Réflexions sur les manuels à disposition : l’existant
p. 101-114
Texte intégral
1Je prétends que l’une des raisons majeures des difficultés rencontrées dans nos classes vient du fait que nous ne parvenons pas suffisamment clairement à définir ce qu’est le terrain même de notre discipline : les différentes dénominations, des « langues mortes » aux « langues anciennes », ou plus récemment « les langues et cultures de l’Antiquité » ou autres « langues vivaces », me semblent témoigner de cette gêne même, comme si une étiquette nouvelle, en balayant les précédentes, résolvait par magie et spontanément les questionnements inhérents à notre discipline dont les différents tâtonnements récurrents sont les témoins. L’observation des manuels en usage au cours des vingt dernières années permet de retracer les courbes de ces tentations ou tentatives : la leçon de grammaire donnée sans texte, la leçon de grammaire précédée d’un texte-prétexte, la leçon de grammaire ajoutée comme complément annexe à la lecture d’un texte, autant de jalons qui ont le mérite de révéler des démarches nées d’interrogations toujours pertinentes. Pourtant, ces accommodations différentes entre apprentissage linguistique et lecture des textes ne me semblent pas suffisantes aujourd’hui pour permettre un accès efficace et réussi aux textes grecs et latins à une majorité d’élèves dans les conditions d’enseignement que nous vivons et que nous nous apprêtons à vivre. C’est à un changement plus profond qu’il nous faut penser.
Étude comparative
Une uniformisation d’apparence
2Les professeurs ont souvent regretté les choix des textes trop dépendants de la progression grammaticale, et les actes du colloque de l’Arelab qui se tint à Besançon en 1996, autour de la question des manuels de langues anciennes, se sont faits l’expression de ces difficultés autant que des possibles remédiations. Il semble donc que les auteurs de manuels aient depuis trente ans au moins cherché à résoudre ce qui apparaît comme la quadrature du cercle : donner à lire des textes en permettant un accès à la langue sans tomber comme naguère dans les excès d’une connaissance prétendument exhaustive de la langue latine ou de la langue grecque, abus moins condamnables qu’inadaptés aux projets de nos élèves. Il fallut donc procéder à des transformations : mutatis mutandis… De même que les textes authentiques entraient dans les manuels scolaires dans le début des années 19901, la grammaire se mettait au service de la lecture des textes.
3Ces remarques me paraissent témoigner des difficultés à intégrer une didactique praticienne en langues anciennes. Il s’agit toujours de constater un hiatus entre l’espoir de faire passer des savoirs et la réalité d’un terrain qui, par les contingences des diminutions d’horaires et de l’hétérogénéité des classes, rend ce souhait caduc avant même qu’il ne soit formulé. Plus grave encore, peut-être : derrière ce mur de contradictions généralisées dans une pratique uniformisée se profilent d’autres carences qui expliquent aussi les difficultés d’enseignement. Si les professeurs choisissent aujourd’hui de façon tout à fait légitime des manuels, dans un très grand nombre les ouvrages des collections Nathan et Hatier, pour les aider à traiter les nouveaux programmes dans le respect des Instructions officielles, ils n’en suivent pas moins des modèles pédagogiques anciens, fondés sur une approche didactique traditionnelle et peu adaptés aux situations d’aujourd’hui, comme le montrent les observations suivantes.
Un manque de cohérence
4Considérons, rapidement, à titre d’exemple le manuel de latin de la collection « Les belles lettres » chez Hatier. La troisième page de l’ouvrage destiné aux classes de seconde, en reprenant plusieurs paragraphes des Instructions officielles parues en 20082, emploie un lexique neuf, dicté par la politique contemporaine, preuve d’une adaptation aux perspectives nouvelles adoptées. Les termes distinctifs « compétences », « savoirs » ou « capacités » sont ainsi repérés. À ces remarques préliminaires, précautions d’usage, s’ajoute une rubrique « mode d’emploi » qui entend donner les « clés de la réussite » sur le vestibule de la classe de seconde, en déclinant selon plusieurs verbes d’action numérotés de 1 à 6 les opérations nécessaires à l’élaboration du sens : repérer, identifier, construire, traduire, analyser3, mettre en contexte. On peut tout d’abord être sensible à l’emploi d’adverbes ou de locutions adverbiales (« en premier lieu », « puis », « ensuite », « enfin ») qui hiérarchisent les opérations mentales dans un ordre présenté comme immuable : le sens ne peut être appréhendé qu’au terme d’un repérage morphosyntaxique, fondé sur « des réflexes d’analyse4 ». Les objectifs sont aussi clairement annoncés, dans un respect immuable de l’Antiquité : les textes sont traduits non pour leur finalité intrinsèque mais pour approcher et révéler « la vision du monde et de l’homme ». Je note qu’à aucun moment dans ce « mode d’emploi » destiné aux élèves, ne sont employés les mots « élève » ou « apprenti », ou les verbes « lire » ou « apprendre »… En revanche, les auteurs habillent leur présentation de précautions habiles : « une courte leçon de grammaire », « des fiches de civilisation », « des doubles pages de prolongements5 littéraires », etc. Il est vrai que l’ensemble du manuel propose des textes variés, richement complétés, illustrés, annotés dans le respect des programmes. Pour chaque entrée, plusieurs séquences sont proposées en diversifiant les angles d’approche. Il me semble néanmoins qu’il manque à ce manuel une part essentielle : la construction cohérente d’un apprentissage. La pratique non raisonnée ou réfléchie d’un tel ouvrage, emblématique mais non isolé, amène à construire in arena…
5En quoi une telle présentation permet-elle en effet d’apprendre à apprendre, d’apprendre à traduire ? Certes, les auteurs semblent mettre en avant la nécessité de développer « des réflexes d’analyse », mais sans donner les moyens de les acquérir de façon durable et efficace. L’ensemble est construit autour d’entrées thématiques qui illustrent les objectifs grammaticaux propres à la classe de seconde et définis par les Instructions officielles. Or, si les principes théoriques sont précis, la pratique est plus confuse.
6Ainsi, le premier texte choisi emprunté à Tite-Live6 présente six verbes au subjonctif dans la seule première phrase, ce qui nécessite des notes, et compte plusieurs ablatifs absolus qui ne sont abordés qu’en page 17. L’élève doit traduire plusieurs subordonnées relatives, dont la syntaxe est rappelée en page 39… En revanche, le point grammatical ciblé et affiché sur la page voisine, et donc largement visible, annonce la proposition infinitive en prenant des exemples qui ne sont pas dans le texte… Quant au commentaire littéraire du passage, il est présenté dans la hiérarchie des rubriques en troisième position, après la leçon de grammaire et un exercice de thème d’application sans lien avec la leçon de grammaire qu’il suit. Quelle logique préside à un tel emboîtement ?
7Après les manuels anciens qui déployaient les étapes d’une progression grammaticale au prix d’un éloignement des textes, nous avons utilisé des manuels qui ont mis en page des textes sans donner les moyens de les lire de façon efficace et établie, soit parce qu’ils les ont choisis comme prétextes, soit parce qu’ils ont empilé des entrées thématiques sans construire un parcours d’apprentissage linguistique qui permette de passer de l’un à l’autre dans la cohérence d’un réinvestissement. Il me semble que ces deux écarts sont largement préjudiciables. Il est important de donner à la progression le sens d’un parcours construit et cohérent dont l’architecture ne peut reposer uniquement sur les entrées ou les articulations d’un programme, aussi intéressant soit-il. Les manuels, largement utilisés dans les classes, génèrent des pratiques qui n’aident pas à l’efficacité de l’apprentissage.
Apprentissage littéraire ou apprentissage linguistique ?
8J’ai déjà noté que les professeurs de lettres classiques, tout comme les auteurs de manuels – ce sont souvent les mêmes –, oscillent entre des pôles extrêmes : privilégier les textes ou construire un apprentissage linguistique. N’est-il pas possible de tenter de résoudre cette division qui semble présenter les apprentissages comme deux tâches incompatibles alors que la découverte de la langue ne devrait pas être autre chose qu’un outil pour mesurer les progrès du premier ?
9Les Instructions officielles nous paraissent là un modèle du genre tant elles ont l’art de simplifier ou plutôt d’éviter ce qui pourtant, par expérience du terrain et observation des tâtonnements qui marquent les pratiques depuis au moins trente ans, apparaît comme un nœud gordien dont la résolution mériterait au moins le geste d’Alexandre !
10S’il paraît indubitable que la connaissance des données morphologiques et syntaxiques est l’élément nécessaire à la compréhension des textes, il semble plus compliqué de joindre la catégorie des faits de langue et « les effets stylistiques et poétiques ». C’est en effet indiquer comme présupposé l’idée d’une langue, une, figée dans une atemporalité qui n’est pas en accord avec l’historicité de l’évolution dont les textes sont l’écho et l’expression. Comment faut-il interpréter les particularités dialectales dans la langue homérique et quel commentaire morphosyntaxique faut-il faire de l’absence d’augment pour des emplois d’aoriste dans l’Iliade ? Notons enfin que les mêmes Instructions officielles recommandent une approche qui doit être systémique, rigoureuse, pleine du bon sens que met en place l’approche fréquentielle des phénomènes morphosyntaxiques.
11On se souvient que la pédagogie traditionnelle des langues anciennes défendait une grammaire avant tout normative, dont l’apprentissage précédait l’approche des textes. Les enseignants de l’Arelab ont eu au contraire recours à la linguistique pour modifier l’approche de la grammaire : celle-ci devenait un système qui avait sa cohérence et les phénomènes étaient plus appréhendés comme des phénomènes intelligibles que comme des règles normatives à mémoriser ou à appliquer. Ce n’était pas une nouveauté didactique mais bien d’une certaine manière une révolution pédagogique. François Kerlouegan, alors professeur de linguistique à la faculté de Besançon, détaillait cette nouvelle approche appliquée à la morphologie, prônant une acquisition grammaticale ainsi facilitée.
12Si les manuels ont pu avoir pour fonction d’initier une pédagogie réformée à une époque où l’enseignement en crise avait un grand besoin de modèles nouveaux, on peut noter que les ouvrages largement plébiscités aujourd’hui semblent gommer les questions que les situations pédagogiques posent de nos jours à l’ensemble de la communauté éducative des langues anciennes. On considère comme acquis des savoirs ou des savoir-faire en fin de troisième et on ignore le nombre en expansion de grands débutants latinistes en début de seconde. Si tous ces ouvrages semblent faire comme si l’élève d’aujourd’hui était le même que celui qui habitait les classes dans les années 1980, c’est parce qu’ils reconduisent des parcours figés à travers des progressions thématiques différentes imposées par les nouvelles Instructions officielles. Le manuel Nathan « se débarrasse » ainsi de la question des savoirs et des savoir-faire au terme d’une première partie7 consacrée à la révision de notions basiques (« la notion des cas8 ») ou à la découverte de notions plus complexes (« ordre, défense, souhait ; expression de l’hypothèse9 »), avant de proposer des séquences qui développent les entrées du programme de seconde mais font l’économie de tout travail sur la langue, pirouette inventée pour éviter d’avoir à poursuivre simultanément objectifs linguistiques et objectifs littéraires, reproduisant par là même, en un seul manuel, la hiérarchie traditionnelle des « gammes » au cours desquelles on apprend le latin en prenant appui sur un texte-prétexte avant de pouvoir lire du latin.
La nécessité de travailler la compétence de lecture
13Ces observations détaillées et volontairement empiriques méritent quelques conclusions. Il me semble important de retenir qu’il est tout particulièrement difficile d’envisager de traiter les programmes tels qu’ils sont définis aujourd’hui, de stimuler la curiosité des élèves et de faciliter leur connaissance de l’Antiquité, sous ses formes les plus variées, en gardant les étapes qui ont servi à construire des parcours quand on envisageait seulement l’objectif linguistique. La compétence de lecture qui doit être travaillée dès le début suppose un développement de réflexes que la hiérarchisation singularisée et sectorisée traditionnelle ne peut prendre en charge. Si l’on donne à lire des textes d’auteurs et si l’on prétend travailler à une appropriation authentique, il faut prendre en charge l’éducation aux choix et stimuler chez l’élève cette curiosité : tous les mots qui se terminent par-am ne sont pas des accusatifs féminins singuliers, tous les mots qui se terminent par-αι ne sont pas des nominatifs féminins pluriels. Il faudra apprendre au contraire à reconnaître là d’autres désinences.
14Il est difficile, ou impossible, de travailler à l’apprentissage de compétences, c’est-à-dire d’apprendre à lire le latin ou le grec en trois ans, à raison de trois ou deux heures par semaine, sans changer résolument l’outil. Ceci ne signifie pas faire table rase, il faut au contraire comprendre les atouts de l’existant et les exploiter.
Atouts à mesurer
La part réservée aux exercices
15Les différents manuels offrent souvent des batteries d’exercices conçus pour asseoir ou consolider les acquis des leçons et prolonger la lecture des textes. Outre le confort qu’ils assurent indéniablement aux professeurs qui les utilisent dans le cadre de leurs cours, ils témoignent surtout de pistes pédagogiques largement modélisantes dont l’impact est en cela même fondamental, à condition de distinguer ce qui est de l’ordre de la stricte manipulation mécanique de ce qui ressort de l’acte de formation capable de mettre en place des schémas mentaux.
16On peut regretter un certain nombre d’exercices formateurs tels que les mettaient en place, par exemple, les manuels Scodel dans leurs premières éditions, dans un effort qui n’est pas sans rappeler les tentatives d’application méthodologique audio-orale du latin ou du grec10. Il s’agit donc de privilégier les exercices qui font sens et travaillent à mettre en place des réflexes propres à aider à la lecture des textes. Il peut ainsi paraître moins formateur de proposer le repérage d’un type de conjugaisons que la reconnaissance des verbes dans une série de mots présentés. La pertinence d’un exercice se mesure à son efficacité.
17Il s’agit alors moins d’accumuler des savoirs que d’ apprendre à les apprendre et apprendre à les mobiliser de façon active, efficace et autonome. Le manuel Artes dans la collection Lavency déjà citée est organisé en dix étapes, toutes construites autour d’un texte qu’il s’agit d’ apprendre à lire. Je prendrai comme exemple la première séquence11, construite autour d’un passage souvent exploité en classe de seconde et tiré de l’Histoire romaine de Tite-Live : le récit de l’exploit d’Horatius Coclès12. Quand les manuels français donnent traditionnellement en première page le texte latin, accompagné d’une traduction13 et complété par une liste de vocabulaire et une fiche grammaticale14, les auteurs belges adoptent une démarche radicalement différente conçue pour amener l’élève, en fin d’étape, à lire seul le texte. Quatre pages sont consacrées à des activités qui visent à vérifier la capacité à tirer des informations et à percevoir un contexte culturel : deux extraits de l’Abrégé de Florus sont donnés en français, accompagnés d’un questionnaire qui permet de comprendre la succession des rois et le contexte belliqueux entre les Étrusques, menés par Porsenna, et les Romains ; un plan du site de Rome du VIIe au IVe siècle fournit une autre activité de mise en contexte, tandis que le dernier exercice oblige l’élève à tirer des informations de la comparaison de plusieurs documents textuels (la citation de Varron sur l’étymologie du nom pontifex) ou iconographiques (une photo de l’île Tibérine) pour comprendre l’enjeu du pont Sublicius sur le Tibre. Ce n’est donc qu’en page 6 qu’apparaît l’extrait donné comme texte de base dans la version de Frontin15 . Les six lignes en latin sont accompagnées d’informations lexicales (vingt et un mots donnés selon un ordre alphabétique) et sept notes grammaticales renvoient à l’index morphologique ou syntaxique présenté en fin de volume. Ceci permet de mettre en place un travail de lecture dont on vérifie la compréhension en page 8, en neuf questions. Les pages 8 à 18 sont entièrement consacrées à des exercices qui reviennent sur des faits de langue que le texte a illustrés : morphologie des trois premières déclinaisons, ordre des mots, voix passive, ablatif absolu, proposition infinitive, syntaxe de cum, etc. Un exercice de vérification des compétences est enfin proposé en page 20 juste avant plusieurs exemples de versions et d’autres documents complémentaires destinés à éclairer l’anecdote16. L’étape 1 s’achève alors.
18On saisit à l’observation de la démarche décrite ici l’intérêt d’une construction qui vise à amener l’élève à comprendre de façon autonome un texte authentique donné sans traduction : cela nécessite une construction réfléchie et des choix constants. Même si cette méthode me semble difficilement adaptable aux perspectives françaises suggérées par les programmes, et s’il me semble qu’au terme de cet apprentissage annuel les élèves ont lu trop peu de pages, il est indéniable que la part réservée ici aux exercices est tout particulièrement intéressante et représente une perspective à étudier. Je voudrais avant de conclure sur ce point rendre hommage à un autre manuel qui a largement nourri ma réflexion.
19En 1988, André Hurst et Alessandra Lukinovich produisaient la troisième édition revue17 d’une méthode d’apprentissage du grec ancien. Le livret était accompagné de cassettes audio conçues non seulement pour donner à entendre le grec mais aussi pour mettre à profit les ressources de cognition par l’audition, méthode largement innovante alors. Apprendre implique en effet davantage que la simple connaissance. On n’apprend pas à nager en lisant des livres, on n’apprend pas le piano, non plus, en écoutant un virtuose. C’est là une grande illusion pédagogique tout particulièrement ancrée dans le monde des langues anciennes : le professeur considère trop souvent qu’il suffit de transmettre les connaissances inscrites dans les programmes, de surcroît de plus en plus chargés quand on mesure la réduction du temps consacré à l’apprentissage, pour apprendre quelque chose à ses élèves. Pour reprendre des propos d’Alain les cours magistraux sont toujours temps perdu d’où l’intérêt d’envisager une méthode où l’écoute répétée, à des moments choisis par l’élève, peut aussi être vécue comme une tentative tout particulièrement intéressante pour transformer l’axe pédagogique unilatéral en mouvements fréquentiels et plus largement alternés. La possibilité ainsi offerte de répéter à loisir des exercices enregistrés est un élément à retenir, d’autant que les nouvelles technologies peuvent rendre plus aisée la mise en place de tels exercices. Il me semble que cette méthode présente un autre avantage largement mesurable.
20J’ai précisé, lors de la présentation initiale des courants théoriques actuels en matière de pédagogie, que ce n’est pas parce que l’on a compris que l’on a appris, malentendu pourtant fréquent, même s’il est indubitablement essentiel de comprendre pour apprendre. Cette distinction qui pose la difficulté même de la transmission des savoirs, souligne l’importance de la lecture et de l’étude dans le processus d’apprentissage. Mais ce n’est là encore que la première étape. On n’apprend en effet réellement qu’à partir du moment où l’on fait quelque chose, ce qu’ont mis en lumière les pédagogies associées à l’idée de projet. Le verbe « apprendre » est en quelque sorte doublement actif : il suppose un acte de la part du professeur comme de la part de l’élève.
21André Hurst et Alessandra Lukinovich ont choisi pour chaque leçon de présenter un texte, au début composé de phrases d’auteurs choisies et réunies pour la cohérence syntaxique qu’elles mettaient en œuvre, puis progressivement texte authentique18, accompagné de façon traditionnelle d’une liste de vocabulaire qui occupe une place centrale dans une scénarisation répétée de façon régulière. La première étape est intitulée « Structurations » : elle dépasse le simple alignement d’une juxtalinéaire puisque selon un principe de « boule de neige » les groupes de mots, d’abord isolés dans leur plus petite expression signifiante, sont systématiquement repris dans le contexte élargi de la phrase qui fait sens. Cette étape, qui permet à l’élève de mettre en place la structure pour approcher le sens, est suivie d’exercices qui révèlent le même souci d’apprentissage construit en vue d’assurer une compétence définie. Ce sont d’abord des exercices d’imitation qui, par le jeu mécanique de la reproduction, tendent à consolider la reconnaissance de structures syntaxiques ou de points morphologiques ; mais ces exercices sont toujours attachés à la production du sens et non, comme c’est souvent le cas dans les manuels français, de façon artificielle.
22Les exercices manipulatoires sont suivis d’une activité intitulée « Production », attestant la volonté de faire de l’élève le censeur de ses propres acquisitions. Un exercice de thème d’application, plus traditionnel, termine généralement la leçon.
23Le manuel papier envisagé comme un livret pour l’élève, ainsi assisté dans sa tâche par l’enregistrement sonore d’exercices, me paraît être un exemple intéressant même s’il faut nécessairement l’adapter aux réalités nouvelles, qu’elles soient didactiques ou technologiques. Il montre qu’en éducation, le savoir tiré d’expériences en classe ne peut se construire qu’au cœur d’une véritable analyse réflexive. Le manuel doit moins être la dictée magistrale d’un cours que l’organisation d’un enseignement autour d’activités d’apprentissage qui impliquent des tâches à réaliser accompagnées d’études et de lectures.
24Cette méthode toujours pratiquée à Genève nous montre que les contenus disciplinaires théoriques doivent être envisagés moins dans l’ordre de la transmission pour le maître que dans l’ordre de la construction pour l’apprenant : c’est la nécessité même de résoudre des problèmes qui stimule la motivation à acquérir des connaissances, activité d’élucidation qui apparaît alors comme le déclencheur de l’intérêt et de l’activité cognitive de l’élève19.
Des leçons à tirer
25L’étude comparée de ces diverses approches plus ou moins récentes permet de définir des critères de réussite autant que des écueils à éviter. Il s’agit de reconnaître l’importance et la scénarisation des opérations propres à construire un processus d’apprentissage en veillant à respecter l’autonomie d’un parcours. La part de questionnements et leur orientation sont des éléments qui doivent aussi être pris en compte. Il me paraît important de rappeler que le maître-mot est le terme cohérence. En effet, si les manuels doivent être conformes aux Instructions officielles, ils ne doivent pas moins refléter un apprentissage logique et construit pour définir des relations intelligibles et conséquentes entre la part d’action dévolue à l’élève et celle confiée au maître. Il semblerait que les derniers manuels parus en France affichent surtout le souci de respect des Bulletins officiels quand ils titrent sur leur couverture « nouveaux programmes », rendant par là même les précédents ouvrages caducs et non avenus… Ce besoin de modernité traduit surtout une déformation passéiste et sclérosante que les ajustements à de « nouveaux programmes » ne peuvent suffire à masquer. Il y a là dans cette reprise quasiment systématique de « moules anciens », sans réelle remise en cause, des défauts à répertorier si l’on veut espérer donner à ces recherches la finalité de remédiation qu’elles visent.
Dangers à corriger
L’attention aux prérequis
26L’un des dangers est de méconnaître, au nom d’une règlementation officielle20 que la réalité des faits méprise systématiquement, l’inscription de plus en plus fréquente de grands débutants en lycée. On désigne sous cette appellation les élèves qui s’inscrivent en seconde en latin ou en grec sans avoir suivi un apprentissage en collège. À ma connaissance, ces effectifs spécifiques ne sont pas comptabilisés puisque les établissements ne les répertorient pas distinctement et seuls les rapports faits par les professeurs peuvent montrer une augmentation de ces profils21. Il ne nous paraît ni possible ni souhaitable de continuer à faire comme si tous les élèves avaient à l’entrée en seconde le niveau requis pour lire dans la langue les textes qui traitent les problématiques littéraires imposées par les programmes.
27Je citerai ici les tentatives que je juge rétrospectivement hasardeuses et inefficaces des premières séquences conçues pour le site « Hélios » en 200622 : le texte latin était présenté en double affichage avec une traduction littéraire pas toujours très accessible d’ailleurs. Il était recommandé de répondre à des questions de compréhension, appelées alors « questions d’analyse », dont la classe s’acquittait en lisant le plus souvent uniquement la traduction. Il est utile de réfléchir à un « bon usage » de la traduction de façon à engager là un travail de compétence de lecture et non au contraire handicaper la lecture. Cela ne peut s’envisager que si l’on prête attention aux prérequis des élèves et à ce qu’ils sont en mesure de lire.
28Ceci suppose également un attachement tout particulier aux modes d’interrogation et de questionnement qui doivent mettre en place des parcours qui ne peuvent être de simples « modes d’emploi » mais des situations où s’exercent des compétences. Souligner par exemple que l’on doit d’abord chercher le verbe avant de traduire une phrase en latin comme en grec ne peut constituer une aide puisque ce « mode d’emploi » méconnaît les actions-réflexes à développer pour l’élève ; il est préférable pour l’apprentissage de préciser que l’observation des « finales23 » est une étape importante pour repérer le verbe. La conception d’un manuel ne peut faire l’impasse d’une évaluation des prérequis ni faire l’économie d’une recherche didactique praticienne.
29Cette impression de flou est tout particulièrement vraie dans la question de l’acquisition du lexique.
L’acquisition du lexique
30Il y a là, me semble-t-il, ce que je serais tentée de voir comme une nouvelle supercherie. Si les Instructions officielles adoptent des perspectives nouvelles d’un programme à un autre, il est un point qui est toujours et à juste titre rappelé : la nécessité du bagage linguistique. Une estimation quantitative est même précisée dans la mesure où on annonce en fin de lycée un bagage de 1 600 à 1 800 mots !
31Dans le bulletin spécial24 qui précisait en 2002 le nouveau programme de la classe de seconde, cette question du lexique occupait encore un paragraphe entier, pour le latin, comme pour le grec.
32Il semble même au vu des estimations quantitatives qu’entre 2002 et 2008 les exigences aient été revues à la hausse. Sans contester l’intérêt indéniable d’un tel effort de mémorisation, on peut souligner les difficultés rencontrées sur le terrain des classes pour faire apprendre ce vocabulaire, difficultés que ne résolvent absolument pas les manuels scolaires, bien au contraire… L’ouvrage Nathan annonce ainsi en avant-propos, aveu imprudent, qu’à la fin du livre sont recueillis les mots que les élèves sont « supposés connaître après les trois premières années de latin », comme sont regroupés à la fin de chaque chapitre les « listes des mots nouveaux les plus courants25 ». Si l’index final invite plus à la paresse qu’à l’effort, facilitant ainsi l’accès à des ressources, les listes dans les chapitres se donnent brutes, sans clé d’apprentissage. Il ne suffit pas d’établir une liste lexicale pour en obtenir la mémorisation, il ne s’agit pas non plus de faire mémoriser des listes de vocabulaire pour en permettre la restitution pertinente et le réemploi efficace au cours d’un exercice de lecture. Là encore les manuels choisissent un statu quo confortable, reproduisant d’une édition à l’autre des listes immuables, présentées de façon tout aussi immuable, sans s’interroger sur les modalités à mettre en place pour en permettre l’appropriation. D’aucuns penseront certainement que ce problème est en quelque sorte un faux problème puisqu’il met surtout en cause la mauvaise volonté des élèves… Il m’est avis, au contraire, qu’aujourd’hui cette difficulté de mémorisation que d’autres collègues d’autres disciplines rencontrent aussi, est en fait un vrai problème dont l’évitement ne peut qu’aggraver la réalité d’autant plus pénalisante et handicapante en langues anciennes que l’absence de repères lexicaux ralentit largement la lecture et la compréhension des textes.
33Cet apprentissage du lexique constitue une pierre angulaire de la pédagogie des langues anciennes et il est légitime d’attendre d’un manuel, quand on voit en lui un outil de formation, qu’il soit un instrument pour aider à l’appropriation d’un vocabulaire jugé indispensable. Il ne suffit pas de répéter qu’un élève au terme de son apprentissage doit posséder 1 000 ou même 1 800 mots, encore faut-il mettre en œuvre des paliers et des modalités d’appréhension. Le chantier est là encore ouvert. Si les manuels imprimés ne parviennent pas à mettre en place de façon satisfaisante un outil d’appropriation, il est temps d’envisager les ressources offertes par les nouvelles technologies, dans un glissement de l’existant à l’innovant.
Notes de bas de page
1 Par exemple Ko, Delmas-Massouline et Boehrer, 1994 ou 1995.
2 Le Floch, Tardiveau et Alizon, 2008, Classe de seconde, p. 3.
3 Notons que l’emploi du verbe « analyser » renvoie ici « aux questions d’analyse » habituelles à un élève en cours de français et non à la perspective de l’analyse grammaticale traditionnelle en cours de langues anciennes.
4 Le substantif « analyse » semble devoir être pris ici en fonction de son acception traditionnelle dans un ouvrage de langues anciennes.
5 En majuscules dans le texte.
6 Tite-Live, Ab urbe condita libri, livre I, chap. vi-vii.
7 Cette première partie, hors séquence et thématique littéraire, s’étend de la p. 10 à la p. 41, sur une totalité de 193 pages, hors mémento.
8 Gaillard (dir.), 2008, Classe de seconde, p. 11.
9 Ibid., p. 39.
10 Les auteurs de ce manuel jouaient en particulier sur l’entraînement à la compréhension rapide par la reprise de tournures syntaxiques récurrentes et aisément mémorisables à travers des modules intitulés par exemple « Latine respondete ».
11 Lavency et Schouppe, 2002, p. 1-30.
12 Tite-Live, Ab urbe condita libri, livre II, chap. x.
13 Je cite ici l’exemple du manuel Hatier (Le Floch, Tardiveau et Alizon, 2008, Classe de seconde, p. 16-17), mais il en est d’autres comme dans la séquence « Exempla : rhétorique et apologétique » que j’ai conçue et mise en ligne en 2007 sur le site « Hélios » : http://helios.fltr.ucl.ac.be/auge/exempla/Menu_1.htm [consulté le 31 janvier 2013].
14 Les auteurs du manuel Hatier choisissent par exemple un rappel sur l’ablatif absolu quand j’avais fait un « gros plan » sur le participe présent et l’expression du but.
15 Frontin, Stratagèmes, livre II, chap. xiii, § 5.
16 Les élèves sont ainsi invités à comparer les versions de Tite-Live (livre II, chap. x), Valère-Maxime (Faits et dits mémorables, livre III, chap. ii, § 1) et Florus (Épitomé, livre I, chap. iv, § 4), données en français, avant de se lancer dans une lecture de l’histoire de Romulus et Remus où le texte abrégé de Tite-Live est accompagné de dessins qui illustrent les différents passages et aident à la compréhension.
17 La première édition date de 1973.
18 Les huit premières leçons vérifient la mise en place de structures syntaxiques et d’éléments morphologiques à partir d’un recueil de phrases, toujours citations authentiques ; à partir de la leçon 8, ce sont des extraits d’auteurs pris dans un corpus varié, allant de Lycurgue à Sappho, de Thucydide à Homère.
19 Alessandra Lukinovich assure toujours à la faculté des Lettres de Genève la pratique de cette méthode. Une vingtaine de personnes, aux cursus divers et variés. Pour elle, en dehors des deux heures hebdomadaires de cours, la charge personnelle de l’étudiant est évaluée à 6 heures, en partie en laboratoire de langues.
20 Les textes officiels prévoient un horaire règlementaire de cinq heures au lycée pour un élève qui débuterait le grec ou le latin en tant que grand débutant. L’horaire de l’option étant de trois heures par semaine, les établissements ignorent le plus souvent la qualité de grand débutant et les professeurs gèrent dans le même cours ceux qui poursuivent un apprentissage mené en collège et ceux qui commencent en trois heures, voire, de plus en plus, en deux heures selon les restrictions internes voulues par la dotation horaire globale (DHG). De plus, l’application de la réforme de seconde à partir de la rentrée 2010 prévoit la possibilité pour tous les élèves de s’inscrire à l’« option langues anciennes : latin » ou à l’« option langues anciennes : grec » sans préjuger d’un apprentissage commencé au collège, dans un horaire maintenu à trois heures.
21 Cet état de fait invite à la plus grande prudence quant à la lecture des effectifs comptabilisés par le ministère et déjà signalés, dans la mesure où les chiffres ne représentent pas les mêmes individus : les latinistes ainsi comptés chaque année ne représentent pas un groupe monolithe depuis le collège ; il en est de même pour les hellénistes.
22 .http://helios.fltr.ucl.ac.be/auge/DIDON2/ ou http://helios.fltr.ucl.ac.be/auge/catastrophes/ [consultés le 3 mars 2013].
23 Je reprends ce terme à la « méthode Lavency » développée dans les ouvrages de la collection.
24 BO, hors-série, n° 6, 29 août 2002.
25 Gaillard, 2008, p. 3.
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2018
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L'intercompréhension
Christian Degache et Sandra Garbarino (dir.)
2017
Ces lycéens en difficulté avec l’écriture et avec l’école
Marie-Cécile Guernier, Christine Barré-De Miniac, Catherine Brissaud et al.
2017
Le sujet lecteur-scripteur de l'école à l'université
Variété des dispositifs, diversité des élèves
Jean-François Massol (dir.)
2017
La lettre enseignée
Perspective historique et comparaison européenne
Nathalie Denizot et Christophe Ronveaux (dir.)
2019