Construire un apprentissage
p. 177-229
Texte intégral
1Si pendant longtemps la didactique a désigné, sans distinction précise, tout ce qui renvoyait à l’enseignement, il est important de souligner que les sciences de l’éducation, autant que les théories sur l’apprentissage, lui ont réservé un sens plus appliqué, précis et délimité. Pour Jean-Louis Martinand, il existe trois types de didactiques : la didactique « praticienne », la didactique « normative » et la didactique « critique et prospective », sphère des innovateurs et des chercheurs. Si chacune est amenée à penser ses problèmes dans un contexte spécifique, elles développent néanmoins un point commun fondamental qui renvoie à la prise en compte de la spécificité des contenus. Il importe, au moment où l’on cherche à définir ce qu’est l’acte d’apprendre à apprendre, de penser cette problématique à l’intérieur du domaine d’application disciplinaire des langues anciennes, seul moyen de donner une efficacité et une validité aux principes développés.
Le choix d’un paradigme épistémologique
2Les implications didactiques sont majeures : nul ne peut mener, en effet, l’activité de réorganisation du réseau de concepts et de représentations du monde à la place du sujet apprenant. L’enseignant ne peut que stimuler cette activité et travailler à lui donner du sens. Une « pédagogie constructiviste » n’est rien d’autre que la prise en compte du caractère incontournable de la construction active des savoirs. Il s’agit donc là de repenser totalement le cours de langues anciennes, et non seulement procéder, comme on l’a souvent fait, à des élagages ou à des adaptations plus ou moins sclérosantes. Si à un certain niveau d’études, on observe bien un professeur qui parle ou écrit devant des étudiants qui écoutent et prennent des notes, si le savoir transite par le discours, c’est parce que les opérations de reconstruction sont rapides et les activités intériorisées, durant le cours comme durant l’étude. Les instituteurs ont bien compris que si certains jeunes enfants accèdent rapidement à cette reconstruction purement mentale, la plupart ont besoin au contraire d’agir sur le réel pour le comprendre. C’est ainsi qu’ils imaginent des « moyens d’enseignement » élargis et accordent une place importante aux exercices, aux démonstrations répétées en inventant des situations variées, au risque pourtant de vivre un nouveau paradoxe. Le véritable enjeu de l’apprentissage n’est en effet pas là et toutes ces activités ne doivent être qu’un détour pour engendrer de nouveaux apprentissages. Concrètement, un cours de langues anciennes est encore largement décomposé entre le temps de la leçon et le temps réservé à des « manipulations » plurielles qui mettent, certes, l’élève en activité, mais sans prise réelle avec la tâche de lecture : l’activité est alors une finalité en soi. Nous sommes bien loin d’une démarche constructiviste « pensée en fonction des obstacles cognitifs qu’elle oblige à affronter1 ».
3Considérer l’apprentissage comme le résultat de l’interaction du sujet avec son environnement culturel et social, dans une perspective socioconstructiviste, voilà qui a directement induit et orienté mon choix de ressources pédagogiques, leur agencement autant que le choix des moyens de communication, dont le tableau suivant donne le cahier des charges.
Questions initiales | Applications |
À qui s’adresse la formation ? | Grands débutants (entre 16 et 18 ans) |
Quels bénéfices les élèves attendent-ils de la formation ? | Une appropriation authentique du corpus tant dans ses dimensions culturelles que linguistiques |
Quelles compétences veut-on installer ou quels changements cognitifs veut-on assurer au terme de la formation ? | Une capacité à faire des débutants en fin d’année des lecteurs capables de lire et de prendre un plaisir à la lecture d’un texte accessible donné en latin ou en grec |
Sur quels contenus la formation porte-t-elle ? | Corpus de textes grecs ou latins donnés à lire : l’Antiquité, comme acquisition culturelle première ; acquis linguistiques (la langue doit être considérée comme un vecteur d’appropriation) |
Dans quelles conditions la formation va-t-elle se déployer ? | Travail séquentiel partagé entre un temps de travail de recherche individuelle ou en groupes, un temps de production et un temps d’évaluation |
Quelles approches pédagogiques doit-on privilégier ? | Approche socioconstructiviste qui permette à l’élève de naître lecteur en langues anciennes : élaboration d’une stratégie d’apprentissage médiatisée |
Quelles sont les ressources humaines et techniques ? Quelles contraintes ? | Soutien du professeur-passeur ; nécessité d’une formation à destination du maître. Prise en compte des contingences techniques d’exploitation |
4Ce tableau reprend les objectifs, les modalités et les contraintes que je me suis imposés. Penser, ou repenser une didactique des langues anciennes, c’est imaginer un parcours qui permette aux apprenants de trouver les réponses aux problèmes posés par une situation nouvelle en acquérant des savoirs nouveaux qui adhèrent à l’existant des connaissances.
5Le rôle de l’enseignant est défini différemment : il est passeur et non plus pasteur2. Il est important de préciser aussi qu’il ne s’agit pas ici de s’inscrire dans un modèle exclusif et restrictif, mais de tirer profit d’une théorie de l’apprentissage qui tienne compte de l’âge des élèves et de leur implication dans le choix des options autant que de leur projet de réinvestissement dans la conduite future de leur projet d’études. C’est à ce carrefour didactique, autre déclinaison du fameux triangle avec ses trois pôles que sont le savoir, l’élève et l’enseignant, que j’ai choisi de me situer en reprenant trois composantes du constructivisme : épistémologique (la nature des savoirs), psychologique (l’activité mentale de l’apprenant), pédagogique (l’activité du maître-médiateur). Si d’autres disciplines, comme les mathématiques ou les sciences expérimentales, ont rénové leur approche didactique par la prise en compte de ces diverses composantes, il semble qu’en langues anciennes, le champ soit encore ouvert à de telles investigations.
La conceptualisation d’un scénario d’activités
6J’ai déjà précisé comme nécessaire l’organisation progressive et cohérente des connaissances pour avancer dans la construction d’un parcours et dans la conceptualisation des nouveaux savoirs. Si les professeurs de langues anciennes choisissent de toute évidence une progression, à leurs yeux, judicieuse en termes de thématiques ou d’acquis linguistiques, il semble pourtant que la succession de leçons ou d’activités proposées aux élèves ne soit pas aussi claire ou efficace. Cela vient du sens donné au terme même de progression.
7Les élèves, séquence après séquence, cheminent de façon le plus souvent régulière : ils lisent le texte avec ou sans traduction, découvrent des points de vocabulaire, reconnaissent des « difficultés » morphologiques ou syntaxiques ou en découvrent de nouvelles, avant d’élaborer un commentaire ou prolonger « la leçon de grammaire » par des exercices de manipulation. Ceci n’est pas pour autant un parcours laissé au libre-choix de l’élève ; il s’agit d’une construction implantée par un professeur. J’ai préféré co-adhérer les étapes du travail en les attachant à la quête d’un savoir culturel sans distinguer les tâches en activités littéraires ou grammaticales. Les contenus proposés sont alors d’ordre équivalent et non empruntés à des domaines de savoirs divers. Ainsi ai-je travaillé la séquence autour d’Héraclès en mettant en avant les enjeux culturels : l’enfance du héros, la persécution d’Héra, ses luttes, etc. Ces savoirs, pour être acquis, c’est-à-dire compris et conceptualisés comme connaissances nouvelles, sont découverts au fil de lectures de textes authentiques ou de documents critiques, qui les mettent en quelque sorte en scène et les donnent à voir. C’est en s’appropriant ces diverses ressources que l’élève parvient à comprendre quelle est la portée du mythe en même temps qu’il découvre la langue grecque. J’ai cherché à briser le processus traditionnel que l’on pourrait schématiser sous une forme pyramidale hiérarchisée qui part des savoirs morphologiques pour s’élever par degrés, au prix d’une ascension périlleuse et toujours hasardeuse, jusqu’à la traduction, suprême récompense. Or, si la pyramide ascensionnelle a bien une cohérence pour le professeur, chaque degré permettant l’accès au degré suivant, le manque de jointure ou de superposition entre chaque étage rend néanmoins l’équilibre souvent instable aux yeux des élèves. D’autre part, si le texte apparaît bien comme le but ultime vers lequel se concentrent tous les efforts, il n’en est pas moins le plus souvent détaché du travail mené en amont, dans une attitude behavioriste où les actions sont minimalisées et décontextualisées les unes des autres. Enfin, la lecture est représentée comme une tâche à accomplir, sous une variante ou une autre, qui trouve en quelque sorte sa finalité en elle-même, sans que l’apprenant n’en ait réellement conscience.
8Il n’est pas vrai que les élèves sont capables d’entrer en langues anciennes moins facilement qu’ailleurs. Il leur faut en revanche comprendre en quoi consiste un apprentissage en latin ou en grec. L’acte cognitif que représente cette tâche exige la mise en place de concepts nouveaux : la flexion, l’aspect, la subordination en sont quelques exemples. C’est à la scénarisation d’un tel apprentissage qu’une méthode, pour être pertinente, doit converger. Les savoirs grammaticaux, qui relèvent de la connaissance linguistique, ne sont ni à écarter, ni à alléger : ils ne sont pas à considérer comme accessoires ou complémentaires mais proprement vectoriels ; en apprenant la langue, l’élève s’approprie la culture qu’elle véhicule, retrouvant par là même la définition de ce qu’est un langage, fait culturel par excellence. C’est en considérant pleinement le langage comme un outil que l’on peut construire tout aussi pleinement un scénario pédagogique.
9Sans prétendre donner à cette pratique un cadre structuraliste, il me paraît important de ne pas débarquer en langues anciennes comme ces voyageurs que Lévi-Strauss fustige au début de Tristes tropiques3, en apportant dans nos bagages de vagues représentations. Voyager vers l’Antiquité exige aussi ce « triple décentrement » dont parlait le même Lévi-Strauss, et nécessite un arrachement à notre mode de pensée et à notre langage. Découvrir l’autre, par la lecture des textes qu’il a écrits et nous a laissés, c’est renoncer, provisoirement, à ce que nous savons pour écouter ce que nous ne savons pas, comme le montre l’exemple suivant.
10La conjugaison grecque correspond à un temps fort dans l’apprentissage de la langue. Il s’agit en effet de reconnaître des désinences ou des suffixes, comprendre des règles complexes de formation. Ces savoirs nouveaux constituent des moments souvent difficiles. Il me semble que l’on complique en choisissant un itinéraire inapproprié. Je prendrai l’exemple d’une leçon présentée dans un manuel qui témoigne par ailleurs d’inventions judicieuses : Petite Odyssée pour grands débutants. Les élèves ont, dans la troisième séquence4, à lire la traduction d’un texte de Plutarque et à nommer les principaux temps employés en français en explicitant leur valeur. On comprendra que l’objectif essentiel est de faire distinguer l’imparfait et le passé simple. Les auteurs du manuel en viennent alors à partir de la liste des verbes recensés dans le texte grec à faire observer la formation de l’imparfait et celle de l’aoriste. Cette approche me paraît doublement contestable : elle conduit à une simplification en suggérant une superposition exacte entre deux systèmes de conjugaison difficilement réductibles ; elle part du français, de concepts connus, pour donner sens à ce qui ne l’est pas, au risque de fausser l’approche. Je retrouve là, dans cette Odyssée, l’image du voyageur décrié par Lévi-Strauss, qui interprète la nouveauté au prisme de ses propres représentations au lieu de comprendre le système nouveau dans sa globalité et sa cohérence. Il me paraît plus probant de privilégier, pour construire un scénario performant, la découverte progressive de notions conceptuelles dont la compréhension, c’est-à-dire la reconnaissance, est la clé de voûte de l’apprentissage. Je ne prendrai pas pour le montrer l’exemple de la découverte du concept de l’aspect en grec, sur lequel je reviendrai ultérieurement, mais celui de l’apprentissage de la flexion nominale ou verbale qui, au cœur des langues grecque et latine, est souvent un point d’achoppement.
11Les manuels et les praticiens choisissent régulièrement de présenter les déclinaisons selon les paradigmes habituels, numérotés, ou, plus rarement, d’envisager la découverte cas après cas. Il m’a paru nécessaire d’aller plus loin encore tant les concepts sur lesquels repose toute cette terminologie sont difficilement perçus par les élèves, pour preuve leur difficulté à mémoriser et surtout à traduire. John Lyons rappelle combien la grammaire traditionnelle a toujours été attachée à la catégorie du cas dans la classification des noms :
Le mot latin casus (et le mot grec correspondant) signifie « chute » ou « déviation ». Quelle que soit l’origine métaphorique précise du sens technique de ce terme en catégorie grammaticale, il est clair que la variation introduite par la syntaxe dans les formes d’un lexème était considérée comme une déviation de la forme normale de ce lexème. Les termes flexion et déclinaison s’expliquent par la même métaphore. […] Il est intéressant de remarquer que le terme cas, qui était à l’origine plus ou moins synonyme de ce que par la suite on a appelé flexion était limité à une catégorie flexionnelle spécifique. La raison semble en être que la plupart des autres catégories – genre, nombre, temps, personne, etc. – pouvaient être rapportées à un principe de classification sémantique. […] En fait, les définitions traditionnelles de la catégorie du cas en latin, en grec et dans d’autres langues indo-européennes se bornent à peu près à dire que des deux catégories flexionnelles du nom, l’une est le nombre (qui peut se définir en termes sémantiques et qui a un rapport avec la catégorie aristotélicienne de la quantité), l’autre est le cas. La catégorie du cas était, en quelque sorte, la plus spécifiquement grammaticale de toutes les catégories traditionnelles de la flexion puisqu’elle ne correspondait à rien dans les sciences connexes de la logique, de l’épistémologie et de la métaphysique5.
12Je n’ai pas voulu oublier, pour construire un scénario d’apprentissage performant, cette complexité conceptuelle initiale. Mon parcours annuel a donc cherché à présenter les déclinaisons non par rapport à un point de vue morphologique, de classification purement grammaticale, mais dans une perspective syntaxique. J’ai été confortée dans ce choix par le fait que si on reconnaît traditionnellement cinq cas en grec et six en latin, c’est uniquement parce que « c’est le nombre minimum de distinctions syntaxiquement pertinentes avec lesquelles on peut formuler des règles de sélection qui soient valables pour toutes les déclinaisons à la fois au singulier et au pluriel6 ». Il ne serait pas, par exemple, utile de distinguer le datif de l’ablatif si tous les noms se déclinaient en latin comme dominus ou le nominatif de l’accusatif si tous les noms se déclinaient en grec comme σῶμα… Pour conclure sur cette catégorie complexe du cas, ajoutons, avec Lyons, que l’on doit « reconnaître deux faits » :
Le même cas peut réaliser plus d’une fonction syntaxique.
Une fonction syntaxique particulière peut être réalisée par toute une série de moyens.
13Il en ressort que l’on ne peut construire un parcours, et donc un scénario pédagogique, sur la classification par déclinaison ou même la découverte des cas les uns après les autres puisque c’est en quelque sorte choisir de faire entrer l’élève par la porte de sortie : ce n’est qu’au terme de son apprentissage qu’il sera à même de construire des tableaux de déclinaison, au vu des fréquentations opérantes qu’il a accumulées, comme il sera capable de comprendre que l’ablatif en latin correspond à des fonctions syntaxiques très différentes. Ceci est d’autant plus vrai que la reconnaissance, pour un élève en début d’apprentissage, des suffixes flexionnels est encore gênée par le fait que le latin comme le grec sont des langues que Lyons nomme « fusionnantes », dans la mesure où le cas et le nombre sont souvent fusionnés dans un suffixe qui exprime l’un et l’autre. Si l’on reprend une fois encore la métaphore du voyageur empruntée à Lévi-Strauss, il est important pour un élève qui entre dans un texte latin ou grec d’observer la nouveauté sans chercher, trop tôt, à la catégoriser dans des termes ou des rubriques, qui enferment la pensée au lieu de l’ouvrir sur l’ailleurs à découvrir. Je ne prétends pas qu’il n’y a aucun intérêt à classer les acquis pour aider à structurer l’entendement et faciliter l’effort de mémorisation, comme je le montrerai ultérieurement, mais je pense qu’il n’y a pas d’intérêt à le faire au cours du processus d’acquisition. Je considère qu’il peut s’avérer plus efficace de laisser l’élève lire un texte de façon à ce que la découverte de la langue initie des postures d’observation devant des phénomènes syntaxiques et morphologiques qui sont ensuite interprétés comme des expressions, en un langage nouveau, de faits de langue connus ailleurs et exprimés autrement. Je citerai par exemple le travail proposé à des élèves latinistes en début d’apprentissage, et déjà cité, autour d’extraits empruntés à l’Histoire d’Apollonius roi de Tyr : c’est la lecture qui permet aux élèves de repérer les principaux suffixes flexionnels pour mettre en place les différents paradigmes les plus usuels (les trois premières déclinaisons). C’est parce qu’au terme de ces temps de lecture l’élève aura rencontré et reconnu un certain nombre de suffixes flexionnels, qu’il comprendra le principe du « fusionnement » et approchera mieux le lien entre le suffixe et la fonction syntaxique. La phase du remue-méninges, nécessaire à la découverte du sens, est en effet un moment indispensable, souhaitable et riche. La conceptualisation naît du débat produit et de la production réflexive générée individuellement ou collectivement. Il ne s’agit pas pourtant de donner à consigner aux élèves l’exécution d’une telle tâche aussi abrupte ; ils ont à avancer dans une histoire pour en saisir le sens, motivés par la curiosité, véritable moteur et il est important de distinguer le cheminement de l’apprenant du montage pédagogique, deux scénarios différents mais tout autant essentiels.
Un scénario pédagogique doublement validé
14Il me faut en effet dissocier ce que j’appellerai le scénario d’apprentissage, conçu pour les élèves, et le scénario d’encadrement mené par le professeur. Pour que le second rende le premier efficace, ils doivent l’un et l’autre répondre à des critères de validité.
15Tout système pédagogique est un ensemble structuré et cohérent décliné en deux composantes : le scénario d’apprentissage qui consiste à décrire les activités, leur articulation dans le parcours autant que les productions attendues, et le scénario de formation ou d’encadrement qui détaille les interventions du maître de façon à rendre efficace le cheminement de l’élève. Le second ne doit pas être négligé. En effet, le concepteur a tendance à percevoir l’encadrement comme une composante qui va de soi et que l’on conçoit un peu machinalement en répétant des pratiques que l’on a peu interrogées. Or, si j’ai déjà parlé du « clonage pédagogique » habituel en langues anciennes, c’est pour souligner précisément combien cette habitude entre en incohérence avec les choix épistémologiques initiaux. Il est donc important de mettre en œuvre, sous une forme ou une autre, un dispositif qui définisse le rôle du professeur dans la conduite de la démarche empirique de l’élève.
16Je retiendrai, pour vérifier la pertinence de la méthode appliquée, deux critères distincts :
Le caractère prescriptif des activités proposées aux apprenants.
Le degré de flexibilité offert dans l’articulation des activités.
17Rappelons qu’il est essentiel, pour le respect d’une démarche réellement constructiviste, que le scénario mis en place laisse libre la démarche de l’élève : ceci suppose donc un caractère prescriptif pensé et conçu préalablement. On pourra en effet comprendre aisément que les consignes, formulées en début ou en cours de séquence, dictent avec une précision et une contrainte plus ou moins grandes les résultats attendus, la production ou la manière de les atteindre, autrement dit le processus d’apprentissage. J’ai en particulier expérimenté pour une classe de terminale, en grec, des « guides7 », élaborés pour aider à la lecture et à la traduction, comme à propos d’un extrait du Timée (§ 80c). Mais ce guide se révèle efficace si l’on vise à l’appropriation d’un texte précis, moins si l’on vise la compétence de lecture en général. En effet, la hiérarchisation fortement affichée des items autant que l’enchaînement des exercices imposent une logique qui est moins celle de l’élève que celle du concepteur. Il y a même ici un risque de mise en veille de l’aptitude à réagir devant une situation nouvelle et d’obscurcissement différé : l’élève, trop guidé, suit un plan de travail qu’il ne parviendra pas nécessairement à se réapproprier de façon efficace dans une autre situation de lecture. Cette présentation contient, comme je l’ai constaté, un autre risque : le scénario d’apprentissage offre une possibilité très réduite, pour les tuteurs comme pour les apprenants, d’adapter les parcours de formation en fonction de l’avancement différencié de chacun en contraignant les différents acteurs à suivre une logique définie de manière stricte et rigide sans possibilité réelle d’adaptation. Il est donc important de mesurer le caractère prescriptif du parcours proposé autant que son degré de flexibilité.
18Ce dernier se vérifie particulièrement quand on mène « l’analyse de la granularité8 » selon laquelle le concepteur a composé son scénario. En effet, les activités proposées peuvent être constituées d’éléments précis ou segmentés et conçues pour être menées dans un temps plus ou moins court. On parle alors de micro-activités. Au contraire, d’autres activités, des macro-activités, englobent des tâches qui se poursuivront durant plusieurs séances de travail.
19C’est dans cette perspective que j’ai élaboré un scénario d’apprentissage pour des élèves en tout début de première année de grec. Il ne s’agit pas de hiérarchiser les étapes d’un travail en segmentant le parcours, mais au contraire d’annoncer une tâche dont la réalisation passe à ce moment de l’année par l’observation, la reconnaissance et la mémorisation de l’alphabet grec, des signes d’accentuation et des particularités graphiques. L’élève ouvre une première page qui, sous la forme de deux questions, lui donne deux tâches à accomplir :
Qu’est-ce qu’un héros ?
Comment chanter la gloire d’un héros ?
20Plusieurs ressources lui sont alors proposées, textuelles ou iconographiques, pour accomplir la tâche choisie. Ces deux questions peuvent être traitées successivement, indépendamment, dans un ordre ou un autre, toutes les deux ou l’une au choix. Les ressources proposées, si elles sont présentées dans l’ordre linéaire de l’alphabet, n’en sont pas pour autant hiérarchisées puisqu’elles renvoient à des supports variés et différents : il n’est pas utile d’ouvrir les pages dans l’ordre indiqué, et l’expérience montre que les élèves empruntent des parcours distincts. Au terme des deux ou trois séances, chacun produit une synthèse qui répond aux deux questions initialement posées, ou à celle de son choix : les activités développent des capacités d’observation et mettent en place des savoirs que le professeur aide à consolider au fil d’un parcours qui vise à développer des stratégies d’appropriation réutilisables dans d’autres situations de lecture. L’interdépendance entre les diverses activités proposées est elle aussi conçue pour être variable. Ces caractéristiques établissent un niveau de flexibilité plus grand et donc un degré d’adaptabilité plus performant. C’est cette modularité d’appropriation menée par l’enseignant que le scénario d’encadrement doit également initier et définir.
21En effet, l’efficacité d’un tel apprentissage tient non seulement de la pertinence avec laquelle les ressources et activités ont été choisies et organisées mais également de la qualité du soutien humain et de l’encadrement proposés durant le temps d’apprentissage. Il convient à cet égard de penser comment le tuteur doit intervenir et sous quelles modalités, qu’elles soient proactives – le professeur prend l’initiative – ou réactives – l’élève sollicite une intervention de son enseignant. Nous pouvons noter que les interventions proactives portent surtout sur le processus d’apprentissage9 tandis que l’intervention réactive s’attache plutôt à répondre à une demande explicite formulée par l’apprenant au moment de la production ou après son évaluation10. Il est important que le tuteur n’intervienne sur son initiative que dans des moments clairement établis pour que le scénario d’apprentissage se déroule de façon efficace.
22De même que la notion de scénario est essentielle, la mise en place d’une ingénierie adaptée, lors de l’élaboration d’un site éducatif, est également à prendre en compte.
Ingénierie et médiatisation
23Avant que d’aller plus loin, il importe de préciser combien il est nécessaire de travailler à assurer une adéquation entre le contenu d’enseignement – les savoirs linguistiques et culturels – et la médiation assurée par l’ordinateur. J’ai choisi d’évoquer ici un certain nombre de points qui handicapent fréquemment l’apprentissage en ligne et sur lesquels j’ai tout particulièrement travaillé pour limiter ces risques sur « Litteras Legere » et « Ἄνθη λέγεσθαι ».
24Il est important en effet de rendre le contenu pertinent par rapport aux usages projetés sans oublier le cadre fondamentalement éducatif du site à construire. Il faut également veiller à la structuration du contenu de façon à rendre l’ensemble aisément accessible en tenant compte du niveau et de l’âge des apprenants, et à mobiliser chez l’élève la capacité de lire, écrire, analyser, comparer et distinguer le concept dans ses manifestations. Structurer les approches sans enfermer l’élève dans la logique d’une stratégie qui n’est pas la sienne est un objectif essentiel. Les activités proposées en ligne ne doivent pas être des « copies » de cahiers trouvées ailleurs mais conçues pour permettre aux élèves de construire leur propre savoir d’une façon autonome, sans préjuger d’une capacité démesurée ou excessive dans la manipulation informatique. La qualité d’un site pédagogique repose principalement sur l’organisation de l’information, tant textuelle que graphique, la flexibilité de la navigation, la nature des activités proposées et l’interactivité. La structuration du contenu du cours s’organise alors dans le design11 pédagogique.
Le design pédagogique
25Le design pédagogique sert en effet à structurer le contenu afin d’en faciliter l’apprentissage, ce qui permet d’atteindre les objectifs pédagogiques prédéfinis. Pour ajuster au mieux la finalité poursuivie et l’application d’expérimentation proposée à l’élève, il m’a paru bon d’appliquer un processus de validation permanente, à chacune des phases de la conception, selon trois axes12 :
1. L’axe didactique : il correspond à l’organisation séquentielle des écrans et reflète donc la démarche adoptée. Fil conducteur de la leçon, il guide l’élève. Celui-ci navigue à sa guise le long de cet axe didactique, de page en page.
2. L’axe heuristique : il s’agit de prendre en compte la nécessaire individualisation du travail, chaque élève réagissant devant les contenus nouveaux à son rythme. Cet axe se manifeste par l’utilisation de liens hypertextuels intégrés au sein des pages, qui renvoient à des cibles différentes : une grammaire en ligne, un indice étymologique, un document complémentaire, une aide sonore ou iconographique, etc. J’ai choisi, généralement, de ne faire apparaître ces liens qu’au survol de la souris de façon à moins parasiter la lecture par des soulignements déroutants ou dispersifs.
3. L’axe référentiel : ce dernier axe correspond aux outils intégrés sur le site qui, classés et répertoriés, permettent le renvoi vers les grammaires ou les dictionnaires en ligne, comme vers la « bibliothèque » qui présente de façon succincte les biographies d’auteurs présentés tout au long de l’année. J’ai là aussi procédé à un effort de présentation de façon à répertorier aisément les icones représentatives de ces outils et les rendre en permanence accessibles à l’apprenant dans la zone de contrôle qui leur est réservée, en page inaugurale de séquence.
26De la même façon, il est utile de prévoir des activités diverses qui contribuent, par exemple, dans cette structuration des contenus, à accroître une manipulation des données à l’état brut. D’autres tâches permettront d’exiger de l’élève des opérations de classement ou d’analyse, qu’il s’agisse d’un travail mené autour de textes donnés uniquement en grec ou en latin, ou d’un corpus élargi à des ressources complémentaires, ou encore de la construction de cartes conceptuelles interactives. Là encore, l’expérimentation m’a permis de varier les approches de façon à diversifier davantage. Je pense en effet que l’intérêt d’une technologie, quelles que soient ses performances, tient davantage à sa capacité à mettre en application un modèle d’enseignement-apprentissage efficace et à très forte structuration. Dans ce sens, la conception d’un dispositif de formation doit s’inscrire dans une approche pédagogique définissant l’acte d’enseigner et l’acte d’apprendre, d’où l’adoption nécessaire d’un paradigme épistémologique.
27La réalisation d’analyses et de synthèses, la constitution de dossiers thématiques, la résolution de problèmes, l’étude de cas et les exercices proposés, tout cela amène les apprenants à exercer une intercompréhension dans une situation de communication et de coopération réelles. Toutes ces activités doivent être fortement contextualisées et viser l’intégration des connaissances acquises précédemment. Ainsi, une fois les concepts assimilés – la flexion, la voix moyenne, la subordination absolue du type ablatif ou génitif absolu, etc. –, une activité d’autoévaluation, sous la forme d’exercices autocorrectifs, permet de vérifier le degré de maîtrise des connaissances. Dans un second temps, une autre activité est proposée, la lecture d’un autre passage par exemple, sous le contrôle du professeur, afin de tester la capacité de l’élève à mobiliser ses connaissances dans un autre contexte. Enfin, une activité globale permet une vérification plus poussée de l’ensemble des connaissances et compétences : il s’agit par exemple, après le travail autour d’Héraclès, d’amener l’élève à réfléchir à la force d’un autre mythe, celui de Prométhée, en découvrant un autre corpus. Il s’agit dans tous les cas de mesurer la capacité d’autonomie des élèves en développant chez eux des qualités d’attention mais aussi de confiance.
28C’est en cela que la manipulation peut aider à une conceptualisation, à condition d’être relayée par une verbalisation.
Viser l’appropriation d’un objet culturel
Les concepts : « la saveur des savoirs »13
29La réflexion a longtemps porté sur la manière, peu sur la matière. Or, il me paraît tout aussi essentiel de s’interroger sur les savoirs à enseigner et les ruptures épistémologiques à envisager. Faute de réfléchir à la façon dont l’élève peut s’approprier des faits de langue nouveaux, et donc jugés difficiles, on a souvent condamné notre discipline à tourner mal et à vide… Il est pourtant évident qu’un champ disciplinaire, quel qu’il soit, ne vit que par les concepts qu’il propose à l’entendement des élèves, autrement dit par les savoirs qu’il donne à assimiler. Dans une réflexion didactique, prendre le temps de poser un cadre pédagogique n’a de sens que si l’on définit les savoirs qui y sont transmis. Il n’existe pas d’autre part une discipline des langues anciennes, morceau isolé dans le territoire quadrillé de la connaissance. Il faut au contraire concevoir ces nouveaux savoirs comme la possibilité « d’une pensée nouvelle “sans frontières” » et ouverte « sur un “Nouveau Monde” théorique14 ». Il ne s’agit pas d’apprendre des choses qui ne seraient pas reconnues ailleurs mais d’inventorier un mode de pensée pour voir ailleurs et plus loin. On a cherché depuis quelques années à légitimer les langues anciennes en les ouvrant sur la connaissance des arts, mais ce n’est qu’au prix d’un retour authentique à la connaissance de la langue, véhicule d’une pensée et d’une culture, que l’on pourra espérer ouvrir à la culture de l’Antiquité, sous ses manifestations artistiques plurielles. Les faits de langue ne sont pas des potions qu’il faut avaler, grimace au coin des lèvres ; il est important d’en retrouver là aussi la saveur pour s’approprier les concepts qu’ils véhiculent. Cela exige une vraie réflexion sur ces savoirs enseignables.
Du savoir savant au savoir enseignable
30On désigne habituellement par l’expression « transposition didactique » l’opération qui consiste à faire du savoir savant un savoir enseignable. C’est la didactique des mathématiques qui la première a fait apparaître cette réalité nécessaire par l’exemple particulier du concept mathématique de distance15. Il a été montré que ce concept, une fois introduit dans les programmes scolaires de géométrie, avait été soumis à des modifications telles qu’il ne pouvait plus aisément être appréhendé. Yves Chevallard et Marie-Alberte Joshua évoquent ainsi « la dépersonnalisation, la déshistorisation et la désyncrétisation des concepts », une fois devenus objets d’enseignement, et ajoutent que « les manuels sont le triomphe de l’achronie et de l’atopie du savoir ». Il y a plusieurs causes à ces anomalies.
31On peut tout d’abord noter que les contenus d’enseignement résultent de croisements et d’adaptations complexes entre une logique conceptuelle, un projet de formation et des contraintes didactiques. C’est ainsi que les manuels scolaires présentent la « première » déclinaison, en latin comme en grec, ou le présent de l’indicatif, en en faisant un savoir déconnecté d’autres concepts. C’est là l’indice d’une soumission à la logique grammaticale externe, qui génère depuis des siècles notre apprentissage des langues anciennes dans l’adéquation à un projet de formation. On procède de cette façon par désir de simplifier, au risque de minimiser le concept voire de le dévier ou le dégrader. On pourrait expliquer, en partie, les difficultés des élèves à associer dans une expression nominale un substantif et un adjectif qui ne présentent pas la même désinence, optimi duces, par le fait qu’ils ont cloisonné leurs savoirs en familles de déclinaisons au lieu de travailler sur le concept de la flexion. En effet, une fois inséré dans un programme scolaire, un concept s’intègre en quelque sorte dans une économie du savoir, dont la hiérarchisation et l’organisation structurelle ne sont pas celles de la logique fondamentale dans laquelle il est né mais celles de la cohérence d’apprentissage à laquelle il est approprié. Un élève retient, en conséquence, plus aisément la désinence-ος comme celle du nominatif singulier des noms de la deuxième déclinaison que comme la marque de génitif singulier propre à la troisième déclinaison. Notre souci de simplification et de présentation hiérarchisée, artificielle et non conceptuelle, dissocie les savoirs les uns des autres au lieu d’établir entre eux des liens d’interdépendance qui les rendent plus aisément actifs au moment des sollicitations, au cours de la phase de reconnaissance et d’exploration.
32La recherche en sciences a aussi pointé un autre écueil dont nous relevons de nombreuses manifestations en langues anciennes. C’est ce que l’on nomme traditionnellement le « processus de dogmatisation ». Dans les disciplines scientifiques, il s’agit essentiellement de la réécriture et de la reformulation de données théoriques dans l’ignorance des publications originales : on présente ainsi un énoncé scientifique sans rappeler son contexte de production. Or, le savoir est toujours fruit d’une recherche. Faire l’impasse sur les tâtonnements, les errances voire les erreurs qui en ont permis l’émergence, c’est là aussi risquer de le présenter comme une vérité froide en en contrariant la portée ou en en occultant l’importance. C’est ce que Jean-Pierre Astolfi et Michel Develay nommaient « la désyncrétisation16 ». Il semble, même si le facteur est bien évidemment différent en langues anciennes, que l’on rencontre des résurgences de telles simplifications ou enchaînements trop rapides. Les savoirs enseignés en latin ou en grec sont présentés comme des faits distincts, anachroniques, loin de l’évolution qui a marqué l’histoire de la langue. Survivance de notre enseignement grammatical tourné vers l’exercice du thème, notre pratique hiérarchise les faits de langue moins par rapport à une logique historique qu’à une normalisation artificielle. Il est regrettable que les éléments linguistiques, qu’ils soient généraux ou historiques, restent dans le domaine réservé aux experts et ne participent pas au contraire à la construction d’un apprentissage pour les débutants, qui aiderait à prendre conscience de concepts universels et modulés selon des lois propres à chaque langue. Nous procédons en imposant à nos élèves des raisonnements a priori mal justifiés et nécessairement mal compris. Si tous les manuels ou grammaires à destination d’un public jeune font en général allusion aux langues indo-européennes et à une évolution, dans une présentation inaugurale, il est tout aussi notable que l’apprentissage linguistique est entièrement construit ensuite comme en dehors du temps : il est ainsi rarement fait référence aux lois phonétiques ou aux modifications qui marquent l’histoire de la langue. Même si je ne prétends pas construire un apprentissage sur le recours systématique à des études linguistiques, je pense néanmoins qu’il peut être plus simple pour un élève d’appréhender la langue dans le processus de sa construction historique que dans le temps figé de sa reconstruction pédagogique. En voici deux exemples.
33Les élèves découvrent un extrait du Bouclier d’Héraklès, dont je cite quelques vers17 :
« Προλιποῦσα δόμους καὶ πατρίδα γαῖαν ἤλυθεν ἐς Θήβας μετ᾽ ἀρήιον Ἀμφιτρύωνα Ἀλκμήνη , θυγάτηρ λαοσσόου Ἠλεκτρύωνος · ἥ ῥα γυναικῶν φῦλον ἐκαίνυτο θηλυτεράων εἴδεΐ τε μεγέθει τε · νόον γε μὲν οὔ τις ἔριζε τάων, ἃς θνηταὶ θνητοῖς τέκον εὐνηθεῖσαι. Τῆς καὶ ἀπὸ κρῆθεν βλεφάρων τ᾽ ἄπο κυανεάων τοῖον ἄηθ᾽ οἶόν τε πολυχρύσου Ἀφροδίτης. ἣ δὲ καὶ ὣς κατὰ θυμὸν ἑὸν τίεσκεν ἀκοίτην, ὡς οὔ πώ τις ἔτισε γυναικῶν θηλυτεράων · ἦ μέν οἱ πατέρ᾽ ἐσθλὸν ἀπέκτανε ἶφι δαμάσσας, χωσάμενος περὶ βουσί · λιπὼν δ᾽ ὅ γε πατρίδα γαῖαν ἐς Θήβας ἱκέτευσε φερεσσακέας Καδμείους. »
34Les élèves lisent également un passage tiré de la Bibliothèque d’Apollodore (livre II, chap. iv, § 8).
« Πρὸ τοῦ δὲ τὸν Ἀμφιτρύωνα παραγενέσθαι εἰς Θήβας ὁ Ζεύς, διὰ νυκτὸς ἐλθὼν καὶ τὴν μίαν τριπλασιάσας νύκτα, ὅμοιος τῷ Ἀμφιτρύωνι γενόμενος τῇ Ἀλκμήνῃ συνευνάσθη καὶ τὰ γενόμενα περὶ τῶν Τηλεβοῶν διηγήσατο. Ὁ Ἀμφιτρύων δὲ παραγενόμενος, ὡς οὐχ ἑώρα φιλοφρονουμένην πρὸς αὐτὸν τὴν γυναῖκα, ἐπυνθάνετο τὴν αἰτίαν · εἰπούσης δὲ ὅτι τῇ προτέρᾳ νυκτὶ παραγενόμενος αὐτῇ συγκεκοίμηται, μανθάνει παρὰ τοῦ Τειρεσίου τὴν γενομένην τοῦ Διὸς συνουσίαν. Ἡ Ἀλκμήνη δὲ δύο ἐγέννησε παῖδας, Διὶ μὲν τὸν Ἡρακλέα, μιᾷ νυκτὶ πρεσβύτερον , τῷ Ἀμφιτρύωνι δὲ τὸν Ἰφικλέα. Τοῦ δὲ παιδὸς ὄντος ὀκταμηνιαίου δύο δράκοντας ὑπερμεγέθεις ἡ Ἥρα ἐπὶ τὴν εὐνὴν ἔπεμψε, διαφθαρῆναι τὸ βρέφος θέλουσα. »
35Seuls l’observation et le sens de la déduction sont alors sollicités dans un exercice d’abord conçu pour apprendre à lire et à écrire l’alphabet grec. Il n’en est pas moins vrai, comme l’expérience en classe permet de le confirmer, que les élèves ne se contentent pas de repérer les noms propres soulignés, mais s’interrogent aussi, par exemple, sur la présence d’un mot récurrent qu’ils identifient rapidement comme un article devant des noms qu’ils traduisent spontanément : ὁ Ζεύς, Ὁ Ἀμφιτρύων, ἡ Ἥρα, etc. Cet article soulève inéluctablement des questions dans la mesure où il correspond à un usage qui étonne les élèves. Ceci amène à penser le concept d’article défini et à comprendre que dans toutes les langues romanes, ce déterminant provient de ce qui était à l’origine un pronom démonstratif et à comprendre le « trait défini » de l’énonciation : « l’homme, cet hommeci, cet homme-là sont en opposition avec un homme et il est en opposition avec quelqu’un18 ». De plus, l’observation et le repérage de termes déjà lus amènent les élèves à rapprocher ces mots qu’ils confondent souvent systématiquement dans un premier temps : ἥ (ῥα γυναικῶν φῦλον ἐκαίνυτο θηλυτεράων) et ἡ (Ἀλκμήνη) ou (λιπὼν δ᾽) ὅ et ὁ (Ζεύς). C’est trouver là encore un élément qui permet de rapprocher, même sommairement, l’article et le démonstratif. La lecture d’un passage homérique proposée plus tard invitera par l’observation du pronom relatif à comprendre la très forte détermination originelle de l’article et à comprendre autrement la séparation traditionnelle entre articles, pronoms personnels et pronoms démonstratifs. Il me semble important, même à un moment où, a priori, les savoirs enseignés ne sont pas dévoués à la grammaire traditionnelle et où on cherche uniquement à apprendre à lire et à écrire, de partir des questionnements curieux des élèves pour faire percevoir l’importance de concepts dans une perspective de linguistique comparée19.
36J’ai choisi de présenter un deuxième exemple pour montrer l’intérêt d’utiliser les symptômes d’évolution historique quand on veut faire comprendre les concepts qui sont en jeu et rendre enseignables les savoirs afférents. Je fais référence à un travail toujours mené en classe de grec, mais au quatrième temps de la progression annuelle : « Ulysse, un héros dans la tempête20 ». Les élèves découvrent, à l’intérieur du parcours proposé, plusieurs extraits de l’Odyssée. L’objet de l’étude narrative est de montrer comment Ulysse garde le souvenir des différentes tempêtes essuyées et en assume le récit ou comment le narrateur, omniscient, donne à voir à son lecteur un héros malmené mais aussi grandi au sortir de ces épreuves. L’observation des temps du passé, et plus particulièrement de l’imparfait et de l’aoriste, s’est imposée naturellement. La grammaire traditionnelle a longtemps reconnu une opposition entre le passé, le présent et le futur :
La catégorie du temps a pour caractéristique essentielle de lier le moment de l’action, de l’événement ou de l’état de choses dont il est question dans la phrase, au moment de l’énonciation (c’est-à-dire « maintenant »)21.
37Les élèves repèrent très vite les similitudes fortes entre certaines formes verbales mais aussi des différences, morphologiques ou stylistiques. Le travail mené en classe préalablement, autour d’un autre passage, a sensibilisé les élèves à l’observation de l’augment et à son emploi encore souple dans l’écriture homérique dans un usage stylistique. La découverte d’un deuxième extrait les invite, au moment où se met en place la reconnaissance de l’aoriste, à approcher autrement en comprenant ce temps grec dans le système aspectuel général de la langue, en opposition à la fois avec le perfectif et l’imperfectif : « il est peut-être juste de dire que, alors que l’imperfectif est non marqué par rapport au perfectif, l’aoriste est non marqué par rapport à l’imperfectif22 ». L’opposition imperfectif/aoriste se caractérise par rapport à la durée de l’action qui est décrite. J’ai choisi d’étudier ces deux temps pour mettre en place leur morphologie (désinences dites secondaires) en replaçant ces points de conjugaison dans l’approche globale de notions, certes complexes, plutôt que de recourir à un crible grammatical simplificateur23 et nécessairement moins facilement assimilable. Le commentaire, morphologique mais aussi stylistique, de formes comme νίκησεν, λῦσαν, φέρεν ou στενάχοντο s’en est trouvé simplifié et enrichi. Ces distinctions entre temps et aspect permettent de mieux comprendre qu’elles concernent « “la distribution ou le contour temporels” d’une action, d’un événement ou d’un état de choses, plutôt que sa “localisation dans le temps” » et que « l’aspect contrairement au temps n’est pas une catégorie déictique24 ». Par une opération de cette nature, les élèves assimilent une expression cernée dans sa différence plutôt que dans l’analogie restrictive qui consiste souvent à assimiler imparfait/aoriste en grec à imparfait/passé simple en français.
38Il s’agit donc d’opérer une transposition didactique raisonnée et, pour ce faire, envisager non seulement le « texte du savoir » (l’objet de la leçon), mais aussi les activités (les textes) qui en permettent l’appropriation, dans une trame conceptuelle composée en quelque sorte d’une série d’énoncés (les situations de lecture) opératoires entre eux car illustratifs de questions linguistiques auxquels ils fournissent des réponses. Là encore, les savoirs ne sont ni relégués au temps de l’expertise, que ne vivront jamais la plupart des élèves, ni réduits à une liste inopérante car dématérialisée. C’est le fonctionnement de la langue qui est étudié, dans sa complexité comme dans sa richesse.
L’exigence de l’excellence
39C’est parce que l’élève a le goût de savourer des connaissances nouvelles qu’il est à même de les assimiler et les rendre réactives en d’autres situations de travail autonome. Il est important de s’imposer un vrai niveau d’exigence tant en termes de rythme que dans l’étendue des savoirs. J’en donnerai pour preuves deux éléments de nature différente.
40Je citerai tout d’abord l’expérience réussie menée dans les ZEP qui ont choisi de se focaliser in fine sur les savoirs et s’imposent alors comme des « Zones d’excellence pédagogique25 ». Il est important, me semble-t-il, de rappeler que la curiosité épistémologique, si elle n’est pas entretenue ou sollicitée, s’épuise vite et que les meilleurs élèves se désintéressent, en langues anciennes comme ailleurs, moins parce que les concepts sont difficiles à construire que parce que l’effort de conceptualisation est inabouti. Or le processus de cognition ne se produit que dans la rupture vraie aux antipodes de l’aplanissement fade. L’élève n’apprend que si, dans un premier temps, il ne comprend pas, ce qui met en marche un vrai questionnement.
41J’ai déjà eu l’occasion de citer l’intérêt des thèses de Vygotsky et sa définition de la zone proximale de développement : rappelons ici qu’un apprentissage ne peut être efficace que dans des situations intermédiaires, ni trop faciles, car elles ennuient, ni trop difficiles car elles découragent. Ceci exige un dosage savant dans le choix des textes donnés à lire et un accompagnement certes minutieux. La première séquence proposée pour les débutants en grec, par exemple, commence à mettre en place des éléments nécessaires aux règles de l’accentuation et mène à des observations d’élisions ou de crases, utiles pour la mise en place des savoirs morphologiques ultérieurs.
42Il est donc important de veiller à transmettre des objets de savoir, véritables objets culturels, dans un apprentissage construit.
Instruire une propédeutique
43C’est l’appropriation d’un objet culturel défini qui induit la connaissance et la découverte d’une langue conçue comme le véhicule d’une pensée. Envisagée ainsi, dans la contextualisation de pages qui font sens, l’observation s’aiguise et donne forme à ce qui semble de prime abord flou. C’est par l’acte réflexif que les contours se dessinent. Trop souvent, je me suis trouvée face à des élèves qui refusaient d’avancer dans la lecture d’une phrase parce que le sens d’un mot leur échappait et qu’ils n’avaient pas de dictionnaire où trouver refuge, alors que si on leur avait demandé de raconter, et non traduire le texte, ils auraient révélé une perception suffisante. Il me semble important de corriger cette perception pour inscrire l’apprentissage linguistique dans un effort transcendant qui le prend en charge en même temps qu’il le dépasse. Ceci ne peut se faire qu’au prix d’une volonté de conceptualisation pour l’apprenant et de scénarisation pour le professeur qui doit accorder une importance particulière à la première étape épistémologique.
Le temps épistémologique
44Il est nécessaire, avant toute opération cognitive, de ménager un temps d’appréhension de la langue ou du métalangage utile à la discipline. Il serait faux de croire que la langue disciplinaire s’acquiert à travers la maîtrise générale de la langue française. Parce que les langues anciennes sont traditionnellement rattachées aux matières littéraires et que l’on y étudie la langue ou décompose la grammaire, on fait souvent comme si les choses allaient de soi et comme si les élèves passaient d’un champ disciplinaire à l’autre, d’un discours à l’autre, tout aussi naturellement. Il n’en est rien. Il nous appartient de rendre intelligible aux élèves le métalangage que nous employons. Que signifie par exemple le terme « lire » lorsque nous demandons à nos élèves débutants de lire un texte donné sans traduction ? Est-ce un acte mécanique de déchiffrage syllabique ou attendons-nous la production d’autres actions et le développement d’autres actes-réflexes ? Nous employons souvent la consigne suivante : « Vous lirez ce texte en soulignant les verbes. » Est-ce ici la même opération de lecture, nécessite-t-elle les mêmes compétences ? Il me semble que dans les pratiques pédagogiques est préférée très souvent une mécanique inefficace car insuffisamment ancrée dans une logique de conceptualisation définie avec précision. Si nous voulons mettre nos élèves en situation de réussite, il nous faut prendre le temps de préciser clairement tous les savoirs associés, ce qui implique une hiérarchisation, nécessairement singulière et variable selon les individus. Pour maîtriser l’axe réflexif, nous devons comprendre les consignes qui en structurent l’accomplissement et envisager les activités mentales exigées par ces contraintes autant que distinguer les termes qui les prennent en charge.
45J’ai ainsi retenu quatre mots essentiels pour l’amplitude de l’effort cognitif qu’ils représentent et la prégnance qu’ils tiennent dans un processus d’apprentissage où l’objectif est la capacité à traduire un message d’une langue-source à une langue-cible : observer, questionner, commenter et retenir. Ces quatre postures cognitives qui apparaissent systématiquement dans les premières séquences des deux méthodes élaborées, méritent une première définition.
46Ces quatre verbes exprimés à l’impératif (« Observons, questionnons, commentons, retenons ») désignent des tâches ; ils représentent surtout une action mentale à appréhender comme un mécanisme opératoire à réinvestir dans des contextes différents. Il apparaît essentiel que celui qui débute en langues anciennes s’habitue à comprendre que même s’il avance en territoire inconnu, il n’est jamais totalement démuni. Repérer ce qui fait sens en développant des stratégies heuristiques personnelles et singulières est un moyen d’apprivoiser le nouveau et de se donner les atouts pour avancer dans la quête du sens. S’il est important de ne pas guider l’élève de façon trop directive, il n’en demeure pas moins vrai que cette étape de repérage initial est tout à fait importante puisqu’elle peut prendre des formes différentes : approche grammaticale, impression de lecture, contextualisation historique, découverte d’un registre littéraire, etc. Les élèves débutants, au mois de janvier de leur première année de latin, ont ainsi été invités à configurer une carte heuristique qui fasse apparaître ce qu’ils avaient compris après l’observation d’une page tirée des Nuits attiques26 d’Aulu-Gelle. Je donne ici deux exemples de copies qui montrent une appréhension satisfaisante dans les deux cas même si les élèves ont observé des éléments différents. Précisons qu’il leur était demandé de justifier leur lecture. Voici la copie d’Antoine :
47Élodie présente un travail différent :
48Il est clair que chacun de ces deux élèves a mené des observations différentes en mobilisant des savoirs distincts et en s’attachant à des unités sémantiques particulières. Dans les deux cas, c’est par le repérage spontané et réfléchi qu’ils sont parvenus à classer les indices pour approcher une compréhension globale pertinente. Cette étape clairement comprise comme un temps nécessaire dans l’appropriation d’un texte se révèle alors efficace quand il s’agit d’amener les mêmes élèves en totale autonomie à tirer sens de pages nouvelles. C’est ainsi que l’on peut conduire l’apprenant à mesurer l’intérêt d’un questionnement qui s’enracine dans le connu et le repérable pour acquérir des savoirs nouveaux. J’illustre la pratique de cette démarche en donnant pour exemple la tâche qui a été proposée à la même classe pour acquérir une notion syntaxique.
49Les élèves avaient en amont précisé, par la lecture d’autres textes, plusieurs valeurs distinctes de la conjonction de subordination ut. Ils devaient établir à partir du texte d’Aulu-Gelle un rapide mémento qui précise l’emploi de la conjonction ne. Sans documentation grammaticale, ils ont profité de la dynamique d’un travail en groupes. Voici trois exemples de travaux :
50On constate aisément que ces copies, si elles révèlent toutes le souci de questionner le texte pour résoudre le problème posé, ne parviennent pas toutes au même degré de conceptualisation. Le premier groupe ne parvient que difficilement à se détacher du texte pour tirer sens des deux exemples et construire un savoir qui peut être réinvesti ailleurs. Le troisième, malgré une vision encore lacunaire ou maladroite, parvient néanmoins à mieux dégager les notions en jeu.
51Ce moment de questionnement est également un temps intéressant si l’on cherche à construire des notions sans seulement empiler des savoirs, de façon à dépasser les connaissances factuelles ou les définitions et accéder à une rétention efficace. J’ai déjà précisé que le moment illocutoire au cours duquel le professeur reprend en quelque sorte la main pour mener la classe à formuler de façon explicite les données en jeu, est un temps indispensable. La connaissance ne vient pas remplir le trou de l’ignorance béant dans la tête vide d’un élève ; le savoir s’imprime quand il y a transformation des représentations. Amener les élèves à comprendre l’intuition qui a permis d’écrire « les verbes d’encouragement », ou à corriger le terme choisi « accompagne » en travaillant sur le concept de subordination est un moment essentiel du temps épistémologique qui ne peut être efficace que s’il s’inscrit dans un vrai processus. Si l’on ne met pas l’apprenant en situation de vivre ces étapes, on le laisse dupliquer des actes qu’il ne comprend pas, réussissant parfois mais toujours de façon hasardeuse. C’est en effet toute la difficulté liée à la notion de champ conceptuel.
La notion de champ conceptuel
52Il me paraît intéressant de faire un nouveau détour par la didactique appliquée aux mathématiques. Gérard Vergnaud27 démontre l’importance de la conceptualisation dans l’apprentissage et énonce comme pierre angulaire de son système la théorie des champs conceptuels qui pose tout concept comme un trio de trois ensembles28. L’idée de penser en termes de champs conceptuels amène à considérer qu’un concept ne concerne jamais un seul type de situations, mais plusieurs, et que réciproquement, une situation présente toujours diverses facettes conceptuelles inter-reliées. Ceci m’a paru largement applicable et efficient en langues anciennes puisque cela met en doute l’opérationnalité de toute pratique qui chercherait à segmenter trop finement les contenus et affirme dans la programmation des apprentissages scolaires la nécessité de prendre sérieusement en compte le long terme des processus de conceptualisation.
53Jean-Pierre Astolfi choisit pour illustrer cette notion de champ conceptuel de donner trois problèmes29, dont la formulation diffère de façon à montrer que le concept de l’addition n’est pas nécessairement acquis même quand l’enfant en classe primaire trouve la solution en posant la bonne opération. Il y a loin finalement de l’opération arithmétique à l’opération mentale comme il y a loin entre la traduction immédiate d’une proposition infinitive et la reconnaissance de la même structure syntaxique dans un discours indirect amplement développé. Si le deuxième problème cité par Jean-Pierre Astolfi est plus discriminant, c’est parce que l’addition y devient moins intuitive et que le jeune enfant doit au contraire imaginer mentalement la partie, en partant de l’état final pour remonter le schéma narratif et se raconter en quelque sorte l’histoire de la partie… Si le troisième problème pose des difficultés encore plus grandes c’est parce qu’il n’y est fait mention ni de l’état initial ni de l’état final : l’abstraction règne plus fortement et le schéma narratif a déserté l’espace.
54Pour filer la métaphore des problèmes mathématiques, il semble que nous donnions à résoudre à nos élèves des « problèmes » d’ordre conceptuel tout à fait différent, apparemment proches, mais très différemment réunis. Ainsi le paradigme syntaxique qui illustre une leçon sur la proposition infinitive, s’il nous semble montrer avec clarté le concept visé, n’est pas pour autant systématiquement conçu aussi aisément par les élèves ou facilement restituable dans un autre contexte de lecture. En effet, la phrase choisie, Ferunt Regulum captum esse, est réduite à une unité signifiante et explicative qui ne correspond que rarement aux phrases que les textes donneront à lire. On peut même s’apercevoir qu’en développant une observation approximative, les élèves peuvent traduire cette phrase sans véritablement comprendre ce qu’est une proposition infinitive. Si « l’opération arithmétique » paraît ici mise en place, une autre sollicitation plus complexe risque de comptabiliser des réussites plus aléatoires. Il est donc important de comprendre que des structures syntaxiques ou des équivalences morphologiques peuvent poser à nos élèves des difficultés inégales quand le niveau d’abstraction diffère et l’intuition est insuffisante pour suppléer la réflexion ou l’analyse. Il s’agit une fois encore de montrer la stérilité de certains exercices formels manipulatoires : on peut répéter à l’infini des problèmes du type « problème Pierre », cela n’aidera pas pour autant à résoudre des « problèmes Jacques » puisque le nœud de difficultés se situe moins dans un niveau que dans le passage d’un niveau à un autre. Il paraît plus probant de contraster des problèmes qui a priori sont équivalents mais dont la difficulté est néanmoins discriminante. Il nous faut identifier périodiquement où en est la classe par rapport à des objectifs majeurs sur lesquels elle progresse de façon pourtant non linéaire : reconnaissance d’un verbe dans une phrase minimale, puis dans une phrase plus longue et enfin dans une phrase complexe ; lecture d’un texte qui présente un ou deux personnages ; lecture d’un récit pris en charge par un narrateur ; repérage de discours rapportés ; etc. Autant de pages qui, même si elles nous semblent référer à la même opération mentale, posent néanmoins des degrés de complexité distincts. Une fois encore, seule l’élaboration d’un itinéraire construit permet de repérer les nœuds de difficultés ou les points de résistance pour affermir des bases solides. C’est poser là la question du transfert.
55Puisqu’il ne suffit pas de connaître ses déclinaisons ou ses conjugaisons pour les repérer ou les interpréter ipso facto, il faut travailler au contraire à partir de la notion d’« obstacle » pour définir les objectifs non sur la seule base de la leçon instruite mais sur celle du terrain de franchissement.
L’obstacle épistémologique
56Comprendre l’importance du concept d’« obstacle » permet d’avancer dans l’approche pédagogique des langues anciennes.
57Il est aisé et fréquent, dans le système scolaire, de se plaindre à propos du niveau des élèves devenu catastrophique en orthographe. Il n’est pas de mon propos ici de prendre position dans ce débat. En revanche, il est intéressant de constater, depuis un certain nombre d’années, que les tentatives ont été nombreuses pour apprécier plus précisément les processus générateurs d’erreurs et proposer des remédiations pour en permettre la correction30. Création continue et dynamique, dans un constant principe de réajustement, la connaissance est inscrite dans un mouvement où rectification et approximation s’unissent pour asseoir la vérification progressive propre à la constitution des savoirs. Celle-ci n’existe que dans les ajustements, véritable réalité épistémologique. L’approximation est, quant à elle, une objectivation en quelque sorte inachevée, mais d’une richesse essentielle puisque, comme acte rationnel, elle a en même temps la conscience de son inachèvement et de son progrès31. C’est ce qui permet aux didacticiens de l’orthographe de considérer l’erreur « par défaut » ou « par excès de formalisation-conceptualisation32 ». De même que pour l’apprenti scripteur, la formalisation écrite des unités énonciatives s’accompagne d’une conceptualisation, plus ou moins consciente, qui porte sur les éléments formels et sur les éléments sémantiques associés à certaines marques, de même l’apprenant en langues anciennes élabore une conceptualisation dynamique qui porte sur des indices morphologiques et les significations sémantiques qui leur sont assimilées. À cet égard, on peut considérer l’erreur qui amène à une mauvaise traduction comme l’expression de l’inachèvement du processus de conceptualisation.
58Toute connaissance, selon Gaston Bachelard, représente un « travail de deuil » au cours duquel l’apprenti renonce à la facilité dans la contrainte d’une démarche intellectuelle et l’exigence d’une réflexion ou l’attente d’actes réflexes différents, quasiment contre nature. En langues anciennes, on peut ainsi parler d’une véritable conversion de l’esprit, loin du mimétisme analogique et de l’idiomatisme spontané dans lequel l’enfant apprend par exemple à parler. Face à des textes littéraires écrits en une langue qui n’est plus celle de la communication, l’élève ne peut plus se contenter de mémoriser des structures identiques en repérant implicitement des régularités récurrentes pour les restituer dans un échange verbal, comme il le fait dans la vie. Au contraire de la liberté spontanée, sorte de vagabondage analogique, il lui faut au contraire élaborer une nouvelle forme de pensée qui doit apprendre à se méfier des ressemblances pour se construire sur une base logique et donc accepter de se confronter de façon permanente à des obstacles à résoudre. Il est important de comprendre combien cela contrarie la nature comportementale. Il y a très certainement là moyen d’expliquer le soin que les élèves apportent à essayer de disposer sous chaque mot grec un mot français correspondant, préférant le confort rassurant des parentés analogiques aux analyses logiques. Nombreux sont les élèves à bloquer sur une phrase parce qu’il leur manque un mot : ils ne parviennent pas à associer dans le même temps la rigueur de la logique qui exige une analyse précise et le butinage plus rapide et plus intuitif. C’est cette alliance difficile à laquelle notre enseignement doit néanmoins habituer.
59La discipline des langues anciennes contient en effet cette double exigence qui en fait une discipline singulière et en cela même irremplaçable : elle participe d’un apprentissage spontané et analogique qui est l’acte de lecture, et en même temps d’un apprentissage forcé et méthodologique qui est celui de l’acquisition linguistique et de la traduction. L’expert qu’est devenu le professeur a oublié l’apprenant qu’il a été : il lui faut pour enseigner réapprendre à décomposer un mouvement qui lui est devenu naturel. Il lui faut à la fois apprendre à attendre et inviter à faire le saut. Les expériences que je mène dans mes classes depuis plusieurs années m’ont montré combien les élèves étaient frileux et redoutaient ce saut dans le vide que représente toute plongée dans un texte inconnu écrit en latin ou en grec. Devant un obstacle, la peur naturelle est redoublée par le fait qu’il faut être à la fois dans l’attitude raisonnée de la déduction et la démarche plus spontanée de l’induction. L’apprenant doit accepter d’être désorienté tout en maintenant simultanément le cap de la vigilance cognitive.
60Il est donc essentiel de permettre à l’élève de comprendre l’intérêt de ce « grand écart » et de l’aider à déjouer les raisonnements analogiques hâtifs, tentation d’autant plus dangereuse que le « repérage de régularités » perdure bien longtemps après la conceptualisation de règles plus formelles, comme le montrait déjà Jean Piaget. C’est ainsi que j’ai privilégié de façon systématique des exercices pour éveiller et dresser l’attention aux fausses analogies morphologiques. Si dans la méthode Lavency, en latin, un effort important est fait pour développer une attention aux suffixes ou aux désinences, il m’a paru intéressant de radicaliser cette pratique en présentant largement et régulièrement des morphèmes homophones de façon à éveiller cette vigilance cognitive, seule ressource capable d’aider à trier parmi les savoirs acquis pour basculer des régularités pragmatiques vers les règles logiques.
61Je citerai enfin l’anecdote survenue en classe de seconde, bel exemple de cette difficulté à faire cohabiter deux approches distinctes et à donner sens aux savoirs. Marlène devait traduire une page de la Vulgate de saint Jérôme qui raconte l’aventure de Jonas :
Dominus autem misit uentum magnum in mare : et facta est tempestas magna in mari, et nauis periclitabatur conteri. Et timuerunt nautae, et clamauerunt uiri ad deum suum, et miserunt uasa quae erant in naui, in mare, ut alleuiaretur ab eis ; et Ionas descendit ad interiora nauis, et dormiebat sopore graui.33
62La compréhension ne lui posa aucun problème et elle donna de l’ensemble une traduction juste. En revanche, voici le travail qu’elle remit quand je lui demandai de justifier sa traduction par une analyse grammaticale :
Mare : ablatif ; in + ablatif.
Tempestas : accusatif pluriel ; COD de facta est (mot à mot, grande a été faite la tempête ; j’ai en fait traduit par « une grande tempête se produisit » car j’ai pensé qu’en français le singulier va mieux).
Mari : génitif, complément du nom magna ; dans la grandeur de la mer (j’ai traduit par en haute mer).
Marlène
63La majorité des élèves parviennent difficilement, devant l’obstacle épistémologique que représente toute situation problématique nouvelle, à réconcilier ces deux postures distinctes : aller au sens intuitivement et mobiliser des savoirs dans une reconstruction logique. Si la logique formelle s’oppose dans toute attitude intellectuelle à une forme de logique naturelle, ce choc est encore plus vrai en langues anciennes : la première ne s’intéresse qu’à la structure des propositions et à la conformité hiérarchisée entre les savoirs ; la seconde fait au contraire intervenir le contenu empirique des énoncés et peut être contaminée à tort par des exemples, non compris mais retenus, qui fonctionnent comme des repères analogiques auxquels l’élève se raccroche. L’exemple de la copie de Marlène est révélateur d’un tel conflit résolu mentalement par des schémas erronés :
Le mot mare est assimilé au paradigme consule à l’ablatif, analyse confortée par le seul emploi mémorisé de la préposition in avec l’ablatif.
Le mot tempestas est par assimilation confondu avec l’accusatif pluriel du type rosas, ce qu’aggrave la confusion syntaxique équivalente fréquente entre attribut et complément d’objet direct. La difficulté du pluriel est alors résolue par l’appel à une intuition littéraire…
La désinence i par une même assimilation analogique est associée au génitif singulier de la deuxième déclinaison et la difficulté pour arriver à une traduction conforme à ce qu’avait suggéré la lecture initiale est en deux moments : un glissement furtif entre deux catégories grammaticales (magna est analysé comme un adjectif mais traduit dans un premier temps par le mot « grandeur ») et une mise en français radicale et non justifiée qui laisse entendre que dans l’esprit de l’élève cette analyse n’a aucun intérêt puisqu’au bout du compte il importe surtout d’écrire une bonne traduction !
64Si je n’avais pas exigé un va-et-vient récurrent entre la lecture intuitive et le retour logique, j’aurais pu être abusée, puisque l’exercice de version était par ailleurs réussi et la traduction pertinente ; l’élève aurait continué d’appliquer dans d’autres situations de lecture les mêmes raccourcis mentaux abusifs et empiriques : in est toujours avec l’ablatif, la désinence -as est toujours celle d’un accusatif pluriel et donc toujours la marque d’un COD, la désinence -i est toujours celle d’un génitif, de surcroît toujours complément du nom. C’est là une nouvelle preuve de la nécessité de veiller à la disponibilité des connaissances vérifiées dans des situations interpellantes : non seulement chaque acquisition doit être mise à l’épreuve au cours de situations-problèmes, mais chaque situation-problème proposée doit être en quelque sorte calibrée pour permettre une mobilisation des acquis, une estimation des manques et une formulation des hypothèses en vue de la résolution.
65Il y a donc intérêt à créer un conflit cognitif propre à provoquer l’accommodation : les connaissances ne se mettent en place que si l’apprenant se trouve face à un problème causé par l’incapacité à résoudre une difficulté par la mobilisation de savoirs antérieurs, et cela même en faisant appel à des situations multiples antérieures. L’exemple de Marlène montre que les recours aux situations connues sont innombrables et que les raccourcis mentaux provoquent des liens dont la combinaison et le maillage rendent encore plus difficile l’appropriation de savoirs nouveaux. L’apprenant est habile à déjouer l’obstacle par des réflexes analogiques plus rassurants.
66Il faut souligner la nécessité de créer et établir des liens entre les différentes connaissances en les présentant sous des formes différentes pour renforcer la rémanence de la mémorisation des informations, dans un contexte conceptualisé et non seulement factuel. Il nous faut aussi penser à cette dimension essentielle : la leçon ne peut être présentée sous une forme univoque et le scénario d’apprentissage doit aider à affronter l’obstacle et non à le contourner… Ceci ne me paraît possible que si l’on développe de véritables stratégies heuristiques dans une démarche particulière.
Les avantages et les limites d’une démarche inductive34 et active
67Si l’on veut amener l’élève à accepter la part d’inconnu que présente toujours une situation nouvelle, il faut signer avec lui une clause d’intelligibilité qui l’aide à éviter l’émiettement ou la tentation d’un survol non réflexif. J’ai précisé que la phase de production est une étape essentielle et nécessaire pour obliger à une recontextualisation au cours de laquelle l’apprenant construit quelque chose de personnel : il s’aide des modèles et savoirs construits précédemment, il applique ses récentes connaissances à de nouveaux problèmes en se donnant les occasions de mener des investigations qui aident à l’émergence d’instrumentalisations au cours de temps individualisés, ce qui amène à penser le concept d’induction.
68Un apprentissage est constitué de moments qui permettent à l’élève d’user d’un raisonnement ascendant où l’observation particulière de faits de langue le mène au concept, et au contraire de temps inscrits dans un raisonnement descendant qui l’amène à comprendre le concept de la flexion par la lecture d’exemples qui l’illustrent.
À partir des phrases de votre choix, vous expliquerez ce que vous comprenez du principe de la flexion en latin. | Je pense que la flexion consiste à changer l’orthographe finale d’un mot selon la place ou la fonction qu’il a dans la phrase. In ciuitate Antiochia rex fuit quidam nomine Antiochus : Antiochus est sujet. Plus loin dans le texte, j’ai retrouvé le mot Antioche : je crois que c’est une apostrophe parce que l’autre personnage s’adresse à lui. Is habuit unam filiam : je pense que ce mot filiam est COD. Incidit in amorem filiae suae : je vois bien que c’est le même mot que filiam et ce n’est pas un COD car il y a in. Maritum se filiae gloriabatur : c’est encore filiae, je pense que c’est le mari de sa fille, mais je ne suis pas sûre. |
En quoi le verbe καλυψω peut-il aider à comprendre les vers choisis ? | Le verbe καλυψω veut dire « cacher » ; il s’agit donc de comprendre que la nymphe Calypso retient Ulysse loin, caché, et le retient prisonnier par amour. Cela ne suffit pourtant pas au héros car il est au contraire épris de liberté et cherche à échapper au vide de l’ennui. C’est ce que montre la sélection des vers. Thomas |
69J’ai d’autre part évoqué l’intérêt à poser des savoirs à un haut degré d’exigence : il serait vain de croire que les élèves peuvent « deviner » des connaissances dont ils ignorent tout et prétendre qu’il n’y a pas un temps de transmission magistrale. C’est le moment essentiel de l’illocution déjà mentionné. En pratique, quand on évoque la qualité d’un raisonnement, seule la déduction est rigoureusement acceptable, et pourtant c’est bien dans une certaine mesure l’induction qui est à la base de tout raisonnement expérimental et même de l’élaboration de raisonnements. Il est d’autre part important de ne pas confondre l’induction logique, part réservée aux élèves, et l’induction pédagogique, ruse rousseauiste inventée par le maître pour amener le disciple à un objectif que ce dernier ne maîtrise pas toujours. Il y a aussi un risque important à croire que parce qu’un élève « trouve tout seul » les notions à acquérir, il les a définitivement apprivoisées. L’approximatif n’est jamais suffisant, pas plus que l’évincement. Il serait dangereux de laisser les élèves, au terme d’un travail séquentiel, dans l’ à-peu-près, aux franges d’un savoir qui, parce qu’il n’est pas reformulé, n’est pas vraiment conceptualisé. La démarche inductive ne peut pas être conduite dans l’économie des savoirs, et la conceptualisation ne peut transiger avec la mise en mots. Le processus intellectuel mené intuitivement dans une dynamique inductive doit être verbalisé. Les exemples de travaux d’élèves, donnés précédemment, sont une illustration de ces « mises en mots » dont l’évaluation permet de mesurer les zones d’ombre tenaces, les lacunes ou les erreurs potentielles.
70Une fois les avantages et les écueils d’une démarche inductive définis, il convient d’en préciser aussi quelques caractéristiques. Si l’on se donne comme objectif final de former des élèves capables de lire en autonomie des textes grecs ou latins, il faut revenir aux tâches qui décomposent en quelque sorte ce processus de lecture. Je le résume avec ces trois verbes : observer, questionner, choisir35. La démarche inductive a pour finalité de permettre aux élèves de développer ces trois capacités, puisqu’elle est en quelque sorte métaphorique de l’itinéraire personnel que chacun mène quand il est en situation de lecture, de façon plus spontanée et moins décomposée. Partant de l’observation d’un mot ou d’un groupe de mots, tirant profit de l’observation de suffixes remarquables ou d’autres indices représentatifs, l’expert interroge la bibliothèque de ses savoirs, qu’ils soient sémantiques, morphologiques ou contextuels, intrinsèques à la page ou au contraire extérieurs, pour faire le choix du sens. La lecture constitue toujours un apprentissage dont il faut décomposer les mouvements pour fournir des opérations d’assouplissement et des modalités d’entraînement. Or ces trois capacités exigent un temps singulier et diffèrent largement d’un élève à un autre ; elles dépendent des savoirs acquis en amont, du rythme ou de la motivation, et ne peuvent donc être décrites dans un itinéraire généraliste qui, par définition, parce qu’il s’adresse à tous, ne convient à personne…
71Il est donc important de privilégier un temps qui permette à chacun de développer le sens de l’observation, d’initier un questionnement et d’éduquer au choix, dans le respect de la singularité de chaque apprentissage. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi d’élaborer un itinéraire libre au cours duquel, partant de l’exemple pour aller au concept, l’élève est constamment sollicité, sans être pour autant dirigé ou freiné.
72Tous ces éléments montrent l’intérêt à développer des attitudes actives, en dehors d’un dirigisme qui rend souvent difficile une réappropriation dans un autre contexte. Ce sont là des illustrations, non des modèles, l’intérêt étant de varier les approches pour développer des stratégies heuristiques différentes et différemment validées selon les situations-problèmes.
73Il importe donc au maître d’amener ses disciples à une autonomie de lecture, en leur apprenant à observer ce qui fait problème, à penser à des solutions et à trier les plus pertinentes. C’est cette activité sérielle qui doit faire de l’élève un lecteur autonome capable de retrouver dans la structuration des savoirs nouveaux un appui suffisant.
Une volonté de classification
74Je parle ici d’une classification d’apprentissage et non de la catégorisation propre à celle des ouvrages de grammaire, non parce que cette dernière est invalide mais parce que, outil d’expert, elle ne permet ni la prise en mains des savoirs utiles ni leur mobilisation au cours de cette première année. Si certains efforts ont indéniablement été faits pour simplifier l’apprentissage des faits de langue et ne retenir que ce qui est proprement utile à l’exercice de lecture, il me paraît important de radicaliser cette attitude en prenant en compte la perspective fréquentielle. Il faut alors donner au verbe « simplifier » un sens noble et non voir un élagage radical qui, au lieu d’aider à la compréhension, en opacifie au contraire les contours… À force de simplifier, par exemple la morphologie grecque dans les manuels scolaires, on passe très vite sur les règles d’accentuation, les accidents phonétiques ou les contractions au point de rendre un certain nombre de paradigmes, qu’il s’agisse de déclinaisons ou de conjugaisons, difficilement accessibles. L’étude de la règle des contractions enlève au contraire tout mystère aux conjugaisons contractes, et il paraît plus simple et efficace de multiplier les exercices propres à faire acquérir36, reconnaître et assimiler ces phénomènes de contraction que de faire apprendre à part les verbes contractes ou les particularités de la troisième déclinaison… Il faut en revanche organiser les concepts dans une hiérarchisation qui leur donne sens et cohérence, et retrouver, pour faciliter l’apprentissage, l’examen de quelques grandes lois ou principes linguistiques qui aident à une classification. Il est ainsi plus aisé pour un élève helléniste de présenter les analogies entre les verbes contractes et certains noms plutôt que de superposer ici un nouveau savoir. Janine Debut évoquait déjà l’intérêt de telles classifications : « Presque toute la morphologie grecque est explicable et son assimilation est beaucoup plus tributaire de l’intelligence que de la mémoire37. » Je préfère d’ailleurs penser au verbe « μανθάνω », en rendant la mémorisation dépendante de l’acte réflexif, plutôt qu’à son composé « ἐκμανθάνω » qui désigne un effort de mémoire sans compréhension réelle. Il importe donc de donner à l’élève les moyens de s’approprier ces lois générales, finalement peu nombreuses, pour aider à la compréhension d’un système linguistique. C’est là le moyen de lutter contre la vanité de l’éparpillement, souvent risque handicapant pour nos élèves qui, parce qu’ils sont pris dans la succession des leçons, n’en voient ni l’enchaînement ni la cohérence. Je donnerai, en grec, l’exemple des verbes thématiques et athématiques qui, dissociés dans le temps de l’apprentissage, apparaissent systématiquement pris dans des réseaux d’opposition quand on pourrait au contraire mettre en avant des analogies propres à structurer leur reconnaissance. Là encore, la pédagogie traditionnelle tient plus de l’apprentissage du thème que de celui de la lecture, et nous dissocions à tort les futurs θήσω et λύσω dans le souci d’établir une classification qui rende compte de toutes les particularités morphologiques, au risque de mal faire comprendre aux jeunes élèves, apprentis, auxquels nous nous adressons, que les verbes en-μι ne diffèrent des verbes en-ω qu’au présent et à l’imparfait des trois voix, et pour certains seulement à l’aoriste second actif et moyen. On peut penser aux ressources de la grammaire comparée en rapprochant les verbes λύ-ο-μεν et leg-i-mus, ou les substantifs λόγ-ο-ν et domin-u-m. Il s’agit de conduire à une classification linguistique en prise avec les textes et non annexée à un répertoire grammatical.
75Je parle alors d’un véritable effort d’« élémentation » où chaque élément s’organise pour faire sens. Il s’agit de présenter un modèle d’apprentissage fondé sur l’importance de l’appropriation graduelle et effective des stratégies cognitives et métacognitives, générales et spécifiques à chaque tâche, jugées nécessaires à une démarche structurée d’apprentissage. C’est ce modèle qui a pour visée générale de montrer à l’élève comment traiter les informations d’une façon adéquate et effectuer les transferts efficacement. Parce que l’apprentissage exige l’organisation incessante des connaissances et suppose la mobilisation de stratégies cognitives ou métacognitives autant que celle de savoirs disciplinaires, il faut aider l’élève à engager cette structuration morphosyntaxique.
76Je m’intéresserai tout d’abord à l’organisation choisie en grec dans la méthode « Ἄνθη Λέγεσθαι ». Le schéma présenté constitue le squelette du parcours organisé pour un élève débutant en seconde au lycée. Chaque séquence représente un temps de lecture, la découverte des textes mettant en situation les concepts qu’il convient d’appréhender. J’ai choisi d’afficher quatre éléments essentiels à la découverte de la langue : la flexion, le système verbal, la valeur des modes et l’expression syntaxique. On n’entre pas dans la langue par la porte décalée que représentent les paradigmes canoniques ou la distinction abusive entre morphologie et syntaxe. Lorsqu’un élève découvre un texte grec pour la première fois, il n’est pas sensible aux distinctions entre les déclinaisons, il confond même aisément les mots λέγεται et κόραι, parce qu’il est uniquement sensible à l’analogie en fin de mot. Il s’agit donc, dans un premier temps, moins de dissocier des substantifs que de discerner des désinences propres aux verbes et celles qui permettent d’identifier des noms. De la même façon, puisqu’il importe de faire lire des textes, il est manifeste qu’une phrase mêle aussi bien les paradigmes nominaux ou verbaux. Il convient donc de privilégier des entrées dans la langue bien spécifiques comme le montre le tableau suivant.
77C’est parce que l’élève lit, quasi simultanément, τὸν Ἡρακλέα et Ἡ Πυθία qu’il ressent le besoin de structurer ces savoirs en gestation en les organisant dans des rubriques qui aident à leur mémorisation et à leur mobilisation : le concept de paradigmes de déclinaisons prend alors son sens originel et c’est en quelque sorte par la découverte empirique d’une nécessité de classement que la classe en vient à le demander. Je donne en exemple le travail demandé à mes élèves au cours de la séquence 2. La consigne était de relire attentivement un texte d’Apollodore afin de proposer un classement justifié de plusieurs noms propres.
ΗΡΑΚΛΕΑ | ΗΡΑΣ | J’ai choisi de regrouper les mots selon les terminaisons mais je pense que c’est faux. Je ne comprends pas bien car : |
78L’exploration empirique a permis aux élèves de penser la nécessité d’une classification conçue comme un instrument d’apprentissage et non comme un objet de savoir. La mémorisation s’en trouve facilitée car elle trouve ressource dans un système qui acquiert sens et finalité. Il s’agit là d’amener les élèves à revivre en quelque sorte l’exigence d’une organisation des savoirs non pas appréhendée comme un fait de langue, qui a valeur en lui-même, mais comme l’aboutissement d’une procédure. L’exemple de la progression conçue en latin révèle des choix équivalents mais non identiques, compte tenu de la particularité singulière de chaque langue.
79Ce schéma, comme le précédent, ne fait apparaître ni tous les liens interactionnels entre les rubriques, ni tous les savoirs visés : on pourrait par exemple noter qu’en regard des substantifs sont aussi présentés les pronoms, personnels, démonstratifs ou indéfinis… Si le schéma ne les mentionne pas, c’est pour privilégier les analogies quand on met souvent en avant au contraire les distinctions ou les différences. Or l’intérêt d’une classification est d’être suffisamment générale, la première année, pour permettre une consolidation des savoirs de base avant de mener des explorations successives qui affineront des rubriques volontairement mal dégrossies dans un premier temps. Si la flexion occupe dans ce schéma une part importante de l’apprentissage, c’est sur l’importance du verbe que l’on fonde l’organisation des savoirs, non qu’en grec cet élément ne soit pas important, mais parce qu’il a en latin un pouvoir fédérateur tout à fait utile pour comprendre les liens de subordination ou la loi de la concordance des temps, pour ne citer que quelques exemples… Il m’a paru aussi tout à fait essentiel, au cours d’une première année, de générer une organisation des connaissances autour de l’opposition modale entre l’indicatif et le subjonctif et d’en explorer un certain nombre de pistes. Là encore, il ne s’agit pas de tout voir en un an mais de rendre l’élève largement autonome dans son travail de lecture. Or, nous savons combien le subjonctif est prégnant en latin, aussi bien dans son acception originelle fortement ressentie que dans des pratiques de langue où sa valeur modale est beaucoup plus estompée. J’ai ainsi choisi d’organiser l’étude du système verbal moins par rapport à la disposition habituelle des temps dans un manuel de grammaire qu’à leur répartition par rapport aux concepts de l’infectum et du perfectum, ou d’insister sur le rapprochement entre le futur de l’indicatif et le présent du subjonctif pour viser une appréhension des concepts qui dépasse la simple récitation de paradigmes, souvent vides de sens.
80Je cite pour illustrer ce processus un exercice mené, au cours de la séquence 3 « Héroïnes tragiques » de la première année de latin, au mois de décembre. Il s’agissait de répondre à une question de commentaire après la lecture et la compréhension d’un extrait de la Médée de Sénèque donné sans traduction. La consigne était la suivante :
Vous montrerez en vous fondant sur l’étude des verbes comment l’auteur dans ces quelques vers exprime la détresse de Médée.
81Deux élèves, Fabienne et Frédérique, ont produit le travail suivant :
Nous remarquons tout d’abord une opposition très forte entre le présent (infectum) du premier vers : « Medea sum », qui marque bien la longue métamorphose qui s’opère lentement. Médée est née, de ce que Jason a fait d’elle. Le verbe « properaui » (perfectum) rompt brutalement avec la tentation de conciliation qui occupe la moitié du passage et met un terme brutal à ses hésitations.
Nous notons aussi l’emploi du futur (afferes) qui projette Médée dans le futur qu’elle affirme comme certain : plus rien ne pourra l’empêcher d’accomplir son crime. Cette variation dans l’emploi des temps nous montre bien que Médée n’est pas entièrement responsable de ses crimes. Elle exprime une détresse qu’elle subit et l’emploi de la première personne du singulier nous paraît presque un peu ironique : elle est en quelque sorte précipitée…
82Il me semble que cet exemple montre l’intérêt à faire approcher la langue plus pour ce qu’elle exprime et moins pour ses diverses variations morphologiques. Si ni Fabienne ni Florence ne sont capables, à ce stade de leur apprentissage, de réciter tous les paradigmes d’une grammaire, elles ont néanmoins mis en place un certain nombre de concepts qui donnent un sens et une accroche à leur travail de lectrice.
83L’apprentissage renvoie également aux connaissances déclaratives, procédurales et conditionnelles dont la mise en forme révèle à cet égard une importance particulière. Il m’a paru important de privilégier, pour cette organisation des savoirs, une présentation plus schématisée que longuement descriptive. C’est là ce que j’ai appelé « Fiches grammaticales », synthèses qui visent la formulation des savoirs savants. Ces fiches, au cours de l’expérimentation, ont elles aussi connu des modifications et des ajustements.
84Chaque élément est catégorisé de façon à être intégré dans un ensemble ; pourtant le flux gêne encore à la récapitulation comme j’en ai fait l’expérience. J’avais en effet, au début de mon travail, choisi d’indexer toutes les fiches grammaticales pour les rendre accessibles à partir d’une « table des matières » dont la présentation, traditionnelle, s’apparentait à celle qu’adoptent les manuels de grammaire latine ou grecque. Chaque fiche, accessible par un lien, était ainsi rangée dans une rubrique grammaticale normative. Cette présentation a révélé deux défauts : la structure est encore plus empirique que logique. Même s’il y a un classement, celui-ci n’est pas suffisant puisqu’il ne permet de visualiser aucune interaction entre les rubriques ; il juxtapose les fiches au lieu de les imbriquer. Autre défaut : ce classement n’est pas tant le résultat d’un savoir en discussion que la résultante d’un ensemble considéré comme prérequis sans validation ou expertise réelle. C’est ainsi qu’un élève en grec, qui consultait l’index, a été étonné de trouver le participe dans la catégorie « Autour du verbe » puisqu’il le considérait comme un « adjectif ». Il m’a donc fallu réfléchir à une présentation que les élèves complètent au fur et à mesure de leur apprentissage et que le professeur valide, de façon à permettre non seulement une appropriation des savoirs mais aussi leur cohérence. J’ai fait le choix d’une carte heuristique, pliée, que l’élève complète selon ses besoins et les exigences personnelles de son processus d’apprentissage.
85Ces deux exemples témoignent du souci réel de personnaliser et d’identifier un schéma conçu comme la manifestation d’une organisation des savoirs. Il ne s’agit pas pour l’élève de reprendre ici, sans les comprendre, les catégories grammaticales ou les axes habituels de composition d’un manuel, en dissociant par exemple la morphologie et la syntaxe : il lui faut organiser les connaissances à acquérir pour leur donner plus de sens et en faciliter la mémorisation. Je n’évoquerai que quelques exemples qui montrent une approche différente entre Nadège et Ludovic. Ce dernier assimilait par exemple le système conditionnel à l’optatif en associant très fortement le mode et l’expression syntaxique, alors que sa camarade évoquait l’expression de la condition en considérant la conjonction εἰ comme d’autres conjonctions de subordination ; Ludovic faisait apparaître le participe deux fois dans son schéma : il le rangeait dans les modes et dans le système verbal tandis que Nadège le comprenait comme un mode en le mentionnant aussi dans le génitif absolu par un lien… Il est important dans tous les cas que l’élève comprenne qu’il n’y a pas là de classement plus juste que d’autres, exception faite des erreurs manifestes qui trahissent des confusions conceptuelles dont la révélation est alors occasion de remédiation.
86Si notre enseignement vise une appropriation des savoirs, il est essentiel de travailler à une organisation qui tienne compte des structures mentales déjà en place chez l’élève en en respectant l’organigramme singulièrement défini. Même si les modifications peuvent paraître modestes, elles traduisent cependant autre chose que le simple déplacement d’étiquette d’une ligne ou d’une colonne à l’autre. Il y a là en effet plusieurs indices remarquables : d’une part, un effort vrai de conceptualisation et donc d’apprentissage dynamique et efficient ; d’autre part, la manifestation d’un effort de mémorisation qui, parce qu’il est assumé singulièrement et individuellement, a plus de chances d’être réussi. L’exemple suivant révèle un travail analogue mené en latin.
87Au cours de l’année, certains élèves ont fait disparaître des rubriques qui leur paraissaient moins utiles ou simplement moins pertinentes : Sonia a ainsi regroupé tous les compléments circonstanciels qu’elle avait d’abord dissociés mais elle a ajouté une rubrique appelée « Prépositions ». Sarah, qui avait d’abord confondu tous les temps du subjonctif, s’est décidée à les distinguer le jour où elle a visiblement compris le concept de la concordance des temps… Témoignage d’un itinéraire, ce schéma en mouvance est un outil précieux pour le professeur qui perçoit mieux les cheminements plus ou moins faciles de chacun. Ceci est d’autant plus vrai qu’au cours du temps illocutoire dont j’ai déjà précisé l’importance, l’élève rédige un mémento le plus souvent en lien avec les rubriques qui apparaissent sur son schéma. C’est ainsi que chacun se constitue une base de savoirs linguistiques plus facilement mobilisés car véritablement formulés.
88Il est important de travailler à créer de l’intelligibilité là où l’apprenant en a besoin et veiller à éviter au maximum la prose descriptive, souvent nuisible à la saisie du concept, en choisissant une présentation qui laisse l’élève libre de compléter les zones blanches prévues à cet effet. C’est l’apprenant qui remplit au cours de l’année son manuel grammatical, dont la forme numérisée permet des allers et retours constants, autant que des ajustements, des corrections ou des suppressions. Je reproduis ici les pages du cahier annoté par Alice, au bout de cinq semaines de cours.
Première personne du singulier :
Peto filiam tuam in matrimonium.
Festinus perueni.
Equidem natus non eram.
Deuxième personne du singulier :
Si uocem haberes.
Cur aquam fecisti turbulentam ?
Attention ! Nosti condicionem ? Descende, amice !
Troisième personne du singulier :
Uulpes inuidit.
Première personne du pluriel :
Deuxième personne du pluriel :
Troisième personne du pluriel : Plurimi reges properabant.
89Cette élève a manifestement fait le choix de reporter des phrases pour fixer ses connaissances dans une démarche encore empirique. L’intérêt d’un tel livret, par ailleurs toujours imprimable, est la modularité puisque à tout moment l’élève peut compléter et enrichir ou élaguer et synthétiser quand la notion est suffisamment conceptualisée.
90Pour ne pas renoncer à l’excellence des savoirs, il est par conséquent fondamental de veiller à la structuration de l’appropriation. Si l’on voit dans les connaissances acquises lors de cette première année les bases linguistiques nécessaires à toute lecture plus complexe, il est essentiel de faire en sorte que l’élève apprenne à hiérarchiser ses savoirs pour établir des liens conceptuels qui en facilitent l’assimilation. Or les bases, quel que soit le champ disciplinaire, n’ont en fait rien de logique : la maîtrise des notions progresse lentement et selon un rythme très différent d’un élève à un autre, de façon dialectique, chacune étant en quelque sorte constamment reconceptualisée dans un va-et-vient régulier. La représentation d’une première déclinaison plus simple ou celle des verbes en ω sont une reconstruction a posteriori des objets du savoir, sans réalité dans le fonctionnement effectif de l’apprenant : il est finalement peu probant d’abuser des situations prototypiques dont on tirerait des règles générales et qui seraient validées spontanément par l’élève sous prétexte qu’elles font l’unanimité des experts. C’est pourquoi j’ai choisi de construire un parcours conçu dans une structure arborescente qui, parce qu’elle est revisitée individuellement et régulièrement, par l’apprenant dans la dynamique de son parcours, donne du sens aux concepts, aide à leur représentation et à leur mémorisation. Mais c’est là encore insister sur le rôle particulier réservé à l’exercice de la mémoire.
Apprendre à apprendre
91Si c’est l’Antiquité qui nous livre en Mnémosyne l’une des premières représentations conceptuelles de la mémoire, il semble bien que l’importance qu’on lui accorde varie sensiblement d’une époque à l’autre et que l’on passe d’une vénération extrême38, qui fait d’elle la source des connaissances, à une sorte de rejet péjoratif bien sensible dans l’expression populaire « par cœur ». Il me semble important de comprendre quel rôle on doit faire jouer à la mémoire pour en faire un instrument fiable dans l’acquisition des connaissances. Cela passe par la compréhension plus pertinente des mécanismes procéduraux du fonctionnement de la mémoire.
La mémorisation vaine
92S’il n’est pas question de nier que certaines notions doivent être retenues et des mots appris « par cœur », je préfére, comme en mathématiques avec Stella Baruk, « ne vouloir confier à la mémoire que ce qu’aura établi une démarche rationnellement fondée39 ». Il me semble pertinent d’admettre que la mémoire ne peut jouer à elle seule un rôle vite démesuré et que nous avons échoué quand nous avons validé des récitations de déclinaisons ou de conjugaisons sans avoir vérifié si ces notions recouvraient des mécanismes disciplinés, apprivoisés, signifiants pour l’élève. Pire, alors que le code linguistique reste souvent obscur et impénétrable à l’élève, nous lui donnons au contraire l’impression de réussite quand, à de petites interrogations qui consistent à réciter par cœur des tableaux appris il obtient d’excellentes notes ! La mémorisation ne peut intervenir que pour fixer des résultats rendus sensibles, qui n’effraient plus l’élève par leur allure chaotique ou obscure, comme c’est le cas lorsque seule la mémoire s’emploie à gérer le poids de règles de plus en plus nombreuses.
93Il nous faut, au contraire, apprendre à nos élèves à composer du sens de façon à leur permettre, quand ils sont seuls, en autonomie, de décomposer. Il est séduisant de voir un parallèle pertinent entre l’élève qui récite une table de multiplication et celui qui ânonne une déclinaison : ils ont dans les deux cas « l’air et les paroles ». Il en est ainsi de l’élève qui fait suivre dominum de dominis ou ἄνθρωπου de * ἄνθρωπαι : il manifeste des carences et des errances dans une démarche qui est tout sauf rationnelle. Nous pouvons continuer de nous lamenter sur ces élèves qui, en seconde, effeuillent mal rosa ou qui ne parviennent toujours pas à réciter le verbe sum à l’imparfait de l’indicatif ! Nous pouvons nous efforcer, dans les premiers jours de septembre de toute nouvelle année scolaire, de reprendre les déclinaisons en développant des trésors de persuasion pour stimuler le goût de l’effort et les ardeurs de la mémoire à coups de bonus, d’interrogations positives qui « donneront une bonne moyenne », nous dépenserons alors notre énergie en vain et nous rejoindrons le rang des découragés à peine réconfortés par l’évocation d’un âge d’or où les élèves connaissaient leurs déclinaisons ! Si un élève ne retient pas, c’est essentiellement parce qu’il n’a pas compris, au sens fort du terme, c’est-àdire pris à bras le corps le concept nouveau. Il est plus pertinent de revenir à la cause de cette défaillance au lieu d’organiser des cataplasmes qui cachent le mal, au mieux l’apaisent pour un temps, mais n’en viennent jamais à bout.
Les mémoires
94Si le concept est compris, si les savoirs ont été structurés dans une cohérence qui a priori offre une prise solide à la mémoire, la mobilisation n’est toutefois pas nécessairement suffisante pour permettre une adéquation future entre l’acte de lecture et la sujétion des ressources.
95Les recherches les plus récentes ont mis en évidence la présence de plusieurs mémoires spécialisées et hiérarchisées. Alors que l’on a encore tendance à croire, vieil héritage du neurologue Jean-Marie Charcot, que les élèves ont principalement deux modes d’évocation, visuel ou auditif, et qu’il faut chercher là la cause des échecs scolaires, les chercheurs ont montré récemment que ces mémoires sensorielles sont limitées et éphémères et les informations en quelque sorte stockées à un étage supérieur à travers des modules distincts. Ces niveaux multiples permettent d’avoir une vue moins immédiate de la mémoire et en conséquence des difficultés d’apprentissage. Il faut aussi considérer, pour mieux envisager le problème dans toute sa complexité, la mémoire de travail40. Celle-ci fonctionne comme un traitement des informations à l’intérieur de la mémoire à court terme et aide à faire la liaison avec la mémoire à long terme.
96L’exécution de traitements de nature attentionnelle fait appel à cette mémoire de travail, système susceptible à la fois de sélectionner, maintenir et traiter l’information, y compris parfois pendant une autre tâche cognitive. La mémoire de travail permet donc de stocker et manipuler des informations pendant de courtes périodes et lors de la réalisation d’une activité. La boucle phonologique qui maintient en mémoire les informations verbales entendues ou lues aide à cette capacité. Il en est de même pour le « calepin visuo-spatial », sous-système qui maintient en mémoire les informations visuo-spatiales et les images mentales. Dans tous les cas, les données sont conservées pendant plus ou moins deux secondes dans un stock et s’effacent si elles ne sont pas répétées mentalement dans une « récapitulation articulatoire ». Il semble qu’un cours de langues anciennes, comme d’autres, fonctionne souvent sur ce processeur actif et non sur une base de stockage plus définitive. Or, tout le problème d’une acquisition des connaissances repose justement sur ce passage de la mémoire à court terme (MCT) à une mémoire à long terme (MLT).
97On peut, pour simplifier, retenir deux points utiles pour cette réflexion. Le transfert de l’information dans la mémoire à long terme, stockée préalablement et brièvement dans la mémoire de travail, s’envisage non comme une copie mais comme un passage de l’une à l’autre, facilité par des répétitions. On distingue assez fréquemment dans la mémoire à long terme plusieurs dichotomies différentes, et plus particulièrement la mémoire épisodique et la mémoire sémantique. Je m’intéresserai à la première pour l’importance qu’elle a dans l’apprentissage du lexique.
L’apprentissage du lexique
98La mémoire épisodique est celle des événements, qui inclut les mécanismes cognitifs impliqués dans leur récupération. Pour pouvoir mobiliser les éléments stockés dans cette « partie de la mémoire », il est nécessaire en quelque sorte de les associer à un endroit et à un moment précis, donné implicitement ou explicitement. Le sujet, pour se souvenir d’une information, doit se remémorer l’épisode dans lequel il l’a vue apparaître et l’on peut solliciter ces rappels par des indices sériels, indicés ou autres. On fait ainsi émerger le sens de nam en rappelant la liste des conjonctions de coordination, en évoquant des synonymes ou en citant la phrase où elle a été lue précédemment. On s’aperçoit aussi que plusieurs mécanismes, mis en place au moment de l’encodage, favorisent le transfert dans la mémoire à long terme : je retiendrai plus précisément les effets de génération et de répétition. Le premier consiste à demander à l’élève, au moment où il stocke une information, de « générer », c’est-à-dire expliciter les catégorisations, lui-même, au lieu de seulement lire le mot : plus concrètement, plutôt que de donner une liste de mots à apprendre, le professeur demandera à chaque élève d’établir une classification nécessairement différente selon les individus, comme le montrent ces deux exemples.
99La consigne spécifiait à la classe d’établir un classement pour aider à la mémorisation d’une liste lexicale de 17 mots. Julie choisit la présentation suivante :
Cum olim pater demens insanusque timeret stultum uirum, solus fecit regnum seuerum.
100Tandis que Jean-Baptiste préfère ce tableau :
La folie | Autour de l’homme | Des actions | Se repérer |
insanus | uir, uiri | audio, iui//uideo | olim (in tempore) |
stultus | pater, tris | timeo, ui # fortis esse | intus (in spatio) |
demens (commun aux trois genres) | regnum | credo, is, ere (un Credo à l’église) | modo = nuper |
101Ces travaux montrent combien le processus de génération peut être différent d’un élève à l’autre : Julie choisit d’écrire une phrase qui pour elle seule, peut-être, a un sens… Elle inscrit aussi un certain nombre de formes morphologiques dans une syntaxe qui l’aide à l’effort de mémorisation. Jean-Baptiste au contraire préfère inscrire les mots qu’il lui faut mémoriser dans des colonnes auxquelles il donne un titre comme indice de regroupement ; il allège la liste des consignes en supprimant ce qui alourdit son effort de mémorisation mais formule des « béquilles analogiques » (« modo = nuper ») ou des repères qui renvoient à des situations qui font sens pour lui (« Credo à l’église »). Il y a ici une démonstration de ce que peut être un travail mené autour de l’apprentissage du lexique quand on veille à rendre plus efficace le transfert des données dans la mémoire épisodique. Il est utile aussi de préciser que le processus de répétition peut être important à condition de noter qu’il est d’autant plus efficient qu’il est espacé dans des tâches de rappel plus performantes et que les stimulations sont variées. Une liste de vocabulaire est ainsi plus facilement retenue si plusieurs textes sont présentés successivement à la lecture, textes caractérisés par la fréquence des rappels lexicaux. La mémorisation d’un vocabulaire n’a pas d’autre finalité que de faciliter l’exercice de lecture.
102Or on constate fréquemment qu’un élève auquel on a demandé de mémoriser une liste de vocabulaire, tâche dont il s’est correctement acquitté, ne parvient pas pour autant à mobiliser ses savoirs lorsqu’il est en travail de lecture et ne reconnaît pas en contextualisation des mots qu’il a appris en schématisation, sous une forme ou sous une autre. J’ai, au début de la conception de la première maquette d’« Ἄνθη Λέγεσθαι » et de « Litteras Legere », travaillé à l’élaboration de listes rangées par rubrique grammaticale, qui s’inspiraient de travaux déjà menés ou expérimentés de façon traditionnelle. Cela s’est avéré insuffisant. Que l’on fasse apprendre des mots plus ou moins fréquents, que l’on essaie de les organiser par rubriques grammaticales, rapprochements étymologiques ou champs lexicaux, on ne résout jamais le problème de la restitution. On pourrait avancer plusieurs réponses, mais l’une est tout particulièrement vraie. Si la liste lexicale présente les termes sous une forme figée, le texte, lui, les agence sous des combinatoires dont le repérage requiert d’autres concepts et dans des contextualisations qui sous-tendent des réseaux sémantiques différents : nombreux sont les élèves qui récitent « imperator, imperatoris : général » mais qui ne distinguent pas le mot sous la forme imperatoribus ou qui lui donnent un sens parfois erroné dans un texte de Tacite. Or nous avons vu que pour être mémorisée, une liste doit être simplifiée, organisée, voire agencée de façon à profiter de stimuli visuels. Il ne s’agit donc pas de donner tous les mots sous toutes les formes possibles ni de conjuguer un verbe irrégulier grec à toutes les personnes ou d’en donner tous les sens du dictionnaire.
103La catégorisation grammaticale a l’avantage d’afficher le mot et de prévenir implicitement des modularités possibles : le nom se décline selon tel paradigme, l’adjectif s’accorde, le verbe se conjugue, la conjonction de subordination introduit une subordonnée… Cela ne suffit pas pour autant à en assurer la restitution. Cela vient du fait que la mémoire sollicitée n’est pas la même et qu’en cours d’apprentissage les concepts étant par définition en voie de conceptualisation, les transferts se révèlent souvent inopérants.
104Quand on fait apprendre du vocabulaire, on travaille sur la mémoire épisodique, implantée dans des situations vécues par l’élève. En revanche, les paradigmes, reconnus comme tels, se fixent dans la mémoire sémantique, où les concepts sont classés de façon hiérarchique, les catégories étant emboîtées dans des ensembles plus généraux comme dans une arborescence. Pour retenir une déclinaison ou une conjugaison, il est inapproprié de réciter des modèles puisqu’il s’agit dans ce cas non de mémoriser mais de conceptualiser des phénomènes de combinaison. Le professeur cherche alors à initier des automatisations et non à appeler de simples restitutions. Quand le traitement du savoir est tabulaire, l’information est organisée à la manière d’une table mentale : chaque élément se rapporte à la case d’une matrice et l’organisation mentale devient systématique et non plus anecdotique. On retrouve là en quelque sorte la notion de « mémoire-fichier » qui, parce qu’elle favorise l’économie mentale, facilite la récupération de l’information. C’est parce que l’élève a compris ce qu’était une désinence verbale qu’il parviendra, dans un premier temps, à repérer un verbe dans une phrase et, dans un second temps, à conjuguer ce même verbe. Il ne se souvient pas de cette conjugaison singulière stockée quelque part, mais il applique un processus manipulatoire qui lui fait retirer une désinence pour en mettre une autre, dans un acte plus réflexif que mnésique.
105Nous voyons la difficulté que peut alors représenter l’apprentissage performant d’un lexique aussi bien en grec qu’en latin. Il faut non seulement travailler à rendre l’effort de mémorisation efficace mais aussi expliciter les connaissances implicites que tout élément d’une liste comprend. Il faut, en conséquence, par l’instauration de « gestes pédagogiques », favoriser la transformation de connaissances en savoirs plus spontanés ou réflexes et faciliter la double sollicitation de la mémoire épisodique et de la mémoire sémantique, dans une discipline de la mémoire ostensive.
106En considérant les phénomènes didactiques mémoriels comme l’activation de rapports personnels ou institutionnels établis antérieurement à un objet du savoir, on peut décrire une première catégorie de gestes évocateurs de ces phénomènes aptes à convertir la mémoire pratique individuelle en mémoire ostensive magistrale. L’enseignant est amené à évoquer des rapports qu’il a établis, antérieurement, en conformité aux rapports institutionnels instaurés, lors de ces divers moments du temps didactique passé : toute liste est ainsi éventuellement commentée, avant même qu’une quelconque consigne ne soit donnée, et le professeur peut faire appel explicitement à d’autres situations qui contextualisent et renvoient à une situation d’apprentissage déjà vécue. Il peut s’agir de rappels personnels, récents, officiels, ou de rappels de savoirs préalables : le verbe καλύπω est ainsi présenté aux élèves au milieu d’autres verbes et la forme ἐκάλυψα, qui accompagne les temps primitifs, permet par exemple d’évoquer d’autres phénomènes phonétiques semblables étudiés en amont, comme la composition de l’aoriste. Il s’agit de réactiver ici des savoirs pour ne pas laisser résider des zones d’ombre, nécessairement vides de sens, et donc impossibles à réinvestir. L’utilisation de rappels officiels et donc collectifs, instaurés dans le cadre de la classe, inscrits dans la dynamique d’un temps pédagogique, situe l’élève comme un membre d’une communauté d’étude, et à ce titre, il lui est rappelé qu’il a vécu la même histoire que les autres dans la même position. Dans ce type de rappels, on trouve donc non seulement les connaissances institutionnalisées, mais aussi les objets propres à l’histoire de la classe, qui ont été utilisés pour parvenir jusqu’à cette institutionnalisation.
107Il me semble que c’est cette mémoire ostensive qui peut véritablement aider à une appropriation des connaissances et des concepts car c’est elle qui contribue à faire sens. Un élève jeune perçoit mal l’intérêt d’apprendre des listes de vocabulaire car il n’en expérimente pas la restitution. C’est en lui donnant à voir que chaque mot appris est la scène où se joue la représentation des notions maîtresses de son apprentissage qu’on l’aidera à orchestrer le rappel des informations et la reconnaissance d’applications conceptuelles.
108J’ai à titre d’exemples dans un premier temps imaginé une sollicitation à critères variables, par la mise en place d’exercices autocorrectifs d’entraînement et de stimulation, autant que de reconnaissance conceptuelle. Ainsi, à chaque clic, un mot apparaissait dont il fallait donner le sens. Le logiciel41 utilisé soumet à l’élève, dans un ordre aléatoire, des consignes différentes : le mot latin s’affiche et l’on attend une traduction, ou partielle ou plus complète. L’exercice inverse est également proposé. D’autres interrogations sont aussi possibles selon les grilles préalablement enregistrées par le professeur, base de données pour le logiciel : le mot « duces » s’affiche et l’élève doit donner, selon la consigne, ou le sens ou le substantif tel qu’il apparaît dans la liste institutionnalisée. Les possibilités sont nombreuses. Ainsi, non seulement l’élève enregistre ses scores de réussite et mesure ses progrès, mais il est aussi systématiquement réinterrogé sur les formes ou les mots sur lesquels il a commis des erreurs. La présentation en arborescence permet aisément à l’élève de visualiser les liens et les connexions, morphologiques, lexicales, syntaxiques, qui construisent les passerelles entre chaque exercice, selon des scénarisations étudiées. Là encore, les combinaisons sont multiples et permettent aussi bien une sollicitation de la mémoire épisodique que de la mémoire sémantique, dans une réconciliation entre mémorisation et compréhension.
Mémoire et intelligence
109Les découvertes menées par Allan Collins42 autour de la mémoire sémantique, dans les années soixante-dix, ont permis de comprendre que, pour le dire simplement, le sens d’un mot et sa morphologie, intégration du phonologique et de l’orthographique, ne sont pas stockés dans la même mémoire, mais distingués dans une mémoire lexicale et une mémoire sémantique ; ces théories résolvent l’opposition radicale entre apprentissage par cœur et compréhension puisqu’il y a plus complémentarité que dichotomie. Si la stricte mémorisation du vocabulaire, essentielle à notre discipline, s’appuie sur la mémoire lexicale, elle exige aussi de façon conjointe une compréhension des concepts mis en œuvre. Même si j’ai conscience de simplifier largement l’étude neurologique ou psychologique des phénomènes complexes des processus des mémoires, il m’a paru néanmoins important de montrer la nécessité de dépasser un clivage qui oppose souvent dans notre discipline les farouches défenseurs des exercices de récitation aux non moins farouches partisans d’une approche axée sur la compréhension.
110Ceci est d’autant plus important que l’on ne peut prétendre se passer dans l’apprentissage d’une langue, qu’elle soit morte ou vivante, de l’appropriation d’un bagage lexical. C’est donc toujours poser la question de sa mémorisation. Plutôt que de voir la mémoire comme l’énergie qui induit à force de répétition les « bons parlers » ou au contraire comme une ennemie largement irréductible, je préfère penser que la mémoire aide à comprendre autant que comprendre aide à mémoriser, dans la mesure où la compréhension s’accroche à la mémoire sémantique, base incontournable de toute connaissance, et où le concept ne se met en place qu’à force d’être vu et revu au cours d’épisodes successifs, eux aussi retenus dans des contextes d’apprentissage et stockés dans une autre mémoire collaborative. C’est pour ces raisons que j’ai choisi de privilégier des listes qui, au lieu de faire apparaître le ou les sens d’un mot, renvoient par un lien à la phrase contextuelle dans laquelle le terme a été vu pour la première fois. Une telle présentation me semble produire un stimulus apte à activer le processus d’encodage et, par là même, son transfert dans une mémoire à long terme. Parce qu’il y a là une sollicitation plus forte chez l’élève, en même temps que la nécessité de faire resurgir le souvenir de la lecture, le mot est assimilé à un contexte qui aide à le fixer. Mais il faut à cela ajouter une autre tâche pour permettre une restitution permanente et exhaustive : la classification personnelle évoquée précédemment. Le scénario peut alors être mis en place : l’élève, en fin de travail, reçoit une liste de mots à apprendre ; il doit retrouver leur sens à partir des contextes dans lesquels il les a lus, et donc les reconnaître sous une forme casuelle ou conjuguée ; il établit ainsi une liste enrichie des significations qu’il classe selon des choix personnels ; il peut s’entraîner à la mémorisation de ce nouveau lexique en effectuant des exercices déclinés sous diverses modularités.
111Je ne prétends nullement avoir ainsi réglé définitivement le problème épineux que pose cette acquisition particulière en cours de langues anciennes, coûteuse pour l’élève en efforts et en implications. Cette question de l’apprentissage du lexique pose en effet de vrais problèmes en raison des difficultés inhérentes d’encodage et de restitution.
112Pour conclure sur cette nécessité de construire un apprentissage structuré en langues anciennes, je souhaiterais seulement rappeler que tout acte de réflexion est automatiquement du côté de l’abstraction.
113Il semble que notre désir légitime de favoriser l’appropriation d’une langue perçue comme difficile nous ait égarés dans des voies diverses et sinueuses : elles éloignent du but à atteindre en confondant manipulation et acquisition et choisissent le domaine rassurant des réponses concrètes, vérifiables et univoques en éludant l’abstraction, passage obligé mais profondément gratifiant. Donner à lire un texte c’est finalement seulement s’employer à guider, dans les termes d’un contrat didactique, la lumière d’une intelligence qui s’éveille.
Notes de bas de page
1 Philippe Perrenoud, 2003, Résonances, n° 3, novembre, p. 7-9.
2 Joël de Rosnay, 2000, « La société de l’information au XXIe siècle : enjeux, promesses et défis », dans Thierry de Montbrial et Pierre Jacquet (dir), Ramsès 2000 (rapport annuel de l’Institut français des relations internationales), Paris, Dunod.
3 « Je hais les voyages et les explorateurs » (Lévi-Strauss, 1955, « Incipit »).
4 Bouillet, Deroche, Jacques et Poiret, 2005, p. 59.
5 Lyons, 1970, p. 223.
6 Ibid., p. 225.
7 Cette séquence, « HistoireS de vide », conçue et mise en ligne en 2009 présente quatre textes grecs et quatre textes en latin sans traduction : http://helios.fltr.ucl.ac.be/auge/histoireduvide/ [consulté le 3 mars 2013].
8 De Lièvre, Depover, Quintin et Decamps, 2003.
9 Le professeur donne des consignes, indique le temps consacré à l’activité, invite à repérer et à choisir des itinéraires, définit la tâche.
10 C’est l’élève qui sollicite le professeur après l’exécution d’un exercice ou au moment de la production d’une synthèse ou encore au moment où il découvre la tâche à accomplir et les exercices à effectuer.
11 J’emploie ici le terme anglo-saxon usité pour désigner l’étude de modèles d’apprentissage appuyés sur les TICE, évalués dans une globalité d’étude, de la spécification des cibles d’apprentissage, du contenu et de la stratégie d’évaluation des apprentissages d’une formation à l’élaboration de scénarios pédagogiques ou à l’élaboration d’un plan de diffusion.
12 Ce sont ici les termes généralement employés dans l’étude du Learning Space, de la formation à distance (Bertin, 1996).
13 « Les savoirs, trop facilement déclarés académiques et inutiles, dévalorisés au profit des perspectives plus dynamiques qu’offrent par exemple, les compétences et l’interdisciplinarité. » (Astolfi, 2008, p. 13)
14 Ibid.
15 Chevallard et Joshua, 1982.
16 Astolfi et Develay, 1982.
17 « Telle aussi, délaissant sa maison et la terre de son père, vint à Thèbes, pour suivre le vaillant Amphitryon, Alcmène, fille d’Élektryon qui rassemble les peuples. Plus que toutes les femmes qui sont femmes, elle se distinguait par la taille et par l’allure ; pour l’esprit elle était sans rivale parmi les filles nées des amours d’une mortelle et d’un mortel. Il naissait de son visage et de ses paupières bleues un charme semblable à celui d’Aphrodite la dorée. Au fond de son cœur pour son mari, elle avait une vénération comme on n’en a jamais vu parmi les femmes qui sont femmes. Mais lui, il tua à force ouverte le père qu’elle admirait en colère à cause de vaches ; il partit, il vint à Thèbes, en suppliant, chez les Cadméens qui portent bouclier. » (traduction de Jean-Louis Backès parue chez Gallimard en 2001)
18 Lyons, 1970, p. 216.
19 On a pu ainsi évoquer l’emploi de l’article indéfini a en anglais, dans une classe où les élèves sont tous anglicistes.
20 http://languesanciennesetlettres.org/Sequencegrec4/accueil.html [consulté le 3 mars 2013].
21 Lyons, 1970, p. 232.
22 Ibid. p. 240.
23 Ajoutons que ce travail peut aisément s’appuyer sur une comparaison avec la langue anglaise dans laquelle se combinent librement, avec le temps et le mode, deux aspects : le parfait et le progressif.
24 Lyons, 1970, p. 241.
25 Bautier, 1998, cité dans Astolfi, 2007.
26 http://www.languesanciennesetlettres.org/sequence5/accueil.html [consulté le 3 mars 2013].
27 Vergnaud, 1991.
28 « Un concept est un triplet de trois ensembles, C = (S, I, ζ) : – S, l’ensemble des situations qui donnent sens au concept (la référence) ; – I, l’ensemble des invariants sur lesquels repose l’opérationnalité des schèmes (le signifié) ; – ζ, l’ensemble des formes langagières et non langagières qui permettent de représenter symboliquement le concept, ses propriétés, les situations et les procédés de traitement (signifiant). » (Ibid.)
29 « Le “problème Pierre” est réussi par tous les élèves dès sept ans : Pierre a 7 billes. Il joue et en gagne 5. Combien en a-t-il maintenant ? Le “problème Paul” ne sera réussi par tous qu’au cycle 3 : Paul vient de jouer aux billes. Il en a perdu 7 mais il lui en reste 5. Combien en avait-il avant de jouer ? Le “problème Jacques” met en échec la moitié des élèves de 3e… et bien des adultes qui font répéter la question ! Jacques joue deux parties successives. À la seconde, il perd 7 billes, mais au total il en gagne 5. Quel était le score de la première partie ? » (Astolfi, 2007, p. 138)
30 Ducard, Honvault et Jaffré, 1995.
31 Bachelard, 1938.
32 Ducard, Honvault et Jaffré, 1995.
33 http://languesanciennesetlettres.org/sequence5/accueil.html [consulté le 3 mars 2013].
34 « L’Enchiridion, manuel publié en 1956, fut le premier à illustrer une technique inductive d’initiation à la langue grecque. […] La découverte des données morphologiques et syntaxiques se fait à partir des textes originaux. […] Observant une forme dans un texte, l’élève reconnaît un de ses éléments (accent, suffixe de durée, voyelle thématique, etc.) ; partant de là, il émet une hypothèse qu’il contrôle ou infirme en s’appuyant sur la présence ou l’absence, dans la forme soumise à son examen, d’un autre élément déterminant. Après l’analyse de plusieurs formes identiques, il en induit la loi de formation qu’il illustre par une forme destinée à être reconnue par cœur. » (Lurquin, 1964, « Préface »)
35 Je rappelle qu’au cours de cette première année d’apprentissage, il importe surtout de faire des élèves des lecteurs plus que les de-scripteurs d’une langue source à une langue cible, sans pour autant écarter tout exercice de version.
36 Michel Woronoff suggérait une approche semblable en 1996 (dans Ratti, 1997, p. 165-170).
37 Debut, 1974, p. 126.
38 Aristote, dans son ouvrage Περὶ μνήμης καὶ ἀναμνήσεω, définit la mémoire comme un intermédiaire entre la perception et le sens. La métaphore de l’empreinte lui permet de rendre compte de cette interaction et de ce rapport : la perception réalise dans l’âme une peinture, la mémoire maintient la permanence de cette peinture (§ 10).
39 Baruk, 2004, p. 56.
40 Baddeley, 1993.
41 J’ai utilisé le logiciel VocabOne, libre de droit, utilisable en latin mais non en grec pour des raisons d’incompatibilité avec le caractère Unicode. Son concepteur, Simon Bünzli, m’a confirmé l’impossibilité d’une utilisation pour le grec comme celle d’une éventuelle modification des contraintes de base.
42 Lieury, 1992.
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