Les vertus de la satire sociale
p. 283-295
Texte intégral
1Souvent taxée d’idéalisme, George Sand n’écarte pourtant pas de ses romans, de façon peut-être variable selon les époques de sa production, la représentation de la société de son temps, avec ses travers, ses dysfonctionnements, que la fiction vient précisément corriger, dans une perspective réparatrice. Ses récits sont donc, au moins partiellement, réalistes et témoignent d’un sens de l’observation aiguisé, indispensable au développement de la satire, première étape de déconstruction, par la mise en évidence des ridicules, d’une démonstration qui vise à établir de nouvelles règles, de nouveaux fonctionnements sociaux. La satire serait donc une nécessité à la fois logique et stratégique, dans la mesure où elle contribue à capter et retenir l’attention du lecteur, avec lequel elle établit une connivence1. Mais son apparition programmerait en même temps sa disparition, pour que l’on puisse, enfin, en venir aux choses sérieuses.
2En ne reculant pas devant l’usage de la satire pour peindre la société, George Sand s’inscrit dans une tradition qu’elle connaît bien : celle de l’époque classique qui, des moralistes aux dramaturges, fustige les travers des hommes bien plus que ceux de la société, et celle des philosophes du xviiie siècle – si Sand se revendique fille de Rousseau, elle est aussi la petite-fille d’une ardente voltairienne –, qui manient l’ironie avec dextérité. La fréquentation de ces aînés lui fournit nombre de modèles littéraires, contribue à l’étendue et à la diversité de sa palette de procédés, notamment linguistiques, au point que la virtuosité de l’écriture peut parfois éclipser, aux yeux du lecteur, la portée de la satire : le pur plaisir verbal peut-il nuire à la fonction référentielle et critique de la satire ou au contraire la soutenir ?
3Cette ambiguïté n’échappe pas à Sand qui ne se contente pas d’user de la satire dans les romans, mais en évalue aussi l’intérêt aussi bien dans les pratiques sociales que dans la narration : ce métadiscours repose notamment sur une mise en abyme de la satire, portée par des personnages qui se livrent aux dépens d’autres à la moquerie, à l’ironie, ou simplement à l’humour. Par le biais de ces relais, le narrateur interroge l’efficacité de la satire et ses répercussions, non seulement sur les cibles visées, mais aussi sur ses auteurs. Il en résulte que cette pratique n’a rien d’innocent : nul n’en sort véritablement grandi.
Galerie de portraits
4Dans un contexte romanesque, la satire, même quand elle les dépasse, vise principalement des personnages, souvent élevés au rang de types2. Le choix en est guidé bien sûr par les convictions de Sand : la satire sociale est indissociable des valeurs – d’égalité, de solidarité – et du système – républicain – que prône la romancière. Aussi au premier rang des cibles figurent des bourgeois, surtout lorsqu’ils aspirent à la noblesse, et des nobles aux préjugés tenaces ou en voie d’embourgeoisement ; quelques représentants de catégories professionnelles plus restreintes (militaires, religieux, domestiques), cibles traditionnelles, ne sont pas épargnés, mais dans une moindre mesure. Les gens du peuple, sauf s’ils s’avisent de vouloir précisément renoncer à cette qualité première, échappent à ce traitement.
5La satire se donne à voir d’abord dans les portraits, parfois lapidaires, parfois plus développés mais de façon le plus souvent fragmentaire, laissant les personnages se découvrir peu à peu, au gré du regard que portent sur eux le narrateur et/ou les autres personnages. Ainsi, dans Le Péché de Monsieur Antoine, Galuchet, secrétaire de M. Cardonnet, est d’emblée qualifié « d’imbécile », de « sot », de « personnage lourd et déplaisant3 », de « demi-bourgeois mal élevé » (PMA, 255) qui aspire à devenir un bourgeois tout entier comme en témoigne son costume, dont la principale fonction consiste à le distinguer du paysan (voir PMA, 261). Ses propos comme ses comportements suscitent l’ire et l’ironie des autres personnages, indignés de ses prétentions aristocratiques, sensibles à travers le jugement qu’il porte sur les paysans auxquels il a demandé à manger : « Ces gens-là n’ont pas de honte de vivre si chichement ! » (PMA, 232)
6Isidore Lerebours, fils de l’intendant de Villepreux dans Le Compagnon du Tour de France est fait du même bois : si le père apparaît déjà affecté d’un coefficient d’autosatisfaction très élevé, persuadé qu’il est qu’un peu de la lumière dispensée par ses nobles maîtres ne peut que rehausser sa personne, le fils en est une réplique à la fois hyperbolique, donc caricaturale, et dégradée, donc burlesque. Inconscient de la distance sociale qui le sépare de la famille de Villepreux, Isidore multiplie les impairs, disant à propos d’Yseult, petite-fille du comte : « Je voudrais bien qu’elle fît la bégueule avec moi4 ! », cherchant non pas tant à se hisser au niveau de la famille du comte qu’à la rabaisser au sien. Une intrusion du narrateur permet de dresser un portrait critique du personnage, empreint d’ironie et rythmé par des reprises de sonorités qui en soulignent l’insistance comique :
Nous n’avons rapporté cet entretien [du père et du fils] que pour montrer au lecteur perspicace la suffisance et la grossièreté qui étaient les faces les plus saillantes du caractère de M. Isidore Lerebours. Ignorant, envieux, borné, bruyant, emporté et intempérant, il couronnait toutes ces qualités heureuses par une vanité insupportable et une habitude de hâblerie sans pudeur. (CTF, 106)
Sa mise dénote à la fois son désir d’ascension sociale par imitation des codes vestimentaires de la noblesse et l’échec de sa tentative ; il portait « la veste de chasse la plus ridicule du monde quoiqu’il l’eût fait copier sur celle d’un jeune élégant de bonne maison avec lequel il avait couru le renard dans les bois de Valençay. Mais ce vêtement court et dégagé devenait grotesque sur une taille cassée et déjà chargée d’embonpoint. […] Tout en lui était déplaisant, impertinent et vulgaire » (CTF, 106-107). La reprise des mêmes adjectifs que ceux utilisés pour décrire Galuchet signale l’appartenance des deux personnages à une même catégorie de grotesques.
7La trajectoire des deux personnages suit le même itinéraire : tous deux sont les protagonistes d’une scène de comédie, ou plutôt de farce, dont le dénouement est identique : une chute spectaculaire. Caracolant sur son âne à côté de la voiture des Villepreux, Isidore, qui malmène sa monture en se prenant pour un cavalier expérimenté, est immédiatement sanctionné par l’animal qui le désarçonne brutalement sous les yeux des passagers – et des passagères –, déclenchant chez les spectateurs une hilarité irrépressible. Galuchet, dont la maladresse lors de la partie de pêche irrite le charpentier Jean Jappeloup, qui l’a surnommé de façon prémonitoire le Maljuché, finit par prendre malgré lui un bain dans la Creuse, sous les yeux de celle qu’il essaie de séduire, Gilberte. Là aussi, le public est sans pitié et s’amuse de l’accident qui le délivre enfin d’un importun. L’incident dans les deux cas suscite chez les deux victimes un élan vindicatif, mais qui reste à l’état de désir insatisfait : ces grotesques sont en réalité inoffensifs et la charge est d’autant plus lourde que leur pouvoir réel est mince. Figures essentiellement comiques, Galuchet et Isidore sont des marionnettes, dotées de peu d’initiative, placées dans l’ombre de leur père, réel ou figuré5, qui les tient en coupe réglée, au service de leurs propres ambitions. Leur chute réelle figure une chute symbolique et sanctionne leur vanité et leur prétention à accéder à un rang social supérieur, qui leur reste inaccessible. Le comique s’accompagne donc d’une condamnation de la mobilité sociale dans une société figée6, désireuse avant tout de maintenir l’ordre établi ; mais aussi dans une société idéale où, en vertu du principe d’égalité, toute hiérarchie est bannie.
8Le personnage d’Horace, dans le roman éponyme, sensiblement du même âge que les deux précédents, fait l’objet d’un traitement satirique beaucoup plus complexe, pour plusieurs raisons : il est le personnage principal du roman et non, comme les deux autres, un protagoniste occasionnel – présent essentiellement à l’ouverture du roman dans Le Compagnon du Tour de France, préparant le dénouement dans Le Péché de Monsieur Antoine – ; le lecteur peut suivre, au fil du roman, son évolution dans une série de situations. Mais c’est surtout la conception même du personnage qui diffère, en raison de la visée assignée au récit de ces années de formation d’Horace : au-delà du personnage, c’est la société qu’il incarne et dont il révèle le fonctionnement qui intéresse la romancière. Personnage paradoxal, Horace est placé sous le signe de la dualité : « C’était un mélange d’affectation et de naturel si délicatement unis, que l’on ne pouvait plus distinguer l’un de l’autre […] Horace était affecté naturellement7. » Ses parents ont déjà gravi les premières marches de l’échelle sociale et se sont partiellement affranchis de leurs origines campagnardes ; mais c’est au prix d’une épargne et d’une autosurveillance constante. Le roman met en scène l’écart grandissant entre les attentes parentales et les ambitions personnelles du fils, dont les rêves de grandeur, qu’elle soit recherchée dans la politique ou la littérature – autant d’occasions pour la romancière d’exercer sa verve satirique –, sont sans commune mesure avec ses moyens financiers, ses connaissances, ses appuis dans le monde. Comment un jeune homme peut-il surmonter ces obstacles ? Quel en est, pour lui, le prix à payer ? Curieusement, ce sont ses paradoxes qui sont les meilleures armes d’Horace. Car le monde, tel qu’il est dépeint dans le roman, est précisément fait de paradoxes. Autant Isidore et Galuchet manquaient des aptitudes nécessaires à leur ambition, autant Horace semble doué des talents nécessaires pour jouer la comédie à propos, oscillant entre reconnaissance de ses lacunes et de son inexpérience et audace de se lancer dans l’inconnu, en se fiant à ses instincts. L’observer, c’est assister à un spectacle permanent, une comédie à suspense, où les retournements de situation abondent. Horace est un comédien né, capable d’endosser tous les rôles : « Horace avait certes une ingénuité réelle ; mais il s’en servait et s’en débarrassait suivant l’occurrence. Quand elle lui réussissait, il s’y laissait aller, et il était lui-même, c’est-à-dire adorable. Quand elle lui nuisait, il entrait dans n’importe quel rôle, avec une facilité inconcevable. » (H, 488), note à son propos son ami Théophile, narrateur du récit.
9Le recours à la théâtralité joue donc un rôle essentiel dans la mise en place de la satire : il permet de souligner les effets comiques dans les scènes, favorise la perception du monde social comme théâtre, espace de jeu où se côtoient des rôles parfaitement codés, établit pour le lecteur une distance favorable à l’analyse. Il participe ainsi à la réalisation du programme que la romancière se propose à travers ces fictions et qu’elle définit ainsi dans la dédicace à Charles Duvernet de son roman Horace, évoquant son héros éponyme : « Certainement nous l’avons connu ; mais disséminé entre dix ou douze exemplaires, dont aucun en particulier n’a servi de modèle. Dieu me préserve de faire la satire d’un individu dans un personnage de roman. Mais celle d’un travers répandu dans le monde de nos jours, je l’ai essayée cette fois-ci encore […]. » (H, 313)
10Horace est donc bien un type, un modèle théorique, construit à partir de la condensation de traits caractéristiques observés dans la réalité. Il en est de même pour Bricolin, type du paysan parvenu décrit dans Le Meunier d’Angibault. Les procédés du théâtre sont abandonnés ici au profit d’une argumentation logique qui part du cas général avant de présenter le cas particulier du personnage : « Le bourgeois de campagne est toujours, dès l’âge de quarante ans, affligé d’un gros ventre, d’une démarche pesante et d’un coloris vineux qui vulgarisent et enlaidissent les plus belles organisations8. » L’usage de l’article défini, de l’adverbe toujours, du présent permanent contribue à donner à cette assertion une valeur absolue, incontestable et… scientifique. Sand pratique ainsi l’art de transformer une caricature en planche d’anatomie. Les caractéristiques physiques du type se retrouvent chez Bricolin, dans un portrait écrit cette fois à l’imparfait, temps du récit :
[…] ses yeux un peu bridés, son vaste abdomen, son nez luisant et le tremblement nerveux que l’habitude du coup du matin (c’est à dire les deux bouteilles de vin blanc à jeun en guise de café) donnait à sa main robuste, pour présager l’époque prochaine où cet homme si dispos, si matinal, si prévoyant et si impitoyable en affaires, perdrait la santé, la mémoire, le jugement et jusqu’à la dureté de son âme pour devenir un ivrogne épuisé, un bavard très lourd, et un maître facile à tromper (MA, 116).
La connaissance des lois générales de l’évolution du paysan en bourgeois permet de rendre déjà présent le Bricolin du futur. Le cas particulier rend donc sensibles pour le lecteur les étapes de la métamorphose, placée sous le signe de la perte, de la déchéance. En s’éloignant de ses racines paysannes, Bricolin perd peu à peu son âme. Devenir bourgeois, c’est-à-dire s’enrichir, c’est faire un pacte avec le diable.
11Car c’est bien toujours d’argent et de son corollaire, le pouvoir, qu’il s’agit quand apparaît la satire : les régimes politiques changent9, mais l’argent reste, que les personnages le considèrent comme un moyen facilitant leur ascension sociale (c’est le cas pour Horace dans le roman du même nom et de Galuchet dans Le Péché de Monsieur Antoine), un indice de leur statut social et un instrument de pouvoir (pour Bricolin dans Le Meunier d’Angibault, Cardonnet dans Le Péché de Monsieur Antoine, qui considère que tout peut s’acheter, notamment les hommes10, Carmen d’Ortosa dans Malgrétout) ou de sa reconquête (ainsi de Ramières dans Indiana, du duc d’Aléria dans Le Marquis de Villemer, d’Octave de Germandre dans La Famille de Germandre). L’argent est un puissant moteur social, mais aussi narratif, et le traitement satirique affecte toutes les situations qui tournent autour de l’argent : négociations commerciales – vente et achat (Le Meunier d’Angibault), mais aussi mariages (Indiana, Malgrétout, Le Péché de Monsieur Antoine, Le Marquis de Villemer) et héritages (Le Péché de Monsieur Antoine, La Famille de Germandre) –, investissement économique (Le Péché de Monsieur Antoine), jeu et dépenses (Horace). Qui eût cru que George Sand fût un Daumier romancier – et féminin ?
Accompagner les évolutions de la société
12La présence de la satire est peut-être plus forte et plus systématique dans les romans dits « socialistes » des années 1840 (Horace, Le Meunier d’Angibault, Le Péché de Monsieur Antoine, Le Compagnon du Tour de France), mais elle est cependant déjà présente dès le premier roman de Sand (Indiana) et toujours là sous le Second Empire (Le Marquis de Villemer, La Famille de Germandre, Malgrétout), même si son expression et sa portée sont sans doute un peu différentes dans cette dernière période. Si les bourgeois sont particulièrement ciblés dans la décennie 1840, et donnent lieu à un traitement de la satire sur un mode résolument comique, les fictions du Second Empire visent davantage d’autres catégories sociales, en particulier les nobles désargentés, et un personnel plus féminin – sous les traits, par exemple, de la vieille marquise de Villemer, de l’intrigante Mme d’Arglade dans Le Marquis de Villemer ou de l’aventurière Carmen d’Ortosa dans Malgrétout – et sur un mode plus feutré.
13George Sand avait commencé à explorer les contradictions de la noblesse dès son premier roman : Raymon de Ramières, dans Indiana, apparaissait comme le type du jeune légitimiste à l’aube d’une carrière politique, animé d’un désir de plaire dans tous les domaines. La fiction était déjà placée sous le signe de la théâtralité :
À force de réfléchir à son projet de séduction, il s’était passionné comme un auteur pour son sujet, comme un avocat pour sa cause, et l’on pourrait comparer l’émotion qu’il éprouva en voyant Indiana, à celle d’un acteur bien pénétré de son rôle, qui se trouve en présence du principal personnage du drame et ne distingue plus les impressions factices de la scène d’avec la réalité11.
La société dans laquelle évolue Ramières est au fond la même que celle qu’Horace fréquente chez la vicomtesse de Chailly huit ans plus tard, en 1832, et les deux personnages, en dépit de leur extraction sociale différente, ont beaucoup de points communs. Malgrétout offre une peinture de ce même milieu, déplacé sous le Second Empire : on y retrouve un personnage au mode de vie dispendieux, comme celui d’Horace, sous les traits de Rémonville, une villégiature tout aussi factice, sous l’égide de Lady Hosborn, l’esprit en moins :
Lady Hosborn était une bonne femme au cerveau très creux, qui aimait le bruit du monde sans y rien comprendre, sans y porter le moindre besoin d’appréciation. Son unique but dans la vie était de bien recevoir et de rendre sa maison brillante : c’était aussi le goût de son fils. Le tapage de divertissements qu’on trouvait chez eux ressemblait à une ivresse ; ce n’était qu’un charivari, et le plus plaisant de la chose, c’est qu’on y dépensait méthodiquement des sommes folles12.
La même tonalité résonne dans le récit de Caroline de Saint-Geneix, dans Le Marquis de Villemer, qui dépeint ainsi la société de la marquise, dont elle est devenue la dame de compagnie :
Je t’assure qu’avec de meilleures manières et un certain air de supériorité, on est généralement ici aussi nul que possible. On n’a plus d’opinion sur rien, on se plaint de tout, et on saisit le remède à rien. On dit du mal de tout le monde et on n’en est pas moins bien avec tout le monde. Il n’y a plus d’indignation, il n’y a que de la médisance. On prédit sans cesse les plus grandes catastrophes, et on vit comme si on jouissait de la plus profonde sécurité. Enfin on est vide et creux comme l’incertitude, comme l’impuissance13.
Narratrice-relais, Caroline use des mêmes procédés de généralisation que Sand romancière : usage du on et du présent, à la fois d’énonciation et permanent, et, comme elle, goût de l’antithèse. La nouveauté du Second Empire est de s’intéresser aux rôles des femmes dans cette société gangrenée par l’argent et le goût du pouvoir. Le Marquis de Villemer et Malgrétout offrent deux portraits, traités sur le mode de la satire, de femmes avides d’ascension sociale, tout comme Horace le fut en son temps, mais dotées de beaucoup moins d’ingénuité. Le portrait de Mme d’Arglade élève le personnage au rang de type : « Madame d’Arglade avait cette nuance particulière d’ambition étroite et persévérante dont quelques femmes d’employés, petits ou grands, sont des spécimens assez remarquables. Parvenir pour briller et briller pour parvenir, c’est la seule pensée, le seul rêve, la seule faculté, le seul principe de cette petite femme. » (MV, 122) Les procédés d’écriture – chiasme, anaphore – révèlent le goût de Sand pour la formule et en montrent l’efficacité dans ces portraits tracés rapidement, croquis plus qu’esquisses. Contrairement à ses homologues masculins de la Restauration, Mme d’Arglade, tout comme Carmen d’Ortosa, est moins une comédienne qu’une dissimulatrice. La gratuité et le plaisir du jeu se sont perdus :
Elle se targuait intérieurement de la haute science qui consiste à promettre aux yeux et jamais de la plume ni des lèvres, à faire naître des velléités et jamais des attachements, enfin à emporter les positions par surprise, sans avoir l’air d’y tenir, et ne descendant jamais à solliciter […] réussissant à passer pour l’enfant la plus naïve, la plus désintéressée de la terre, lorsque toutes ses démarches étaient calculées et tous ses abandons prémédités. (MV, 122-123)
Les personnages féminins, toutefois, essuient de sérieux revers dans leur quête de réussite, contrairement aux personnages masculins d’avant 1848 : les menées de Mme d’Arglade sont éventées, tout comme celles de Carmen d’Ortosa. La première est congédiée du cercle de la marquise, la seconde sombre dans une sorte de folie avant de repartir à la conquête d’une nouvelle proie.
14La satire vise des personnages-types, ce qui lui confère une portée générale, mais aussi un système de personnages, mettant ainsi en évidence les tensions à l’œuvre dans la société et instaurant d’étroites relations entre les romans. En effet, sans recourir aux personnages reparaissants, comme Balzac dans La Comédie humaine, Sand parvient à tisser des liens entre les romans par les variations auxquelles elle se livre à partir d’un même type comme on vient de le voir à propos d’Horace et Raymon de Ramières, ou encore de Mme d’Arglade et Carmen d’Ortosa. Au sein d’un même roman, le système des personnages est davantage destiné à faire vivre un conflit de valeurs : les personnages visés par la satire s’opposent aux héros romanesques incarnant les valeurs défendues par la romancière. Ainsi de Bricolin, pendant inversé de Grand Louis dans Le Meunier d’Angibault, de Galuchet en rivalité avec Émile Cardonnet dans Le Péché de Monsieur Antoine, d’Isidore Lerebours avec Pierre Huguenin dans Le Compagnon du Tour de France. La satire contribue ainsi non seulement à discréditer un système de valeurs, mais à valoriser le système opposé. Il ne s’agit donc pas seulement d’une distraction, mais bien d’un élément essentiel dans une stratégie argumentative parfaitement rodée, particulièrement dans les romans des années 1840, au didactisme moins discret.
15La même stratégie raisonnée commande l’usage de la langue. Si Sand prend plaisir (et le lecteur avec elle, sa virtuosité contribuant à la séduction du récit) à multiplier les formules, par antithèses, répétitions, énumérations, comparaisons, les jeux de mots14, les procédures de généralisation qui donnent à son discours sa portée à la fois critique et idéologique, elle sait cependant aussi user de finesse en adoptant une posture plus discrète : il suffit parfois de laisser parler les personnages, au discours indirect ou indirect libre, en prenant soin de signaler leurs mots par des italiques. Marcelle de Blanchemont, dans Le Meunier d’Angibault, rapporte en ces termes sa conversation de deux heures avec Bricolin, qui lui a laissé une « impression désagréable », voulant montrer le « genre de moralité » de son interlocuteur : « La propriété de Blanchemont était chargée d’hypothèques pour un grand tiers de sa valeur. Feu M. le baron avait en outre demandé des avances considérables sur les fermages, et avec des intérêts énormes que M. Bricolin avait été forcé d’exiger, vu la difficulté de se procurer de l’argent et le taux usuraire établi dans le pays. » (MA, 117) La citation, par le biais des italiques, souligne l’ironie de la narratrice. Le narrateur d’Horace use du même procédé lorsqu’il rapporte le récit que le héros fit à ses amis de sa visite à sa famille : « Il était obsédé des questions inquiètes que son père s’était permis de lui faire sur ses études et sur ses projets. Il était supplicié par les recommandations et les insistances de sa mère, relativement à son travail et à sa dépense. » (H, 480) Les italiques, qui caractérisent en propre la parlure des personnages objets de la satire, émergent d’une série de filtres énonciatifs (autrice / narrateur / personnage-narrateur relais / personnage) pour s’imposer comme un morceau de pure réalité (et non de pure fiction). Habileté qui témoigne des dispositions de Sand pour la création dramatique.
Un pouvoir de dénonciation limité
16Appréciée pour ses vertus comiques plus encore que critiques, la satire sociale dans les romans sandiens porte essentiellement sur des personnages relativement inoffensifs. Les plus menaçants, dotés d’un pouvoir réel, comme Cardonnet dans Le Péché de Monsieur Antoine par exemple, ne sont pas soumis à ce régime. Traités sérieusement, leur critique et la dénonciation de ce qu’ils représentent passe par la démonstration en actes de leur pouvoir de nuisance, sous la forme de conflits dont ils ne sortent battus qu’après une âpre lutte avec un système de valeurs positives qui parvient à les réduire.
17La satire, telle que la pratique George Sand dans ses romans, vise des comportements toujours identifiés comme ayant une origine sociale. Au contraire des moralistes, la romancière, guidée par le souci de l’intérêt général, ne peint pas des caractères et n’émet pas d’analyse ni de jugements moraux. Aussi ses personnages ne commettent-ils pas de fautes, mais des erreurs. C’est aussi pourquoi le comique rencontre vite des limites : le rire fige, alors que le monde et les êtres avec lui évoluent, et sont perfectibles. La satire ne peut donc être qu’une étape, un moment dans le parcours d’un personnage, d’une époque, d’un milieu, non une fin, au sens aussi bien temporel que logique. Son caractère transitoire est d’autant plus nécessaire qu’elle affecte finalement davantage, d’un point de vue moral, l’autrice de la satire plutôt que ses objets : foncièrement méchante, elle éloigne Sand et les personnages qui la pratiquent de leur bonté naturelle. Ainsi de Gilberte, dans Le Péché de Monsieur Antoine, s’adressant à son père, à propos de Galuchet : « je voudrais l’avoir aussi, cette bonté, et je crois l’avoir en général ; mais cet être suffisant et satisfait de lui-même […], je sens qu’il me fait mal parce que sa vue me porte au dédain et à l’ironie, contrairement à mes instincts et à mes habitudes de caractère » (PMA, 263). Pour corriger ces effets délétères, la satire n’est donc pas toujours dépourvue d’empathie : tel le point de vue de Théophile, le narrateur d’Horace, sur le héros du roman, son ami15. Les personnages soumis à la satire ne sont donc pas toujours tout d’une pièce et leur portrait peut être plus nuancé qu’il n’y paraît d’abord. L’empathie devient aussi la règle quand la satire met en scène des personnages du peuple : l’accès d’ivrognerie du domestique Dumont, lors de l’évasion d’Émilien de Franqueville dans Nanon16, alors que le personnage était devenu sobre, est analysé non comme un trait de caractère mais bien comme la conséquence de la violence révolutionnaire à laquelle le personnage est confronté. Dans le même roman, la gourmandise du prieur du moutier de Valcreux, objet traditionnel de la satire depuis la littérature médiévale, est vue avec indulgence, le personnage acceptant sans regrets son nouveau sort dans la France révolutionnée. George Sand semble donc inventer de nouveaux dispositifs satiriques, compatibles avec la nécessité idéologique de penser l’histoire et l’utopie, comme en témoigne, dans Mauprat, ce portrait en Don Quichotte de Marcasse, enrôlé volontaire dans les troupes françaises lors de la guerre d’indépendance des États-Unis, dont l’écriture convoque l’intertextualité littéraire pour rendre perceptibles à la fois l’empathie du narrateur et la visée du portrait, au-delà de la vision comique :
[…] un homme de haute taille, pauvrement vêtu, pitoyablement décharné, lequel marchait à nous d’un air grave et pensif, portant à la main une longue épée nue, dont la pointe était pacifiquement baissée jusqu’à terre. […,] la personne respectable, en chair et en os, de l’hidalgo preneur de taupes […] car il y avait du don Quichotte dans l’âme de Marcasse tout aussi bien que dans sa personne17.
Notes de bas de page
1 Cette connivence repose sur la reconnaissance par le lecteur du modèle implicite visé par la satire : elle est la clé de l’efficacité de la satire.
2 La satire a d’autant plus de portée en termes de critique sociale que le personnage relève d’un type : la fréquentation par George Sand de l’œuvre balzacienne l’a familiarisée avec les codes de ce genre de personnage, comme en témoigne la préface qu’elle rédigea pour la réédition de La Comédie humaine en 1853. Voir Claire Barel-Moisan, « Honoré de Balzac », dans George Sand critique (1833-1876), Christine Planté (dir.), Tusson, Du Lérot, 2006, p. 427-444. Toutefois, ainsi que le montre Brigitte Diaz, George Sand s’est écartée du personnage-type balzacien pour inventer son propre modèle, ce qui explique en partie la portée relative de la satire sociale dans ses romans. Voir Brigitte Diaz, « L’identité à l’épreuve : poétique du personnage sandien », Cahiers George Sand n° 40, 2018, p. 65-87. Voir aussi l’étude de Marceau Levin dans le présent volume.
3 George Sand, Le Péché de Monsieur Antoine [1845], Jean Courrier et Jean-Hervé Donnard (éd.), Meylan, Éditions de l’Aurore, 1982, p. 233. Les références à cette édition seront signalées par les initiales PMA, suivies du numéro de page.
4 George Sand, Le Compagnon du Tour de France [1840], Jean-Louis Cabanès (éd.), Paris, Librairie générale française, coll. « Classiques de poche », 2004, p. 105. Les références à cette édition seront signalées par les initiales CTF, suivies du numéro de page.
5 Père réel pour Isidore, mais figuré pour Galuchet, employé de M. Cardonnet, qui lui a promis à la fois promotion et mariage s’il parvient à supplanter son propre fils légitime auprès de Gilberte de Châteaubrun.
6 La condamnation de la mobilité sociale était déjà l’enjeu de la comédie-ballet de Molière Le Bourgeois gentilhomme. Mais, si les travers de M. Jourdain suscitaient le rire, ils n’entraînaient aucune antipathie vis-à-vis du personnage. Rien de tel en ce qui concerne Isidore et Galuchet, pour lesquels le lecteur, pas plus que les personnages du roman, n’éprouvent de sympathie.
7 George Sand, Horace [1841], dans Vies d’artistes, Marie-Madeleine Fragonard (éd.), Paris, Omnibus, 2004, p. 319. Les références à cette édition seront signalées par l’initiale H, suivie du numéro de page.
8 George Sand, Le Meunier d’Angibault [1845], Béatrice Didier (éd.), Paris, Librairie générale française, coll. « Classiques de poche », 1985, p. 115. Les références à cette édition seront signalées par les initiales MA, suivies du numéro de page.
9 Les romans évoquent tour à tour la Restauration, la monarchie de Juillet, le Second Empire.
10 Il s’y essaie avec des succès divers avec Jappeloup, puis Galuchet.
11 George Sand, Indiana [1832], René Bourgeois (éd.), Grenoble, Glénat, 1996, p. 135.
12 George Sand, Malgrétout [1870], Jean Chalon et Claude Tricotel (éd.), Grenoble, Éditions de l’Aurore, 1992, p. 157.
13 George Sand, Le Marquis de Villemer [1860], Jean Courrier (éd.), Romagnat, de Borée, 2000, p. 48. Les références à cette édition seront signalées par les initiales MV, suivies du numéro de page.
14 Par exemple, dans Horace, lorsqu’elle oppose, jouant sur le passif et l’actif, « l’esprit cherché » des salons aristocratiques à « l’esprit chercheur » (H, 385) du héros.
15 Ce point de vue fait bien de Théophile le double de l’autrice, qui affirmait dans la notice de 1852 pour la réédition du roman : « j’ai ouï dire plaisamment à un homme de beaucoup d’esprit, que le monde se divisait en deux séries d’êtres plus ou moins pensants : les farceurs et les jobards. […] J’aimerais mieux appartenir à la plus pauvre classe des jobards qu’à la plus illustre des farceurs » (H, 313).
16 George Sand, Nanon [1872], Nicole Mozet (éd.), Meylan, Éditions de l’Aurore, 1987, p. 136-139.
17 George Sand, Mauprat [1837], Claude Sicard (éd.), Paris, GF-Flammarion, 1969, p. 190-192.
Auteur
Université Paris-Sorbonne/ESPE de l’académie de Paris, France – Institut d’Histoire des Représentations et des Idées dans les Modernités (IHRIM)
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