Conclusion
p. 337-343
Texte intégral
1Ancrée par son histoire dans un projet éducatif, la littérature de jeunesse s’inscrit néanmoins de plain-pied dans l’aventure littéraire : paradoxalement, la contrainte pédagogique y ouvre un espace de liberté. La littérature de jeunesse a été et reste en effet un terrain d’expérimentation pour les artistes, qu’ils soient producteurs de textes ou d’images. Elle apparaît comme un lieu d’élaboration de styles, d’autant plus que l’image l’ouvre sur le monde de l’art qui lui est contemporain, et auquel elle se montre perméable. C’est tout particulièrement le cas dans les albums de Béatrice Poncelet, où dialoguent le texte et l’image, dans un double rapport à la littérature (tout court) et à l’art (en général). Aussi, la jeunesse du lecteur n’y apparaît-elle nullement incompatible avec une ambition littéraire et artistique. Bien au contraire, le pari d’une réception exigeante, constitutive de cette littérature de jeunesse, est manifeste dans son œuvre.
2C’est pourquoi le travail qui se conclut provisoirement ici se situe à la croisée entre deux logiques disciplinaires interreliées : les études littéraires et la didactique de la littérature. En effet, s’il s’agit bien d’étudier littérairement une œuvre littéraire, le fait qu’il s’agisse d’albums pour la jeunesse soulève d’emblée, de manière plus aiguë que pour d’autres genres, la question du destinataire, et plus précisément d’un public qui est constitué par la médiation d’une transmission. C’est vrai des albums en général, notamment destinés aux tout-petits, pour qui la lecture passe d’abord par les adultes, parents (ou grands-parents) ou enseignants. C’est vrai en particulier, de manière un peu différente, pour ce qui concerne les albums de Béatrice Poncelet : ces livres exigeants, même s’ils peuvent être proposés à de tout jeunes enfants, s’adressent également à un public d’enfants plus grands, lecteurs du cycle 3 de l’école primaire et des premières années du collège. Ces albums ne présupposent pas la compétence des jeunes lecteurs : en réalité, ils contribuent à former, par la lecture, surtout si celle-ci est accompagnée par l’école, des lecteurs compétents. En ce sens, on peut dire qu’une telle œuvre participe de la constitution de son propre public.
3Toutefois, malgré leur âge plus avancé, dans la plupart des cas les enfants ne découvriront pas seuls ces albums, mais avec l’aide de médiateurs. Leur difficulté, réelle ou supposée, investit ceux-ci – qu’il s’agisse de libraires, de bibliothécaires, ou d’enseignants – d’un rôle déterminant dans le choix même de l’ouvrage : on ne s’y risque pas seul. C’est pourquoi cette étude s’est attachée à analyser, dans ces œuvres et dans les médiations auxquelles elles ont donné lieu, les mécanismes de la transmission. Les choix de corpus littéraire et de pratiques enseignantes font apparaître des habitudes quelque peu figées, liées à des corpus connus et amplement partagés, soit des textes considérés comme « faciles » d’accès et pour lesquels les enseignants pensent pouvoir trouver un sens pré-construit. Ceci me semble moins présager de l’élaboration d’une culture commune que d’un resserrement de la culture scolaire sur des titres phares, dotés souvent d’une importante littérature pédagogique. Ce comportement qui doit moins à des références personnelles qu’à la volonté de se conformer à une convention héritée révèle de mon point de vue un manque de confiance en soi, en ses compétences de lecteur expert, voire un certain manque de curiosité vis-à-vis de la littérature en général et de la littérature de jeunesse en particulier.
4Nombre d’enseignants éprouvent, en effet, un malaise à l’idée de prendre le risque de l’interprétation avec les élèves, en évitant des textes jugés trop difficiles pour eux. C’est sans doute pour des raisons sociologiques : si ces textes d’abord malaisés apparaissent éloignés des besoins immédiats des apprentis lecteurs, ne risque-t-on pas de faire de la littérature un produit de luxe, qui ne serait pas dans leurs moyens ? Mais cette dimension sociologique parfois explicitée renvoie à une théorie herméneutique implicite. Si le texte littéraire, et en particulier poétique, déroute ainsi les enseignants, c’est qu’il semble résister à la construction du sens, d’un sens ; il échappe… Prisonniers parfois du « mauvais réflexe – façonné par l’école – d’une lecture scientiste de la poésie » évoqué par Jean-Pierre Siméon dans sa lettre aux comédiens de Reims, nombre d’enseignants de cycle 3 n’osent alors pas se lancer dans l’aventure :
Trop de lecteurs sont vis-à-vis du poème dans une attitude qui ruine d’emblée leurs chances : ils espèrent recevoir le sens, un sens, si complexe soit-il, complet, prévu et ficelé par le poète dans le travail de l’écriture. C’est là une grande naïveté : il faut admettre que le sens d’un poème ne préexiste pas à la lecture et qu’il déborde toujours l’intention du poète.1
5Ces mots de Jean-Pierre Siméon ont accompagné mon cheminement et résonnent pour moi : c’est qu’ils invitent à penser ce rôle de passeur de littérature que je souhaite pour moi-même et pour les enseignants avec lesquels il m’est donné de travailler, afin de les aider à s’affranchir de leurs réticences, à se faire confiance et à faire confiance aux élèves. À ce titre, l’œuvre de Béatrice Poncelet semble aussi bien activer chez les adultes des lectures d’enfance, que le regard des enfants sur leur propre enfance, les seconds abordant avec simplicité et malice ces textes dont les premiers redoutent la polysémie, sensibles à l’univers baroque qu’elle leur propose. La plupart des enfants sont entrés avec bonheur et passion dans ces albums-poèmes à investir, cheminant à leur gré et entreprenant une démarche herméneutique de co-élaboration du sens. La rencontre avec cette œuvre exigeante et proliférante, jugée par nombre de médiateurs comme trop complexe et élitiste pour être accessible à leur public scolaire, me semble donc paradoxalement permettre aux élèves, y compris les plus disqualifiés, d’entrer dans l’aventure de la lecture et de changer de posture pour adopter celle du lecteur littéraire grâce à la médiation de l’adulte et la coopération avec les pairs. Ils entrent dans une démarche à la fois personnelle et interactive d’appropriation du texte, d’interprétation de ses blancs, d’exploration de ses résistances, pour mieux goûter le plaisir esthétique de la lecture comme jeu.
6Les communautés de lecteurs ont donc, dans la suite de l’expérience, évolué en communautés de lecteurs-auteurs-acteurs pour les élèves et pour les professeurs des écoles stagiaires en formation initiale, le seul travail d’écriture étant pour ces derniers une écriture dramaturgique à partir de fragments prélevés dans les albums. Pour ce qui concerne les élèves, des liens se sont créés dans le groupe-classe autour de leurs différentes interprétations des textes lus ou produits par leurs pairs, à partir des échanges et des débats que ces textes suscitent. Chacun des participants a été amené à lire, écrire, interpréter, oraliser, critiquer, débattre, interroger tout écrit circulant dans la communauté à laquelle ils appartiennent. De plus, ces liens leur ont permis de construire une culture et des valeurs partagées, éléments fondateurs de toute communauté.
7Cette expérience de lecture partagée me permet de réfléchir à une didactique de la lecture littéraire : j’ai tenté de proposer quelques pistes permettant de développer de telles pratiques, à partir de l’exemple des albums de Béatrice Poncelet, proposant un parcours qui articule des activités de réception et de production, qui mette en jeu la sensibilité et le jugement esthétique des participants, leur activité cognitive et métacognitive, mais également leur voix, leur corps, pour mieux interroger l’œuvre. Les communautés interprétatives, par le va-et-vient à l’intérieur de l’ensemble du corpus, permettant aux participants d’aborder cette œuvre polymorphe par les albums qui les touchent le plus, et par l’album choisi, parce que représentatif de l’œuvre, ont mis en jeu la réflexivité, et amené les participants à élaborer à plusieurs un discours analytique, à verbaliser et partager leur réception de l’œuvre. Ces échanges révèlent toutefois des difficultés récurrentes à passer de l’implicite à l’explicite, à dépasser ce qu’Umberto Eco appelle « l’utilisation » du texte, dans laquelle le lecteur exerce librement son imagination pour aller vers une réelle interprétation et appropriation de l’œuvre. Cela me conduit, à ce moment de ma réflexion, à reposer la question de la communauté interprétative et de l’étayage. Le débat mutualisé, s’il permet aux élèves de mieux appréhender les textes, ne me paraît toutefois pas être suffisant pour qu’ils approfondissent au mieux leur réflexion sur eux-mêmes dans, avec, contre, par les textes. La part personnelle ne se joue pas totalement dans le débat collectif où les prises de rôle empêchent parfois le point de vue strictement subjectif de s’exprimer. Certains élèves, individuellement aidés par le maître ou par des pairs choisis par eux-mêmes, peuvent aller beaucoup plus loin en production et en réflexion que dans un groupe. Or il s’agit bien pour moi d’amener, au sein de la communauté, le sujet lecteur à se construire. Le passage par l’écrit de réception littéraire, le plus souvent individuel, va permettre de ce point de vue un retour à la réflexion personnelle, la recherche d’une voie propre au sein de la consigne imitative, la sélection au sein d’une œuvre protéiforme des moyens de se dire. Et les élèves de Segpa, par le choix du poétique, sont sans doute allés plus loin dans l’exploration de soi par l’écriture. L’activité de lecture-déchiffrement préalable au travail de mise en voix n’est pas neutre, elle met en jeu une activité de sélection et de prélèvement, qui entraîne des activités psychiques peu ou pas conscientes, une activité d’appropriation, de rumination du texte et d’imagination vocale et corporelle, reproductrice et créatrice, divergente ou convergente. Travail d’imagination et regard porté sur l’autre mettent en jeu une activité méta-cognitive et « méta-physique ». Rien de tout cela n’est étanche et c’est, de mon point de vue, le passage de l’un à l’autre, l’alternance entre la lecture et le passage à l’écrit, entre le regard et la voix, le groupe et l’activité solitaire, l’ensemble de l’œuvre et la reprise d’un texte, voire d’un fragment, qui a permis d’approfondir la lecture, de dépasser la lecture utilisatrice, émotionnelle, pour amener le lecteur empirique à éprouver et partager un plaisir intellectuel.
8On s’aperçoit tout au long de ce travail que la transmission n’est pas seulement une pratique pédagogique de lecture ; c’est aussi la clef de la lecture littéraire : qu’est-ce qui se transmet dans les albums de Béatrice Poncelet ? Et, selon une logique de mise en abyme, quelle est la place du thème de la transmission dans ces volumes ?… De cette manière, l’œuvre de Béatrice Poncelet prend une épaisseur existentielle qui permet à ses lecteurs de se projeter dans un monde habité, ramifié qu’ils peuvent investir pour y retrouver des échos avec leur propre histoire. Dans les albums de notre auteure, le lecteur réel est interpellé par le livre grand ouvert que lit le lecteur fictif et, de ce fait, invité à le lire lui aussi. Alors, deux narrations s’entremêlent et se nourrissent mutuellement : celle de l’album et celle d’un récit déjà là, dans la mémoire ou dans la bibliothèque personnelle des deux lecteurs, celui de la fiction et celui de la réalité. Dans ces albums se joue la transmission de gestes humains, mais aussi celle d’une culture artistique, d’une culture littéraire en mouvement. Ce qui se transmet là, ce n’est pas un regard construit sur une culture élaborée, mais un mode de lecture et d’approche des textes toujours à refaire, une lecture appropriative et créative. Ses albums relèvent profondément de ce que Cécile Boulaire identifie comme des albums subversifs :
Les albums véritablement subversifs sont ceux qui changent en profondeur l’image que le lecteur a de lui-même. Ce sont ceux qui, par l’art du verbe et du dessin, le troublent, l’égarent, le réjouissent, ceux qui le reposent différent de ce qu’il était avant d’être pris, plus mûr, plus sage, plus incertain. Ceux qui lui donnent confiance tout en l’ébranlant, dans cet incessant va-et-vient propre à toute expérience esthétique.2
9L’objet littéraire n’est plus étranger pour les communautés de lecture mises en place : la lecture n’est plus une pratique isolée, privatisée, réservée à certains (y compris selon des critères de classe sociale), mais elle devient une pratique sociale, socialisée, également socialisante (à travers l’expérience de la classe scolaire). Il ne s’agit pas de suggérer que cette pratique sociale effacerait l’individualité de la lecture : pour être collective, la lecture n’en est pas moins personnelle. C’est le fait de lire ensemble qui fait qu’on lit ; mais chacun lit à sa façon. C’est toute une écologie de la réception du texte littéraire, de l’interprétation, de la production, de la mutualisation et de la construction du sujet en propre qui se fait jour à travers ces expériences de lecture, en même temps que la remise en jeu, par la littérature, de la question difficile de la professionnalisation des maîtres. C’est alors que s’esquisse cette question de la professionnalisation : faut-il la penser uniquement en termes de « gestes professionnels » ou la poser en termes plus artistiques et philosophiques, l’un n’excluant pas l’autre ?
10La dimension philosophique d’abord : la littérature et la formation à la littérature permettent un questionnement sur soi, sur l’autre, sur la langue, qui représente un investissement primordial pour l’enseignant. Il s’agit de faire prendre conscience aux maîtres que la littérature permet de penser soi et le monde et donc de les habituer à penser la littérature. Il s’avère donc fondamental de former les maîtres à lire et interpréter la littérature par eux-mêmes, pour éviter cette sclérose provoquée par l’utilisation répétée de matériels pédagogiques prêts à l’emploi, visant souvent des aspects littéraux ou grammaticaux du texte. La grammaire si particulière du texte littéraire se construit par la voix, dans une exploration par le souffle, et dans l’écriture.
11La dimension artistique ensuite : il s’agit pour moi, en effet, de former enfants et enseignants à une pratique vivante du texte, d’» apprendre à entendre le murmure des textes3 », selon les termes de Catherine Tauveron que je prends au mot. Une des dimensions les plus fructueuses, en effet, de mon travail avec les élèves et stagiaires en formation initiale a sans doute été le travail de théâtralisation qui oblige le lecteur-oralisateur à s’investir dans le texte en faisant siens les mots du texte, en en interprétant les ponctuations et les espaces, en investissant sa dimension existentielle. Un des enjeux premiers d’une formation réussie des maîtres à la littérature serait sans doute de prendre le temps de la lire, relire, partager en passant en particulier par la voix, pour donner à entendre la voix de l’auteur. Il s’agit d’oraliser pour soi, d’oraliser pour l’autre. Les textes littéraires, en particulier ceux de Béatrice Poncelet, ont besoin d’être donnés à entendre et il faut renouer d’urgence avec la dimension physique et orale de la littérature. Cela me paraît d’autant plus vrai chez une auteure perçue comme « trop intellectuelle » par certains médiateurs, mais dont le passage des textes par la voix fait percevoir la dimension physique de respiration, d’émotions… Il ne s’agit pas simplement là d’entraîner les maîtres à l’oralisation juste d’un texte – ce qui serait déjà un atout, une première entrée intéressante dans l’œuvre littéraire, pour la donner à entendre, à entendre sa dimension théâtrale pour ce qui concerne notre auteure –, mais de former les maîtres à l’exploration des textes, par la voix et le corps, pour qu’ils les fassent vivre à leurs élèves, qu’ils en approchent mieux ce que j’appellerai la « fluctuance », la « non-finitude ».
12La particularité du travail que j’ai présenté ici est sans doute à chercher dans l’articulation entre les différents volets rarement mis en jeu de manière aussi explicitement collaborative. La théorie de la lecture qui sous-tend cette étude, développée à partir d’une pratique de lecture, renvoie à une expérience qui n’est pas seulement celle des élèves et des enseignants qui ont fait l’objet de mes enquêtes ; elle est inscrite dans ma propre expérience. Autrement dit, la communauté de lecture n’est pas seulement une proposition théorique, pour rendre compte de l’expérience des autres ; c’est aussi une manière de comprendre ma propre pratique, à la fois en tant qu’enseignante, ainsi que dans le cadre de cette étude. Pas plus que l’enseignement, la recherche n’est une activité solitaire ; elle suppose une communauté. La réflexivité suppose donc de comprendre aussi le « je » comme un « nous ». Si les enfants prennent plaisir à lire ces albums, si les enseignants prennent plaisir à les faire lire, et si j’ai moi-même pris plaisir à les partager avec ceux-ci comme avec ceux-là, c’est aussi que le plaisir de lire naît de cet échange. La circulation de la lecture crée l’envie de reproduire l’expérience (« C’est jamais trop quand c’est bien4 »). Plus on est de nous, plus on lit…
Notes de bas de page
1 J.-P. Siméon, Algues, sable, coquillages et crevettes. Lettre d’un poète à des comédiens et à quelques autres passeurs, p. 13 et 20.
2 C. Boulaire, « La littérature en album est-elle (encore) subversive ? », p. 250.
3 C. Tauveron, « Apprendre à entendre le murmure des textes », conférence au congrès de l’Association nationale des conseillers pédagogiques (ANCP, Blois, 1999), consultable sur : http://ien-port1b.ac-reunion.fr/IMG/pdf/tauveron_murmure-des-textes.pdf [consulté le 12 juin 2012].
4 C. Ponti, Blaise et le robinet.
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