De la conception à la diffusion
p. 283-290
Texte intégral
1Les remarques précédentes montrent que les modalités d’application expérimentées méritent d’être encore clarifiées pour être mieux diffusées et partagées. Cela ne peut être mené que dans le souci d’évaluer objectivement la méthode pédagogique présentée, ce qui ne va pas sans poser aussi la difficulté du transfert1 et de l’adaptation.
Les difficultés de transfert
2J’ai pu constater combien il est difficile pour un apprenant d’utiliser seul les ressources d’un tel manuel, en ligne ou sur papier, comme pour un enseignant d’entrer dans l’intelligence d’un parcours qui diffère, dans les étapes qu’il présente, des progressions traditionnelles. Si j’avais pensé ces réticences, je n’en avais très certainement pas envisagé, au début de mes travaux, toute l’ampleur, pas plus que je n’avais compris quels obstacles elle pouvait représenter dans l’appropriation de la méthode et sa mise en place pédagogique. Il est pourtant essentiel d’en saisir mieux l’importance pour concevoir les moyens de rassurer les collègues, ou les élèves, afin de garantir un impact plus grand.
Penser le transfert ?
3Au cours des expérimentations, les difficultés que les collègues ont rencontrées à entrer dans la démarche proposée sont apparues parfois tellement conséquentes qu’il importe tout d’abord de bien les cerner. Si les progressions décrites et détaillées dans les pages initiales du site, en latin comme en grec, font apparaître clairement quels éléments linguistiques essentiels sont mis en place au fil des séquences et indiquent précisément que toutes les connaissances morphosyntaxiques fréquentes sont abordées au cours de la première année, il n’en est pas moins vrai que les collègues échappent difficilement à la peur de passer à côté d’un certain nombre de savoirs au cours de l’apprentissage ou de manquer de temps. Cette crainte me semble tout à fait légitime et justifie un effort supplémentaire d’explicitation. Les collègues respectueux d’un parcours traditionnel sont souvent tiraillés entre deux tentations contradictoires qui, choisies successivement ou parallèlement, compliquent souvent sérieusement leur tâche : désireux de s’exercer dans de nouveaux principes, ils élaborent un parcours complexe en choisissant, par exemple en début de seconde avec des débutants latinistes, de faire lire les fables de Phèdre proposées dans la première séquence, d’entraîner leurs élèves à l’observation d’un certain nombre de faits de langue, comme les questionnaires de découverte le suggèrent, tout en décidant de présenter dans le même temps l’ensemble de la première déclinaison, jugée plus simple et plus facilement mémorisable… Cela amène immanquablement des décrochages, des superpositions et des hésitations qui, par les décalages induits, sont doublement négatifs : on enlève la cohérence à la méthode innovante et on ralentit le rythme de la méthode traditionnelle. Il me semble important d’inviter à respecter les choix qui fondent la méthode, mais il faut pour cela assurément mieux décrire les étapes et mieux formuler les attentes pédagogiques à chaque temps de l’apprentissage. Il ne suffit pas, en effet, d’énumérer les points qui fournissent, pour chaque étape, le corps de l’apprentissage, mais il convient de parvenir à expliciter les opérations par lesquelles on parvient à les faire acquérir et la posture pédagogique confiée à l’enseignant, dont chaque expérience a souligné toute l’importance. Il faut penser davantage la définition des procédures spécifiques.
4Il semble que l’un des points les plus difficiles à manipuler soit, outre l’aptitude à s’écarter du processus d’apprentissage que l’on a expérimenté comme étudiant et souvent aussi comme pédagogue, la capacité à laisser l’élève construire son parcours, à accepter ses errances et à mettre en place les savoirs, non dans une hiérarchisation imposée, mais au cours d’une régulation faite de découvertes, d’observations et de reconnaissances. Au cours des formations que j’ai régulièrement assurées, j’ai souvent eu à répondre aux collègues, inquiets ou perplexes, qui s’interrogeaient sur la conduite à tenir face à un élève en pleine errance ou qui craignaient que le questionnement autour d’un texte soit trop déstructuré. Ces doutes pédagogiques, légitimes, sont ceux qui peuvent rendre la méthode moins facilement assimilable ; il est donc important de les souligner. Il faut aussi voir dans ces freins la manifestation d’une carence de formation.
Penser la formation ?
5Conscients aujourd’hui de ne pas suivre un chemin d’apprentissage efficace dans les classes, les professeurs peuvent être tentés par des approches différentes mais avoir le sentiment d’échouer ou éprouver le désir de renoncer parce qu’ils ne parviennent pas à gérer un travail en salle informatique, conduire une pédagogie de projet ou amener les élèves à verbaliser progressivement les savoirs mis en place. C’est reconnaître des difficultés qui ne mettent pas en cause les compétences disciplinaires des collègues mais qui posent de façon manifeste les enjeux d’un métier à apprendre. L’expérience que j’ai menée au cours de l’année scolaire 2009-2010 à l’IUFM de Grenoble auprès de professeurs PLC2 de lettres classiques s’est révélée à cet égard tout à fait éclairante.
6J’avais alors la charge de 18 heures de formation que j’ai choisi d’organiser selon la répartition suivante :
Séance 1 | 4 heures 30 | Progresser en langues anciennes : la construction d’un apprentissage |
Séance 2 | 4 heures 30 | Évaluer les performances en langues anciennes : choix didactiques et applications pédagogiques |
Séance 3 | 5 heures | Construire un scénario d’apprentissage : processus spécifiques à une séquence inaugurale (5 e, latin) |
Séance 4 | 4 heures | Gérer un groupe : guidages et maîtrises |
7Faute de temps, il ne s’agissait pas de présenter aux jeunes collègues des théories plus générales de l’apprentissage, mais d’amener à prendre conscience que l’enseignement des langues anciennes, comme tout enseignement, pose des questions comportementales liées par exemple aux connaissances partagées que nous pouvons avoir des processus d’acquisition cognitive. Si ces jeunes collègues ont fait la preuve, par leur admission aux concours de recrutement, de leur aptitude à dominer des savoirs, il est important, au temps de leur formation, même réduite, de les amener à réfléchir aux modélisations à mettre en place pour tenter d’initier une démarche qui soit moins la reproduction de modèles pédagogiques que, dans l’adaptation à un public particulier, la mise en place d’un scénario spécifique qui vise des objectifs finalisés et amène à faire des élèves concernés des lecteurs compétents. Il m’a paru probant de conduire ces collègues à réaliser une séquence de travail, de manière à leur faire appréhender une tâche dont l’exécution même posait toutes les questions nécessairement au cœur de leur réflexion.
8Je leur avais demandé de construire un travail2 à inscrire dans les premières semaines de l’année scolaire pour des élèves de cinquième. J’ai accompagné leur démarche mais limité au maximum mes interventions : il s’agissait de leur apporter des ressources, si nécessaire, sans jamais entraver ou contraindre leur projet d’une façon ou d’une autre. Les collègues ont été imperceptiblement mises dans la situation d’élèves en apprentissage : détentrices de ressources3, conscientes d’un objectif défini à atteindre, elles ont travaillé seules ou ensemble de façon à exploiter leur lecture critique des documents communiqués, dans l’application des consignes, en utilisant la personne-ressource que j’étais pendant cette formation, selon leurs besoins. Une fois abouti, ce travail a été intégré au site « Hélios » comme manifestation d’un savoir-faire reconnu ou l’expression d’une expérience à partager. Ce fut aussi le moyen de prolonger la réflexion autour des conditions propices à la réutilisation par d’autres professeurs. Cette expérience a été bien vécue par les collègues, qui ont découvert la difficulté à mettre en scène des savoirs pour les rendre assimilables par des élèves, dans un processus d’acquisition active, en même temps que la nécessité d’une construction à la fois précise et modulable quand il s’agit de proposer à d’autres professeurs une activité pratique.
9Si cette expérience limitée ne peut donner lieu à des analyses plus poussées, elle permet néanmoins d’illustrer l’importance d’une formation qui donne aux professeurs de langues anciennes la possibilité de réfléchir à la manière de conduire leurs élèves vers l’appropriation de savoirs : si les collègues sont tout à fait compétents pour présenter des phénomènes linguistiques ou des faits culturels, ils ne sont pas toujours suffisamment en mesure d’en assurer le transfert, mal formés à la question générale de l’apprentissage.
10Réfléchir à la manière de partager une méthode pédagogique amène à s’interroger sur la validité d’une formation professionnalisante pertinente.
11Il importe aussi de vérifier ce que doit être une telle méthode, entre la modélisation et le respect de la liberté pédagogique.
Choix modélisants ?
12Mes réflexions m’ont conduite à m’interroger sur la réalité efficiente et la pertinence d’un manuel quand il est destiné à des publics d’âge différent, qui formulent des objectifs d’apprentissage divers ou répondent à des programmes d’étude distincts. Les contraintes du marché d’édition font en outre que, si les classes de collège continuent dans une certaine mesure d’être relativement bien pourvues, le lycée ou l’enseignement supérieur ne disposent guère d’ouvrages dont la comparaison même pourrait être un moteur d’innovation pédagogique. Dans de telles contingences économiques, offrir un manuel adaptable dans des classes distinctes ou ajustable à des rythmes particuliers, dans le respect des programmes définis, apparaît comme une gageure…
Méthode clés en main ?
13La situation actuelle fait que les collègues aspirent souvent à trouver une « méthode clés en main » qui offre un cadre pédagogique, une progression inscrite dans un rythme défini ou vérifié en même temps que les ressources littéraires ou documentaires qui permettent d’étudier les diverses entrées des programmes. Cette attente peut aussi largement s’expliquer par la situation très souvent inconfortable vécue par les professeurs de lettres classiques qui exercent dans les lycées. Si leur formation leur reconnaît la qualification pour enseigner le latin ou le grec, ils sont surtout en charge de cours de français dans des classes aux effectifs lourds qui mobilisent l’essentiel de leur énergie et de leur disponibilité. Leur service leur accorde de moins en moins de temps pour préparer des cours, rechercher des textes, construire un parcours et plus généralement s’interroger profondément sur les choix didactiques à opérer dans des classes spécifiques. Ils aspirent alors à trouver une méthode innovante et efficace qui leur permette de faire lire à leurs élèves des textes littéraires tout en mettant en place l’acquisition des faits linguistiques. Le manuel doit alors présenter deux caractéristiques essentielles distinctes : offrir une ressource documentaire, en accord avec des programmes, par nature changeants ou variables, et développer une méthode pédagogique structurée et efficiente, capable, en particulier, d’exercer aux compétences requises et de vérifier leur performance. Or j’ai constaté qu’il ne suffit pas que la méthode déroule un parcours pour être assimilée par les élèves ou appréhendée par les collègues. Il faut donc aussi que les concepteurs rendent clairs les choix didactiques pour que les utilisateurs contextualisent de façon pertinente et cohérente les scénarisations proposées et s’approprient une méthode comme on apprend à utiliser un outil quel qu’il soit.
14En cela, la « méthode clés en main » n’existe certainement pas. Le professeur ne peut se glisser dans un édifice dont il n’a ni supervisé les plans, ni contrôlé les mesures, ni choisi l’aménagement : il lui faut, et c’est là très certainement son souhait, s’approprier les lieux pour s’y sentir libre d’évoluer, réconforté par un décor devenu rassurant et familier, sorte de modèle à dupliquer.
Des étapes modélisantes ?
15Si je pense que la méthode décrite a un rôle à jouer dans la sphère des langues anciennes, il convient de voir dans le parcours qu’elle propose ou les séquences qu’elle déploie un modèle à intégrer pour le dupliquer dans un effort d’adaptation aux classes enseignées et dans la garantie du plaisir d’une liberté pédagogique entièrement respectée.
16Il importe alors de définir le mot « modèle ». Il ne s’agit pas ici d’évoquer les études menées dans le domaine du e-learning4 à propos des modélisations des modules d’apprentissage. Si en effet un learning object5 est simplement un objet modulaire que l’on peut combiner selon des considérations « élevées » (programme d’études) ou granulaires (construction d’une leçon à partir d’éléments préfabriqués), et s’il est possible, à ce titre, de référencer un certain nombre de desiderata et de répertorier dans une « grammaire » les codes d’écriture6, il ne s’agit pas ici d’entendre de tels référencements modélisables. L’exécution d’un tel manuel, appuyé sur les TICE, est conduite pour permettre à un collègue de comprendre la cohérence d’un parcours illustré par un choix de textes et dessiner ce même processus d’apprentissage à travers d’autres haltes littéraires, qu’il est libre de choisir ou non. Plus concrètement, il ne s’agit bien évidemment pas de contraindre tous les professeurs de langues anciennes à démarrer systématiquement un apprentissage en grec par la lecture du mythe d’Héraklès à travers les récits que nous en donnent Apollodore ou Euripide ! Rappelons que le plaisir de la découverte ne peut être transmis aux élèves que si le professeur éprouve lui aussi le bonheur de rapprochements nouveaux… Il est donc important de travailler à une mise en place de contenus directement envisageables comme des possibles, qui donnent à voir la scénarisation mesurée d’une progression conservée à travers d’autres choix. Il convient de faire apparaître, le plus clairement possible, ce qu’il faut faire apprendre et la manière dont on peut le faire apprendre, les textes sélectionnés ou les séquences imaginées devenant des cadres cohérents pour ces mises en scène. Le professeur, une fois qu’il aura assimilé la démarche, pourra imaginer d’autres montages tout aussi pertinents.
17Ces considérations montrent toute la difficulté qu’il y a à travailler à l’élaboration d’une méthode respectueuse des attentes des collègues comme de leurs appréhensions, soucieuse des directives officielles et des contraintes liées aux pratiques pédagogiques en place, intéressée à honorer la liberté pédagogique individuelle comme à proposer une réflexion didactique propre à remédier aux difficultés actuelles. La conception n’est pas une tâche unique ; il convient de réfléchir aussi à la réception de l’outil pédagogique pour en faire un instrument utile à d’autres.
18J’ai évoqué jusqu’ici les prolongements à envisager pour conduire plus loin le projet né de ces recherches. Une telle méthode ne peut s’affranchir du cadre de cette expérimentation, limitée et réduite, pour prendre son envol, qu’au prix d’une alliance raisonnée et réfléchie de nombreuses compétences diverses. Il importe tout d’abord d’envisager une collaboration d’experts plus féconde. Seule une collaboration de spécialistes qui unissent leurs compétences complémentaires enrichira le travail d’ensemble. De la même façon, il paraît indispensable de soumettre l’architecture du site, dont j’ai assuré seule la construction, au regard d’experts dont la spécialisation ne peut que mettre au jour les limites, les redondances ou les erreurs.
19Il convient néanmoins de préciser que, dans ce travail mené de façon conjointe et parallèle avec des experts d’horizons divers, il importe de conserver une priorité largement disciplinaire : la sphère concernée est celle des langues anciennes ; cette dominante ne peut être reléguée au second plan. Si j’ai montré la nécessité de penser l’apprentissage à l’intérieur de théories généralistes et conclu à l’intérêt de travailler la médiation de l’outil informatique, il convient de garder aux commandes du navire, tout au long de cette odyssée nécessairement périlleuse, un capitaine conscient de la spécificité de l’enseignement de langues anciennes.
20La fonctionnalité d’un outil ne se conçoit ni en dehors de l’usage qu’on lui applique, ni à l’écart des usagers pour lesquels il est inventé. Cette collaboration d’experts qui s’avère nécessaire ne peut travailler loin des pratiques menées en classe, dans l’ignorance des impacts comme dans la méconnaissance des contraintes d’application. Il ne s’agit ni de réduire la théorie didactique à la réalité d’une pratique, ni de maintenir la réflexion à l’écart des finalités de l’apprentissage. Ce projet ne peut trouver légitimité et cohérence que s’il adopte ces différents points de vue et perspectives.
Notes de bas de page
1 Il ne s’agit pas alors de prendre ce terme dans son acception habituelle en didactique, mais de comprendre la procédure qui permet à un enseignant utilisateur de s’approprier le parcours pédagogique conçu par un autre pour en faire l’expérience dans l’espace de ses propres représentations et pratiques.
2 http://helios.fltr.ucl.ac.be/auge/raconte_moi_une_histoire/ [consulté le 3 mars 2013].
3 Une littérature critique (articles et documents relatifs aux théories de l’apprentissage) leur a été fournie ainsi que des exemples de modélisations conçues pour d’autres élèves dans d’autres situations d’expérimentation.
4 On définit l’ e-learning comme l’utilisation des nouvelles technologies multimédias de l’Internet pour améliorer la qualité de l’apprentissage en facilitant d’une part l’accès à des ressources et à des services, d’autre part les échanges et la collaboration à distance.
5 Ce terme anglo-saxon décrit un schéma de description de ressources d’enseignement et d’apprentissage.
6 Selon la norme IMS Content Packaging (CP ou PIF), un CP (Content Packaging) sert à diffuser un module d’apprentissage (contenus et activités) de façon à transmettre le contenu d’une plateforme vers une autre, exporter des contenus pour les mettre à disposition d’autres utilisateurs.
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