’intérêt définis au préalable.
166Le mythe de l’enfant sauvage était illustré par deux ouvrages qui reprenaient l’histoire de Victor de l’Aveyron sous des formes différentes. Victor, l’enfant sauvage, de Marie-Hélène Delval, est un documentaire qui se présente comme un récit. Il ajoute à la pièce de théâtre quelques épisodes, il est surtout écrit dans une langue plus facile et dans un genre plus familier des élèves. L’Enfant loup, de Florence Reynaud, est une fiction largement inspirée de l’histoire de Victor, mais elle est transposée dans le Gévaudan et, surtout, elle représente des épisodes – très hypothétiques dans le cas de Victor – où l’enfant est accueilli par des loups. Ce roman constitue en quelque sorte l’intermédiaire entre la fiction mise en scène par Bruno Castan qui, fidèle en ce point au témoignage d’Itard, n’évoque aucune rencontre animale, et les autres ouvrages de cet ensemble qui en font leur morceau de bravoure : La Demoiselle des loups, de Florence Reynaud, qui situe l’aventure dans un Moyen Âge de fantaisie ; Le Roi de la forêt des brumes, de Michael Morpurgo, où un enfant fuit la guerre civile en Chine, traverse le Tibet, s’y perd et rencontre une peuplade de yétis ; Julie des loups, de Jean Craighead George, qui raconte comment Miyax, fillette Inuit, retrouve ses origines au bout d’un périple aventureux dans l’Alaska grâce à Amaroq, chef d’une petite horde ; Le Loup rouge, de Friedrich Karl Waechter, qui utilise le script à propos d’un chien domestique égaré et recueilli par des loups, ce qui permet de porter un regard décalé sur les événements de la campagne de Russie pendant la Seconde Guerre mondiale ; et, bien sûr, Le Livre de la jungle, de Rudyard Kipling, que les élèves connaissaient à travers l’adaptation de Walt Disney.
167L’opposition entre la prédation nourricière de l’animal et la chasse passionnée était très accessible aux élèves, ils en faisaient état très spontanément. C’est donc plutôt le thème de la folie meurtrière qui était illustrée par L’Ombre du chasseur, de François Place, qui raconte comment un jeune serf devient un servant dans la chasse de son seigneur puis se laisse gagner par une frénésie de tueur qui l’entraîne à sa fin ; et par Patte-Blanche, de Marie-Aude Murail, où la passion de la chasse qui habite le roi amène cette conséquence que sa fille se retrouve avoir sa jambe échangée contre la patte d’un loup.
168Quant à la figure d’une animalité protectrice ou totémique, elle est constante dans la littérature pour les jeunes enfants, sous forme de bestiaire anthropomorphisé, d’animaux domestiques consolateurs ou de fragments d’univers idyllique où les humains comprennent la langue des bêtes. Il a cependant semblé pertinent de confronter les élèves à des actualisations auxquelles ils n’étaient pas nécessairement accoutumés. L’album Chien bleu, de Nadja (l’école des loisirs), montre assez classiquement la fugue d’une fillette dans la forêt ; dans son affrontement avec « l’esprit des bois », incarné dans une panthère, elle est secourue par un chien dont la couleur extraordinaire souligne l’« inquiétante étrangeté », et qu’elle aurait adopté comme animal de compagnie sans la ferme opposition de sa mère. La fiction revêt une valeur initiatique, elle suggère l’appui que peuvent constituer les pulsions proches de l’animalité quand il s’agit d’affronter le monde, elle suggère aussi qu’il n’est pas toujours simple de faire admettre à ses éducateurs la présence de cette sphère numineuse. Un deuxième album, Grand Ours, de François Place, situe dans la préhistoire la forme culturelle de l’animal tutélaire : l’esprit de l’ours protège le jeune Kaor, il pose des règles à la pratique de la chasse vécue comme un échange, et il lui permet au bout d’épreuves diverses cette autre conquête qui différencie l’homme de l’animal : l’art. Dans un troisième, Ushi, de Fred Bernard et François Roca, l’histoire se déroule chez les Indiens d’Amérique, c’est-à-dire dans un univers conforme aux stéréotypes déjà construits par les élèves en relation avec le thème des animaux totémiques. Cependant, dans ce récit encore une fois initiatique, un long voyage conduit le jeune héros vers le sommet du monde, et cette expression est prise au pied de la lettre : le centre de soi-même est aussi le pôle Nord du globe terrestre, auquel l’esprit de l’ours mène l’enfant après un long dépouillement ascétique.
169La maîtresse a aussi sélectionné deux recueils de nouvelles qui mettent implicitement en parallèle des destinées humaines et animales. Un bout de chemin ensemble, de Gudule, est formé de six récits où un être humain rencontre un animal dans un jeu de miroir : deux éclopés de la vie, un Africain musicien dans le métro et sans domicile fixe et un rat rescapé d’un laboratoire, communient dans le même amour de la musique ; un journaliste qui photographie la reconstruction de Beyrouth après la guerre civile recueille et aide à guérir un chaton cruellement amputé des pattes antérieures ; une jeune fille renonce à se faire « une nouvelle vie » en fuguant et réserve ses économies pour acquitter « le prix d’une vie tout court », celle d’une jument affectionnée qu’on destinait à l’abattoir ; une femme en pleine procédure de divorce veut faire un cadeau à sa fille dépressive et acquiert à la Société protectrice des animaux un chien dont la moitié du visage est ravagée ; un jeune routard, acculé au retour en Europe après que son pécule a été dépensé, voyage la mort dans l’âme sur le toit d’un autobus en compagnie d’un cochon promis à la boucherie et, étrangement, ils se rassurent l’un l’autre lors d’un passage périlleux au-dessus d’un précipice abrupt ; un horticulteur au soir de sa vie admet dans son jardin une biche et son faon traqués par d’indélicats chasseurs, et, pour les en sauver, passe outre les dégâts qu’il anticipe et leur ouvre même l’asile de sa serre d’orchidées. On voit que l’ensemble concerte, selon le principe des Vies parallèles de Plutarque et dans une visée comparable de moraliste, une méditation sur la communauté des vies humaine et animale pour peu que le lecteur identifie les rapprochements suggérés.
170L’autre recueil, Le Rêveur, de Ian McEwan, présente plusieurs épisodes de la vie de Peter, un enfant rêveur que la puissance de son imagination égare souvent, soutient parfois. C’est l’épisode intitulé « Le chat » qui justifie le choix de la maîtresse. Au crépuscule d’un mardi, Guillaume le chat suggère à Peter un échange de leur corps. Ainsi, Peter investit l’enveloppe féline, goûte le plaisir de sensations animales, combat la nuit un arrogant matou du voisinage qui prétendait envahir le territoire, déguste un aliment en boîte, quête caresses et flatteries… avant que Guillaume ne lui demande instamment, dans l’urgence, de procéder à l’échange inverse. Quand Peter reprend conscience de son corps humain, et s’aperçoit non sans surprise qu’on est toujours mardi, et à la même heure que lors du premier échange, on lui apporte la nouvelle que le chat, très vieux, vient de mourir. Pendant que Peter enterre son vieil ami, il aperçoit comme son spectre qui le remercie d’avoir vengé son honneur contre son dédaigneux voisin. Dans ce récit, par-delà la charge pathétique due à la mort advenue, la réversibilité des existences souligne la continuité des vies humaine ou animale : c’est avec plaisir que Peter mène une vie de chat, c’est avec les mêmes préoccupations de farouche fierté, de voluptueux confort, d’élégante motricité qu’il occupe les rôles de garçon ou de bête domestique… On le voit, tous ces ouvrages s’inscrivent dans des rapports plus ou moins étroits avec l’œuvre de Florence Reynaud.
Notes de bas de page
1 Comme les multiples réécritures de la légende de saint Hubert (Patte-Blanche, de Marie-Aude Murail, pour n’en citer qu’une) ou le sinistre Jean Le Rouge de L’Ombre du chasseur de François Place.
2 Ce point a engendré des errements dans les trois classes observées.
3 Nous prenons ce terme dans le sens restreint où il désigne des œuvres qui « thématisent le doute épistémologique (il n’est plus de sens certain) et axiologique (il n’y a plus de valeur sûre) » (Jouve, 2001).
4 Clarissa Dalloway exprime ainsi l’objet de son désir : « Ce n’était ni la beauté ni l’esprit, c’était quelque chose de central et de rayonnant, quelque chose qui montait et bouillonnait. » (Mrs Dalloway)
5 Dans un autre de ses romans, Le Sourire d’Ouni, Florence Reynaud pose de même la chaîne de l’Himalaya comme un décor qui oriente la quête de chaque personnage et détermine son sort. On trouve de même une enfant égarée dans le froid et la neige, un animal improbable (il s’agit alors d’un yéti) qui la sauve, un aventurier audacieux et puni de son hybris… une matière romanesque qui n’est donc pas très éloignée de Taïga. Mais dans ce récit, elle va jusqu’à désigner la montagne sous le terme de « Grande Déesse », qui assure tout à la fois une fonction de protectrice et de Némésis…
6 « Lire, c’est progresser à travers un texte, c’est se rendre à sa fin. […] Le but explicite n’est pas de tout comprendre ce qui est écrit, mais de progresser plus avant. » (Gervais, 1993, p. 46)
7 Et ce terme seul d’« ennuyé » nous semble fonctionner comme une allusion à Racine, dans son sens classique de « tourmenté ». En tout cas, il ne peut avoir son sens contemporain de « lassé », et difficilement celui d’« embarrassé ».
8 Dans l’ordre d’entrée sur la scène principale : une chouette, une troupe de bisons, un lynx, un glouton, un écureuil, une martre, un ours, un lièvre, un oiseau jaune, de nouveau un lynx, un cerf, une bande de corbeaux, des mulots, une horde de loups, trois zibelines, enfin, de nouveau une chouette, des bisons, un couple de gloutons… ; et sur la scène onirique de Louve : un jeune cerf, une troupe de caribous, des bisons…
9 On peut noter que les longs segments consacrés à Nicolaï dans les quatre premiers chapitres s’ouvrent tous par une notation d’ouverture ou de fermeture de la porte ou du volet, d’un changement de monde donc.
10 À comparer avec le chœur dans Antigone, la tragédie de Sophocle : « Entre tant de merveilles du monde, la grande merveille, c’est l’homme. […] » (v. 333 et suiv.). L’accumulation des parallélismes et des anaphores, surtout, nous semble relever de cette esthétique martiale. Le thème, lui, est récurrent dans la littérature grecque : voir aussi le mythe d’Épiméthée raconté par Platon dans le Protagoras (§ 320a et suiv., dans Œuvres complètes, t. I, p. 88).
11 De même, à la toute fin du roman, sa perception de Nicolaï est réduite à une vision parcellaire : « les deux jambes solides, le tronc vêtu d’une veste à carreaux, et la tête coiffée d’un bonnet » (p. 66) ; puis « un morceau d’oreille sous un bonnet. Un carré de tissu écossais sous son menton » (p. 74) quand il est sur son dos.
12 Du moins, à la tragédie française, car le chœur antique assumait largement cette fonction.
13 « Qu’en un lieu, en un jour, un seul fait accompli/Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli. » (Boileau, Art poétique, ch. III, v. 45-46)
14 « Voici » apparaît dans six occurrences (p. 6, 16, 20, 33, 52 et 65) ; « soudain » dans huit (p. 5, 20, 29, 33, 39, 58, 64 et 75). Ils permettent de détacher le centre de la scène, surtout quand ils sont associés : « Soudain, la voici debout » (p. 33). D’autres locutions assument des fonctions similaires (jeu sur les déterminants définis, indéfinis ou absents ; phrases nominales ; procédés divers de thématisation…). La liste serait trop longue pour tous les mentionner. Les deux que nous citons nous semblent les plus frappants.
15 Il s’agit parfois de sculpture. Le terme de « pétrifié » intervient à quatre reprises (p. 20, 28, 66 et 70) dans ce type de contexte. Cependant, la régularité avec laquelle sont notées les nuances de couleur de la lumière sollicite plutôt la mémoire des tableaux d’un Lorrain (« la grande forme […] auréolée d’un liseré orangé que lui abandonne le soleil », p. 66), d’un Turner (« le ciel rose, moutonné de nuages noirs », p. 31) voire d’un jeune Mondrian (« ces alignements de troncs noirs qui délimitent des rectangles et des carrés de blanc », p. 8)…
16 Au sens que Leibniz donne à ce terme dans son Essai de théodicée, quand il attribue à Dieu le savoir de tous les mondes et toutes les histoires possibles parmi lesquels il élirait les moins imparfaits.
17 Bruno Castan s’affranchit de la vérité historique sur plusieurs points. Il s’en dédouane par cette attribution de noms de fantaisie.
18 On sait qu’en réalité, Victor de l’Aveyron a vécu auprès du D r Itard et de Mme Guérin jusqu’à la fin de sa vie, survenue en 1828. Dans la pièce, cette superposition est rendue possible par le fait que M me Guéret ne sait pas lire, que donc elle est réduite à imaginer ce qui est écrit.
19 Pendant toute la pièce, M me Guéret parle régulièrement d’elle-même à la troisième personne.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Écrire dans l’enseignement supérieur
Des apports de la recherche aux outils pédagogiques
Françoise Boch et Catherine Frier (dir.)
2015
Le temps de l’écriture
Écritures de la variation, écritures de la réception
François Le Goff et Véronique Larrivé
2018
Itinéraires pédagogiques de l'alternance des langues
L'intercompréhension
Christian Degache et Sandra Garbarino (dir.)
2017
Ces lycéens en difficulté avec l’écriture et avec l’école
Marie-Cécile Guernier, Christine Barré-De Miniac, Catherine Brissaud et al.
2017
Le sujet lecteur-scripteur de l'école à l'université
Variété des dispositifs, diversité des élèves
Jean-François Massol (dir.)
2017
La lettre enseignée
Perspective historique et comparaison européenne
Nathalie Denizot et Christophe Ronveaux (dir.)
2019