Les ressources des nouvelles technologies : l’innovant
p. 115-129
Texte intégral
1Les études précédentes m’ont permis de saisir la nécessité contemporaine de penser les langues anciennes à travers le prisme des nouvelles technologies ; il est utile d’apprécier l’utilisation réelle qui est faite de ces ressources en ligne dans le cadre d’une classe. Je citerai ici l’expérience conduite pour le projet Hélios dont j’ai assuré en France la coordination pendant plusieurs années, succédant à Sophie Van Esch, à l’initiative de ce projet académique.
L’accès simplifié aux ressources
2Les conditions d’appropriation des savoirs ont toujours dû tenir compte des contingences matérielles particulières à une époque ainsi que des situations propres aux apprenants. Les jeunes lycéens, a fortiori collégiens, fortement visuels, sont aujourd’hui consommateurs d’images, habitués à les décrypter avant même de saisir le sens d’un mot. Nés avec une souris au bout des doigts, ils sont experts dans le maniement de claviers, ou autres manettes, ils sillonnent dans les méandres informatiques avec une aisance qui nous paraît souvent désarmante, voire inquiétante. Les langues anciennes sont par ailleurs souvent vues comme des domaines surannés, dépassés, en marge de l’enseignement innovant. Il peut être pertinent pour amorcer la motivation d’un adolescent d’aujourd’hui de travailler à montrer que la pédagogie en latin comme en grec passe aussi par l’utilisation de moyens qui appartiennent à l’univers totalement familier de l’élève que nous avons aujourd’hui en classe. Enfin, et surtout, un enfant aujourd’hui prend l’habitude, dès son plus jeune âge, de cheminer dans l’arborescence d’un classement informatique davantage que dans le déroulement linéaire d’un livre. Certains peuvent le regretter. Cela n’en est pas moins une réalité qu’il est probablement préférable d’apprivoiser que de nier. De ce constat simple est apparue la nécessité de concevoir un « manuel » qui utilise ces nouveaux leviers et ressources d’application mentale.
L’intérêt premier d’un manuel en ligne1
3Le choix d’un manuel est, on le sait, quelle que soit la discipline concernée, un enjeu important dans la conduite de la pédagogie. Il est pertinent de se demander quelle est la valeur ajoutée d’un manuel en ligne. J’appuierai ma démonstration sur mes expérimentations menées au sein de l’équipe Hélios.
4Notons tout d’abord l’intérêt évident d’un travail très largement collaboratif, et à tout moment modulable, modifiable et largement adaptable. L’outil informatique présente l’immense avantage de mises à jour toujours possibles, et multipliables selon la nécessité. Les séquences de cours proposées sur le site « Hélios2 », sont d’autre part le produit d’un travail associatif, d’expériences ajoutées et combinées. Des collègues, issus d’établissements différents, dans des situations d’enseignement différentes, face à des élèves différents, conçoivent des travaux expérimentés dans leurs classes, mis en ligne et ainsi laissés à disposition d’autres collègues qui les enrichissent alors de leur expérience pédagogique personnelle, dans une scénarisation réinventée. Le « manuel », alors créé, devient l’objet d’expériences multiples et complémentaires, associées dans une cohérence pédagogique mutualisée. Il offre des ressources présentées dans un ordre qui leur donne sens et matérialise une cohérence.
Les ressources iconographiques accessibles aisément en ligne
5J’ai déjà dit combien les Instructions officielles, et de façon plus large encore les perspectives socioculturelles actuelles accentuent la nécessité d’ouvrir sur l’image et son exploitation et il est important de pouvoir recourir aisément et rapidement à une reproduction de qualité.
6L’image en langues anciennes est un outil capable d’aider à la lecture du texte comme à son commentaire. Il faut donc envisager l’accès à une base iconographique de qualité, à des sources de reproduction aisées et libres de droit3. Je renvoie d’autre part aux études d’Odette Touchefeu4, qui ont permis de mesurer la nécessité d’une grande rigueur dans la présentation des images pour une véritable exploitation pédagogique, exercice imposé dans les récentes directives.
7Tout doit en effet être fait pour mettre les textes grecs et latins dans leur contexte historique, social, littéraire ou philosophique, comme l’exige l’application des nouveaux programmes qui supposent l’ouverture à d’autres champs disciplinaires, notamment l’histoire des arts (architecture, sculpture, peinture). Si ceci n’est pas une nouveauté en soi, il est indéniable que cette orientation est affirmée comme une dimension essentielle et non plus seulement complémentaire. Il ne s’agit plus d’illustrer un texte par une représentation iconographique mais bien de montrer comment un texte peut s’inscrire dans une problématique que d’autres formes artistiques peuvent développer ailleurs par des moyens singuliers. Les nouveaux programmes prévoient ainsi désormais pour l’année de terminale un objet d’étude intitulé « Interrogations philosophiques ». J’ai proposé en guise d’illustration une séquence, « Le Beau en question chez Platon5 ». La problématique pose explicitement la question esthétique comme un choix de vie : pourquoi la question du Beau devient-elle pour Platon une question essentielle ? Il est alors manifeste que le commentaire de nombreux documents iconographiques participe intégralement à la lecture des textes extraits d’Hippias majeur, du Banquet ou de La République. C’est ainsi que l’outil informatique s’impose alors de façon incontournable. Il est en effet acquis que les pistes offertes par les recherches menées sur Internet mettent aisément sous les yeux de nos élèves des ressources immenses dont il serait insensé de ne pas se servir. Mais si les ressources sont infinies, elles ne sont pas pour autant équivalentes et le temps passé à chercher est très souvent long et préjudiciable dans l’horaire du cours. C’est la raison pour laquelle, là encore, un manuel en ligne peut guider l’élève dans un cheminement informatif qui l’aide à comprendre la richesse de telle ou telle œuvre, à la placer dans un contexte artistique particulier, tout en préservant l’économie du temps de travail. Le temps de la recherche est réduit au maximum pour privilégier le moment de l’observation et de l’étude.
8De cet environnement culturel élargi, l’étude des textes s’en trouve indéniablement enrichie. J’illustrerai ce propos par un exemple mené en classe de seconde, avec des élèves en première année d’apprentissage. Il s’agissait de réfléchir à ce que l’Iliade nomme la colère d’Achille6, moteur narratif de l’épopée. Plusieurs extraits ont été proposés qui permettaient à la classe de comprendre le parcours du héros. Le dernier passage étudié, la supplique de Priam priant Achille, a donné lieu à un travail qui n’a pas été présenté comme un prolongement accessoire mais comme le commentaire des vers traduits. À partir d’une recherche guidée sur le site « Perseus7 », les élèves ont pu observer et comparer sur des vases plusieurs représentations ou mises en scène de ce passage. Une fiche de travail8 a été conçue pour conduire le travail de recherche et d’analyse. Les élèves ont ainsi pu utiliser au mieux l’outil pour avoir une observation optimale et mener un travail de lecture et d’interprétation diachronique des textes ; ils ont en effet approché l’interprétation que les Anciens faisaient des vers homériques et celle que les lecteurs contemporains peuvent mener. Le professeur peut aussi réfléchir au sens de l’héroïsme en visitant virtuellement l’exposition présentée à la BNF en 20089. L’outil informatique, immense manuel ouvert, permet un accès qui annule les difficultés géographiques et recule les limitations temporelles.
9Les renvois immédiats aux travaux d’experts enrichissent aussi aisément un travail en classe et de façon évidemment beaucoup moins limitée qu’un manuel papier. Il suffit pour donner un dernier exemple de mentionner le site « Homerica » et plus particulièrement la collection de photographies de Michel Tarpin10 propre à illustrer un travail en grec. Les ressources iconographiques aisément disponibles ne représentent pas pour autant le seul atout d’un manuel en ligne.
10En effet, il me paraît souhaitable de ne pas dissocier, comme c’est souvent le cas, la recherche universitaire du cours d’apprentissage mené au lycée, ou même au collège. Si la situation est certes moins aisée avec des élèves plus jeunes, il ne me paraît pas impossible de rapprocher les recherches menées par des universitaires sur des sujets en rapport avec l’étude de la langue grecque ou latine et l’appropriation menée dans une classe non spécialiste. Je vois dans cette démarche plusieurs intérêts. Il me paraît tout d’abord essentiel de ne jamais figer l’étude de la langue dans une perspective aussi passéiste qu’erronée ; il est pertinent au contraire que des lycéens prennent conscience que des recherches sont menées, au temps même de leurs études, et que des spécialistes s’intéressent non seulement au sens de ces mêmes textes mais aussi à leur interprétation et à leur transmission. Si les classes de lycées sont parfois loin des campus, le manuel en ligne peut là encore rapprocher ces espaces en ménageant des passerelles et des temps d’écoute. Je donnerai pour exemple l’intérêt manifesté par de jeunes lycéens de terminale captivés par la conférence menée par André Hurst à propos de l’Alexandra de Lycophron, conférence en podcast11, pourtant a priori difficile pour des élèves jeunes. De la même manière, j’ai souhaité ouvrir aux experts le site « Hélios » de façon à ce que le public visé des lycées ait la possibilité de profiter du discours de spécialistes sur un certain nombre de questions. C’est ainsi qu’est né l’« Espace homérique12 », en collaboration avec Françoise Létoublon. L’objectif est certes de donner à lire des extraits de l’Iliade ou de l’Odyssée, mais aussi d’offrir aux jeunes lycéens la possibilité de découvrir l’état des recherches homériques. Là encore, le choix d’un manuel en ligne permet ces élargissements, ces ajouts, ces corrections de façon simple. Les mises à jour sont aisées et sans limites, si ce n’est celles, humaines, des concepteurs. Elles permettent une adéquation plus vraie entre un savoir en évolution et un public en formation. Il est un dernier avantage au choix d’un tel manuel en construction constante.
11De même que les nouveaux programmes insistent sur la lecture et le commentaire de l’image, l’accent est également mis sur la nécessité constante de placer les textes dans une perspective historique large pour que le lecteur en exploite toute la richesse. Il est alors aisé d’envisager la richesse inouïe permise là encore par l’outil informatique. Alors que le manuel papier est nécessairement limité, par des contraintes ou des contingences diverses et souvent extérieures aux simples préoccupations pédagogiques, le « manuel informatisé » bénéficie au contraire d’un éventail de possibilités et d’ajouts illimités. Il est en effet tout à fait formateur de placer en parallèle du texte grec des réécritures, des commentaires postérieurs, de confronter des traductions diverses, marquées par leur époque, de renvoyer à des extraits plus longs, à des ouvrages critiques, à des articles ou aux compte-rendus de séminaires… L’élève peut ainsi avoir à disposition un ensemble de ressources littéraires ou para-littéraires plurielles qui éclairent et enrichissent le texte ancien sans pour autant l’obscurcir ou le noyer. Une page Web offre un choix de configurations plus grand que l’ouvrage imprimé. Les textes complémentaires, s’ils appartiennent à l’arborescence de la page, s’ils sont accessibles par des liens, ne sont pas pour autant immédiatement visibles sur la page, ou dans les cadres prévus. Ils ne sont pas intégrés non plus dans une démarche systématiquement linéaire, prisonniers du défilement des pages. Seule l’intervention – et la curiosité active – de l’élève les fait apparaître à l’écran. Le texte grec, par exemple, peut donc être à tout moment saisi dans sa singularité, appréhendé dans la richesse qui en fait un objet unique ; les différents éclairages qui peuvent être proposés dans un second temps n’en éteindront pas alors l’éclat. Il est parfois désagréable de constater que certaines mises en pages de manuels perdent le texte, objet de l’étude, dans une configuration qui l’égare plus qu’elle ne l’éclaire. Il peut être en effet important de laisser l’élève découvrir seul un certain nombre de faits de langue, de privilégier une certaine spontanéité de découverte sans lui mettre directement sous les yeux des textes qui orientent son interprétation. Les ressources, nécessaires, sont données mais l’élève les trouve au cours d’une démarche qui leur confère une plus grande pertinence. Ainsi, après avoir mené une lecture personnelle de l’incipit du roman de Longus, Daphnis et Chloé, et de celui d’Achille Tatius, Leucippé et Clitophon, les élèves sont invités à lire l’étude universitaire de Marie-Claude Loicq-Berger Pour une lecture du roman grec : son intérêt pluriel, ses prolongements, guidés dans cette lecture synthétique par d’autres ressources présentées en amont. Même si la différence peut paraître dérisoire, il est important de constater que, dans une telle présentation, c’est l’élève qui choisit d’ouvrir la page à lire ; il en résulte nécessairement une lecture plus active et par conséquent plus efficace.
12Ces différents éléments ont mis en évidence l’intérêt à privilégier un manuel interactif, largement accessible et à tout moment modifiable. La richesse du support est encore accrue par la mise à disposition d’outils dont la pratique peut se montrer largement utile, même si un certain nombre de précautions essentielles sont à prendre en compte pour réaliser des conditions d’appropriation pertinentes tant pour l’élève que pour le collègue à l’intérieur de sa classe.
La mise à disposition d’outils
Un cheminement facilité
13Je présente là, en guise d’illustration, très rapidement quelques exemples expérimentés au cours de ma collaboration à l’équipe réunie autour du projet « Hélios ».
14Signalons tout d’abord un certain nombre d’outils propres à aider la recherche, rassemblés sous la dénomination usitée dans les premières années, en quelque sorte labellisée, de « pupitre virtuel13 », dont l’élaboration même, au prix de divers tâtonnements, a permis d’en expérimenter les atouts et d’en évaluer les défauts pour mieux mesurer aussi la nécessité de penser autrement cette approche.
15Les premiers travaux ont établi la nécessité d’une grande lisibilité. Si l’outil informatique est désormais l’univers quotidien de tout lycéen, il n’en est pas moins vrai que cet environnement, certes familier, doit être appréhendé comme un domaine d’apprentissage. Les mécanismes de reconnaissance doivent être simplifiés, idoines et cohérents pour permettre un accès rapide et efficace. L’élève doit utiliser l’écran comme un bureau ; les outils propres à l’appropriation du savoir doivent être rangés dans un ordre qui en facilite la préhension et réapparaître de façon régulière et stable, de façon à favoriser la répétition de processus de recherche. Il a ainsi été admis la validité de création d’un pupitre virtuel ; ce bandeau se retrouvait régulièrement dans les premières conceptions, affiché dans la partie supérieure de l’écran, au-dessus des textes ou des pages d’exercices. Ce bandeau comportait plusieurs ressources distinctes toutes associées à l’appropriation des savoirs à des degrés distincts. Le pupitre virtuel présentait un lien vers les dictionnaires en ligne et les grammaires conçues par Anne-Marie Boxus, ouvrages en ligne. C’est déjà là un premier atout quand on connaît les difficultés causées par le maniement d’outils lourds, parfois indisponibles, jamais en quantité suffisante dans la classe. Il est un autre avantage qui concerne la manipulation de ces outils et par conséquent l’usage qu’en fait le lycéen.
16Le souci d’efficacité pose également le problème de la lisibilité. Les méandres des détours labyrinthiques sur un site sont bien connus et il a paru essentiel à la première équipe « Hélios » de veiller à éviter les errances, les pertes de temps ou les tâtonnements inutiles. C’est la raison pour laquelle il a été choisi dans les premières années d’inscrire sur le même pupitre virtuel un autre outil utile au travail de l’élève : l’ardoise virtuelle. Celle-ci facilite la communication entre l’étudiant et l’enseignant et a rendu service à une époque où les établissements verrouillaient souvent par sécurité les serveurs de messagerie.
17Ces différents exemples témoignent de quelques utilisations efficaces de l’outil informatique dans l’apprentissage de la langue grecque ou latine. Il s’agit toujours de promouvoir la participation authentique de l’élève en instaurant une véritable situation d’apprentissage. La richesse du support ne peut pas néanmoins occulter un certain nombre de précautions essentielles à prendre en compte pour réaliser des conditions d’appropriation pertinentes.
Les outils en ligne à évaluer
18Tout professeur de grec a pu constater combien l’usage du dictionnaire s’avère un exercice compliqué pour un élève jeune et débutant dans la connaissance de la langue. Les difficultés ont certes des origines diverses, et je ne mentionnerai ici que celles dues au déchiffrement souvent laborieux et aux cheminements dans l’ordre alphabétique. L’outil informatique présente des avantages importants dans ces manipulations basiques : les sélections des pages sont plus aisées et la lecture facilitée par les ouvertures d’écrans successifs. J’ai pu constater au cours de mes expérimentations combien cette facilitation peut aussi être préjudiciable : les élèves de terminale trouvent aisément les mots dans le dictionnaire en ligne tandis qu’ils continuent de buter fâcheusement quand ils doivent recourir au dictionnaire papier pour s’entraîner aux devoirs tels que l’épreuve du baccalauréat les impose. Le professeur doit ainsi veiller à faire du travail sur écran une étape préparatoire à la recherche sur dictionnaire imprimé de façon à éviter toute surprise désagréable et pervertie le jour d’un examen…
19Il en est de même pour la grammaire. Le lycéen n’ouvre pas aujourd’hui spontanément l’ouvrage référencé pour y trouver l’aide dont il a besoin. Les raisons qui expliquent cette désaffection sont nombreuses : manque d’intérêt pour le savoir grammatical ; lacunes qui gênent la recherche ; paresse ou difficultés à s’orienter dans un ouvrage dont la classification ne prend pas suffisamment en compte l’opération de questionnement. Il m’a paru intéressant d’utiliser les ressources de l’outil informatique pour réinitialiser cette démarche de recherche. Si le pupitre virtuel proposait un lien vers la page d’accueil des grammaires grecque ou latine, où sont référencés les intitulés morphologiques ou syntaxiques, chaque fois que nécessaire, une ressource grammaticale était aussi mise en lien à l’intérieur même du texte14. La grammaire n’est pas un appendice extérieur au texte mais participe au travail de lecture, et l’élève peut ainsi, dans un mouvement de va-et-vient, passer de l’une à l’autre pour progresser dans l’appropriation de la phrase. Si ces atouts dont il faudra préciser la valeur ajoutée me semblent réels, il est important de modérer en revanche l’impact pédagogique d’un autre outil élaboré par l’équipe de l’Université catholique de Louvain et pourtant largement préconisé au tout début des expérimentations.
20Les séquences les plus anciennes ont systématiquement affiché dans le pupitre virtuel un lien, derrière l’icone emblématique, qui ouvrait l’« outil de recherche lexicale ». Cet instrument, très performant, opère selon un fonctionnement simple. L’élève, lorsqu’il s’interroge sur un mot, recopie ou, à partir d’un clavier intégré – atout majeur pour le grec –, inscrit le mot qui fait difficulté et lance la recherche : l’outil retrouve par l’analyse des morphèmes la forme première ou les formes en cas d’ambiguïté. En trouvant ainsi plusieurs informations utiles, l’apprenant dispose indubitablement d’une aide précieuse puisqu’il a non seulement le sens mais aussi la catégorie grammaticale du mot interrogé. Toutefois, même si l’outil n’a pas été inventé pour éviter à l’élève de réfléchir, mais pour lui permettre au contraire de tirer meilleur profit des acquis fondamentaux dans des recherches ultérieures, l’usage s’est révélé trop réducteur pour être formateur. Les apprenants restent trop passifs dans cette recherche et n’en tirent guère de bénéfice. C’est pourquoi j’ai choisi dans des travaux plus récents de ne plus mettre un tel outil en libre-service. Si son exploitation demeure un outil intéressant, elle doit être encadrée dans des conditions plus restrictives pour s’avérer utile et bénéfique. Si l’objectif est de favoriser la mise en place de processus mentaux, fondés sur l’observation et la reconnaissance, aptes à générer des habitudes dont la répétition peut aider à une lecture autonome, l’outil doit aider à observer et à déduire. Or, la grande facilité de manipulation et la rapidité d’exécution rendent largement illusoire le temps d’observation chez la plupart des élèves. S’il est plus facile et plus rapide d’interroger la machine, l’élève, dans un calcul simple de rentabilité, ne prend bien évidemment pas le temps de réfléchir. On retrouve là, dans un environnement technologique moderne et certes différent, ce que Janine Debut regrettait en un autre temps à propos de l’usage immodéré du dictionnaire et de l’automatisme du recours paresseux au lexique :
Qu’est-ce, en effet, qu’un texte latin ou grec la plupart du temps pour nos élèves ? Une sorte de cryptogramme à déchiffrer ; le chiffre : c’est le dictionnaire. Nous ne dirons jamais assez les méfaits du dictionnaire avec lesquels ils s’imaginent traduire un texte15.
21Cet outil mis au point à Louvain me semble amener aux mêmes impasses dans la mesure où il rassure l’élève à tort et l’amène, encore plus facilement qu’un dictionnaire puisqu’il anéantit toute recherche même. En cela, l’outil informatique ne constitue aucunement une plus-value puisqu’au lieu d’aider à la mise en place de processus d’apprentissage, il risque de réduire tout bénéfice à apprendre à faire pour réussir. Cet exemple me paraît largement révélateur des dérives possibles qu’il faut avoir présentes à l’esprit pour en limiter les dégâts, d’autant que notre public n’est pas expert ou spécialiste. Pour les concepteurs de logiciels, les tentations sont nécessairement grandes d’utiliser les ressources innombrables des bases de données ou des moteurs de recherche pour mobiliser en quelques clics un savoir immense. L’étude de ces mêmes données peut avoir simultanément un intérêt, érudit ou formateur, pour l’étudiant capable d’en faire une lecture et un commentaire critiques. Il en va tout autrement pour l’élève qui pressé d’aller au sens s’accroche à la première bouée sans même vérifier si elle flotte… On pourrait faire les mêmes remarques à propos des programmes développés par Yves Ouvrard16 dont j’ai déjà vanté la qualité et l’intérêt pour le professeur. Les préoccupations du concepteur ou du pédagogue sont nécessairement et fréquemment divergentes.
22En effet, si le concepteur, par vocation, est préoccupé de créer un outil toujours plus performant, le pédagogue, lui, doit chercher à fournir à l’élève l’outil qui lui permette d’être moins performant que compétent. C’est la capacité à mobiliser des savoirs pour les transformer en savoir-faire qui est visée. En 1974, Janine Debut évoquait les recherches menées dans le Laboratoire d’analyse statistique des langues anciennes de l’université de Liège. Celui-ci avait été créé « pour mettre au service des langues anciennes les techniques modernes du traitement des informations rassemblées sur cartes perforées17 ». Même si la description qui est faite de ces travaux semble renvoyer à une ère antédiluvienne dans l’histoire des technologies, il n’en est pas moins vrai que ces recherches actives et puissantes, hier comme aujourd’hui, qui ont abouti à l’invention d’outils largement performants, contiennent le risque d’oublier l’application pédagogique.
23Or mener une réflexion didactique en langues anciennes, ce n’est pas seulement se préoccuper de l’enseignant praticien, aidé par les nouvelles technologies, mais aussi s’intéresser à l’élève, c’est moins chercher à utiliser des outils de plus en plus performants que réfléchir aux moyens de les adapter à des fins pédagogiques. Il me semble important de rappeler ici que la valeur de l’outil ne peut se mesurer qu’à la plus-value qu’il apporte à l’apprentissage. Il n’en est pas d’autre, si l’on considère l’élève et la mission d’apprentissage qui nous est confiée : le manuel en ligne doit devenir un terrain d’investigations actives et authentiques.
Un cadre propice à une participation active
Une nouvelle relation à l’apprentissage
24Il est essentiel de constamment penser aux conditions d’appropriation nécessairement requises pour l’élève comme pour un collègue autre que le professeur concepteur. En effet, les conditions d’apprentissage vérifiées dans les situations d’expérimentation présentent un certain nombre de particularités qu’il est important de comprendre pour en mesurer toute la spécificité aussi bien que les conséquences. L’utilisation de l’outil informatique suppose dans un premier temps des conditions d’autonomie qui ne peuvent être uniformément définies pour les collégiens ou les lycéens. Décrivons le scénario d’une séance de classe pour mieux faire comprendre ce que suppose l’aptitude d’autonomie aussi bien que ses difficiles contingences.
25Une séance de cours distribuée en salle informatique, si elle ne diffère pas dans ses objectifs pédagogiques d’une séance traditionnelle, prend en revanche un rythme particulier et suppose un mode opératoire spécifique qu’il est bon de toujours préciser et expliciter de façon à ne pas gêner les élèves, les déstabiliser ou risquer des pertes de temps. Le professeur aura défini de façon tout à fait habituelle ses attentes pédagogiques en amont, précisé l’objectif précis de la séquence (mise en place d’une structure syntaxique, acquisition d’un champ lexical, vérification d’un point morphologique, entraînement à la traduction, élaboration d’un commentaire, etc.) et défini un parcours pour l’atteindre (exercices gradués, fiches de lecture, questionnaires, etc.). La séance doit alors faire l’objet au préalable d’un « contrat » clairement précisé : durée approximative du temps de travail, itinéraires guidés, étapes du parcours, objectif à atteindre, mode d’évaluation choisi pour vérifier l’acquis visé. L’élève ne peut travailler en autonomie qu’en pleine et totale connaissance de la tâche qu’il a à accomplir, des objectifs visés et de la manière dont il sera évalué. La réussite de la séance passe par cette définition et cette explicitation. Il est évident que l’habitude d’une part, la maturité des élèves d’autre part font que cette étape préalable d’éclaircissement est de plus en plus rapide : au bout de deux semaines, en classe de terminale, en latin, les élèves s’installent, allument leur ordinateur, établissent la connexion avec le site de travail, reprennent leur tâche là où ils l’avaient laissée à la séance précédente et poursuivent leur découverte du texte étudié en cheminant spontanément à travers les exercices qui leur sont proposés pour s’approprier l’extrait. En revanche, il est évident que la mise au travail peut être plus longue et nécessite des consignes plus explicites en début d’année dans une classe de seconde, devant des élèves qui débutent le grec, plus jeunes et plus facilement distraits. Ces remarques sont encore plus vraies au collège. Si l’enfant se connecte volontiers au site pédagogique, il n’est pas vrai qu’il va spontanément suivre un parcours de travail si le professeur ne lui a pas explicité les étapes à observer et le but à atteindre. S’il est indéniable, pour le vérifier dans mes classes depuis plusieurs années, qu’un élève travaille avec plus de plaisir et d’efficacité les langues anciennes en salle informatique, il serait faux de prétendre qu’il travaille spontanément sans encadrement ! L’enseignant est celui qui accompagne sur le chemin du savoir l’élève dont il a la charge ; il s’agit alors moins de professer, parler devant ou à la place, que de permettre à l’élève de s’approprier un cours construit en amont et de le guider sur le chemin même de cette appropriation.
26Une fois le contrat défini, le professeur peut laisser l’élève s’acquitter de sa tâche à son rythme. Il s’agit bien alors d’une autonomie de travail. L’élève n’est plus en attente de consignes, distribuées au fil de la séance de cours ; il lui faut s’approprier un savoir, qu’il s’agisse d’un point morphologique ou d’une tournure syntaxique, qu’il ait à traduire ou à commenter, en gérant le temps qui lui est imparti, en s’aidant du canevas qui lui est proposé, et en s’entraînant à évaluer lui-même la mise en place des nouvelles acquisitions attendues. L’autonomie fait de l’élève un acteur du travail d’acquisition. Il ne s’agit pas pour lui d’écouter plus ou moins distraitement une leçon mais de s’entraîner à en vérifier la bonne compréhension. Il peut être intéressant de rapporter une situation assez systématiquement vérifiée dans les classes. Je propose souvent pour aider la traduction un exercice autocorrectif au cours duquel l’élève doit déplacer les blocs de la colonne de gauche de façon à faire correspondre le groupe de mots grecs ou latins et sa traduction. Cet exercice, plus ou moins simple, selon les combinaisons proposées, plaît beaucoup aux élèves qui ont ainsi la possibilité de lire un texte de façon structurée, selon le modèle largement préconisé dans la méthode d’André Hurst et d’Alessandra Lukinovich. Systématiquement, dans mes classes, j’ai observé quelques élèves, peut-être plus judicieux que d’autres, capables d’effectuer ce type d’exercices à une vitesse sidérante, mais sans lire la phrase grecque ni esquisser le moindre travail de traduction ou d’analyse… Ils associent simplement quelques mots ou se raccrochent à des indices typographiques. Ce triste constat pourrait signifier l’échec de la tentative en en montrant les limites et les dangers. Je vois au contraire dans cette attitude une occasion supplémentaire de travailler à la définition d’un travail autonome. En effet, il est alors tout à fait aisé d’amener ces mêmes élèves à prendre conscience de la vanité d’une démarche totalement inefficace en leur demandant de traduire la phrase étudiée, écran éteint. Les indices qui ont été utilisés comme les majuscules ou les signes de ponctuation, se révèlent totalement insuffisants si l’élève n’a pas travaillé en construisant à partir des éléments d’analyse. Il est toujours pertinent d’amener à cette prise de conscience. Rien ne me semble en effet plus efficacement pédagogique que cette amère désillusion : l’élève prend alors conscience qu’il a emprunté un mauvais chemin et il refait l’exercice en adoptant une autre stratégie plus apte à l’aider à comprendre une structure de phrase ou à combiner des processus d’analyse complémentaires. Il est essentiel que le cours de langues anciennes, comme un autre, participe à cette prise de conscience de la vanité d’une entreprise qui pour être rapide n’en est pas moins inefficace. L’élève doit apprendre à penser plus qu’à manipuler. Il exécute l’exercice pour réussir l’évaluation qui lui a été annoncée et s’entraîne donc à vérifier si les acquis attendus sont satisfaisants, plus conscient peut-être que la finalité ne consiste pas seulement à réussir un exercice isolé mais à s’entraîner à acquérir un savoir et à exercer un savoir-faire. C’est là encore un processus valorisant à mettre en place et à poursuivre. Ceci m’amène à évoquer la nécessité d’une évaluation systématique et en cela même largement féconde.
L’aide à l’évaluation
27L’autonomie ne peut être recherchée sans que ne se pose la question de l’évaluation. L’élève doit comprendre l’objectif de la séance ; il travaille à l’atteindre et le professeur lui explique comment l’évaluation mesurera ses progrès. Il ne suffit pas en effet d’annoncer à la classe qu’un texte ou une séquence feront l’objet d’un contrôle mais de préciser que le travail de la séance sera vérifié. Il me semble que le mot « évaluation » prend alors tout son sens, aussi bien pour le professeur que pour l’élève. Évaluer une compétence n’est pas tant un exercice de sanction qu’un exercice de mesure utile dans un parcours d’apprentissage : il est important de vérifier si l’étape deux est correctement validée avant d’entamer l’étape trois. Il est important également que l’élève apprenne à évaluer de lui-même ses appropriations en découvrant quelles sont les stratégies d’apprentissage les plus efficaces pour les utiliser dans d’autres domaines. Là encore, l’outil informatique permet de cultiver la différence et de respecter très largement l’individualité de chacun. Un élève prendra ainsi conscience que la reproduction répétée d’exercices analogues lui est profitable, tandis qu’un autre qui travaille par mémorisation plus active comprendra vite que refaire le même exercice ne lui sert à rien puisqu’il exerce sa mémoire plus qu’il n’analyse… Un autre pourra lire à l’écran une fiche de travail et l’assimiler aisément, tandis que son camarade aura besoin d’en écrire une synthèse en reformulant les idées essentielles… Le travail ainsi élaboré permet de respecter l’individualité de l’élève tout en lui fournissant le moyen d’apprendre à se connaître mieux et à opérer des choix efficaces dans ses processus d’appropriation. L’évaluation peut alors être vue comme la dernière étape cohérente d’un travail d’apprentissage, palier nécessaire avant d’entamer l’étape suivante. Il s’agit d’annoncer par exemple dans la « fiche contrat » de début de cours que la formation des quatre temps du subjonctif latin doit être mise en place, l’emploi de ἄν compris, les dix premiers vers de l’extrait donné de l’Iliade traduits ou le passage d’Antigone commenté… L’élève sait ce qu’il a à faire et se prépare donc à montrer qu’il a compris ou interroge son professeur en cas de difficultés. Les modalités d’évaluation sont évidemment multiples et diverses, elles permettent de varier les approches pour éviter un systématisme vite inopérant, inefficace et fastidieux. Pratiquée régulièrement, l’évaluation apparaît alors comme un outil et non comme une sanction ; largement dédramatisée, elle est alors envisagée comme un indicateur de résultats utile et fiable. Les élèves gagnent en capacité d’autonomie et progressent dans une meilleure connaissance de leurs propres stratégies d’appropriation.
28Un manuel en ligne permet de mieux réaliser un tel contexte d’apprentissage interactif en proposant des activités dont la combinaison variée fonde des parcours respectueux des individualités dans une nécessaire hétérogénéité. Parce que l’élève apprend à travailler seul, différemment des autres, il est plus à même de développer des stratégies d’apprentissage auxquelles le manuel fournit des champs d’application. La mise à disposition d’outils, pensés et conçus comme de véritables outils d’apprentissage, la libre-circulation dans un domaine balisé où se mêlent des ressources plurielles, sont autant d’instrumentalisations efficientes qui font des TICE un moteur d’apprentissage et justifient leur présence dans les prochains choix méthodologiques.
Notes de bas de page
1 Mes recherches ont porté sur l’invention d’un « manuel en ligne » distinct du manuel numérique que les maisons d’édition commencent à diffuser pour d’autres disciplines.
2 On peut aussi citer le travail associatif et collaboratif de l’équipe Musagora (http://www.musagora.education.fr/ [consulté le 3 mars 2013]).
3 Musagora, http://www.musagora.education.fr/ [consulté le 3 mars 2013].
4 Touchefeu, dans Ratti, 1997, p. 152.
5 http://helios.fltr.ucl.ac.be/auge/le_beau/ [consulté le 3 mars 2013].
6 .http://helios.fltr.ucl.ac.be/auge/ACHILLE/ [consulté le 3 mars 2013].
7 Le site « Perseus » représente une base iconographique dotée d’un moteur de recherche tout particulièrement efficace et fécond (http://www.perseus.tufts.edu/hopper/search?redirect=true&lookup=achilles [consulté le 3 mars 2013]).
8 Cette fiche de travail a été adaptée à partir de ressources mises en ligne par les collègues de l’équipe Musagora (http://helios.fltr.ucl.ac/ACHILLE/Texte4_commentaire_image.html [consulté le 3 mars 2013]).
9 Je fais référence ici à la très belle exposition autour d’Achille : « D’Achille à Zidane » (exposition virtuelle : http://classes.bnf.fr/heros/index.htm [consulté le 3 mars 2013]).
10 http://homerica.msh-alpes.fr/rh/expositions/tarpin.php [consulté le 21 mars 2013].
11 André Hurst, invité par le séminaire Mythologica, a donné le 28 janvier 2010 à Grenoble une conférence sur l’Alexandra de Lycophron. Cette conférence, enregistrée, a été mise en ligne sur le site de l’université de Grenoble (http://podcast.grenet.fr/episode/lalexandra-de-lycophron-la-mythologie-grecque-etles-commentaires-anciens/ [consulté le 3 mars 2013]).
12 L’« Espace homérique » a été ouvert en 2006 (http://helios.fltr.ucl.ac.be/auge/accueil_espace_homere/ [consulté le 3 mars 2013]).
13 C’est à Sophie Van Esch, fondatrice du projet Hélios, que revient la dénomination « pupitre virtuel ».
14 Notons le travail qu’Anne Fillon a mené pour associer l’outil grammatical dans un référencement complémentaire.
15 Debut, 1974, p. 94.
16 Ainsi en est-il de la dernière version de Collatinus (2009), outil tellement performant qu’il parvient à proposer le sens d’un terme en fonction des mots qui l’entourent.
17 Debut, 1974, p. 250.
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