Établir un contrat didactique
p. 231-257
Texte intégral
1Pour rendre l’apprentissage performant et pertinent, il est essentiel d’établir un contrat didactique.
2Ce contrat désigne l’ensemble des comportements de l’enseignant que l’élève attend et réciproquement, en proposant des règles qui délimitent le rôle et la responsabilité de chacun au sein de la relation didactique. Il désigne la stratégie d’enseignement adopté ; même si à chaque nouvelle étape, le contrat est renouvelé et renégocié de façon généralement inaperçue, la notion n’en est pas moins importante. Le contrat didactique, en effet, se manifeste surtout lorsqu’il est transgressé par l’un des partenaires de la relation didactique et plus particulièrement en cas de décrochage des élèves. Une grande partie des difficultés rencontrées est dès lors explicable par des effets de contrat mal posés ou incompris. Lorsqu’un élève parvient à faire la bonne manipulation en transposant une désinence verbale de singulier par l’équivalente au pluriel, il réussit son exercice car il est amené à transposer mécaniquement des connaissances en suivant un mode opératoire que la consigne lui indique. En revanche, lorsqu’il doit reconnaître dans une phrase le verbe en identifiant la même désinence verbale, il gère un processus cognitif d’une autre nature. Dans le premier cas, les verbes spécifiquement identifiés sont comme des objets géométriques concrets sur lesquels on peut exercer une action directe, clairement compris comme les signifiés des termes utilisés pour les désigner. Dans la deuxième situation ou contrat, l’élève doit formuler des hypothèses implicites pour distinguer le verbe dans la phrase, de sorte que la référence à un savoir connu permette de justifier la réponse. Il est important de développer ici les spécificités d’un contrat lié à un champ disciplinaire particulier pour en évaluer les formes ou les modulations et comprendre le rôle que peut jouer l’erreur dans un parcours d’apprentissage.
La spécificité de notre champ disciplinaire
3Pour atteindre notre objectif, notre pédagogie ne doit être ni éparse ni morcelée mais viser au contraire à travailler des combinaisons opératoires multiples et diverses. L’élève qui débute en langues anciennes ressent le besoin d’apprendre comme une nécessité puisqu’il est confronté à un texte dont il ne comprend pas le sens, voire dont il n’arrive pas à déchiffrer les mots. Il est donc important d’entretenir cette curiosité.
Le goût d’apprendre : un plaisir autotélique
4C’est en effet bien de plaisir dont il s’agit ! Notre enseignement est essentiellement gratuit ; il n’est déterminé ni par des enjeux de réussite ni par des risques d’échec ; il n’est jamais déterminant et c’est justement là sa force. Détaché de préoccupations utilitaristes, l’apprentissage d’une langue ancienne ne peut fonctionner que dans l’affirmation d’une finalité intrinsèque.
5Il est important que nos élèves comprennent qu’apprendre c’est aussi réaliser ce que nous portons en nous. C’est en faisant de nos élèves des lecteurs que nous pourrons les aider à changer le regard qu’ils ont sur le monde dans l’instant d’une vraie dévolution.
Dévolution et institutionnalisation
6Le concept de dévolution, tel que Guy Brousseau1 le définit, exprime une sorte d’engagement réciproque et paradoxal entre apprenants et maîtres : le professeur tente de faire comprendre à l’élève ce que celui-ci doit faire pour accéder au savoir, mais en dehors de la forme explicite de consignes ou d’instructions, comme avec un levier pédagogique.
Situations didactiques et situations a-didactiques
7Pour que l’élève s’approprie de façon suffisante et pertinente la situationproblème proposée par le professeur, un texte à traduire par exemple, il doit s’accomplir non pas en menant un travail d’élève, guidé par un maître, mais en élaborant des stratégies heuristiques qu’il met progressivement en place, dont il valide pas à pas l’efficacité et le bien-fondé, préoccupé par la seule résolution du problème posé. C’est là la définition même de la dévolution. Toutefois, si dans le domaine des mathématiques le parcours du « chercheur en herbe » occupé à une démarche expérimentale est aisé à saisir, il peut être plus difficile de concevoir l’atout d’une telle attitude dans notre discipline.
8On a souvent l’habitude en latin ou en grec de concevoir l’exercice de traduction ou de version comme une opération répétitive qui nécessite la mise en place et la succession de mécanismes mentaux repérables et transférables. J’emprunte à Guy Brousseau l’une de ses hypothèses, certes parfois contestée, mais néanmoins intéressante pour les pistes et les investigations qu’elle suggère. Il s’agit de celle de l’existence de situations fondamentales : toute collection de situations caractérisant une même connaissance mathématique possède au moins une situation fondamentale qui les génère toutes par la détermination des valeurs de ses variables. Elle pose l’existence d’une situation génératrice. En conséquence, la recherche des variables didactiques pertinentes pour définir cette situation s’avère particulièrement fructueuse dans la mesure où elle oblige à une analyse épistémologique et didactique approfondie du savoir visé et contraint à l’analyse des divers types d’obstacles que rencontre l’étudiant dans l’apprentissage d’une notion. Sans une fois encore prétendre que de tels axiomes soient complètement applicables d’une discipline à l’autre, il est pertinent de poser l’hypothèse d’un lien entre les situations problématiques – les textes – et les connaissances de façon à générer un contexte d’apprentissage systémique.
9Il est ainsi possible d’envisager l’apprentissage en langues anciennes en deux temps distincts : une première année consacrée à la lecture de textes pour faire découvrir ces « situations fondamentales » et les mettre en lien avec « des savoirs fondamentaux » car fréquentiels, et les années suivantes occupées à faire lire d’autres textes comme variables des premiers. Il me paraît important que chaque expérience de lecture – situation didactique – devienne ainsi le terrain d’exploration d’une notion essentielle, non pas dans l’oubli du sens mais au contraire dans sa quête. Parce que les textes proposés en première année racontent des histoires écrites en une langue qu’il convient à l’élève de s’approprier, chaque moment d’apprentissage établit un lien fort entre la lecture et la notion linguistique pour faire sens et établir un maillage cognitif qui aide à l’assimilation et à la restitution. En cela, les limites en langues anciennes entre situation didactique et situation a-didactique, pour être certes floues, n’en sont pas moins intéressantes.
10Si une résolution de problème en mathématiques gagne à être menée dans une situation a-didactique, cela semble encore plus vrai en langues anciennes et s’impose quasi naturellement. L’élève reconnaît la tâche imposée comme sienne alors qu’il n’est pas à la source du questionnement. Il intériorise une demande qui pourtant au départ lui est étrangère. Si le texte qui lui est donné à lire s’inscrit dans une scénarisation dont il ignore tout, il y a abandon d’une conscience scolaire.
11Il ne faut pourtant pas méconnaître l’importance de ce qui apparaît comme une véritable aporie. D’une part, l’élève ne peut pas apprendre tout seul puisque tout seul il en reste à ses représentations personnelles ; d’autre part, on ne peut ni apprendre ni lire à sa place. Il faut donc que l’élève s’engage dans un processus à la première personne même s’il ignore au départ où cela le mène : la dévolution est en cela efficace si elle permet, à travers un temps a-didactique, de mettre en place une situation didactique d’apprentissage qui assure l’accès à la notion visée selon des critères de pertinence et si en même temps elle est recevable par les élèves selon des critères d’acceptabilité.
Les dispositifs en jeu
12Il est important de considérer le dispositif mis en œuvre par le maître qui veut enseigner une connaissance et en contrôler l’acquisition. Plusieurs données entrent en jeu. Notons tout d’abord le milieu matériel (un texte donné en support, des exercices, un appendice grammatical, une leçon dictée, etc.) mais aussi les règles d’interactions de l’apprenant avec ce dispositif (le déroulement de la leçon). Rappelons que seuls le fonctionnement et le déroulement effectif du dispositif peuvent produire un effet d’enseignement, autrement dit, avoir une efficience. Le cours de langues anciennes n’est pas une machine à « créer de l’enseignable », pour reprendre les termes de Jean-Pierre Astolfi. Les situations problématiques, applications contextuelles de savoirs, sont pourtant bien plus nombreuses et complexes que les connaissances et les savoirs à l’aide desquels on les contrôle : une leçon sur la proposition infinitive n’épuise pas toutes les rencontres possibles ; la mémorisation des paradigmes ne résout pas tous les obstacles posés par le déchiffrement des textes. D’autre part, le nombre des savoirs déborde le temps dont on dispose pour les transmettre, ce qui pose une autre difficulté.
13Les savoirs sont liés à des descriptions de tactiques que l’élève met en pratique : la fréquentation de textes amène l’apprenant à transformer les « leçons » en outils ou en conduites stratégiques. Certes, rien d’innovant à prétendre que c’est en lisant que l’élève devient lecteur ! Cette évidence semble toutefois mise à mal quand on constate le nombre réduit de textes réellement lus au cours d’une année scolaire. Il faut donc multiplier les constructions didactiques élaborées par l’enseignant.
L’ingénierie didactique
14L’ingénierie didactique s’attache à identifier ou à produire les situations dont le contrôle exige la mise en œuvre des connaissances visées. Elle permet aussi de distinguer dans les situations de lecture celles qui permettent la création de la connaissance à acquérir par une adaptation libre et spontanée du sujet et celles dans lesquelles au contraire l’adaptation plus immédiate est impossible.
15Pour ne citer qu’un exemple, l’observation du mot πολέμοιο, dans un vers de L’Iliade oblige au rappel des connaissances déjà mises en place en même temps qu’à leur consolidation ; le repérage d’un génitif archaïque est ici utile pour la mise en place de la traduction du vers, mais il suffit aussi de pointer le mot pour obliger l’élève à tirer profit des expériences de lecture précédentes. Si les lycéens n’ont jamais lu ce terme, ils ont en revanche déjà rencontré cette forme de génitif fréquent chez Homère. Il s’agit surtout ici d’inviter à formuler une connaissance de façon à la rendre moins évanescente. On fournit à l’élève, dans une ingénierie didactique réfléchie, des situations diverses : les unes rendent nécessaire la communication d’une connaissance spécifique choisie à l’avance – ici le génitif archaïque – dans des conditions de restitution et de communication ; les autres exigent l’adaptation du savoir ou même la création d’un nouveau savoir. On retrouve là les schémas de l’action et de la formulation dans des processus de correction empirique ou culturelle propres à assurer la pertinence, l’adéquation, l’adaptation ou la conformité des connaissances mobilisées. En effet, ce n’est que parce que l’élève s’est d’abord confronté à l’exercice de la lecture qu’il en vient nécessairement à un moment de formulation. L’action, la formulation, puis la validation culturelle et l’institutionnalisation semblent constituer, en langues anciennes aussi, un ordre raisonnable pour la construction des savoirs. L’exploration empirique s’inscrit dans une dynamique qui amène à une verbalisation tout aussi nécessaire. Concrètement, l’élève est amené à observer des situations problématiques, à construire des hypothèses à partir des savoirs déjà acquis avant de concevoir la notion nouvelle. Les questions posées, systématiquement, brassent des savoirs déjà acquis pour mener vers des connaissances nouvelles à construire, dans le choix d’une démarche d’investigation affichée.
L’étape de l’institutionnalisation
16J’ai tout d’abord cru que le travail participatif et l’investissement personnel de chaque élève en salle informatique pouvaient amener à une construction des savoirs suffisamment efficace. Force est de constater que cela n’est pas si simple.
17Il est important de bien comprendre l’intérêt de ce temps pédagogique collectif pour ne pas ruiner les efforts antérieurs entrepris par chaque élève singulier. Il n’est pas vrai que les notions découvertes lors d’un apprentissage en langues anciennes renvoient à une sorte d’épistémologie naturelle ou spontanée qu’il suffirait en quelque sorte de faire émerger pour la rendre définitivement familière à l’élève. Il ne suffit donc pas d’amener l’apprenant à une prise en compte d’un fait de langue au cours d’un exercice de lecture : il faut aller jusqu’à une formulation conceptualisée. C’est faire là une distinction nouvelle.
18J’ai jusqu’à présent employé de façon équivalente les termes « connaissance » et « savoir » et parlé communément de construction des savoirs ou d’acquisition des connaissances. Il me semble pourtant important d’établir à ce point de ma démonstration une différence dont l’acuité est particulière en langues anciennes. Il est en effet fréquent de rencontrer des élèves capables de comprendre le sens d’un texte sans pouvoir néanmoins en donner une analyse grammaticale précise et juste, tout comme à l’inverse, d’autres peuvent posséder avec une certaine aisance des savoirs théoriques sans manifester la moindre compétence de traduction. J’ai déjà eu l’occasion de préciser que la version, exercice finalisé, requiert des aptitudes qui supposent une maîtrise de la langue-source et de la langue-cible, élément qui explique certes ce deuxième échec. Il en est un autre. Le fonctionnement des connaissances est différent de celui des savoirs : ces derniers sont les moyens sociaux et culturels d’identification, organisation, validation et emploi des connaissances, exprimés dans un métalangage conventionnel et admis par une communauté d’experts. De même que la situation fondamentale d’apprentissage du comptage, par exemple, doit pouvoir être transmise à un enfant qui ne sait pas compter en le rendant capable de la résoudre sans l’intervention didactique de son professeur, de même faut-il que le cours de langues anciennes soit un espace où se transmettent des savoirs que l’élève assimile pour les mobiliser de façon active et rapide en situation individuelle de lecture.
19Il est important de préciser que tout savoir, déjà conceptualisé, doit encore être reconnu pour être instrumentalisé. En d’autres termes, un élève peut observer, repérer des désinences de génitif ; il peut comprendre la notion casuelle que représente le génitif mais il doit aussi en quelque sorte dépasser ce savoir théorique pour mobiliser dans l’immédiateté de sa lecture ce qui lui permet de faire rapidement sens. Certains professeurs transmettent ainsi à leurs élèves le conseil empirique de traduire systématiquement en ajoutant le mot « de » chaque fois qu’ils rencontrent un génitif. C’est là la manifestation de la difficulté même de notre enseignement : nous devons transmettre des savoirs qui sont la phase institutionnalisée de connaissances éparses, mais ces savoirs sont vains s’ils ne font pas de nos élèves des lecteurs. Il nous faut alors constamment produire des situations didactiques qui permettent d’acquérir des compétences transposables dans des situations a-didactiques.
20Habituellement, les professeurs de lettres classiques présentent les savoirs qu’ils veulent enseigner comme des réponses à des questions dans le souci d’éviter le dogmatisme. Ils se focalisent néanmoins toujours sur l’enseignement des réponses, les questions n’étant là que pour les introduire et les justifier. À l’interrogation d’un élève qui ne parvient pas à reconnaître la désinence verbale-ουσι dans le verbe τιμῶσι, le professeur proposera en « réponse » une leçon sur les verbes contractes. Mais ces « réponses » sont rarement des relations ou des assertions propres à garder un sens dans tout contexte, ce sont surtout des procédures dont les questions introductives sont étroitement assujetties à accompagner l’acquisition progressive programmée. Détachés de leur contexte, ces algorithmes deviennent des réponses acquises pour des questions à venir à propos desquelles la clairvoyance n’est pas totale. On évoquait précédemment la confusion entre la technique qui consiste à instruire le recours à la préposition « de » pour traduire un génitif et le vrai savoir transmis. Prendre une technique censée être utile pour résoudre un problème comme objet d’étude et perdre de vue le vrai savoir à développer, c’est là moins une déviance du contrat didactique que la perception inaboutie de l’institutionnalisation.
21Ce moment de transmission des savoirs est en effet largement complexe. Si les savoirs ou les algorithmes à mettre en place ne viennent pas assez vite soulager les modèles implicites et les connaissances déjà acquises, par conversion ou transmission, la recherche personnelle menée en classe s’essouffle et court à l’échec : laisser les élèves devant un texte dont ils ont épuisé le peu de sens accessible ne sert à rien ; il faut bien leur permettre d’accéder à de nouvelles connaissances pour étendre le champ des quêtes possibles. Mais si au contraire ces nouveaux savoirs viennent trop vite ou trop tôt, la compréhension risque de n’avoir pas eu le temps de faire naître le questionnement et donc d’en légitimer l’acquisition ou la pertinence ou d’en assurer la manipulation. C’est le respect même de cette dimension temporelle qui me paraît essentielle : une mise à distance réflexive est introduite afin de permettre le passage de l’exécution d’algorithmes à l’examen d’une situation et à la considération d’hypothèses. On ne peut pas rassurer l’élève par l’énoncé non ambigu d’opérations qui lui permettent de donner la réponse à un problème car la traduction est d’abord affaire d’hypothèses et de choix. Il importe donc de transmettre des savoirs envisagés comme des puits de possibles et non comme des réponses données unilatéralement.
Le sens des connaissances
22Ce choix des modulations d’enseignement n’a d’autre justification que de donner un sens aux connaissances et donc de rendre les savoirs utiles. Le sens d’une connaissance est formé diversement : il se compose des modèles implicites qui lui sont associés et des traces des situations d’action qui les contextualisent. La connaissance du comparatif en grec est ainsi marquée des contextes de lectures rencontrées, mais aussi des représentations antérieures ou surajoutées que cette notion prend dans la langue maternelle de l’élève, autant que des formulations métalinguistiques qui l’entourent ou des formalisations à l’aide desquelles l’élève peut la manipuler en grec (suffixe-τερος) ou en français (adverbe « plus »). Je donne ici un exemple de fiche grammaticale qui rend compte de la multiplicité des recouvrements qu’un savoir peut prendre pour un élève, même en début d’apprentissage.
Le comparatif
– Adjectif (variable) ; adverbe (invariable).
– 3 nuances : supériorité (plus)/infériorité (moins)/égalité (aussi).
Il peut se retrouver seul ou être complété (complément du comparatif : ἦ//que) : τερος
(-οτερος// ωτερος).
Le comparatif sert à comparer (cf. -er ou more en anglais pour dire plus).
Thibaud
23Cette « fiche grammaticale » élaborée en cours de parcours témoigne d’un rapport au savoir, certes institutionnalisé mais réinvesti dans une procédure active et personnelle. Elle est aussi la manifestation d’un recul pris par rapport à la leçon menée à un moment de l’apprentissage : Thibaud a brièvement décrit des « temps de cours », en donnant en quelque sorte un statut aux événements vécus dans la classe, en assumant et en identifiant l’objet d’enseignement par rapport à des représentations culturelles autres (références au français et à l’anglais) de façon à le rendre plus aisément utilisable. Il y a, dans ce travail, une traçabilité de transmission officielle d’un savoir (la précision du suffixe, la référence à la double formation, etc.) autant que la mise en avant de la création du sens par l’élève. Il faut inciter ainsi un processus qui permette de retrouver les savoirs en dehors d’une situation didactique, c’est-à-dire sans les interventions éclairantes ou suggestives du professeur ou les contraintes formelles d’un exercice logique. Il n’en demeure pas moins la difficulté suivante : peut-on affirmer que l’acquisition d’un savoir est validée par la réussite d’un ensemble d’exercices ?
24On a l’habitude de constater en didactique trois modularités distinctes. La première est le contrat d’imitation : il consiste par la reproduction formelle à faire effectuer une tâche dont la réalisation est la preuve de l’acquisition. On note ensuite le contrat d’ostension, qui pose un objet à voir et attend que les élèves par une induction radicale en viennent à transposer ailleurs les applications repérées. Vient enfin le contrat de conditionnement, par lequel les élèves, au cours d’exercices répétitifs, acquièrent des automatismes. Les pratiques menées en langues anciennes révèlent l’emprunt à ces trois tendances qui, sans être fondamentalement inutiles, sont inefficaces dans les conditions actuelles d’enseignement, quand elles ne justifient pas clairement ce qui est à apprendre. Si l’apprentissage par conditionnement est dénué de toute part réflexive, il se révèle voué à l’échec ; inversement, la fréquentation répétée de mêmes circonstances expérimentales, sans aller jusqu’aux travers du psittacisme, a un certain intérêt même si elle n’est pas associée à une participation réfléchie. Il me paraît difficile, en conséquence, d’envisager une modélisation des situations d’enseignement en langues anciennes en raison même de la spécificité du contenu d’apprentissage. Il est préférable d’engager des procédures diverses et variées. Parce que l’objectif est d’amener les élèves à devenir lecteurs et à y trouver un plaisir, en dehors de toute situation proprement didactique, et parce qu’à l’inverse le vecteur linguistique est une somme de savoirs à acquérir in extenso, les langues anciennes se retrouvent ici face à un oxymore qui exige un temps d’apprentissage que la plupart des élèves n’ont pas… Il me semble donc tout particulièrement nécessaire de privilégier toutes les démarches qui placent en priorité, dans un va-et-vient permanent, acquisition institutionnelle et reformulation individuelle, de façon à faire du savoir un instrument heuristique plus efficace.
25C’est le contact avec la matière qui crée en langues anciennes l’enseignable, non le discours métalinguistique qui au contraire nous en éloigne. Le savoir en latin ou en grec, au lycée comme au collège, est d’abord un outil pour interroger le monde, surprendre et piquer la curiosité : notre discipline est celle qui indiscipline… Cette perspective, inscrite dans le contrat didactique qui allie les partenaires autour de cette transmission du savoir, pose la question du rôle dévolu à l’erreur.
Le rôle pédagogique de l’erreur
26Il est impossible d’évoquer l’espace didactique des langues anciennes sans mentionner la question des erreurs et des fautes. Traditionnellement, et la tradition encore une fois est tenace, les professeurs de lettres classiques évaluent le succès ou l’échec de leurs élèves en leur donnant des tâches, en comptant selon un barème qui distingue, dans une hiérarchie établie et instituée, les erreurs déclinées en maladresses, faux sens, contresens, non-sens ou barbarismes… Or la prise en compte de l’erreur est moins une étape de l’évaluation que celle de l’apprentissage et, en cela même, elle s’apparente au contrat didactique.
L’évaluation en langues anciennes : un contexte spécifique
27Les langues anciennes affichent une spécificité disciplinaire. Tantôt considérées comme des écarts de langue face à une langue cible ou des ignorances qui relèvent de la langue-source, les fautes relèvent d’un système linguistique ou d’un autre selon une hiérarchisation disséquée. Si pendant longtemps, l’erreur vue d’abord comme une faiblesse à corriger a été écartée de l’apprentissage, elle est en didactique depuis les années soixante considérée au contraire comme un repère pédagogique. Il me paraît important de lui reconnaître aussi une valeur en langues anciennes. Cela implique une première distinction terminologique entre erreur et faute.
28Du latin errare, l’erreur désigne l’acte de l’esprit qui tient pour vrai ce qui est faux et inversement, selon la définition proposée par le dictionnaire Le Robert. Elle est surtout définie comme un écart par rapport à la représentation d’un fonctionnement normé. Si les langues anciennes se rapprochent des langues étrangères en tant qu’apprentissage linguistique, elles considèrent ipso facto les erreurs comme une méconnaissance de la règle de fonctionnement propre à une langue donnée. L’élève qui apprend le français commet une erreur en écrivant au pluriel le mot « *chevals », comme celui qui apprenant le grec écrit « *ταῖς ἀγάθαις κόρησι ». Le diagnostic n’est pourtant pas si simple. En effet, en didactique, si l’on s’entend pour voir dans la faute – du latin fallere – une erreur de type lapsus, due à l’inattention, que l’apprenant peut corriger puisque le mécanisme est maîtrisé2, il est aisé de constater que les langues anciennes révèlent une perspective très particulière, par rapport aux langues vivantes par exemple, par le fait même que la pratique ne concerne que l’écrit et que la communication orale est par définition artificielle, extrêmement réduite, voire impossible. Or, en situation de production écrite, il est généralement reconnu que l’évaluateur a tendance à sanctionner énormément les fautes d’ordre morphosyntaxique qui sont au contraire plus légèrement évaluées dans une situation de communication orale. Il s’ensuit donc en latin comme en grec une surévaluation mimétique des langues anciennes par rapport à d’autres disciplines linguistiques, et une prise en considération surdimensionnée de l’erreur dans notre enseignement, d’autant plus fâcheusement que l’évaluation formative est peu utilisée comme outil de remédiation.
29J’ai déjà précisé que toute acquisition suppose une part de conceptualisation et de systématisation pour amener à une appropriation. Il est important de comprendre à quelle étape du processus d’apprentissage l’erreur apparaît pour comprendre ce qu’elle révèle. Christine Tagliante établit en didactique des langues étrangères des typologies d’erreurs dont l’intitulé a le mérite de mieux faire apparaître la spécificité des langues mortes : ce sont les « erreurs de type linguistique, phonétique, socioculturel, discursif et stratégique3 ». Si nos collègues s’accordent sur la classification de ces erreurs en niveau pragmatique (NP) ou niveau linguistique (NL), et si nous pouvons distinguer les erreurs de nos élèves en « erreurs de formes » ou en « erreurs de contenu », il n’est pas pour autant satisfaisant de nous contenter de telles dissociations car l’erreur en langues anciennes est bien spécifique.
30Chacun sait combien il est difficile d’évaluer un apprentissage en cours de formation d’autant qu’il est apparu depuis quelques années que le transfert de la langue première à la langue cible pouvait aussi être une cause importante de production d’erreurs. C’est ainsi que la compréhension d’un texte écrit en latin ou grec peut être satisfaisante mais sa restitution, à l’intérieur d’un exercice de traduction ou de version, être fautive autant à cause d’un transfert inapproprié des savoirs (méconnaissance d’un parfait latin, ignorance d’un participe grec) qu’à cause d’une maîtrise insuffisante de la langue maternelle.
31Le professeur, médiateur dans l’apprentissage, doit apprendre à maîtriser ou corriger l’erreur. Il est tout d’abord essentiel de préciser à l’élève que celle-ci est un processus naturel et normal, inévitable dans l’apprentissage. Au lieu de la sanctionner ou de la considérer avec une bienveillance tout aussi méprisante, il est plus efficace de la placer au centre de la démarche pédagogique et d’en approcher le caractère largement instructif. L’erreur est en effet un indice de la représentation de l’apprenant, de son parcours et de son cheminement. L’élève, auquel on demande de préciser le cas du mot seruorum dans une phrase qu’il a comprise, qui répond « accusatif », puis bafouille en disant qu’il s’est trompé de ligne dans la déclinaison est moins à blâmer qu’à accompagner : ses hésitations et ses confusions témoignent en effet surtout d’une appropriation insuffisante du système de la flexion plus que de celle de la deuxième déclinaison. Mais l’erreur est d’autre part à prendre au sérieux puisqu’elle peut générer une peur handicapante dans la démarche d’apprentissage, naturelle elle est au contraire la preuve d’un développement en évolution.
32Ceci est encore plus vrai en cours d’apprentissage d’une langue morte : sans la médiation possible de la perspective réellement communicative, l’élève ne peut mettre en place cette interlangue qu’à travers la médiation de sa langue maternelle dans un processus de production presque entièrement dévolue à l’écrit. Il s’agit donc d’apprendre à composer avec l’erreur pour en faire un instrument d’apprentissage utile à l’acquisition de la langue ancienne comme à la maîtrise de la langue maternelle. Outil réflexif, l’erreur est l’émergence d’un questionnement sur le langage. Dans la quête du sens, l’erreur peut jouer un rôle.
L’embarras du non-sens
33Il est important, si l’on veut mieux comprendre l’origine des erreurs, de réfléchir à ce que sont le sens et le non-sens en langues anciennes. Quel est, en effet, le référentiel ? En mathématiques, on adopte celui du vrai et du faux, posant par là même un décalage énorme dans lequel s’engouffrent des cohortes d’élèves puisque l’énoncé d’une erreur peut néanmoins avoir du sens dans la mesure où le message transcrit est écrit en français correct… Il est évident pour un professeur de langues anciennes que l’énoncé d’une phrase, qui repose sur une erreur d’analyse, est inexact puisque l’analyse initiale qui a abouti à une telle traduction était erronée et donc illogique. Cette évidence est telle que l’enseignant ne parvient que difficilement à reconstruire le cheminement, souvent pourtant logique lui aussi, qui a mené à de telles erreurs. Or, qu’est-ce qu’un non-sens en latin ou en grec sinon l’effort de production d’un sens là où il n’y en a pas ? Comment peut-on expliquer qu’un élève, intelligent, en vienne à écrire une phrase française qui apparaît, à lui aussi d’ailleurs, comme un non-sens total ? Ces exemples dont nous avons tous fait l’expérience, peuvent être expliqués certes différemment : fantaisie, jeu, paresse d’esprit, délire imaginatif, peur de ne rien écrire du tout, etc. Le non-sens paraît surtout faire partie de l’espace de travail : les mots renvoient moins à une réalité sensible ou intelligible qu’à un code dont le fonctionnement mystérieux autorise ou exclut des lois combinatoires secrètes comprises par les seuls initiés. Deux explications différentes peuvent être avancées.
34Donner à des lycéens un texte à traduire, c’est leur donner un sens à trouver ; c’est donc affirmer implicitement que ce texte a un sens et c’est leur donner comme objectif d’en favoriser l’émergence en mobilisant au cours de cette quête les savoirs et le savoir-faire acquis ou travaillés en amont. C’est donc installer une mécanique complexe de combinaisons mentales additionnées dont la mise en place peut générer à divers moments des hypothèses et des choix multiples. L’inexactitude peut surgir à plusieurs moments et mener à des cheminements curieux : de deux erreurs superposées peut même surgir une vérité ! Le résultat compte donc finalement moins que le parcours qui l’a permis, le résultat moins que le processus de résolution. Or, nous nous apercevons que si les élèves et leur maître semblent parler la même langue, ce n’est finalement qu’un leurre puisqu’ils ne donnent pas aux mêmes mots les mêmes sens. Si, pour le professeur, le non-sens est son impossibilité à être, pour l’élève le non-sens est l’impossibilité à être autrement, garanti en cela par un raisonnement qui lui paraît tout à fait logique… L’énoncé qui n’a pas de sens, en latin ou en grec, a donc plusieurs sources4 :
On peut tout d’abord constater la négation du sens. Ainsi, l’élève qui dira que la désinence as dans tempestas est celle d’un accusatif pluriel tiendra un propos inexact mais sensé, celui qui précisera que tempestas n’est pas un accusatif pluriel affirmera un propos sensé et exact ; celui qui prétendra que tempestas est un accusatif pluriel sera dans le non-sens car le mot ne peut être à l’accusatif pluriel.
On peut aussi lire la combinaison malheureuse de « pas-de-sens préalables ».
35Alors que les élèves peuvent instinctivement traduire correctement une phrase, la traduction finalement juste peut reposer sur une combinaison d’erreurs accumulées et justifiées par des règles ou incomplètes ou inexactes. On assiste alors à la fabrication de « monstres » : un ablatif absolu à l’accusatif, un participe passif en -ων, un génitif latin en -o, un nominatif singulier en -ibus, etc. Or on se rend bien compte ici que cette réduction schématique des processus qui aboutissent au non-sens, c’est-à-dire à l’énonciation patente et admise d’une réalité qui n’est pas, met en exergue le deuxième cas : la négation du sens est l’effet d’une addition plus ou moins multipliée de « pas-de-sens » qui sont autant de termes transitifs cachés. Notre discipline paraît complexe dans la mesure où elle pose le sens comme ce qui couvre les catégories du vrai et du faux dans une écriture codifiée, admise de façon consensuelle, mais aussi ce qui renvoie aux termes d’une réalité historique, humaine, philosophique, également admise de façon consensuelle. Il est étonnant de voir combien la force de notre apprentissage grammatical occulte le second pour donner crédit au premier quitte à écrire ce qui nous paraîtrait faux dans un espace autre que celui du cours de latin ou de grec. Si les élèves aboutissent au non-sens, c’est aussi parfois parce que les textes que nous leur proposons n’ont pas de sens pour eux : par exemple trop courts, ils sont comme « troués » et ces béances sont en quelque sorte comblées par des approximations ou des accumulations d’erreurs, d’autant plus légitimement admises que nous habituons aisément nos élèves à vivre avec le non-sens…
36Ne demandons-nous pas nous aussi à nos élèves l’âge du capitaine5 ? Le cours doit demeurer un espace où se produit le sens. Nous ne pourrons pas exiger de nos élèves la production d’un écrit sensé si nous ne plaçons pas dans notre enseignement cette quête du sens comme initiale. Les cours de langues anciennes abondent encore trop de manipulations morphologiques que les élèves effectuent docilement voire, pire peut-être, en y prenant goût, en associant les déclinaisons qui multiplient les sottises ou les aberrations : on demande à un élève de quatrième de décliner « l’esclave libre », « le laurier blanc », vir Romulus au singulier mais aussi au pluriel, on met au vocatif des mots qu’aucun Romain n’a jamais considéré suffisamment dignes d’être apostrophés… On demande ailleurs de traduire en latin la phrase suivante : « La guerre détruit les lauriers et les platanes6. » Nous voyons dans ces exemples autant de petites graines, certes sans gravité apparente, mais dont la germination lente et assurée habitue sans équivoque nos élèves au fait que les mots alignés ne renvoient ni à une réalité ni à une idée mais sont objets de jonglerie dont l’assemblage peut être selon les moments occasions de rires ou de terreur ! S’il n’est pas question de nier l’efficacité des exercices qui consistent à favoriser une « gymnastique intellectuelle », il n’est pas question pour autant de faire entrer dans l’espace de la classe de latin ou de grec les ombres dangereuses du non-sens ou d’habituer à la fréquentation parallèle du sens et du non-sens. Il y a un risque trop grand et encore aggravé par les sœurs implacables que sont l’incohérence ou la confusion, moins facilement débusquées car plus souvent anéanties ou pondérées dans des moyennes qui les cachent et les rendent plus redoutables.
Le paradoxe de l’idée de confusion
37La confusion naît tout d’abord de l’approximation et s’y enracine profondément. L’incohérence est aussi un danger à traquer. L’élève est souvent largement dans l’erreur quand il semble procéder de façon aléatoire comme le montre la copie de Noémie.
Indiquez si les mots soulignés sont au singulier ou au pluriel :
Et ad expellendos nuptiarum petitores quaestiones proponebat dicens : « Quicumque vestrum quaestionis meae propositae solutionem invenerit, accipiet filiam meam in matrimonium, qui autem non invenerit, decollabitur. » Et si quis forte prudentia litterarum quaestionis solutionem invenisset, quasi nihil dixisset, decollabatur et caput eius super portae fastigium suspendebatur . Atqui plurimi undique reges, undique patriae principes propter incredibilem puellae speciem contempta morte properabant.
Nuptiarum : pluriel
Quaestionis : singulier
Litterarum : singulier
Plurimi reges : pluriel
Principes : singulier
38Cet exemple illustre la difficulté même à comptabiliser l’erreur dans un barème qui ne prend en compte que le référentiel de l’exactitude. Sur les cinq réponses attendues, trois sont justes et peuvent donc accorder un bénéfice positif en termes de points. Les deux autres réponses témoignent néanmoins d’un processus cognitif tout particulièrement incohérent et confus qui montre que les concepts ont été mal assimilés. Nous n’aidons pas Noémie quand la somme des erreurs pondérée par la somme des réponses justes, exacte contradiction des premières, équivaut à une note moyenne, comme le montre cette autre copie.
Mettez au passif les verbes suivants sans modifier le temps ou la personne : 10/20 | |
Amabat | Amabatur |
Legebant | Legebitur faux |
Dicit | Dicutur faux |
Dicunt | Dicuntur |
Monent | Monentur |
Monebat | Monebitur faux |
39Cette élève a obtenu la moitié des points puisque la moitié des verbes était juste ; or l’observation des erreurs montre que rien n’est réellement compris et que seule l’approximation ou le souvenir de formes déjà croisées ont fait office de réflexion. Amabat donne correctement amabatur mais monebat aboutit à monebitur quand legebant donne *legebitur… Quel enseignement l’élève peut-elle tirer de ses erreurs si elles sont niées au moment où elles émergent ?
40La confusion est aussi une production du « pas-de-sens ». Nous sommes souvent face à des élèves qui, désemparés, vont chercher refuge dans la croyance magique en guise de pensée. Les réponses qu’ils donnent n’obéissent plus à la quête du sens en tant que tel, mais à des pulsions de sens où triomphe la logique du magique qui se manifeste dans les réponses aléatoires, folles ou insensées, selon ce que Stella Baruk nomme « le principe de cohérence ». Les élèves ont le souci évident de résoudre le problème soumis mais ils sont face à des notions qui, parce qu’elles ne sont pas acquises ou mal acquises, ne peuvent constituer des outils de résolution et aider à des combinatoires logiques. Les mots s’enchaînent alors, en guise de réponse, comme les « connaissances » se succèdent en guise de raisonnement, adhérant les unes aux autres dans une congruescence aléatoire et fantaisiste. Il n’est pas pour autant vrai que ces réponses, si désordonnées soient-elles, n’obéissent à aucune logique. Elles émergent au fil de ce principe d’adhérence, qui suppose des associations à défaut de logique et admet des enchaînements ou des déductions. L’erreur est alors non seulement possible mais surtout inévitable. Les erreurs faites en classe doivent être alors objet d’attention car elles révèlent souvent un vide conceptuel.
Le vide conceptuel
41De même que penser ne se fait qu’au travers d’un discours apte à traduire un raisonnement, de même traduire ne peut s’envisager qu’au travers d’un discours qui met en d’autres mots le même penser vrai. Nous sommes toujours dans le mode du langage, c’est-à-dire dans celui de l’entendement et non dans celui d’un métadiscours.
42Il y a donc un vrai danger à encourager un élève à simuler le sens, ce qu’il pratique quand il récite des déclinaisons. Or cet exercice est par définition même le règne du « pas-de-sens » pour un élève en cours d’apprentissage, qui n’a plus pour seul recours possible qu’à simuler du sens en transférant des signifiants pour donner l’illusion d’un mouvement de pensée : rosa, rosa, rosam, génitif rosae … Illusion de sens largement préjudiciable puisque cette mémorisation, comme celle d’une définition en mathématiques, repose sur le vide du signifiant, sans aucune connexion, ni accroche à une réalité quelconque. De là à dire *rosos ou * rosais … Le sens est approximatif car simulé au lieu d’être conceptualisé. On assiste nécessairement à des manipulations répétitives au cours desquelles l’élève manifeste des stratégies de réussite qui pour être rassurantes n’en sont pas moins vaines : il cache le vide sans le combler. On peut faire décliner tous les mots féminins en a ou en η, on ne donnera pas davantage de sens au mot accusatif, on laissera l’élève aussi démuni, seulement capable de faire adhérer conjointement des bribes de sens de façon le plus souvent désordonnée et aléatoire.
43Plus grave aussi, on minimise cette inappropriation en pondérant son importance. Nous anéantissons parfois l’erreur même en élaborant des stratégies d’évitement ou de détournement : l’exercice de version, souvent règne ou miroir du non-sens, est précédé ou accompagné d’un exercice où l’élève n’a qu’à « réciter par cœur » pour gagner des points qui, additionnés, à l’autre note rendent l’ensemble plus acceptable… Il me semble nécessaire de pointer là un défaut dont les conséquences, au lieu de servir notre discipline, sont très certainement causes aussi de sa désaffection.
44Il faut cesser de se méprendre et d’enraciner dans la tête de l’élève qu’il suffit d’apprendre sans comprendre, que l’un compense l’autre, ou pire équivaut à l’autre. Si nous n’éduquons pas nos élèves à l’exercice de l’intelligence, nous capitulons et nous cautionnons le vide. En cela, les exercices qu’un barème favorable rend équivalents sont éminemment dangereux : ils participent et à la confusion et au désintérêt. L’évaluation doit être pensée dans le mouvement d’un apprentissage construit sans le recours indigent à des bouées de secours. L’erreur n’est ni rassurante ni négociable. L’évaluation n’est jamais une compromission. Le professeur doit être à l’écoute pour débusquer le « pas-de-sens », secrètement tapi, source prochaine de non-sens garanti. Que répond-on en effet à un élève qui décline un verbe comme à celui qui conjugue un nom ? Le plus souvent on le reprend, en l’invitant à employer le mot juste ; consciencieux, il se souviendra que l’on doit dire « décliner un nom » et « conjuguer un verbe », mais qu’aura-t-il compris de plus ou de mieux au système de flexion d’un nom ou à celui de la conjugaison à un mode personnel ? Quel est le monstre de non-sens qui continue à se cacher, tenu pour un temps derrière les barreaux dressés par le professeur ? Quand un autre élève répond « datif » quand on lui demande la fonction du nom domini dans la phrase à traduire, quelle réponse lui fait-on ? Il est patent que nous cherchons souvent à enfouir l’erreur par peur de la faire surgir ! Il ne faut pas croire non plus que le « ciment du par cœur7 » va forcément consolider ce qui ne tient pas par manque de sens et qu’il suffit de faire recopier cinq fois la déclinaison de ὁ κόραξ pour faire comprendre le mécanisme de la flexion ou pour en faire ressentir l’usage. Un élève peut en effet très bien réciter une suite de mots ou associer une suite de syllabes dont il ne connaît ni la signification ni la finalité. La contradiction ou l’incohérence dans la copie d’un élève sont les symptômes d’un manque de sens qui sont les signes à reconnaître pour corriger un malaise profond niché dans le « mal-sens ».
45Un professeur de langues anciennes ressemble en cela au professeur de mathématiques : il semble travailler dans une autre langue que celle qui sert à penser, une langue qui ne serait pas celle de la pensée… Or l’intelligibilité de la langue mathématique ou de la langue ancienne n’est possible que si elle est enracinée dans la langue maternelle, véhicule de la pensée. Pour nos élèves, l’origine des erreurs est souvent due à une coexistence belliqueuse des deux langues quand il devrait y avoir interpénétration. Le professeur et sa classe, dans le maniement d’un métadiscours, emploient les mêmes termes sans parler la même langue, c’est-à-dire sans penser la même chose. Dialogue de sourds, compromissions, négociations, bruits et fureurs !
Le règne du sens
46Pour éviter de cultiver le non-sens, la pédagogie doit viser la cohérence explicite des apprentissages. « L’élève-en-difficulté » est surtout la manifestation d’une difficulté de notre pédagogie. La clause initiale à tout contrat didactique en langues anciennes pose la nécessité du sens et de sa quête comme un postulat explicite. Il est important de se souvenir que la vérité passe par l’erreur mais que, contrairement aux idées reçues, on n’a pas forcément droit à l’erreur… On a déjà précisé que les fautes commises en langues anciennes n’ont pas toutes ni les mêmes modalités ni les mêmes répercussions. Il ne faut pas oublier que l’erreur est finalement la normalité même de l’exercice de la pensée et qu’elle parvient à rendre transparent ce qui est opaque. Les erreurs successives peuvent être positives à condition une fois encore qu’elles ne soient pas niées mais au contraire évaluées.
47Ainsi, le vrai et le faux renvoient-ils nécessairement à un savoir. Il est faux de penser que loqui est un génitif singulier mais je ne peux l’affirmer que si je sais que le nom *loquus n’existe pas et qu’il existe en revanche un verbe déponent loquor … Il est faux de lire igitur comme un verbe à la troisième personne du singulier mais il ne m’est possible de considérer cette hypothèse fausse que si je sais qu’il n’en est rien. Il n’est donc possible de discerner le vrai du faux qu’en confrontant des savoirs exclusifs les uns par rapport aux autres. L’erreur, en cela, est constitutive de l’édification du savoir même, comme du savoir-faire ou du savoir-être. En effet, pour l’élève en cours d’apprentissage, le vrai et le non-vrai, parce qu’ils ont le même statut, ne se distinguent pas ; ils ont en quelque sorte la même apparence de vérité, ce qui impose là encore un apprentissage.
Analyser les difficultés d’apprentissage et construire une évaluation
48Si l’on se réfère aux travaux menés par John B. Biggs et Kevin F. Collis8, pères d’une méthodologie connue sous le nom de taxonomie SOLO (Structure of the Observed Learning Outcomes), selon une « hiérarchisation des résultats observés de l’apprentissage », on peut repérer les mêmes phases dans l’apprentissage en langues anciennes.
49Les travaux de la dernière décennie ont en effet montré qu’un cycle d’apprentissage est constitué de phases, qui doivent de surcroît être répétées pour conduire à un véritable degré d’efficience. Ces différents niveaux se manifestent sous des formes différentes dans les copies de nos élèves. Au premier niveau préstructurel, la consigne n’est pas comprise et l’élève fournit une réponse lacunaire. À l’étape suivante, un ou plusieurs aspects de la tâche sont correctement repérés mais on note qu’ils ne contribuent pas encore à son développement ou à sa résolution. Lorsque l’élève évolue dans le niveau multistructuel, plusieurs aspects sont pris en forme mais dans un traitement épars qui rend la tâche impossible à exécuter. Ce n’est que dans la phase relationnelle qu’il y a une compréhension et une exécution de l’ensemble. Le transfert n’est pourtant pas encore garanti : c’est au dernier degré, haut niveau de conceptualisation, que le transfert possible des connaissances et compétences acquises dans d’autres circonstances est assuré, d’autant plus facilement que le processus qui a permis d’arriver au résultat peut faire l’objet d’une analyse métacognitive réflexive propre à rendre la démarche encore plus efficace.
50Cette catégorisation SOLO a ainsi plusieurs mérites : elle met en évidence les phases dont nous sentons intuitivement en pratique la présence sans pour autant en comprendre l’enchaînement et la nécessité. Elle révèle également l’importance de l’actualisation de cycles d’apprentissage : les niveaux U (unistructurel), M (multistructurel) et R (relationnel) constituent en effet un cycle d’apprentissage qui n’est pas en soi suffisant dès lors que l’on travaille à un mode formel ou symbolique d’apprentissage. On envisage alors la nécessité de mettre en place deux cycles d’apprentissage (U + M + R). Cette taxonomie permet enfin de mieux comprendre l’origine des erreurs commises par nos élèves et aide donc à la mise en place d’une véritable remédiation. Si ce discours théorique n’est pas neuf, il n’a pas été à ma connaissance cité pour éclairer la didactique des langues anciennes, bien qu’il ait une résonnance tout particulièrement féconde, comme le montre l’analyse de ce devoir.
51La copie citée en exemple témoigne du travail réalisé par un élève de seconde au mois de décembre de sa première année d’apprentissage en grec. Le texte, extrait d’un roman grec, a été donné à lire sans aucune annotation spécifique mais suivait l’étude d’un autre extrait qui mettait lui aussi en scène une rencontre amoureuse. Les exercices proposés visaient l’évaluation de plusieurs compétences distinctes : la restitution de savoirs (exercice 3) ; la mobilisation de savoirs en contextualisation (exercices 1 et 4) ; la lecture (exercices 5 et 6) ; la traduction (exercice 2).
Exercice 1 : Pour chacun des mots soulignés dans le texte répondez à la question spécifique.
Exercice 2 : Traduisez la phrase suivante : Ὁ μὲν ο. ὖν Χαιρέας οἴκαδε μετὰ τοῦ τραύματος μόλις ἀπῄει. Ἡ δὲ παρθένο. ς τῆς Ἀφροδίτης τοῖς ποσὶ προσέπεσε.
Exercice 3 : Traduisez et déclinez les mots suivants : ἡ ἐορτή, ῆς ; ὁ πόλεμος, ου ; τὸ πρόσωπον, ου ; τὸ τραῦμα, ατος.
Exercice 4 : Indiquez pour chacun des verbes suivants le nombre et la personne (προήγαγεν ; ἐπήνθει ; ἀντέδωκαν ; ἀπῄει ).
Exercice 5 : Relevez plusieurs comparaisons et justifiez leur importance dans le texte.
Exercice 6 : Comment la rencontre amoureuse est-elle évoquée ? Quelle expression dans le texte grec vous semble le mieux l’évoquer ? Pourquoi ?
Ἀφροδίτης ἑορτὴ δημοτελής, καὶ πᾶσαι σχεδὸν αἱ γυναῖκες ἀπῆλθον εἰς τὸν νεών. Tέως δὲ μὴ προϊοῦσαν τὴν Καλλιρό. ην προήγαγεν ἡ μήτηρ, τοῦ πατρὸς κελεύσαντος προσκυνῆσαι τὴν θεόν. Τότε δὲ Χαιρέας ἀπὸ τῶν γ. υμνασίων ἐβάδιζ. εν οἴκαδε στίλβων ὥσπερ ἀστήρ · ἐπήνθει γὰρ αὐτοῦ τῷ λαμπρῷ τοῦ προσώπου τὸ ἐρύθηματης παλαίστρας ὥσπερ ἀργύρῳ χρυσός. Ἐκ τύχης οὖν περί τινα καμπὴν στενοτέραν συναντῶντες περιέπεσον ἀλλήλοις, τοῦ θεοῦ πολιτευσαμένου τήνδε τὴν συνοδίαν ἵνα ἑκάτερος τῷ ἑτέρῳ ὀφθῇ. Ταχέως οὖν πάθος ἐρωτικὸν ἀντέδωκαν ἀλλήλοις […], τοῦ κάλλους τῇ εὐγενείᾳ συνελθόντος. Ὁ μὲν ο. ὖν Χαιρέας οἴκαδε μετὰ τοῦ τραύματος μόλις ἀπῄει, καὶ ὥσπερ τις ἀριστεὺς ἐν πολέμῳ τρωθεὶς καιρίαν, καὶ καταπεσεῖν μὲν αἰδούμενος, στῆναι δὲ μὴ δυνάμενος. Ἡ δὲ παρθένο. ς τῆς Ἀφροδίτης τοῖς ποσὶ προσέπεσε καὶ καταφιλοῦσα, « σύ μοι, δέ. σποινα » εἶπε, « δὸς ἄνδρα τοῦτον ὃν ἔδειξ. ας. » Νὺξ ἐπῆλθεν ἀμφοτέροις δεινή · τὸ γὰρ πῦρ ἐξεκαίετο.
52Voici les travaux d’un élève, Gilles :
Exercice 1 | Exercice 2 |
Exercice 3 | |
Exercice 4 | |
Exercice 5 | |
Exercice 6 |
53Ce travail révèle plusieurs erreurs qui doivent être interprétées différemment et invite à comprendre un parcours d’apprentissage chaotique. Si aucune question n’est complètement occultée, il apparaît clairement, au vu du développement des réponses fournies dans les deux derniers exercices, que l’élève n’a pas atteint le niveau relationnel et éprouve même de sérieuses difficultés à confronter des savoirs, pourtant plus ou moins acquis, ou à les mettre en relation les uns avec les autres pour produire du sens et en tirer une finalité. C’est la même gêne qui est aussi manifeste dans l’exercice de traduction : Gilles aligne des mots plus qu’il ne transcrit une idée, ce qui peut expliquer la lourdeur d’une phrase que le même élève ne reproduirait pas s’il effectuait une production écrite dans un autre cadre. Les savoirs morphologiques sont en place mais de façon encore plus quantitative que qualitative et très partiellement multistructurelle. Le questionnaire initial est globalement réussi mais la justesse des réponses montre pourtant une difficulté récurrente à combiner des savoirs encore épars : l’analyse des deux prépositions ἀπό et ἐκ ne donne pas lieu à une exactitude alors que les déclinaisons dans l’exercice 3 présentent pourtant des formes justes au génitif. Ce même troisième exercice montre également des confusions qu’il est important de repérer pour comprendre à quelle phase d’apprentissage cet élève se situe : alors que la déclinaison du premier mot laisse croire que les règles d’accentuation sont en place, une première erreur au datif pluriel laisse un doute confirmé par la suite. Si le mot ἑορτή avait déjà été rencontré et visualisé dans l’intégralité de sa déclinaison casuelle, il n’en était pas de même pour les autres substantifs, et de toute évidence la justesse de l’exercice révèle davantage une bonne mémorisation qu’une bonne compréhension. On peut faire la même remarque pour la déclinaison des deux noms neutres : le transfert n’est pas efficace d’un paradigme à l’autre et la déduction incomplète. La forme donnée dans le texte μετὰ τοῦ τραυμάτος, correctement identifiée comme un génitif, est suivie du datif singulier τῷ τραυμάτι mais le pluriel est faux. L’inattention fait oublier un iota souscrit pour un article. Ces analyses témoignent d’un apprentissage en cours et de la difficulté d’exigence propre à notre discipline : combinatoire de savoirs, elle s’exerce très tôt sur le terrain des transfigurations relationnelles et de l’abstraction. L’exemple suivant, la copie de Julie, révèle, pour le même devoir, une autre phase dans l’appropriation.
Exercice 1 | Exercice 2 |
Exercice 3 | |
Exercice 4 | |
Exercice 5 | |
Exercice 6 |
54Cette élève manifeste une meilleure aisance, surtout visible dans la capacité à mobiliser des savoirs pour les transférer ou les associer. Si de toute évidence Julie est restée sourde aux leçons qui portaient sur les règles d’accentuation, elle a en revanche pris un intérêt réel à lire les textes qui lui ont été proposés pour construire sa propre interprétation qu’elle exprime clairement ; elle a d’autre part élaboré un discours métacognitif qui lui permet, une fois seule, de tirer sens d’éléments nouveaux, ce qu’elle fait plus précisément en retrouvant des comparaisons et en les interprétant. Les savoirs sont mis en place de façon plus cohérente, mais surtout ils sont intégrés dans la dynamique de la quête du sens, ce qui est tout particulièrement visible à l’étape de la traduction. Julie traduit en s’efforçant de mener une analyse rigoureuse mais elle cherche surtout à transposer en français le sens de la phrase quitte à céder à quelque envolée plus lyrique !
55Ces deux exemples montrent la difficulté et la vanité à établir un barème chiffré qui liste les erreurs et comptabilise les exactitudes. Si Gilles écrit correctement τῷ πολέμῳ et τῷ τραύματι, il se « trompe » quand il écrit le datif d’un autre nom, faut-il compter deux « bonnes réponses » pour une « erreur » ? Il me semble plus pertinent de mesurer à quelle phase d’appropriation l’élève se situe de façon à l’aider à dépasser cette étape pour atteindre le degré supérieur. Ces différentes illustrations révèlent aussi toute la complexité pour un élève à maîtriser des connaissances avec une aisance suffisante pour en faire des outils transférables et transposables dans une activité de lecture. De même qu’il est clair, en évaluant la copie de Gilles, que ces savoirs savants surgissent de façon encore trop aléatoire, de même, au contraire, la copie de Julie témoigne de ce que je pourrais appeler un « processus de dépassement » : il n’y a ni incohérence ni confusion dans l’imbrication des connaissances, seulement les preuves d’une aptitude à accroître encore le champ des possibles pour entamer un nouveau cycle d’apprentissage.
L’analyse des capacités
56La méthode que j’ai développée exige un changement dans le point focal des travaux de recherche. Il ne s’agit pas de mener des investigations sur la technologie mais sur l’élève, ses capacités cognitives et ses besoins éducatifs. Il s’agit donc d’identifier précisément pour chaque niveau scolaire et chaque objet d’enseignement, à l’intérieur de notre discipline, ce qui fait obstacle aux apprentissages, en particulier chez les élèves les plus faibles. C’est à partir de cette analyse fine des besoins que l’on pourra examiner, au cas par cas, quand et comment la technologie doit intervenir en tant qu’outil pédagogique. Il faut néanmoins adopter une attitude modeste et réaliste en rappelant que l’ordinateur n’est certainement pas un outil miraculeux, apte à frapper de l’anathème de l’obsolescence les méthodes plus traditionnelles.
57Si j’ai depuis plusieurs années recours systématiquement à l’ordinateur, au temps des évaluations précisément, il est néanmoins important, quand il s’agit d’apprécier des performances de ne pas se tromper dans les critères ! Si l’on sait qu’en général l’image améliore la compréhension d’un texte, on sait aussi qu’elle peut causer des interférences qui en gâtent l’appropriation. Il ne suffit donc pas de multiplier les sources d’informations, mais il faut également réfléchir soigneusement à leur cohérence et à leur complémentarité dans la transmission d’un message complexe. Il est essentiel enfin de tenir compte des règles de présentation qui facilitent la lecture et la compréhension des documents multimédias tels que les ergonomes ont pu commencer à les étudier. Nous devons nous souvenir que le terrain d’études est à cet égard encore neuf et il importe d’être prudent. J’illustrerai ce phénomène par l’exemple de l’usage de l’outil pour l’écriture en grec. La maîtrise d’un clavier spécifique garantit au tout début de l’apprentissage l’appropriation de l’alphabet en consolidant et en facilitant la distinction de signes que les élèves confondent aisément comme les esprits doux et rudes ou les accents oxytons ou barytons. La confusion ne peut plus se cacher sous l’alibi d’une dysgraphie… À l’inverse, un iota souscrit oublié peut être aussi une faute de frappe… Il est par conséquent important d’apprendre à mesurer ce qui relève de l’errance dans l’apprentissage pour accompagner les élèves dans un parcours qui se mesure à ses tâtonnements, à ses heurts comme à ses franchissements. Même si les langues anciennes, au collège aujourd’hui, au lycée demain, peuvent réclamer leur droit à valider certaines compétences du B2i, il n’est pas question d’enfermer l’enseignement du latin ou du grec dans ces tâches afférentes ni de confondre la bévue technique et la confusion conceptuelle.
58Parce qu’un cours est par nature transmission et que le discours de l’enseignant n’a de sens que dans la réception, une théorie de l’apprentissage ne peut ignorer la dimension interactionnelle toujours vraie dans l’acte d’apprendre. Ceci est d’autant plus juste que la didactique n’est jamais dissociable d’un univers qui lui est en quelque sorte extérieur, composé de multiples variables contingentes : la relation entre l’enseignant et l’apprenant, la spécificité de la discipline enseignée, voire celle du grec par rapport au latin, les représentations attachées à l’élève ou au professeur, le risque constant de quitter le dialogue didactique pour entrer dans la conversation ordinaire, l’intégration d’événements extérieurs au cours, etc. On est toujours dans un mouvement qui fait du discours didactique un échange vivant. Établir un contrat qui donne à chacun un espace de travail dans une finalité précisée me semble appartenir aux prolégomènes indispensables. C’est à ce titre que la compréhension de la structure d’un discours permettra à celui qui est en position de réception du savoir de mieux ajuster son schéma cognitif d’apprentissage au cadre cognitif adopté dans le discours d’enseignement.
59Il en est de la lecture comme de la pensée : cet exercice requiert abandon des préjugés et consolidation d’hypothèses, rupture et partage, ce qui n’est évidemment pas simple à mettre en place, comme le montrera le bilan conclusif suivant.
Notes de bas de page
1 « Dévolution : processus par lequel l’enseignant parvient dans une situation didactique à placer l’élève comme simple actant dans une situation a-didactique (à modèle non didactique). Il cherche par là à ce que l’action de l’élève ne soit produite et justifiée que par les nécessités du milieu et par ses connaissances, et non par l’interprétation des procédés didactiques du professeur. La dévolution consiste pour l’enseignant, non seulement à proposer à l’élève une situation qui doit susciter chez lui une activité non convenue, mais aussi à faire en sorte qu’il se sente responsable de l’obtention du résultat proposé, et qu’il accepte l’idée que la solution ne dépend que de l’exercice des connaissances qu’il possède déjà. » (Glossaire, 2003, http://guy-brousseau.com/wp-content/uploads/2010/09/Glossaire_V5.pdf [consulté le 23 mai 2013])
2 Marquilló Larruy, 2003.
3 Tagliante, 2001, p. 152-153.
4 J’emprunte là une analyse du non-sens en mathématiques étudiée par Stella Baruk (2000, p. 198 et suiv.).
5 Stella Baruk donne ainsi ce titre à l’un de ses ouvrages en référence à un célèbre problème de mathématiques (Baruk, 1985), exemple de problème non sensique, selon le terme qu’elle emploie. C’est Gustave Flaubert qui adressait cette énigme dans une lettre à sa sœur Caroline en 1843 : « Puisque tu fais de la géométrie et de la trigonométrie, je vais te donner un problème : un navire est en mer, il est parti de Boston chargé de coton, il jauge 200 tonneaux, il fait voile vers Le Havre, le grand mât est cassé, il y a un mousse sur le gaillard d’avant, les passagers sont au nombre de douze, le vent souffle NNE, l’horloge marque trois heures un quart d’après-midi, on est au mois de mai Quel est l’âge du capitaine ? » Stella Baruk fustige alors cette tendance à donner à résoudre en mathématiques des problèmes sans solution à de jeunes élèves.
6 Moreau-Rouault, 2005, p. 25.
7 Baruk, 1985, p. 207.
8 Biggs et Collis, 1982.
9 J’emprunte ce schéma à Marcel Lebrun, dans la présentation faite de SOLO à l’intérieur d’un panorama sur les théories de l’apprentissage : « Courants pédagogiques et technologies de l’éducation », disponible sur : http://www.european-mediaculture.org/fileadmin/bibliothek/francais/lebrun_courants/lebrun_courants.html [consulté le 3 mars 2013].
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