Des récits d’expériences d’enseignement
p. 261-290
Texte intégral
1Mes travaux sont nés du constat d’une inefficience et du désir d’y remédier. Je suis consciente que ce constat est loin d’être isolé et que beaucoup de collègues, après la lecture de la démonstration précédente, s’ils partagent les conclusions et les aboutissements, ne sont pas pour autant acquis à la certitude de la possible réalisation d’une telle méthode. C’est la raison pour laquelle j’ai souhaité présenter le récit de plusieurs expérimentations évaluées sur plusieurs années, sans autre ambition que le partage d’une expérience et d’un dialogue. C’est avec le même objectif que je citerai aussi le bilan d’expériences menées par une autre collègue, Florence Cleirec, qui a accepté de confronter ses étudiants de classes préparatoires1 aux parcours proposés.
Des expériences en lycée
Une classe de latinistes de seconde
2Au cours de l’année scolaire 2009-2010, j’ai eu en charge une classe de latinistes de seconde avec lesquels j’ai conduit pour la première fois la méthode « Litteras Legere » telle que présentée sur le site. La classe comptait 30 élèves, issus pour 27 d’entre eux de cinq collèges du bassin chambérien. Trois élèves n’avaient jamais suivi un cours de latin et se sont inscrits à cet enseignement optionnel pour la première fois de leur cursus scolaire, sans souvenir même d’une initiation en fin de sixième… Les difficultés dues à la mise en place des enseignements optionnels au lycée Vaugelas ont fait que l’horaire a été réduit à deux heures de cours hebdomadaires au lieu des trois réglementaires. La première séance de l’année a permis de vérifier l’étendue de l’hétérogénéité du groupe : si les élèves, déjà latinistes, avaient tous suivi un parcours traditionnel, leur niveau différait largement quand on jugeait leurs savoirs ou leur compétence à lire une phrase. De la même façon, il a paru immédiatement frappant que les motivations qui les avaient poussés à choisir cet enseignement optionnel étaient elles aussi très largement différentes, voire contradictoires… Si trois ou quatre élèves reconnaissaient qu’ils avaient pris plaisir à faire du latin au collège, la majorité affirmait avec une force nécessairement suspecte qu’ils avaient fait le choix de poursuivre cet enseignement moins par plaisir que par intérêt stratégique. Tous en revanche précisaient qu’ils avaient aussi décidé de poursuivre ou de commencer l’option parce qu’ils avaient appris ou entendu dire que les cours se déroulaient en salle informatique de façon plus active et moins « scolaire2 ». Le défi était donc de taille puisque je me trouvais en ces premiers jours de septembre face à une classe à séduire et à conduire dans un processus d’apprentissage qui permette à chacun d’exploiter au mieux ses capacités à apprendre et à comprendre.
3J’ai progressivement au sein de mon établissement réussi à imposer que les cours de langues anciennes soient systématiquement assurés en salle informatique, configurée en une répartition périphérique qui permet de disposer du matériel selon les besoins en laissant au centre de la salle des tables pour la gestion d’un cours sans technologie. Ceci s’est révélé d’autant plus utile que les dix-sept postes limitaient nécessairement l’accès aux trente élèves et rendaient indispensable un travail mené en alternance. Pour exploiter les atouts matériels, régler les contingences techniques et créer un environnement favorable, j’ai fait le choix de proposer à l’ensemble de la classe un travail annuel qui s’articulait sur les séquences mises en ligne sur le site « Litteras Legere », complété par un cahier de travaux dirigés que chaque élève a reçu dès la deuxième semaine de cours.
4Le premier défi était de taille : il ne s’agissait pas en effet de donner à penser aux élèves que l’objectif était d’effacer leurs années de collège, dans le mépris de leurs efforts précédents, en reprenant in extenso les savoirs de base. Il ne s’agissait pas non plus de cloisonner dans un groupe isolé les trois élèves qui débutaient l’apprentissage du latin. Il fallait donc inaugurer une nouvelle méthode qui soit à même de placer les élèves déjà latinistes en situation de lecture, en les rendant capables en autonomie de mesurer ce qui était acquis et de s’approprier des savoirs nouveaux, tout en assurant aux néo-latinistes le cadre d’une découverte efficiente et cohérente.
5Cette méthode, qui privilégie le travail en autonomie et développe les capacités individuelles d’observation et de déduction tout en encourageant les travaux en petits groupes ou en stimulant réciproquement les intérêts singuliers, a largement aidé au retour sur la connaissance de faits de langue mal assimilés, sans que les élèves aient néanmoins le sentiment d’un piétinement, toujours source de démotivation. Ainsi, si la première séquence, organisée autour de fables de Phèdre, permettait aux débutants d’approcher la notion de flexion heureusement connue des autres, elle donnait aussi à assimiler un certain nombre de connaissances généralement peu sûres en invitant à des observations particulières comme le repérage des désinences verbales, l’attachement à l’ordre des mots ou les suggestions étymologiques.
6De façon plus manifeste sans doute, la perspective choisie était pour ces élèves résolument nouvelle puisqu’il leur était demandé de lire des textes donnés sans traduction et de mobiliser des compétences souvent acquises ou en voie d’acquisition dans d’autres disciplines, mais plus rarement sollicitées en cours de langues anciennes. Il s’agissait donc moins de vérifier des connaissances acquises au collège en latin que d’exploiter des savoirs à maîtriser pour effectuer les tâches demandées.
7En deux heures hebdomadaires, l’année a permis de mener presque totalement le parcours conçu : les cinq premières séquences ont été exploitées intégralement ; la sixième consacrée au personnage de Didon a été plus rapidement traitée. Les élèves ont largement gagné en compétence de lecture comme l’ont révélé les exercices d’évaluation de compréhension sur des textes inconnus, et leurs savoirs linguistiques mieux maîtrisés car considérés comme des outils vectoriels. Les derniers tests effectués en fin d’année montrent ainsi des élèves aptes à lire un texte long pour y rechercher un sens.
8Après avoir mis en place les repères historiques qui permettent de comprendre l’enjeu de la conjuration de Catilina, telle que la rapporte Salluste3, les élèves ont eu ainsi à lire les discours de César et de Caton pour y étudier la manière dont les deux orateurs présentaient leurs arguments et cherchaient à captiver l’auditoire. Un questionnaire à choix multiples leur permettait d’avancer dans leur lecture. Il ne s’agissait pas de vérifier la compréhension exacte et complète d’un texte très long, mais de mesurer la capacité à entrer dans un texte littéraire donné uniquement en latin, sans ressources spécifiques.
9Un autre indicateur de maîtrise linguistique est fourni par l’exercice de version proposé au cours de l’avant-dernière séance de l’année, après un travail mené autour de la reine Didon dans le chant IV de l’Énéide4. Cet exemple est une preuve supplémentaire qui montre également que si le cheminement proposé est différent, les objectifs disciplinaires ne sont pas pour autant modifiés ou, pire, corrigés à la baisse. Il importe d’amener nos élèves à lire et à traduire des textes écrits en latin ou en grec en les invitant à voir dans ces exercices une occasion de plaisir intellectuel. La réussite globale de l’activité atteste des progrès qui quantitativement sont certes toujours difficiles à mesurer, mais qui dans le domaine de la représentation que les élèves ont de l’exercice même de la version, montrent indéniablement des progrès importants : plusieurs ont choisi de traduire en alexandrins et se sont efforcés de transcrire la poésie à laquelle ils avaient de toute évidence pris goût avec un certain bonheur, malgré des inexactitudes qui compromettaient parfois la qualité de l’ensemble. D’autres, comme j’en donne deux exemples, se sont appliqués à un travail précis empreint d’une vraie sensibilité. Véritable et authentique progrès, s’il en est…
Alors, à la vue des étoffes d’Ilion et du lit familier, elle tarde encore un peu, au milieu de ses larmes, toute à ses pensées. Puis, elle se jette sur les coussins, et prononce ces mots, les tout derniers :
« Souvenirs qui me furent doux tant que le destin et le dieu y consentirent, accueillez mon âme et délivrez-moi de mes maux. J’ai vécu et cette course que la bonne Fortune m’avait accordée, je l’ai achevée. C’est l’heure pour moi de laisser aller sous terre mon image magnifique . »
Arthur
Là, comme les étoffes d’Ilion et le lit chéri retinrent ses regards, elle s’arrêta un peu, pleura et s’absorba dans ses pensées.
Sur les coussins, elle se jeta et ces dernières paroles prononça :
« Objets de mes souvenirs, combien doux vous fûtes pour moi, tant que destin et dieu y consentirent, accueillez mon âme et délivrez-moi de mes souffrances ! Ma vie est derrière moi, et la route que la Fortune m’avait tracée, j’en suis arrivée au bout.
C’est aujourd’hui que mon image va gagner le monde des morts, une belle image ! » Éloïse
10Il ne s’agit pas ici de prétendre que tous les élèves de cette classe sont parvenus à une telle maturité dans l’exercice de version, mais je peux néanmoins dire que leurs travaux personnels, menés en temps limité, en classe, sans dictionnaire ni grammaire, révèlent une connaissance satisfaisante de la langue pour un élève en fin de seconde. Ils manifestent aussi le plaisir à travailler sur les mots pour exprimer dans leur langue maternelle la souffrance poétisée de Didon et, au-delà, la satisfaction intellectuelle de partager une compréhension.
11La même expérience a été évaluée en grec.
Deux classes d’hellénistes : une seconde et une première
12L’expérience que j’ai choisi de rapporter pour les perspectives qu’elle ouvre a été conduite sur deux années consécutives auprès des mêmes élèves suivis en 2008-2009 pendant leur seconde et en 2009-2010 pendant leur année de première. Le groupe était constitué de dix-neuf élèves. Ceux-ci ont expérimenté, au cours de leur première année au lycée, les séquences mises alors progressivement en ligne sur le site « Ἂνθη Λέγεσθαι ». Le groupe était composé de douze débutants et de sept élèves qui avaient commencé l’apprentissage du grec en troisième dans le même collège. Les néo-hellénistes étaient pour huit d’entre eux d’anciens latinistes. La gestion du processus d’apprentissage s’avérait à cet égard encore plus complexe qu’en latin et il était essentiel d’en saisir rapidement toutes les dimensions pour créer une dynamique qui permette à chacun de progresser dans la connaissance de la langue et l’appropriation de l’acte même de lecture. Ces élèves ont bénéficié de deux heures hebdomadaires de cours pendant ces deux années.
13Durant leur première année, ils ont travaillé sur les trois séquences5 qui constituent, dans la maquette expérimentale de la méthode « Ἂνθη Λέγεσθαι », les trois premiers temps, ainsi que sur deux autres problématiques conçues pour le site « Hélios ». Il ressort de cette expérience que le décalage, évident en tout début d’année, entre des élèves qui ont acquis une certaine pratique de la langue depuis un an et ceux qui découvrent l’alphabet grec en début d’année s’estompe très rapidement.
14Comme je l’ai noté, à propos de la méthode suivie en latin, l’enjeu est de permettre à tous les élèves de travailler simultanément en progressant dans l’acquisition des savoirs. Il s’est avéré que l’hétérogénéité initiale du groupe a fonctionné comme un moteur et non comme un handicap. La finalité du parcours n’est pas tant un objectif de production qu’un objectif d’apprentissage. L’information donnée en amont à l’ensemble de la classe est maîtrisée dans l’instance du groupe.
15À la fin de cette première année de travail, les élèves ont tous validé de façon performante les compétences recensées dans la liste suivante. Il est à noter que je n’ai pu aller au-delà de ces acquisitions en une année compte tenu de l’horaire attribué.
1. Vous avez appris l’origine de la langue grecque et les grandes phases de son évolution.
2. Vous savez lire, écrire, reconnaître les accents et les esprits. Vous maîtrisez l’alphabet
pour mener une recherche dans un dictionnaire.
3. Vous avez compris le principe de la flexion et vous êtes capable de faire le lien entre cas et fonction. Vous êtes capable de décliner l’article aux trois genres.
4. Vous êtes capable de décliner un nom ou un adjectif de la première, deuxième ou troisième déclinaison, quand il suit les grands modèles plus génériques.
5. Vous avez compris quelques principes simples de l’accentuation et des modifications
de consonnes ou de voyelles (contractions, crases, élisions, etc.).
6. Vous avez compris le principe de classification des verbes.
7. Vous êtes capable de distinguer les désinences primaires ou secondaires aux voix active ou médio-passive.
8. Vous connaissez l’importance de l’aspect et les implications que cette notion entraîne pour l’appréciation des temps.
9. Vous reconnaissez les principaux suffixes employés pour la formation du participe et celle de l’infinitif à la voix active ou à la voix médio-passive.
10. Vous repérez l’emploi du suffixe temporel σ pour conjuguer un grand nombre de verbes au futur de l’indicatif.
11. Vous reconnaissez l’emploi de l’augment pour former l’imparfait et l’aoriste de l’indicatif, et vous avez compris les grands principes de composition.
12. Vous savez qu’il existe plusieurs modèles de formation pour l’aoriste.
13. Vous êtes capable de reconnaître et de traduire un génitif absolu.
14. Vous êtes capable de reconnaître et de traduire une proposition infinitive.
15. Vous comprenez la valeur d’éventuel de la particule ἄν employée avec le subjonctif.
16. Vous êtes capable de reconnaître et de traduire un certain nombre de pronoms démonstratifs ou personnels, de distinguer l’indéfini τις de l’interrogatif τίς, de repérer les pronoms relatifs ὅς, ὅστις et ὅσπερ.
17. Vous êtes capable de construire une phrase pour en tirer un sens quand la syntaxe ou la morphologie font appel aux acquis précédents.
18. Vous avez mémorisé 150 mots et vous êtes capable de comprendre les indications
portées sur une liste de vocabulaire.
16Tout au long de cette première année au cours de laquelle l’expérimentation coïncidait chronologiquement avec la théorisation de la méthode elle-même, je n’avais pas encore conçu le cahier de travaux dirigés, manque qui m’est apparu de plus en plus pénalisant. L’usage de photocopies distribuées régulièrement s’est en effet révélé lourd et peu efficace : la distribution successive privait l’élève de la conscience d’une progression méthodique et d’une avancée réfléchie. J’ai pu mesurer l’impact d’un outil papier adjoint aux ressources disponibles sur le site au cours de la deuxième année de travail avec les mêmes élèves.
17Au cours de la classe de première, si l’effectif est resté constant, les identités ont varié. Une élève a redoublé en fin de seconde, deux autres ont dû abandonner l’option pour maintenir en série S l’enseignement d’une troisième langue vivante, tandis que trois nouveaux se sont intégrés au groupe à la rentrée de la classe de première : l’un avait arrêté le grec en fin de troisième avant de décider de le reprendre après une orientation en première littéraire, un autre a retrouvé le cursus de son choix au lycée Vaugelas après une année à l’étranger sans cours de grec, tandis que le troisième, après avoir choisi en seconde l’option SES6 a décidé de s’inscrire en première scientifique en cours de grec pour présenter une option au baccalauréat. Ces précisions soulignent aisément la complexité d’un groupe que l’on pourrait juger hâtivement homogène sans une certaine habitude de la pratique. La classe a prolongé le parcours entamé avec les mêmes ressources. Si le site plus performant et abouti à la rentrée 2009 ne présentait pas de modifications essentielles, c’est la manipulation du cahier de travaux dirigés distribué à la rentrée qui a constitué un changement dans le rapport au travail. Les élèves ont, de toute évidence, mieux compris où ils allaient et ont acquis plus nettement la conscience du parcours proposé : le sens de la progression est probablement moins nettement perceptible dans l’arborescence d’un site que dans la linéarité d’un manuel papier. D’autre part, l’ensemble est appréhendé comme un tout unifié et cohérent et non comme une suite d’îlots d’apprentissage essaimés ou isolés les uns des autres. Ce cahier de travaux dirigés offre aux élèves la possibilité de lire les textes mais surtout celle de garder une trace de leur cheminement cognitif : ils répondent à des questions, soulignent, formulent des définitions ou élaborent des schémas et des classifications, etc. L’intérêt me semble double au terme d’une telle expérimentation : le parcours d’apprentissage est clairement défini ; les élèves s’approprient plus aisément et plus efficacement les savoirs en modélisant mieux certaines habitudes propres à inscrire durablement des savoir-faire. Ce cahier tel que je l’ai expérimenté se situe entre le livre impersonnel, recueil de ressources ou anthologie de savoirs, et le répertoire ou mémento, instrument entièrement personnalisé que l’élève réalise seul. Cet outil gagnera indéniablement à être corrigé ou amendé, mais il me semble néanmoins que j’ai exploré là un objet d’apprentissage.
18J’ai pu, d’autre part, en travaillant pendant deux ans avec les mêmes élèves, selon la même méthode, constater un certain nombre d’acquis dans la maîtrise de savoir-faire. Notons tout d’abord qu’il est bien évidemment difficile au vu d’une expérimentation nécessairement très limitée, réduite dans l’espace et le temps, de prétendre que les progrès enregistrés sont la conséquence des seuls choix méthodologiques adoptés pendant ces deux années. Je ne peux formuler de telles conclusions et c’est bien plus modestement que j’envisagerai quelques constats. Les hellénistes formés à l’observation systématique des désinences nominales ou verbales, habitués à la lecture d’homophonie, encouragés à découvrir les textes sans la médiation d’une traduction, invités à être lecteurs autant que traducteurs, sont en fin de parcours largement plus à l’aise devant un texte pourtant souvent long. Je n’observe plus ce tremblement, mélange d’inquiétude et de honte, qui parcourait traditionnellement la classe quand il s’agissait de quitter le cadre rassurant du cours de grammaire pour entrer dans la traduction du texte ! Notons également que le contact avec des textes littéraires plus fréquent et plus nourri amène à une représentation sensiblement différente de la pensée antique, et par là même des auteurs à traduire. La familiarité plus grande, née de ces échanges réguliers, introduit une vision moins béate, moins respectueuse peut-être, mais plus vraie et plus réfléchie. Les écrivains grecs, tragiques ou philosophes, sont moins vus comme des auteurs d’outre-tombe, passeurs d’un message atemporel et par là même dénué d’implication directe, mais comme des compagnons de voyage, rencontrés à un carrefour, croisés au bord d’un chemin, avec lesquels la route est devenue un moment moins longue ou plus facile. Ceci me semble dû au fait que l’apprentissage s’est donné comme objectif premier la fréquentation d’une pensée formulée dans une langue à apprendre. Pour appuyer ces constats, j’ai choisi de rapporter un exemple révélateur à mes yeux de cette intelligence des textes.
19L’actualité artistique chambérienne a fait que mes élèves hellénistes ont pu assister, en février 2010, à une représentation de la tragédie de Sophocle Philoctète dans une mise en scène de Christian Schiaretti7. Il m’a paru intéressant de prolonger cette découverte poursuivie en dehors du temps de cours par un travail mené en groupes de deux sur une séance de deux heures. Les consignes étaient les suivantes8 :
Vous lirez attentivement ces trois passages et préciserez quels éléments de l’histoire de Philoctète ils vous rapportent. Vous traduirez (dictionnaire autorisé) les vers de votre choix (environ 5).
20Le corpus était composé d’un extrait du Philoctète de Sophocle, d’un passage de l ’Iliade et de quelques vers extraits du Posthomerica de Quintus de Smyrne9. Je présente quelques copies d’élèves.
1) Le passage choisi de Sophocle retrace toute la souffrance de Philoctète, en pleine crise. Cette douleur est réellement criée, hurlée, comme le montrent les onomatopoées ( ἀπαππαπαῖ, παπαππαπαππαπαππαπαῖ) et les nombreuses assonances. Philoctète, qui interpelle ici Néoptolème qu’il considère comme son propre fils (τέκνον, ὦ παί) préférerait ête amputé et mourir plutôt que d’endurer un tel mal (πρὸς θεῶν, πρόχειρον εἴ τί σοι, τέκνον, πάρα ξίφος χερσῖν, πάταξον εἰς ἄκρον πόδα). Pourtant au milieu d’une telle détresse, il n’en oublie pas sa haine et continue de crier vengeance contre ceux qu’il considère comme responsables de son infortune : les Atrides (Ὦ διπλοὶ στρατηλάται, Ἀγάμεμνον, ὦ Μενέλαε, πῶς ἄν ἀντ᾿ ἐμοῦ//τὸν ἴσον χρόνον τρέφοιτε τήνδε τὴν νόσον.) La répétition du mot « mort » au vocatif (Ὦ Θάνατε Θάνατε) à la fin du passage continue de renforcer le pathétique de la scène, ce qui était tout particulièrement frappant dans le jeu de Laurent Terzieff.
Clarisse
Homère, dans le chant II de l’Iliade, se livre à ce qu’on appelle traditionnellement le « Catalogue des vaisseaux. » Cela lui permet d’évoquer tous les grands héros qui vont participer à la guerre de Troie. Très naturellement, Homère rapporte ici des éléments qui permettent de reconnaître Philoctète. On nous précise qu’il est le chef de deux peuples (Μηθώνην καὶ Θαυμακίην), qu’il est expert à l’arc (τόξων εὖ εἰδώς). Et pourtant (sens de la conjonction ἀλλ᾿), il n’est pas dans la plaine de Troie, puisqu’il souffre seul, abandonné par les Atrides (κράτερ᾿ἀλγέα πάσχων ὅτι μιν λίπον υἵες Ἄχαιων). Le poète précise que sa blessure au pied, terriblement douloureuse, est due à un serpent (ὕδρου). Nous comprenons bien que le récit de l’Iliade commence au moment où la guerre touche à sa fin. Il faut pour que tout s’achève que Philoctète accepte de regagner Troie : τάχα δὲ μνήσεσθαι ἔμελλον//Ἀργεῖοι. Le verbe ἔμελλον annonce un moment prochain, l’infinitif μνήσεσθαι évoque le souvenir et l’adverbe τάχα indique que cela va arriver vite.
Fabien
Le troisième passage nous présente Philoctète, fils de Péan, revenu au combat (Ποίαντος δ᾿ἐπὶ τοῖσι παίς κτάνε). Invincible guerrier, il n’épargne personne même les plus graves, comme le montre l’épithète εὐμμελίην. Comme Homère aime le faire, le poète utilise deux comparaisons qui prolongent l’éloge de Philoctète : le héros est comparé à Arès ou à un fleuve impossible à contrôler : ἶσος Ἄρηι ἦ ποταμῷ κελάδοντι. Sa force lui vient surtout de son arc qu’Héraklès lui-même lui a confié avant de mourir : ὔχεσι δ᾿ἀμφεκέκαστο δαῖφρονος Ἡρακλῆος δαιδαλέοις. Cet arc assure en quelque sorte à Philoctète la bravoure du héros.
Mathilde
Nous avons choisi de traduire le début de l’extrait de Sophocle (Lucile et Noémie). Je suis perdu, mon fils, et je ne pourrai pas vous cacher mon mal. Hélas ! Il s’enfonce en moi, il s’enfonce… Que je souffre, que j’ai mal, je suis perdu, mon fils… Je suis dévoré, mon fils, ah ! ! ! ! ! ! ! ! ! ah ! ! ! ! ! ! !
Traduction : quelques vers de l’Iliade (720-724). Robin et Côme Au contraire, il gisait dans son île, en proie à de cruelles souffrances, sur l’île de Lemnos la divine, là où les fils des Achéens l’ont abandonné et l’ont laissé endurer la plaie infligée par l’hydre maudite. Là il gisait en proie à l’affliction. Poutant, bientôt, les Argiens, près de leurs navires, allaient retrouver le souvenir du chef Philoctète.
21Ces exemples de travaux, certes imparfaits, me semblent néanmoins témoigner d’un véritable intérêt pour le texte même, expression d’un sens plus que démonstration de faits de langue. Ils sont aussi, à mes yeux, la révélation d’une aptitude à converser avec un auteur de l’Antiquité, dans un attachement toujours précis à des éléments linguistiques assimilés et exploités. Ces élèves, dans un effort souvent pertinent, manifestent le désir de faire sens d’éléments vus au hasard d’autres textes. Il me semble en particulier que leurs traductions révèlent un attachement respectueux au texte qui n’est pas aussi fréquent dans les devoirs produits par des élèves en fin d’une deuxième d’année d’apprentissage.
22Il ne s’agit pas, comme je l’ai déjà dit, de tirer des conclusions hâtives et croire que la progression adoptée pendant ces deux années amène systématiquement et aisément à de telles conclusions heureuses. Il est évident que d’autres éléments sont à prendre en compte : le parcours antérieur des élèves, leur motivation, leurs compétences générales tout comme l’effet-classe ou l’effet-professeur pour lesquels les indicateurs critériés sont tout particulièrement difficiles à évaluer. J’ajouterai néanmoins qu’au regard des années de pratique, exercées dans un contexte équivalent, la méthode suivie a atteint des objectifs que je ne parvenais plus à viser et que les élèves ont, au cours de leurs années de lycée, acquis une intelligence des textes que leurs aînés n’avaient pas. Au-delà des premières années d’expérimentation, je continue de tirer les mêmes conclusions.
Les niveaux successifs, ou la consolidation d’un apprentissage
23Les premiers bilans renvoient tous à la mise en œuvre, menée sur une ou deux années, de la méthode présentée. Je souhaiterais préciser comment les cours des années suivantes peuvent prendre appui sur ces bases.
24Il est ainsi intéressant de noter que, si la première année10 propose, par exemple, des textes essentiellement narratifs, il devient nécessaire de présenter des auteurs dont la pensée plus largement réflexive impose une lecture moins immédiate et moins facile, ce qui m’amène à faire plusieurs remarques essentielles.
25Je rappellerai tout d’abord que l’un des principes adoptés lors de l’élaboration des progressions, en latin comme en grec, repose sur la volonté de faire appréhender en une année les outils linguistiques indispensables à la lecture d’un texte de facture et de constitution abordables11. Ceci est rendu possible par une simplification nécessairement excessive mais corrigée ultérieurement par des lectures supplémentaires. S’ils lisent beaucoup, les élèves pourront réellement appréhender la langue dans laquelle ils entrent en apprentissage. Lire des textes longs pour compléter la connaissance de la langue constitue par conséquent l’un des défis pour les années suivantes. En cela, la construction de séquences, véritable dogme dans les classes françaises, est un élément qui mérite aussi une correction. La nécessité de traiter les parties d’un programme défini par des Instructions officielles amène bien souvent les collègues à faire lire en une année quelques pages rassemblées par des liens artificiels ou nouées entre elles parfois par des ficelles plus scolaires que véritablement légitimes : on rapprochera ainsi une page d’Hippocrate d’une page de Platon, extraite d’un dialogue, sous le prétexte plus ou moins fallacieux que l’un et l’autre attestent de la même rigueur scientifique. Il ne s’agit pas ici de contester le montage pédagogique mais de souligner la difficulté rencontrée par les élèves pour apprivoiser des textes dont la langue se dérobe sous leurs pas, faute de la fréquenter suffisamment. Il me paraît essentiel, au contraire, pour consolider les bases de l’apprentissage initial, de familiariser les élèves avec quelques auteurs pour donner une intelligence des textes en même temps qu’une habitude de la langue. Il est ainsi tout à fait envisageable d’aborder les questions au programme de terminale12 sans recourir aux manipulations habituelles des découpages séquentiels, mais en proposant la lecture cursive d’une œuvre suffisamment riche pour être au carrefour de plusieurs de ces questionnements. Je ne prétends pas qu’il soit possible ou souhaitable de n’aborder qu’un seul auteur au cours d’une année scolaire, mais je pense néanmoins que l’apprentissage de nos élèves n’est pas facilité ou consolidé par les sauts diachroniques dans l’oubli ou le mépris des évolutions spécifiques d’une langue. J’ai ainsi proposé à des élèves hellénistes d’une classe de terminale de travailler sur la lecture du livre II des Histoires d’Hérodote, dans la découverte d’un texte, organisée de façon à répondre aux exigences de leur programme. Cette étude a été menée tout au long d’un trimestre. L’objectif est alors de permettre aux élèves de se familiariser avec un auteur, d’en approcher la langue pour accéder à une lecture plus immédiate.
26Derrière chaque questionnement, les élèves découvrent des textes plus ou moins longs, essentiellement extraits du livre II ou complétés par quelques autres passages13. De la même façon, le recours à la pratique ancienne de la traduction juxtalinéaire, sous une forme adaptée, peut s’avérer un outil efficace pour entrer dans le texte d’une lecture longue.
27Je n’entre pas ici en contradiction avec ce que j’ai dit à propos de la traduction et de son usage en cours d’apprentissage. Je continue de croire que l’entrée dans le texte ne peut être déroutée par la lecture d’une traduction quand l’apprenant est au seuil de ses découvertes. En revanche, avec une habitude plus aguerrie, une aisance mieux maîtrisée de la langue, un sens de l’observation plus aigu, il peut être utile de recourir à une traduction à condition de la présenter comme un instrument de travail et un outil de réflexion. Cette pratique n’a certes rien d’innovant ! Il me semble important néanmoins de redonner à cette activité une place qu’elle a largement perdue dans les classes du secondaire. J’ai ainsi tenté cette expérience au cours de l’année scolaire 2009-2010 avec des élèves hellénistes de terminale qui étudiaient l’œuvre de Sophocle au programme, Œdipe roi. Les élèves ont utilisé l’outil informatique pour hiérarchiser la structure grammaticale de la phrase grecque et faire apparaître une traduction française dans une superposition ou une arborescence qui faisaient plus facilement sens14. Il a ainsi été possible de mener la traduction de près de trois cents vers en dix séances, de façon largement satisfaisante.
28Il ne s’agit pas là de prétendre que ces exemples de travaux fournissent les remèdes à tous les maux… Ils sont à considérer plus concrètement et plus modestement comme des possibles pour modérer les jugements de ceux qui prétendent qu’il n’est plus envisageable de faire lire aujourd’hui du grec à des lycéens ou à des étudiants…
Des expériences dans l’enseignement supérieur
Une classe d’hypokhâgne au lycée Champollion (Grenoble)
29Même si la méthode « Ἄνθη Λέγεσθαι » a été initialement conçue pour des lycéens qui débutent l’apprentissage du grec en seconde, il me paraissait intéressant d’en vérifier les atouts et mesurer les limites avec des étudiants d’un profil tout à fait différent. J’ai eu la chance d’être soutenue dans ma démarche par Florence Cleirec, professeur de lettres classiques en classes préparatoires au lycée Champollion de Grenoble, qui a accepté de travailler avec ses élèves hellénistes inscrits au cours de grec en hypokhâgne pendant l’année scolaire 2009-2010. Je livre ici, avec son autorisation, les conclusions qu’elle a tirées de cette expérience.
30Le groupe était constitué de 26 élèves, pour la grande majorité débutants15. Ils ont bénéficié de deux heures hebdomadaires. Il n’a pas été possible de travailler régulièrement ou systématiquement en salle informatique en raison de la gestion difficile de l’occupation de cette dernière. Cette modularité même n’aurait pas non plus d’ailleurs été envisageable, même si les locaux avaient été disponibles, dans la mesure où les impératifs du calendrier, la répartition horaire et les enjeux de l’apprentissage annuel invitent à maintenir un rythme plus accéléré, moins compatible avec le temps ralenti d’un travail mené individuellement en salle informatique. Pour ces raisons, le professeur a invité, dès le début de l’année, ses étudiants à consulter le site à disposition en leur présentant l’outil et les a incités à exécuter les exercices autocorrectifs ou à exploiter un certain nombre de ressources, seuls, dans l’autonomie d’un travail personnel mené en dehors du temps de classe. Le site a donc été, dès le début de l’année, présenté comme un outil complémentaire du cours. L’expérience a montré que les étudiants s’y reportaient régulièrement et fréquemment.
31Florence Cleirec explique d’autre part qu’à des moments définis dans l’année16, les étudiants ont néanmoins travaillé sous sa conduite en salle informatique. L’activité, inhabituelle en classe préparatoire littéraire, a été bien accueillie et s’est révélée féconde en deux domaines. Ces moments ont permis de mettre au travail simultanément des étudiants dont les intérêts étaient distincts et le niveau très sensiblement inégal17, de façon différenciée et efficiente. Le retour sur des éléments linguistiques qui pouvaient poser problème, au cours de la résolution d’exercices ou la lecture de textes proposés dans les séquences, a permis de déceler plus aisément et de façon plus efficace un certain nombre de blocages ou d’incompréhensions dont la remédiation s’est trouvée facilitée. L’individualisation du processus d’apprentissage à un rythme singulier, même réalisée ponctuellement, est apparue suffisamment intéressante pour mériter d’être reconduite. D’autre part, la dynamique collective a gagné paradoxalement aussi en efficacité dans ces temps plus individualisés. Les étudiants, parce qu’ils ont appris à mieux se connaître, dans la prise de conscience même de leur processus d’appréhension cognitive, ont aussi plus aisément trouvé leur place au sein de microgroupes très vite plus actifs dans le déroulement du cours. Ces temps de travail en salle informatique menés régulièrement jusqu’au mois de janvier de l’année scolaire ont fait gagner l’ensemble de la classe en motivation autant qu’en consolidation des acquis.
32La méthode, outre une médiatisation des savoirs par les TICE, propose également d’adopter une progression particulière et en cela même moins habituelle. Florence Cleirec s’exprime aussi sur ce point. Elle souligne tout d’abord « la difficulté à “jouer le jeu” intégralement dans une classe qui a pour objectif de préparer en deux ans des étudiants à une version d’un niveau toujours ardu ». La question du rythme des acquisitions acquiert ici une portée essentielle et devient cruciale dans la mesure où, faute de pouvoir donner le temps nécessaire à l’assimilation progressive et à l’observation répétée, le professeur doit recourir à une transmission des savoirs frontale plus directive et moins participative dans le temps du cours. En revanche, les étudiants ont apprécié de pouvoir revenir sur certains processus d’apprentissage pour mieux les apprivoiser, les contrôler et confirmer plus efficacement les savoir-faire à mettre en place. Il semble là encore que le site ait joué un rôle important de complément : sorte d’instrument répétiteur, il a permis à l’étudiant de consolider les savoirs que l’enseignant présente dans l’espace de son cours. Parce qu’il appartient d’autre part au professeur d’amener ses élèves, pour la plupart débutants, à un niveau exigeant, il est apparu aussi difficile de suivre pas à pas la méthode mise au point, en s’y conformant complètement. À cette difficulté, le professeur propose plusieurs explications.
33La première, évidente et légitime, s’enracine dans la force de l’habitude d’un apprentissage traditionnel, plus rassurant parce que vérifié et validé par des années de pratique. Il s’avère tout particulièrement difficile, pour l’enseignant beaucoup plus que pour l’élève, de modifier un processus et d’envisager, par exemple, d’aborder les noms de la troisième déclinaison en même temps que ceux de la première, ou d’étudier simultanément les verbes en-μι et les verbes en-ω… Ces hésitations ou ces craintes ont amené le professeur à mixer deux processus d’apprentissage, l’un plus traditionnel, calqué sur les manuels en usage dans l’enseignement supérieur18, et l’autre, défini dans « Ἄνθη Λέγεσθαι », dans une nécessaire recomposition ou adaptation réciproque des deux parcours : la méthode mise en place a alors été exploitée, en amont ou en aval du cours, comme base de ressources ou modélisation d’un cheminement à explorer par les élèves dans la pratique des textes. Il faut également noter que, contrainte par les programmes qui définissent une thématique annuelle, Florence Cleirec a largement enrichi la banque de textes par l’ajout de nouvelles pages ou de documents complémentaires, mais selon une présentation néanmoins largement inspirée par les choix méthodologiques mis en place dans « Ἄνθη Λέγεσθαι »19.
34Une dernière explication peut aider à comprendre la difficulté à appliquer en classe préparatoire la méthode définie pour des lycéens. Celle-ci tient à la finalité des exercices d’évaluation qui conditionnent le processus d’apprentissage : s’il est permis au lycée de prendre le temps d’initier les élèves à la lecture des textes, dans des applications plurielles, il est beaucoup plus difficile, dans le délai de formation imparti en classe préparatoire, de viser d’autres réflexes que ceux directement exploitables dans l’exercice de la version. La nécessité pour l’élève de collecter des savoirs pour les compartimenter dans une hiérarchisation d’application directement efficiente amène à une pratique de l’exercice de traduction plus systématique, qui n’est pas exigée dans la première partie de ma méthode, au cours de laquelle la compréhension des textes souvent complexes est envisagée de manière au contraire beaucoup plus globale. Il est intéressant de préciser que Florence Cleirec m’a d’ailleurs indiqué que ces mêmes textes ont donné lieu à un double travail disjoint dans le temps : il y eut, pendant l’année, plusieurs retours en arrière au cours desquels les étudiants traduisaient des pages qui avaient été vues, de façon plus rapide, ou en partie seulement, à une autre étape du parcours, mais dont les étudiants avaient néanmoins une connaissance nécessairement plus familière. Cette approche, inscrite dans « une chronologie différée », est une piste d’étude tout à fait intéressante, dont je n’avais pas, avec mes lycéens, envisagé l’intérêt immédiat.
35Plusieurs conclusions à la fin de cette année d’expérimentation s’imposent aux yeux du professeur : l’adhésion des élèves est indéniable et l’invention d’un outil d’apprentissage conçu pour eux, « dans une médiatisation adaptée à leur environnement de travail », a entraîné, sans nul doute, une meilleure représentation de l’enseignement d’une langue ancienne. Si le choix du parcours n’est pas sans poser des difficultés, qui sont dues au maniement moins commode d’un nouveau cadre pédagogique peu familier, il est à noter qu’en fin d’année les élèves sont parvenus à une maîtrise satisfaisante des savoirs référencés comme acquis dans le dernier bilan de la méthode20. Je ne prétendrai pas pour autant là encore que le succès de cette année scolaire dépende exclusivement des choix didactiques et des modalités pédagogiques inhérents à la méthode proposée en expérimentation. Il faut indéniablement souligner tout d’abord les qualités de l’enseignante !
36Cette expérience a été également menée avec des étudiants de façon différente mais moins probante.
Un semestre à la faculté de lettres de Chambéry
37J’ai assuré un cours à la faculté de Lettres modernes à Chambéry à partir du mois d’octobre 2009. Ce cours hebdomadaire de deux heures de latin s’adressait aux étudiants inscrits en première ou deuxième année de licence de Lettres modernes pour un niveau dit « intermédiaire21 ». J’avais à construire une progression semestrielle au terme de laquelle les étudiants devaient être à même d’intégrer à la rentrée universitaire suivante le cours pour « latinistes confirmés ». Quatorze étudiants ont régulièrement assisté au cours. Il n’a jamais été possible de disposer d’une salle informatique, au mieux ai-je pu utiliser un vidéoprojecteur.
38Il a été essentiel de comprendre, dans un premier temps, le profil des étudiants pour mieux déceler les représentations qu’ils avaient de la discipline enseignée, de leur propre niveau et de leurs difficultés. Cinq étudiants, inscrits en deuxième année, avaient suivi l’année précédente le cours pour débutants, mais se sentaient incapables de poursuivre le cursus proposé et préféraient poursuivre leur « initiation aux rudiments de la langue latine ». Les neuf autres étudiants inscrits en première année de licence avaient tous fait du latin au collège, parfois encore au lycée, mais avaient fait le choix de consolider leurs bases tant ils partageaient une représentation négative de leurs compétences… Après cette prise de contact, j’ai décidé d’adapter la méthode « Litteras Legere » à ces étudiants comme aux contraintes logistiques.
39Dès la première séance de travail, j’ai distribué un livret, anthologie de textes, qui regroupait la plupart des pages choisies pour illustrer les trois premières séquences en ligne sur le site « Litteras Legere ». Ce livret était conçu pour permettre un travail de lecture, un référencement des faits linguistiques et la mémorisation d’un bagage lexical. L’adresse du site était mentionnée et les étudiants ont été invités à se reporter plus particulièrement aux banques d’exercices. Le cours a été organisé pour permettre une présentation de trois genres littéraires (poésie, roman, théâtre), pour inciter à la lecture de pages données sans traduction et pour faciliter l’appropriation de faits linguistiques a priori pourtant déjà rencontrés. Le bilan des résultats est en demi-teinte.
40Si la plupart des étudiants ont manifesté un intérêt évident et se sont surpris eux-mêmes à découvrir un plaisir à comprendre puis à traduire, s’ils ont apprécié de lire des textes longs et riches dans une mise au travail plus active, les acquisitions linguistiques n’ont pas été suffisantes comme l’ont révélé les deux contrôles réalisés au cours de la période semestrielle. La dynamique du groupe, efficace en classe, a masqué des difficultés récurrentes, tout particulièrement manifestes quand les étudiants ont eu à travailler seuls. Les questions posées en classe guidaient un sens de l’observation que certains étudiants ne sont pas parvenus à acquérir de façon suffisamment efficace pour l’exploiter en situation d’autonomie, comme en témoignent plusieurs notes très basses au dernier devoir du mois de janvier. Un autre indicateur inquiétant m’a été fourni lors des échanges avec un étudiant inscrit en master d’Histoire, chargé, dans la politique du tutorat, d’encadrer le travail en latin de trois de mes étudiantes. Les discussions ont fait apparaître les difficultés rencontrées par ces jeunes filles à organiser leurs savoirs et à structurer leur apprentissage, une fois sorties du cours. Le moment pourtant consacré lors de chaque séance à la synthèse qui visait à faire repérer dans le texte, une fois le sens élucidé, les éléments linguistiques à conceptualiser et à mémoriser, n’était pas, pour certains, suffisant.
41Je propose plusieurs explications à ce constat, toutes vraies très probablement et conséquentes à des degrés divers. Il est notable tout d’abord que la plupart de ces étudiants, et spécifiquement les étudiants en difficulté, ne travaillaient pratiquement pas en dehors de la séance hebdomadaire ; très peu, par exemple, ont utilisé le site, prétextant de façon très éloquente que les exercices leur avaient paru ou trop simples ou trop longs à exécuter… J’ai cherché à remédier à cette représentation en proposant, pendant un temps de classe, un travail à partir de la version de « Litteras Legere » enregistrée sur CD-ROM, qui permet un fonctionnement hors connexion. Cela a permis de comprendre que les étudiants sans guide utilisaient mal le site, choisissant au hasard de leurs coups de cœur des onglets ou des exercices, butinant sans construire, vagabondant sans avancer. Une autre explication est à trouver dans le choc des méthodes ! Tous les étudiants du groupe avaient déjà, à un moment ou à un autre, fait du latin et plusieurs avaient des attentes convenues : il s’agissait pour eux essentiellement de recopier et d’apprendre quelques tableaux grammaticaux, de retenir des paradigmes et d’exécuter des exercices manipulatoires. Il n’était pas dans leurs objectifs de traduire des textes… Si j’ai noté une baisse progressive de la garde et eu la conviction que les étudiants se laissaient peu à peu apprivoiser, il n’en est pas moins vrai qu’ils n’ont pas tous pris conscience, assez tôt ou assez vite, des exigences que comportent les attitudes de lecteur et de la nécessité de nouer entre eux les différents fils tissés à chaque séance. Cette difficulté à exploiter en autonomie un parcours tracé s’est révélée plus difficile à surmonter pour quelques étudiants plus vite démotivés ou plus longtemps déstabilisés par les exigences d’une méthode qui fait surtout appel à l’observation et à la déduction réflexive plus qu’à la mémorisation et à la récitation. Si cela semble révéler une fois de plus la nécessité de construire un contrat pédagogique clair et de donner aux temps illocutoires toute leur importance, il n’en est pas moins vrai que ces résultats, moins probants, invitent à réfléchir à une plus grande lisibilité pour une compréhension plus validante des exigences et des attentes.
Bilans
42Je peux tirer de ces diverses expériences un certain nombre de conclusions.
Il ressort de façon constante que l’utilisation d’un vecteur comme les TICE aide à la mise au travail des élèves et à une plus grande implication, y compris dans des contextes d’apprentissage pourtant a priori moins ouverts à de telles pratiques.
Il apparaît néanmoins que l’outil informatique ne peut être, bien évidemment, considéré comme un deus ex machina capable de démêler les intrigues de pièces mal jouées : l’outil est un instrument dans les d’un enseignant. Guidé, orienté, conseillé, l’élève ou l’étudiant a pu trouver sur les sites « Litteras Legere » ou « Ἄνθη Λεγεσθαι » des éléments utiles et féconds. Seul, dans une autonomie mal gérée ou trop grande, il ne trouve pas nécessairement l’orientation judicieuse ou suffisante. La parole du maître, son rôle pédagogique, se sont révélés à chaque fois aussi essentiels qu’indispensables.
Les choix didactiques opérés dans les progressions en latin comme en grec se sont révélés d’autant plus efficaces que les élèves étaient débutants. Lorsqu’il s’est agi de présenter aux apprenants des orientations différentes dans les applications, quoique similaires dans les finalités, il a pu être noté des résistances ou des temps d’adaptation plus longs qui ont parfois pu constituer des points bloquants.
Les parcours d’apprentissage élaborés exigent un temps ou un délai qui peuvent faire naître des inquiétudes quand les situations d’enseignement sont tout particulièrement rythmées par des contraintes ou des impératifs lourds. Il est important de travailler à rassurer les enseignants et à engager le dialogue pour faire comprendre que, même si l’élève paraît aller moins vite au début, piétiner de façon plus lente, il n’en acquiert pas moins des gestes de rigueur et d’observation méticuleuse qui rendent son travail plus précis, plus efficace et donc plus rapide dans le temps de l’assimilation.
Ces précisions rendent tout particulièrement indispensable l’effort pour mesurer les exigences propres à une formation à l’exercice de version. Il y a là un décalage important entre les classes de lycée et l’enseignement supérieur qui vise la préparation à un travail de spécialistes. Ces spécificités obligent à une réflexion sur les adaptations nécessaires de chacune des deux méthodes.
Il ressort très nettement que les élèves ou les étudiants sont tout particulièrement sensibles à la priorité accordée à la lecture de pages littéraires pour comprendre la langue ancienne comme une langue de culture.
Ces deux méthodes ont révélé, dans tous les contextes d’apprentissage où elles ont été expérimentées, des atouts mais aussi certaines limites : en incitant l’apprenant à observer, découvrir, structurer, hiérarchiser les faits de langue, elles le placent au cœur d’une situation de communication dont il devient un membre à part entière. Si le lycéen ou l’étudiant ne joue pas pleinement le jeu de cette participation, il s’en exclut radicalement. Sans cette application authentique et constante, la formation est caduque. Cette situation est encore plus irrévocable que le cas d’un cours magistral où, même sinistrement passif, l’élève le plus absent peut espérer retenir quelques bribes d’un cours répété… Le cours pratiqué en salle informatique est, au contraire, uniquement ce qu’en fait l’élève : le professeur déroule ce que l’apprenant tisse à partir des matériaux qu’il lui propose. C’est en cela peut-être que les méthodes proposées sont tout particulièrement exigeantes et difficiles.
43Dresser un bilan n’a de sens que si ces constats sont eux-mêmes dépassés et si les limites ou les écueils deviennent le fruit d’une nouvelle réflexion qui envisage les perspectives à venir comme de nouveaux domaines du possible.
Notes de bas de page
1 Florence Cleirec a enseigné en classe préparatoire littéraire au lycée Champollion de Grenoble jusqu’en septembre 2011.
2 Je cite cet adjectif entre guillemets puisque c’est ce mot que les élèves emploient le plus souvent pour désigner un cours que les didacticiens nommeraient « magistral », en configuration frontale.
3 Ce travail donne à lire intégralement les chapitres li et lxi (discours de César et de Caton) : http://languesanciennesetlettres.org/module_lecture2/accueil.html [consulté le 3 mars 2013].
4 http://languesanciennesetlettres.org/sequence6/evaluation.html [consulté le 3 mars 2013].
5 L’essentiel de l’année a été consacré à l’étude du mythe d’Héraklès (personnage mythologique, emblématique, littéraire) découvert au travers d’œuvres diverses, telles qu’elles apparaissent dans les trois premières séquences de la méthode « Ἂνθη Λέγεσθαι ». De façon à traiter les autres parties du programme et à ne pas risquer une diminution de l’intérêt, d’autres thématiques ont été abordées à travers des séquences plus courtes, intercalées entre les temps de l’apprentissage.
6 Option sciences économiques et sociales.
7 Philoctète, texte de Jean-Pierre Siméon, variation à partir de Sophocle, mise en scène de Christian Schiaretti, avec Laurent Terzieff.
8 Précisons que ces trois passages ont été donnés sans traduction.
9 Philoctète, v. 742-750 et 785-798 ; Iliade, livre II, v. 715-724 ; Posthomerica, livre X, v. 179-191.
10 Par commodité, je continue d’envisager cette unité de temps pour l’apprentissage défini en six moments, en grec comme en latin, tout en ayant conscience que certaines contingences (restriction horaire, aptitudes et compétences des élèves, etc.) peuvent obliger à un dépassement sur deux années scolaires.
11 Je suis consciente de la difficulté d’accord sur une telle terminologie : j’entends par une telle expression les pages d’auteurs écrites en une langue où se côtoient les acceptions morphologiques ou syntaxiques usuelles et fréquentes, telles que les lycéens ou les étudiants non spécialistes peuvent les rencontrer au cours d’un parcours d’apprentissage. Je me situe toujours ici dans une perspective de délimitation fréquentielle.
12 Les élèves de terminale ont en latin comme en grec à traiter les questions suivantes : interrogations philosophiques, interrogations scientifiques, interrogations politiques.
13 Le module de lecture présente quelques passages tirés de la « Préface » (livre I, § 1-5), comme le plan général de L’Enquête éclairée par quelques extraits plus courts de la Guerre du Péloponnèse de Thucydide.
14 Philippe Cibois a plus récemment travaillé sur une pratique qui participe du même esprit, mais plus aboutie, proche de l’indentation des textes (http://enseignement-latin.hypotheses.org/3218 [consulté le 10 mars 2013]).
15 Seuls trois élèves avaient déjà fait du grec au lycée, mais les différences ont été très vite balayées.
16 Les élèves se sont rendus une fois par mois en salle informatique pour une séance d’une heure et demie jusqu’au mois de janvier. Après ce temps, il n’y eut plus que deux séances en salle informatique, les étudiants menant systématiquement le travail sur le site en dehors du temps de classe.
17 Si l’« option grec » est retenue par une majorité d’élèves en hypokhâgne, les motivations sont néanmoins plurielles et tous ne choisissent pas de poursuivre cet enseignement en deuxième année : certains envisagent très tôt dans l’année un abandon tandis que d’autres, peu nombreux, pensent à une spécialisation en lettres classiques.
18 Lebeau et Metayer, 1977 ; Bertrand, 1996.
19 Les textes, nouveaux, ont été présentés pour inciter les étudiants à développer leurs capacités d’observation et à construire une démarche de lecteur.
20 Florence Cleirec précise que le groupe a obtenu une moyenne jugée satisfaisante (11,86 sur 20) au dernier concours blanc du mois de mai.
21 Cette dénomination est à comprendre en référence au niveau débutant pour des étudiants qui n’avaient jamais fait de latin et au niveau confirmé pour des étudiants aptes à suivre un cours de latin en deuxième année d’université.
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