10. Dire et jouer pour mieux comprendre l’œuvre
p. 299-335
Texte intégral
1Dans la perspective d’une rencontre avec les albums de Béatrice Poncelet basée sur une articulation entre écrit et oral, entre production individuelle et collective, la seconde séquence du dispositif d’appropriation va se centrer sur le rôle de l’oralisation dans l’exploration des sens de l’œuvre. Jusqu’à présent, les élèves ont participé à des oraux interactifs, afin de co-construire des repères, voire des éléments d’interprétation lors de la mise en place des communautés interprétatives. Ils ont également pratiqué des oraux réflexifs qui leur ont permis, lors de l’analyse collective de leurs écrits réactifs et créatifs, de revenir sur leurs productions, de se distancier par rapport à leurs écrits et, du même mouvement, d’approfondir leur perception de l’œuvre. La seconde séquence, dernière phase du travail mené sur l’œuvre de Béatrice Poncelet, s’appuie à nouveau sur l’oral. Elle propose aux participants d’opérer un détour par la voix pour donner à entendre la matière du texte, dans une visée exploratoire de ses rythmes, de ses couleurs, pour mieux en réinterroger et rencontrer le(s) sens.
2Il faut se rappeler que les solutions proposées à la crise de la lecture des années soixante-dix mettaient au banc de l’école la lecture à voix haute comme archaïque et même dangereuse pour l’apprentissage d’une lecture efficace. Des théoriciens comme Jean Foucambert1 avaient pris le risque de rompre des liens historiques et organiques entre oral et écrit2. Or, comme l’écrit le philologue helléniste Jesper Svenbro :
Au moment de la lecture, le lecteur cède sa voix à l’écrit, au scripteur absent. Ce qui veut dire que sa voix ne lui appartient pas pendant la lecture. Au moment où elle ranime la lettre morte, elle appartient à l’écrit, pour que le texte puisse prendre corps, corps sonore. […] Car la lecture sonore est la condition nécessaire pour que les lettres puissent constituer un texte intelligible : sons et sens coïncident dans le logos, à la fois « réson » et raison pour employer l’heureuse distinction de Ponge.3
3Lui-même poète, Jesper Svenbro évoque là le lien essentiel entre son et sens, la nécessité de donner à entendre pour donner à comprendre, celle de faire résonner le texte, pour soi d’abord et pour l’autre ensuite. Or, face à la jubilation ressentie par les élèves à lire à haute voix ou à entendre lire à haute voix, l’école a répondu, il y a peu encore, par l’injonction de lecture silencieuse et de compréhension, à peine tempérée par la récitation scolaire. Loin de moi l’idée de prétendre qu’il n’y a pas une expérience physique et jubilatoire de la lecture silencieuse, mais le passage par l’oral semble avoir d’autres vertus sensibles et éducatives. Il ne s’agit pas non plus de remettre en cause la lecture à haute voix du maître, dont il est fait un large usage lors des entretiens interprétatifs : elle est bien une clef de voûte de l’apprentissage de l’écrit et de la littérature en particulier. Cependant, même si la diction du maître, quand elle est impliquée et déjà partiellement experte, provoque bien une motivation et une ouverture au texte, elle risque d’entrer en contradiction avec le débat interprétatif qu’on voudrait instaurer, en induisant le « bon » sens magistral du texte. Comment l’oralisation pourrait-elle permettre à des lecteurs, dont certains n’ont que partiellement automatisé la lecture-déchiffrement, d’entrer en dialogue avec un texte complexe pour mieux en percevoir les strates ? Comment cette approche par la voix va leur permettre de conforter leur rapport à la langue ? Reprenant en cela une réflexion menée conjointement avec Michel Favriaud, je fais cette hypothèse :
[…] l’investissement physique dans le texte, pris comme matériau d’imaginaire, loin de rompre le texte ou d’en faire un prétexte, remet le texte de l’auteur en travail [et] qu’il peut ainsi amener les élèves à construire, sur une base de sécurité et de prise de risque, une image positive d’eux-mêmes comme sujets sensibles, comme manipulateurs de langue, comme créateurs d’effets et de mondes et comme sujets distanciés capables d’aller vers autrui et de poser des jugements sur les textes des autres et les leurs propres.4
4Le dispositif de mise à l’épreuve de l’écrit par la mise en voix et en jeu, dans lequel j’ai impliqué élèves et stagiaires, privilégie en effet la rencontre concrète avec le texte, une activité matérielle et charnelle du lecteur aux prises avec l’œuvre. Alors, « le moindre choix, la moindre répétition, la moindre hésitation, la moindre imitation, produits peuvent avoir une valeur de point d’appui dans cette construction existentielle et sémantique5 ».
5Lors de cette séquence, l’intégralité du corpus est à nouveau présentée pour que les participants aillent retrouver, dans les albums, les éléments, les fragments qui font sens pour eux et qu’ils ont alors envie de porter, de proférer. Une première séance6, exploratoire, permet de donner à entendre le fragment choisi, d’en interroger la « forme-sens ». Le concept de lecture empirique7 prend là une dimension très concrète et active, puisque le lecteur-oralisateur travaille la matière même de la phrase, des mots, entend et donne à entendre les associations qui se jouent dans les échos devenus sonores d’un album à l’autre. Lors de la deuxième séance, ce travail de l’écrit par le corps se fait à plusieurs, en explorant ses blancs, en jouant sur des variables de temps et d’espace, en faisant se croiser les voix, leurs timbres, leurs intonation, en cherchant des éléments de construction de personnages… Dans les trois séances suivantes8, les propositions de fragments oralisés, constituées en « scènes », sont reprises et théâtralisées. Passant de l’oralisation à l’interprétation, le lecteur décide alors qui dit quoi et pourquoi, dans quel contexte. Et c’est justement parce que les divers groupes qui expérimentent parfois le même fragment n’ont pas fait les mêmes choix que le débat littéraire reprend. Dans ce dispositif de mise en voix et en scène, les phases de jeu alternent avec des phases réflexives : lors de présentations au groupe, les participants sont ainsi amenés à expliciter, à justifier leurs choix interprétatifs, à réagir sur la prestation des autres afin d’aller de l’implicite vers l’explicite, aller de soi, de ses choix subjectifs vers le texte, l’auteur, son projet. Nous retrouvons là le rôle des oraux réflexifs évoqués plus haut dans la mise à distance, et donc l’amorce d’une conceptualisation à partir de l’expérience vécue. Il s’agit alors de questionner des choix de vocalisation parfois intuitifs ou simplement mécaniques, pour leur donner sens soi-même ou grâce au regard extérieur des autres participants. Lors de la sixième séance, le collectif élabore un projet d’oralisation et de théâtralisation : les fragments conservés sont retravaillés pour pousser plus loin le jeu de scène et d’interprétation, assemblés enfin, tissés en un parcours de lecture théâtralisée, en associant des choix plastiques (projection d’images, éléments de costume, éclairage, etc.), pour mieux prendre en compte le dialogue texte-image spécifique des albums. La succession, la linéarité des fragments, les jeux d’échos permettent à la communauté des lecteurs d’entendre, de reconstruire la cohérence de l’œuvre tout en réactivant les lectures personnelles. La septième et dernière séance s’organise en deux temps : présentation à un public (visionnement d’un enregistrement du parcours pour les élèves de Segpa) et retour sur l’expérience par le biais d’un oral collectif. L’observation des enregistrements vidéo réalisés lors de chacune des séances de recherche et de présentation au groupe conduit à se recentrer sur les micro-activités des participants dans des pratiques orales très différentes (diction, commentaire de diction, entretien, etc.), et celles-ci ouvrent sur la mise en place de micro-compétences favorisant une implication du sujet lecteur, mais aussi la prise de distance (choisir un fragment, dire, s’exercer à un discours méta-discursif, etc.).
Enjeux de la mise en voix, en espace et en jeu du texte
6Le dispositif, proposé aux élèves de CM2 et de sixième de Segpa, ainsi qu’aux stagiaires professeurs des écoles de deuxième année impliqués dans la dominante consacrée au théâtre et aux pratiques théâtrales à l’école, s’appuie sur la lecture à voix haute comme lecture interprétative, mais aussi mise en voix, en jeu et en espace. Je m’inscris ici dans la perspective des travaux de Paul Zumthor sur la « voix lectrice » et les diverses formes « d’oralité », de ceux d’Yvan Fonagy sur la « vive voix » et le « style verbal » et, bien sûr, de ceux de Georges Jean sur les enjeux et les modalités de la lecture à voix haute en milieu scolaire. De la typologie des formes d’oralité élaborée par Paul Zumthor, je retiendrai surtout celle qui prend pour support l’écriture, que celle-ci s’actualise dans l’activité de lecture à haute voix ou qu’elle mette en jeu la mémorisation. Il s’agit pour moi, en effet, non pas d’élaborer ou de réélaborer une « parole orale », mais bien de donner à entendre de l’écrit, un écrit littéraire, même s’il joue parfois à mimer l’oral. J’invite par ailleurs les participants, enfants et adultes, à s’impliquer comme « voix lectrices » dans les dispositifs proposés, à devenir des interprètes du texte au sens où l’entend Paul Zumthor :
L’interprète (serait-il simple lecteur public) est une présence. Il est face à un auditoire concret, le « locuteur concret » dont parlent les « pragmaticiens » d’aujourd’hui ; il est l’auteur empirique d’un texte dont l’auteur implicite à l’instant présent importe peu, car la lettre de ce texte n’est plus lettre seule, elle est le jeu d’un individu particulier incomparable.9
7Le lecteur-oralisateur scolaire donne alors corps au texte, l’actualise, le porte. Il devient cette « vive voix », dont parle Yvan Fonagy, qui donne vie au texte, à l’origine du « style verbal » :
Le « style verbal » consiste en une série de manipulations de phrases engendrées par la grammaire. Manipulation des séquences de mots, de l’accentuation, de l’intonation, de la distribution des pauses, de l’ordre des éléments significatifs ; la transformation du sens des signes lexicaux, grammaticaux, y compris des signes de ponctuation. Dans tous les cas, la manière de parler, de prononcer […]. Le style verbal est un message secondaire, engendré au moyen d’un système de communication préverbal et intégré au message linguistique proprement dit.10
8Ce concept m’intéresse ici tout particulièrement, puisque le jeune lecteur ou le lecteur adulte en formation va, par l’oralisation, investir le texte et s’investir lui-même dans celui-ci ; il va se l’approprier et le transformer à travers son propre prisme, puisque, comme l’affirme Georges Jean : « De mon point de vue, ce message « secondaire » ne doit pas être entendu comme un message de moindre importance structurelle, sémantique, émotive, conceptuelle. Car la voix vive réinvente le texte11. »
Développer une posture de lecteur acteur
9Un des premiers enjeux du passage du texte par le corps et la voix est de solliciter les trois instances du lecteur ainsi définies par Michel Picard :
Le liseur [qui] maintient sourdement, par ses perceptions, son contact avec la vie physiologique, la présence liminaire mais constante du monde extérieur et de sa réalité ; le lu [qui] s’abandonne aux émotions modulées suscitées dans le Ça, jusqu’aux limites du fantasme ; le lectant, qui tient sans doute de l’idéal du moi et du surmoi, [et qui] fait entrer dans le jeu par plaisir la secondarité, attention, réflexion, mise en œuvre critique d’un savoir, etc.12
10Comme le propose Jean-Louis Dufays13, la séquence didactique élaborée met en œuvre un va-et-vient dialectique entre ces trois instances. Ainsi le lu prend-il le pas lors des explorations, seul ou à plusieurs, quand adultes ou enfants se livrent au plaisir premier des mots, de la manducation, du cri, du jeu par et malgré le texte parfois, entrant de plain-pied dans les situations proposées par l’auteur et revivant des émotions, se disant à travers elles. Le liseur pour sa part émerge à la fois dans la préservation du contact avec l’autre lecteur-joueur et dans la présence face à l’auditeur. Enfin, le lectant entre en jeu quand les participants, très attentifs à la lettre du texte, se livrent à une première exploration vocale, mais aussi en cours de travail, lorsque le lecteur se questionne sur le sens donné par l’auteur et/ou investi par lui-même, pour mieux s’approprier le texte, être présent physiquement et mentalement « derrière » les mots. Mais le lectant est à nouveau sollicité lors des temps visant à analyser, de manière interactive, le plus ou moins fort degré de coïncidence entre le projet d’interprétation et sa réception par les auditeurs. J’intègre en effet ici, dans une même séquence, lecture ordinaire et lecture savante (en particulier pour les professeurs des écoles en formation initiale), exploration libre et réflexion sur les formes, l’oralisation devant permettre de mettre en évidence l’écriture spécifique de Béatrice Poncelet faite de voix croisées, interrompues, et d’explorer les dimensions proprement orales de l’écriture et du phrasé de notre auteure. Il s’agit bien de porter le texte, de l’interpréter comme une partition verbale : la lecture oralisée ouvre aux jeux de l’interprétation, c’est-à-dire de l’exploration de tous les sens. Les participants procèdent en quelque sorte à une mise en image sonore, spatiale, visuelle des extraits dont ils donnent à entendre les espaces et qu’ils investissent en tant que lecteurs littéraires.
11Les fragments choisis par les lecteurs leur offrent, dans un premier temps, un matériau sonore pour un travail de gammes vocales : manducation, travail sur les divers points d’articulation, variations sur la vitesse et l’intensité, exploration des états physiques et émotionnels, de la dynamique des personnages… Les gammes se pratiquent en collectif, avec la plus grande liberté possible. Les participants ont le choix de lire en position assise, couchée, de se mettre en mouvement, d’utiliser le rythme de la marche, l’adresse à l’autre pour trouver un appui de jeu et explorer les intentions… L’objectif est de façonner, d’explorer pour soi la matière sonore des textes, de jouer avec les consignes, de sentir quand sa propre voix sonne juste, suivant modestement en cela les conseils de Louis Jouvet : « N’essaie pas de faire vivre la phrase par du sentiment d’abord, essaie de la faire vivre par la diction. Tu verras que le sentiment viendra naturellement si tu dis la phrase dans sa pulsation, dans sa respiration14. » Les participants, constitués en groupes d’affinités amicales et textuelles, sont ensuite invités à de premiers « exercices exploratoires » qui auront, selon les termes de Joseph Danan, « valeur dramaturgique dans la mesure où ils constitueront autant d’hypothèses sur le sens, l’espace, les personnages15 ». Ils explorent par le jeu un ou plusieurs fragments en choisissant des variables d’espace et de mouvement (déplacements, occupation de l’espace de jeu, proximité/éloignement des joueurs, etc.), des variables de temps et de rythme (accélérations/ralentis, pauses, etc.), des variables de nombre (travail de chœur, en solo, en canon, etc.). Les improvisations sont ensuite présentées à l’ensemble des participants. Suit un échange réflexif visant à expliciter les choix interprétatifs, en particulier quand deux groupes différents ont choisi des fragments proches, extraits d’un même album…
12Les activités proposées empruntent donc aux pratiques vocales utilisées dans le cadre du chant (voix parlée, chantée, bruitée, rythmée, etc.), mais aussi aux pratiques théâtrales, la séquence s’appuyant sur une lecture interprétative, c’est-à-dire non seulement sur une lecture à voix haute, mais sur une mise en voix, en jeu et en espace. Il s’agit de porter le texte, de le proférer, de l’interpréter, au sens où l’oralisateur, comme l’instrumentiste ou le chanteur, « interprète » celui-ci comme une partition vocale. Mais la lecture interprétative se prend également ici au jeu de l’interprétation comme activité d’exploration et de construction des significations. En cela, la voie explorée s’avère sensiblement différente de celle proposée par les programmes scolaires. En effet, même si certains de leurs objectifs fondamentaux (intelligence du texte, aptitude à communiquer significations et émotions, expérimentation active de la voix et de ses effets, etc.) sont visés par la séquence, l’oralisation est ici mise au service de l’intelligence des fragments et de l’œuvre. Il s’agit d’utiliser la voix et l’appui sur les partenaires de jeu pour retravailler la signification à chaque nouvel essai, et donc renouveler l’interprétation. En outre, même si la séquence comporte une part de travail technique sur la voix, elle sollicite la globalité du corps comme instrument du lecteur-joueur. Ainsi donc, si cette pratique de lecture à voix haute est le lieu d’une entrée physique dans le texte, l’amorce d’une lecture dramaturgique, elle est également mise ici au service de la compréhension et de l’interprétation, objets de la lecture littéraire. En effet, le lecteur-médiateur qui pose sa voix sur l’extrait choisi, qui le lit avec l’autre et pour l’autre, fait des choix relevant à la fois d’une attitude réflexive et préréflexive, choix qu’il donne à entendre. En cela il aide son auditeur à élucider, à développer le sens.
13La séquence d’oralisation, qu’elle soit proposée à des adultes ou à des enfants, s’apparente également à la pratique théâtrale en ce qu’elle opère un travail de distanciation, dans la perspective étymologique du θέατρον16 antique comme lieu d’où l’on donne à voir. Cette pratique ne relève pas à proprement parler du jeu dramatique défini par Christiane Page comme « un jeu collectif qui consiste à inventer à plusieurs une fiction en élaborant le canevas d’une action dramatique, puis à jouer cette fiction sous couvert de personnages, et ensuite à parler, échanger et réfléchir autour de l’expérience vécue dans le jeu pour enfin, rejouer17 ». Ici, ce n’est pas le jeu, mais le texte à travers le jeu qui est visé, la théâtralisation se met au service de la lecture littéraire, de l’interprétation et de la compréhension. On peut parler ici d’une « dramaturgie de plateau », laquelle, selon les termes de Joseph Danan, « se constitue dans le mouvement même de la recherche théâtrale : le sens du texte n’est pas donné à l’avance, il se construit dans les tâtonnements, voire les égarements du jeu18 ». Toutefois, cette séquence s’apparente au jeu dramatique non seulement par sa dimension exploratoire, mais également par sa dimension interactive à plusieurs moments de l’activité. La mise en jeu par groupe implique, en effet, des temps de discussion, de négociation tant pour le choix des morceaux travaillés que pour les options relatives à la mise en voix et en espace… Les participants sont amenés à proposer des interprétations du texte, des mises en place, à négocier celles-ci, à les mettre à l’épreuve du jeu, à les retravailler avant de les fixer un tant soit peu pour la présentation aux autres « joueurs ». Cette prestation s’effectue devant les joueurs en attente, lesquels occupent alors une position complexe, à la fois spectateurs complices, lecteurs réflexifs et observateurs critiques, puisqu’ils devront faire part de leurs commentaires lors du temps d’échange qui suivra. Ainsi, le regard porté sur le jeu est, selon les termes de Christiane Page, celui de « pairs engagés dans le même parcours de recherche », même si pour ce qui nous concerne, ce regard visera moins l’expérience de jeu que l’explicitation croisée de la lecture faite par les joueurs en action et les joueurs en attente, la rencontre avec le texte, son interprétation.
14Le temps de retour ménagé, sur l’ensemble de la séquence d’oralisation, avec les groupes impliqués dans ces expériences de lecture en 2005, a permis à la fois un retour sur l’expérience et un retour sur les textes. Cette activité réflexive s’est déroulée en deux temps : une confrontation entre stagiaires professeurs des écoles en deuxième année et élèves de CM2, et la réponse à un second questionnaire écrit, permettant de recueillir les réactions, réflexions des participants sur les choix de textes effectués par les uns et les autres, les choix d’interprétation et l’intérêt de cette expérience du point de vue de l’accès à l’œuvre…
« Plonger19 » dans l’œuvre
15Le corpus proposé lors de cette démarche est bien sûr fondamental. L’œuvre de Béatrice Poncelet en elle-même invite, nous l’avons vu, au partage, tant elle est traversée par des scènes de lecture à voix haute, de complicité entre adulte et enfant, dont Georges Jean écrit :
La lecture à haute voix ressemble bien à ces « objets transitionnels » décrits par Winnicott, et qui font de la haute voix lectrice du père ou de la mère le lien imaginaire et vécu entre l’intimité de l’enfant et le monde extérieur. […] On constate que la lecture à haute voix, faite par l’enfant ou un adulte lecteur, conduit à la libre parole qui réinvente les histoires.20
16Nous sommes de plain-pied avec ce « lien imaginaire et vécu » évoqué par Georges Jean lorsque Béatrice Poncelet met en scène le rituel du coucher qui, dans T’aurais tombé, convie le lecteur à entrer dans l’intimité de l’enfant narrateur prenant pour tremplin le monde imaginaire du livre afin de faire retour sur sa propre expérience : « L’accident d’Alexandre… et le mien, tu t’en souviens ? » Même puissance du rituel, même intimité lorsque la lectrice de Chut ! elle lit se plie à la volonté de l’enfant qui « l’oblige pour la trente-septième fois au moins, à plier, lire et refaire des animaux extraordinaires ». Oraliser et incarner ces scènes permet alors aux lecteurs de les expérimenter, de jouer ou rejouer ces rituels pour mieux explorer la dimension affective de ces partages de lecture proposés par l’œuvre et pour mieux charger le texte de leur propre vécu en retour. Le lecteur enfant peut à cette occasion s’emparer « de la haute voix lectrice du père ou de la mère ». Enfin, rappelons-le, la première section de Chez eux, Chez Elle ou chez elle, offre un exemple jubilatoire de « la libre parole qui réinvente les histoires ». Or, par les rapprochements qu’ils établissent au sein de l’œuvre, par les circulations qu’ils vont inventer d’un fragment ou d’une phrase à l’autre, les lecteurs à voix haute vont en quelque sorte matérialiser les centons que la narratrice s’amuse à pratiquer. Ainsi, la transmission culturelle à l’œuvre chez notre auteure est-elle mise en scène, matérialisée, vécue, expérimentée. En outre, comme je l’ai évoqué plus haut, la présence de fragments hétérogènes, de commentaires proposés par le narrateur enfantin, en particulier dans Je reviendrai le dimanche 39, Je pars à la guerre, je serai là pour le goûter ou encore Je, le loup et moi…, donne aux textes de Béatrice Poncelet un relief que la mise en jeu va permettre d’explorer pour donner à entendre ces variations énonciatives. Les commentaires extra-diégétiques peuvent même parfois, comme c’est le cas dans Galipette, faire exister un autre espace narratif, dans le hors-champ de l’album, celui des parents qui s’inquiètent des jeux enfantins dans lesquels le lecteur est directement impliqué. L’oralisation et la mise en jeu auront donc pour vocation de « déplier » ces feuilletages textuels et de rendre perceptibles ces commentaires aux marges de la narration qui, dans l’album T’aurais tombé, vont, comme autant de consignes de mise en jeu, introduire une dimension théâtrale à la manière des didascalies. Enfin, bien que les iconotextes de Béatrice Poncelet ne soient a priori pas destinés à être joués, ils sont traversés par des voix, mises en scène en quelque sorte par la typographie sur l’espace de la page. Ses albums nous donnent à entendre, à surprendre des voix, des dialogues ou du moins des fragments interrompus, des monologues, des variations mélodiques ambiguës de l’un à l’autre, comme dans… et la gelée, framboise ou cassis ?. Là un « tu », un « je », un « on » se répondent et prennent parfois le lecteur à partie, l’entraînent sur le terrain du jeu, comme dans Mais, fée ? ou encore Je, le loup et moi… Parfois, l’ambiguïté des pronoms, le tissage de textes aux statuts divers cachent, comme dans Les Cubes, un feuilletage temporel que la lecture à voix haute et la mise en espace vont permettre de démêler. Le travail par l’oral va donc favoriser une entrée sensible dans ce discours poétique et polyphonique afin de mieux percevoir, de questionner et d’interpréter, ou de réinterpréter, les textes de notre auteure dont l’ouverture sémique a troublé les lecteurs enfants et adultes peu familiers de cette écriture contemporaine, comme nous l’avons vu. Il paraît ainsi fondamental de proposer aux uns et aux autres une approche sensible, corporelle et collective de ces albums qu’une première lecture solitaire et silencieuse risque de leur faire écarter.
17Sur les traces de Michel de Certeau considérant que « les lecteurs sont des voyageurs [qui] circulent sur les terres d’autrui, nomades braconnant à travers les champs qu’ils n’ont pas écrits21 », les participants sont partis en quête de fragments qu’ils avaient envie de proférer. La constitution du corpus à oraliser, même si elle est laissée à la liberté des lecteurs, est en tout état de cause sous-tendue par des objectifs spécifiques de découverte et d’exploration du champ poétique propre à notre auteure : on fait le pari que la variété des lecteurs ouvrira sur une grande variété d’extraits, piochés dans des albums assez divers pour permettre d’explorer à nouveau les thématiques récurrentes, la variation des formes, pour donner à entendre les échos qui les traversent ainsi que la voix de l’auteur… Le choix des extraits manifeste donc déjà une forme d’appropriation plus ou moins consciente de l’œuvre. Nous avons vu combien le projet même de Béatrice Poncelet est de tendre à l’autre, au lecteur, un miroir, une image fragmentaire de sa propre expérience, de son enfance… Il faudra donc tenter d’interroger les choix opérés : choix de facilité ? choix investis ? place des passages dans l’album ?… On peut penser parfois que le lecteur, en particulier le lecteur débutant ou hésitant, ira au plus simple, vers un fragment choisi presque au hasard pour ensuite investir ce choix et se construire à travers lui. Il reste cependant très hasardeux de caractériser ces choix, les notions de « simple » et de « facilité » restant bien sûr très relatives. Comment décider s’il s’agit pour l’enfant d’un choix opéré par « facilité » ou d’un « investissement » personnel dans l’extrait pour ses résonances avec son vécu ? Enfin, peut-on réellement parler de hasard ? L’enfant, lorsqu’il parcourt à nouveau l’œuvre pour chercher une phrase, une période qu’il aimerait dire, peut très bien être guidé par l’image, par le souvenir de ses propres lectures ou des échanges entre pairs.
18Lorsqu’on se penche sur les choix de textes effectivement réalisés, on note qu’ils sont pris dans la plupart des albums composant le corpus, malgré une certaine désaffection pour Mais, fée ? et Les Cubes en ce qui concerne les enfants. Les extraits oralisés sont prélevés en divers endroits des albums et non simplement en début, comme on aurait pu l’imaginer en particulier chez les élèves les plus fragiles en lecture. Il s’agit souvent de fragments très courts chez les élèves de Segpa, du moins dans la première phase de travail, individuelle, ceux-ci ayant tendance à choisir la phrase comme unité de sélection, tandis que les élèves de cours moyen vont directement au paragraphe, voire à la page. La plupart des situations choisies pour l’oralisation sont, par ailleurs, proches d’un quotidien réel ou fantasmé. Les choix des élèves de cours moyen semblent relever davantage de l’anecdote, du plaisir de revivre leurs jeux, mis à distance par l’écriture, ou d’explorer à plusieurs les relations au sein du cercle familial, notamment par le biais d’extraits de Je reviendrai le dimanche 39, T’aurais tombé ou encore Chez eux, Chez Elle ou chez elle. En revanche, en s’appropriant des fragments peut-être choisis inconsciemment, les élèves de Segpa semblent cheminer intérieurement, travailler grâce à ces mots sur l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et sur celle qu’ils offrent aux autres. Les extraits paraissent les aider parfois à apprivoiser leurs angoisses, comme dans le cas de cet élève qui recopie soigneusement la phrase centrale de Chaise et café, écrite à la pliure de la double page : « Pour moi, ce départ, c’était comme si on m’avait déchiré, coupé en deux d’un coup de hache, tranché de la tête aux pieds… » Il la gardera tout au long de la séquence, la déchiffrant d’abord laborieusement, puis s’exerçant à la fluidité, mettant l’énoncé à distance par le jeu.
19En effet, les participants restent maîtres de leurs choix lors de la plupart des séances d’oralisation, afin qu’ils conservent la plus grande latitude possible dans l’exploration de l’œuvre et que leur investissement puisse évoluer au fil du temps. Lors de la phase individuelle, les élèves ont eu tendance à tisser un album avec l’autre, oralisant à la suite des phrases prélevées à travers tout le corpus, en écho à la sensibilité de chacun. Mais lorsqu’il s’est agi de travailler à plusieurs et de manière approfondie, les enfants des deux classes ont limité leur « braconnage » très large du départ, ils se sont accordés sur des pages entières d’albums, se répartissant les phrases, les paragraphes. De ce fait, les textes oralisés par la suite seront moins personnels, plus consensuels, comme la marque d’une communauté de lecteurs en constitution. Du côté des stagiaires, les choix de départ étaient somme toute assez proches, portés sur de longues plages de textes ravivant à travers des scènes de jeu une nostalgie de l’enfance ou permettant à ces jeunes adultes de se projeter en tant que parents ou éducateurs. La variation a porté davantage sur l’intégration de plusieurs participants pour créer des effets d’écho, sur la reprise d’un même extrait par des voix et selon des interprétations différentes.
Proférer le texte pour soi et pour l’autre
20La diction met tout d’abord en jeu des dimensions corporelles qui sont loin d’être maîtrisées par les élèves, quels qu’ils soient. Ainsi, par exemple, lors des exercices respiratoires et de rumination qui débutent chaque séance, ils ont quelque difficulté à prendre conscience de leur respiration, à l’amplifier, à la contrôler. Contrairement à ce que pensent parfois certains adultes, les enfants ne sont pas spontanément à l’aise pour proférer les textes et, lorsqu’ils oralisent, même à l’abri du collectif, c’est souvent à corps « fermés », coudes rentrés, épaules crispées. Quand ils en viennent à oraliser les fragments choisis, leur voix a parfois du mal à sortir tant leurs corps sont repliés, surtout lorsqu’ils travaillent au sol, avec pour certains des changements de posture en fonction des consignes, des mouvements de balancement qui les aident à scander le texte. Même s’ils ont tendance à se grouper, les rires extériorisent une certaine gêne quand ils doivent oraliser par paires. Les premiers exercices d’oralisation obéissent à des consignes en écho avec l’apprentissage premier de la lecture, puisque cette phase articulatoire forcée oblige le lecteur à prendre conscience de tous les phonèmes présents dans les mots du texte et de leurs points d’articulation, les plus accessibles (langue, dents et lèvres) étant tour à tour bloqués volontairement. Les fragments choisis sont donc d’abord malaxés, comme des sources sonores de textures variables. Ainsi, la plupart des élèves, lorsqu’ils acceptent d’entrer dans ce jeu de déconstruction phonétique prennent plaisir à mâcher la pâte sonore, à éprouver la résistance, l’étrangeté de certains mots de l’auteur, à leur rendre leurs « possibilités d’ébranlement physique22 ». Ils manifestent un plaisir évident à bloquer les points d’articulation, à sentir comment l’air et le son circulent dans leur masque, dans l’ensemble des cavités résonnantes de leur visage (front, nez, bouche et gorge), à accentuer les mots, à les faire sonner, à crier comme dans l’étable ou les champs. Par ailleurs, dans la mesure où les textes d’appui sont de longueur variable, les lecteurs s’arrêtent de manière décalée et prennent plaisir à écouter le magma sonore qui s’éteint peu à peu, les éclats de textes et les voix narratives qui s’enchevêtrent.
21Les élèves des deux classes se montrent en outre très intéressés par la verbalisation des effets du travail articulatoire ; ainsi commentent-ils avec précision les sensations produites par le blocage de la langue (« Ça nous oblige à articuler », « Oui mais pour articuler on a besoin de la langue », « Ça nous oblige à ouvrir la bouche », « On articule mieux que quand on est la langue en bas… parce qu’il y a un peu d’air qui passe ») ou par la lecture dents serrées (« C’est trop serré ça fait mal », « Ça vibre »). Il s’agit de les pousser à prendre conscience de leur appareil phonatoire, pour développer leur agilité articulatoire, apprendre à gérer leur souffle, à utiliser les possibilités souvent inexploitées de leur voix, à moduler celle-ci et à l’utiliser dans des registres opposés afin d’en jouer comme d’un instrument au service du texte, afin de pouvoir mieux le proférer. Dès qu’ils passent à l’exploration des états physiques (fatigue, tension, bien-être, etc.), des intentions de jeu et du registre émotionnel, certains entrent spontanément (pour la colère notamment…) dans un embryon de jeu de rôle ; une gestuelle accompagne spontanément la voix ainsi que l’amorce d’un dialogue avec l’autre. S’improvisent alors des bribes de jeux scéniques qui leur permettent de se donner un contexte, d’esquisser un arrière-plan aux fragments de Béatrice Poncelet. Quand ils répondent aux consignes visant à leur faire explorer des dynamiques en lien avec la construction de personnages, en référence à l’album Chez eux, Chez Elle ou chez elle, leur voix pour évoquer la voix narrative aérienne et sophistiquée va se percher dans les aigus, tandis qu’elle descend dans les graves pour incarner un personnage terrien. À l’évidence, les enfants jouent là avec des stéréotypes comportementaux que le texte leur permet d’explorer. L’enseignant se doit de les aider, lors d’une phase ultérieure, à les questionner, à les nuancer pour, à terme, s’en défaire et proposer une interprétation plus personnelle du personnage.
22Cette première phase de pétrissage du texte va ouvrir sur des explorations et des comportements pour le moins diversifiés dans les deux classes, lorsqu’il s’agira d’adresser une première fois les extraits oralisés aux autres. Les élèves de cours moyen, pour la plupart à l’aise avec le déchiffrage, oralisent toutefois leurs fragments sur un débit continu, proposant parfois une lecture peu précise mais rapide, comme si sa vitesse d’exécution comptait plus pour eux que sa qualité expressive, du moins dans un premier temps. Ils feront essentiellement porter leur attention sur la difficulté à projeter le texte pour le donner à entendre, à le phraser, à en trouver les respirations, à maîtriser leur souffle. Ils pourront, pour la plupart, se consacrer davantage au texte en tant que support littéraire à proférer et leurs efforts viseront à améliorer leurs capacités d’écoute et d’adresse à l’autre. Les élèves de sixième de Segpa, quant à eux, vont éprouver des difficultés de déchiffrage, certains peinant à dépasser le cadre des mots. Ils tireront de ce fait profit de cette lecture « ruminée », favorisant l’entrée matérielle dans le texte dont parle Georges Jean :
La lecture « ruminée » peut être intelligente et, surtout, elle met en jeu ce que l’on pourrait nommer, mémoire corporelle. Mémoire absolument requise pour la mémorisation des textes poétiques dont j’ai maintes fois affirmé qu’elle pouvait être un entraînement vers, et à, la lecture silencieuse pour des enfants ayant des difficultés de déchiffrement. […] je me demande de même souvent et sur un plan purement profane si la lecture à voix haute, « murmurée », « ruminée » ne peut pas devenir pour les élèves et apprenants de toute nature une manière de concentration de l’attention.23
23L’un des premiers enjeux, en particulier pour les élèves de Segpa, sera la capacité à dépasser le frein du déchiffrage. Pour la plupart d’entre eux, ils semblent poursuivre deux objectifs essentiels : travailler une certaine image de soi et de son corps, dépasser sa difficulté à dire, parvenir à s’exposer malgré une inhibition physique et émotive d’une part ; d’autre part, ayant construit une image plus positive de soi, parvenir à élaborer la distance par rapport à son corps, en gagnant en fluidité, par rapport à l’autre dont on s’approprie le texte, en commentant son expérience. L’observation de leurs prestations tend à répondre à deux questions essentielles. Quelle image d’eux-mêmes et de leur voix les enfants sont-ils en train de construire ? Quel progrès amorcent-ils vers l’autre ?
24On observe tout d’abord, à travers les enregistrements vidéo effectués en sixième de Segpa, qu’au-delà des difficultés à faire « sortir » les fragments textuels sans trébucher sur le déchiffrage, il y a pour la plupart un plaisir manifeste à oraliser, même si c’est aussi une épreuve, comme tentent de le montrer les trois exemples de micro-activités qui suivent. Ainsi, Donovan, dont le corps réagit mécaniquement et dont la voix ne sort pas, va-t-il s’appuyer sur une remarque de l’un de ses camarades : « Il a lu comme un robot ! » Invité à reprendre son texte, il se lance dans un jeu avec sa voix et ses intonations, ménageant des pauses, cherchant une tessiture « métallique », inexpressive ; il sait qu’il va lire son texte en le hachant et travaille sur l’intonation « proposée » pour sauver la face, détournant ainsi à son profit la remarque, au départ peu valorisante, d’un pair. Chez Éline, la difficulté du déchiffrage se trouve redoublée par des difficultés comportementales : son élocution est rendue difficile par une tendance au repli sur soi. Or, elle s’engage malgré tout dans la tâche, longuement. Elle manifeste une jouissance dans l’acte de lire grâce, en partie, à la pratique rythmique d’une déambulation circulaire qui semble faciliter chez elle l’appropriation du texte en même temps qu’elle lui permet de délimiter son espace propre. L’analyse des enregistrements met également en évidence l’efficacité de la lecture dialoguée proposée à certains élèves de Segpa lors de la phase de travail, pour les pousser à dépasser une diction « intériorisée » et peu investie. Ainsi, Amandine et Sania avaient l’une et l’autre choisi de dire deux fragments extraits de Je pars à la guerre, je serai là pour le goûter, par lesquels le narrateur interpelle son lecteur :
Regarde !
Le papillon qui vient de se poser là.
C’est un callimorphe, mais moi je l ‘appelle
« petit rêveur », c’est plus joli et c’est plus simple.24
Tu as vu ces plumes ?
Je les gardées
exprès pour te les montrer.25
25L’une pour l’autre, elles matérialisent ce « tu » à qui s’adresse le narrateur transformant les mots de l’album en réplique à investir. Le fait de dire à deux oblige Amandine à quitter son texte des yeux pour l’adresser à sa partenaire, ce qui facilite pour elle une première distanciation. En effet, libérée de la feuille, elle place sa voix de manière naturelle, fait sonner l’interpellation initiale, travaille à maîtriser le déchiffrage de « callimorphe ». Sania, sa partenaire de jeu, malgré des difficultés à articuler et à faire sortir la voix, reprend jusqu’à atteindre la fluidité visée, investit l’interrogative. L’une comme l’autre manifestent le plaisir de la victoire sur le texte par la volonté de reprendre, pour réactiver aussitôt une certaine « jubilation » de la lecture à voix haute. Dans cette perspective, l’extrait sert de support à la voix que l’enfant projette vers son partenaire, en amorçant une gestuelle d’appui, en interaction avec l’autre. Et même si ces réussites momentanées se maintiendront difficilement face au groupe, même si les indications données lors du travail de recherche seront reprises de manière mécanique et non investie parce que les intentions et les sensations n’ont pas été totalement intégrées, sur le moment, la recherche est là, intense, au niveau du souffle. L’enfant travaille alors sur « le geste », plus que sur la signification, comme si le texte lui servait pour travailler sur soi avec un débit plus lent, apaisé, une intonation qui marque déjà une forme de distance.
Réfléchir l’œuvre et la reconstruire par le jeu
26La deuxième phase de l’oralisation invite les élèves à proposer une lecture chorale des extraits choisis qui oblige à se répartir les mots, les phrases, avec la possibilité d’effectuer des reprises en écho, de créer leur propre espace de jeu, de jouer sur les silences, les accélérations… Cette phase, qui doit aboutir à une présentation au reste de la classe, va contraindre les élèves à surmonter de nouvelles difficultés absentes de la première exploration. Ils vont, en effet, devoir sortir du groupe, se placer sous le regard des autres pour tenir une parole « impliquante », tenir l’auditoire sous leur propre regard. Ils vont devoir inscrire leur corps dans l’espace pour lui donner présence et signifiance, faire des choix de posture. Ce travail sur le texte emprunte aux pratiques théâtrales dans la mesure où il s’agit d’un travail par le corps, dans l’optique de Jacques Lecoq26 qui invite à faire passer le texte par le corps aux limites de l’interprétation. Les lecteurs-joueurs ne cherchent pas, dans ce cadre, à montrer une lecture et une interprétation finalisées et closes du texte, mais ils donnent à voir et à entendre celui-ci en choisissant des éléments sonores, rythmiques et gestuels. Ici, ce n’est pas le jeu mais le texte à travers le jeu qui est visé ; on parlera plutôt d’un recours à la théâtralisation au service de la lecture littéraire27.
Mettre le texte à l’épreuve de la voix et du jeu
27Ce travail d’exploration à plusieurs se passe de manière très autonome. Les élèves sont autorisés à former leurs groupes par affinité, afin de favoriser une certaine complicité dynamique entre les joueurs, à condition bien sûr que le jeu ne dérive pas et que l’un des membres de la classe ne se trouve pas en position d’exclusion. Plus que dans d’autres activités collaboratives, en effet, on s’appuie là sur le ressenti, sur les émotions, et l’un des aspects les plus délicats du rôle de l’enseignant est alors de canaliser cette activité au service du jeu et, surtout, de l’interprétation. Très vite, cependant, les enfants dépassent le stade de la complicité quotidienne pour s’associer dans leur recherche, en fonction de ce qu’ils ont entendu des extraits choisis par leurs camarades pour les premières gammes et proférations individuelles. D’affinités personnelles, on passe alors à des affinités textuelles pour ainsi dire. Au fil des quatre séances consacrées à la mise en voix, en espace et en jeu des textes, les groupes fluctuent de manière très souple, en fonction des projets d’oralisation. Les participants restent très libres dans leurs explorations, la position d’observateur permettant à l’enseignant, dans un second temps, de les aider à affiner leurs choix de mise en place, à discuter et à justifier ceux-ci comme participant de la signification du texte, à les rendre plus lisibles pour la présentation au groupe-classe. Celle-ci doit, en effet, pousser les élèves à prendre conscience de leur corps en représentation, à réfléchir à son orientation, aux attitudes et à la gestuelle, aux images construites…, c’est-à-dire à donner à voir et à entendre les textes choisis.
28Afin de ne pas alourdir le propos, j’ai choisi de ne commenter que deux propositions de mise en voix, jeu et espace, réalisées par des élèves de la classe de cours moyen sollicitée en 2005. Ces exemples témoignent de choix de lecture et de mise en place représentatifs des tendances observées.
29Florian et Valentin, tout d’abord, ont choisi de travailler l’extrait de Je, le loup et moi… qui évoque la maladie de la grand-mère, événement déclencheur du récit, selon le découpage suivant :
Valentin : Il y a quelque temps, elle est tombée malade ma grand-mère. Oh, pas gravement ! Elle s’est soignée à sa façon : de la tisane et des fruits uniquement. Elle dit que c’est meilleur que de prendre des tas de médicaments.
Florian : Au lit, elle a brodé un coussin très rigolo : elle a copié la forme du chat sur une vieille carte postale.
Valentin et Florian : Pas mal le résultat, non ?
30En soi, le découpage opéré sur le texte est révélateur d’un sens en construction. Il suit en quelque sorte la progression logique, chacun des deux garçons prenant en charge une unité de sens : la maladie et son traitement d’un côté, le dérivatif à la maladie d’autre part. Enfin, ils ont choisi de dire en chœur le commentaire adressé par la narratrice au lecteur, marquant intuitivement par là qu’ils ont perçu ici le feuilletage du texte. En outre, dans leur « représentation », ils vont faire un choix de dissociation du récit et de l’action, puisqu’ils vont alterner diction et mime d’un tricotage (à moins qu’il ne s’agisse de broderie, comme dans l’album…), endossant tour à tour le rôle du narrateur et celui de la grand-mère, changeant de position à mi-parcours, le narrateur occupant le devant de l’espace de jeu, face au public, le personnage de la grand-mère s’asseyant en fond de plateau. Enfin, entrés dans l’aire de jeu, secoués par une toux qui anticipe sur le propos de leur fragment, ils vont se rejoindre au final, face au public, pour prendre celui-ci à témoin. Comme on le voit ici, ces deux élèves ont tenté de mettre en scène, de traduire par des images corporelles, plus ou moins figuratives, la situation évoquée ; ils se sont donné des éléments de jeu qui témoignent d’une première appropriation du texte.
31Proposant une autre approche de la mise en image corporelle de leur fragment, Céline, Christopher, Julien et Tristan ont, pour leur part, choisi un extrait de T’aurais tombé selon le découpage suivant :
Julien : N’importe quand, qu’on joue aux dés ou au mikado, qu’on fasse des ombres, le Pierrot comme ça ou le chat…
Christopher :… tu apportais tes bandes et alors, aux doigts, aux mains, aux bras, tu nous faisais des pansements.
Céline, Christopher, Julien et Tristan : Elle sourit…
Tristan : Combien j’ai dû en enrouler de ces bandes, tu n’arrêtais pas de les lâcher !
Céline : Un jour, c’était la fête, tu as reçu un gros paquet. Tu t’en rappelles ?
32Là encore, le découpage du fragment en répliques témoigne d’une attention portée à sa logique, en deçà parfois de l’unité phrase. Julien et Christopher prennent en charge l’évocation des jeux partagés et celle du rituel instauré par l’enfant, Tristan se fait l’écho du commentaire maternel, tandis que Céline amorce enfin l’émergence du souvenir éponyme. La didascalie « (Elle sourit…) » fait, en outre, l’objet d’un traitement particulier par le groupe qui rompt l’alternance des voix pour se constituer en chœur. Ce choix montre, là encore, une réceptivité au feuilletage du texte mis en évidence dans l’album par le choix de l’italique. Les lecteurs-joueurs vont oraliser leur réplique en se donnant du mouvement, décrivant des arabesques sur le plateau, prenant, chacun à son tour de parole, la tête de la file qu’ils composent. Cette mise en espace et en jeu, à l’image des bandes et de leurs enroulements/déroulements incessants, s’est très rapidement imposée au groupe qui l’a immédiatement adoptée et a passé tout le temps consacré à cet extrait à améliorer la fluidité du mouvement, la circulation dans l’espace, l’alternance des voix. Cette déambulation, sémantiquement justifiée par les répliques de Christopher et de Tristan, se poursuit tout au long de la mise en voix, concrétisation scénique du caractère rituel et envahissant du jeu évoqué, le groupe s’effondrant sur le sol en fin de texte, comme si la bande corporelle qu’il constituait lâchait à son tour.
33Ces deux exemples montrent bien, me semble-t-il, la prise en compte par les élèves de l’hétérogénéité textuelle présente et perçue dans les albums, ainsi que la recherche de moyens vocaux ou scéniques pour en rendre compte, les mettre en évidence pour soi et, dans un second temps, pour les joueurs en attente. Il s’agit, pour eux, de rendre « lisible » cette épaisseur, cette complexité du texte, mais aussi de jouer dans l’espace théâtralisé avec les différents plans et degrés de réalité qu’il propose. Ces explorations des textes par le jeu prennent ainsi pour ces élèves « valeur dramaturgique », dans la mesure où elles matérialisent leurs hypothèses sur les significations des textes, sur les personnages…
De la mise à distance à la réflexivité
34L’observation des enregistrements vidéo permet, par ailleurs, de déceler dans certains essais, en particulier chez les élèves de Segpa, une pré-réflexivité à l’œuvre. Il s’agit en quelque sorte de la marque d’un en-deçà, d’une proposition vocale qui ne passe pas par une conceptualisation et que les enfants auront parfois du mal à expliciter ensuite, dans la mesure où ils n’en prennent pas clairement conscience sur le moment. Ainsi, lors de la lecture dialoguée évoquée plus haut, Sania fait sonner le mot « exprès », chargeant ainsi de signification le retour à la ligne qui place le terme en position de rejet, prenant intuitivement en compte la dimension potentiellement poétique de la mise en espace du texte sur la page. Elle manifeste ainsi qu’elle a perçu l’adresse au lecteur faite par le narrateur, le dialogue métaleptique à l’œuvre dans l’album. Laura, quant à elle, accentue très nettement, à deux reprises, le mot « rouge » dans sa lecture des deux phrases extraites de Je, le loup et moi… qu’elle a choisies : « Elle m’a fait plein d’habits super, rouges. Je n’aime que le rouge, moi. » Elle marque une pause avant et après le mot, l’articule de manière explicite, le décomposant en deux syllabes, sonorisant le « e » final. Par son oralisation, elle rend intuitivement compte de l’apposition marquée par la virgule, qui met en relief et désigne cette caractérisation par le rouge, comme emblématique de l’hypotexte présent en filigrane. Les activités réflexives de commentaire sur les prestations orales vont permettre d’expliciter ces choix intuitifs, de faire émerger des remarques sur l’articulation, des discussions sur les choix interprétatifs, des réflexions sur les instances narratives. Le travail de mise à distance par la voix, commenté lors des entretiens, conduit alors à une vérification dans le texte, à une perception intuitive de la grammaire et en particulier de la phrase. Et si, le plus souvent, les enfants en restent à la citation, s’ils ne peuvent tout à fait expliciter, ils participent néanmoins à la reformulation et à l’élaboration d’une argumentation collective.
35L’extrait de transcription qui suit porte sur la lecture à voix haute par Laura, Cassandra et Céline28 d’une part, par Fabien et Fadh d’autre part, d’un même passage de Je, le loup et moi… :
« Ma grand’mère, je l’aime bien, elle nous laisse tout faire !
Elle coud souvent avec une machine, vieille mais vieille ! Elle m’a fait plein d’habits super, rouges.
Je n’aime que le rouge, moi.
Les animaux d ‘Afrique
l’hippopotame a des dents qui fournissent l’ivoire ainsi que les défenses des éléphants
. Le rhinocéros a le nez armé de deux cornes.
La girafe a un long cou pour manger ce qui est haut perché. »
36Tandis que Fadh et Fabien ont lu alternativement les phrases d’un bout à l’autre de l’extrait, dans le second groupe, Laura a pris en charge l’intégralité de la partie narrative, tandis que Cassandra et Céline se sont réparti les textes descriptifs des animaux d’Afrique. Interrogés sur les pauses marquées dans leur débit et sur l’alternance des voix, les élèves vont peu à peu glisser de la restitution des règles de base de la ponctuation vers une observation des niveaux de texte et de l’énonciation pour justifier leurs choix interprétatifs :
S. D. : […] Laura, Cassandra, Céline, Fabien et Fadh, vous avez choisi le même texte. Avez-vous remarqué des différences dans la façon dont vous avez dit le texte ? Fadh : Ben nous on avait chacun une phrase et eux ils avaient plusieurs phrases chacun.
S. D. : Oui, essaie d’être plus précis. Est-ce que tu as remarqué comment elles avaient fait leur découpage ? Qui a dit quoi ?
Fadh : Par exemple, Cassandra, elle avait un paragraphe, Laetitia, elle a fait un paragraphe et Laura aussi.
Cassandra : Non, en fait Laura, elle s’est arrêtée à un mot… à un point et Laetitia aussi…
S. D. : Jusqu’où as-tu lu Laura ?
Laura : Ben jusqu’à « moi »…
S. D. : C’est-à-dire ?… Qu’est-ce que c’est « jusqu’à moi » dans le texte ? Pour quelle raison tu t’es arrêtée là ?
Cassandra : Ben parce que comme on est trois, il faut que chacun lise un peu…
S. D. : D’accord, mais est-ce qu’il y avait une autre raison ?
Laura : Aussi, moi, je m’arrête aux virgules…
S. D. : Oui, bien sûr, à quoi servent les virgules ?
Fadh : Ben parce qu’à chaque fois y faut reprendre son souffle…
S. D. : Oui, et puis aussi, on passe à autre chose.
Cassandra : Quand y a un point, c’est que la phrase est finie.
37Le début de l’entretien fait apparaître des divergences dans les choix de répartition du texte entre les deux groupes, mais les justifications restent en quelque sorte d’ordre économique, c’est le volume du texte qui guide, les participants ayant à cœur de le répartir équitablement, comme le signale Cassandra. Mais, alors que la répartition s’est faite chez les fillettes en relation avec les mouvements du passage, relancées par les questions, elles vont expliquer leurs choix par les règles de ponctuation réglant le souffle. Celles-ci proposent des justifications générales de ce que pourrait être une régulation de la parole dans l’absolu, mais qui ne s’appliquent en rien au texte spécifique et à sa lecture propre. Un tel comportement me paraît représentatif de savoirs appris, mais non encore intégrés. La suite de l’oral réflexif va conduire les élèves à s’interroger sur les locuteurs et donc sur la rupture énonciative à l’œuvre dans ce passage :
S. D. : Oui, mais, regardez comment est écrit votre texte…
Cassandra : Ben là en fait ça fait tout le long et pis après, ça… Y a des dessins… C’est comme des étiquettes…
Fadh : Moi je crois que ça raconte… c’est comme si c’était dans un livre de découverte par exemple.
38Fadh et Cassandra ont, semble-t-il, l’intuition que les choix de découpage pourraient être liés à l’hétérogénéité des discours présents sur la page. Ils ne peuvent néanmoins pas, à ce moment-là, désigner les paragraphes relevant de l’explicatif, je tente donc un détour par le locuteur :
S. D. : Qui parle dans le premier paragraphe ?
Fadh : Ma grand-mère, c’est la grand-mère…
S. D. : C’est la grand-mère qui parle ?… « Ma grand’mère, je l’aime bien »…
Cassandra : Non, c’est lui là, le personnage qui parle…
S. D. : Est-ce que vous vous souvenez de quel album vient cette page-là ?…
Cassandra : Chez Elle.
Laura : Non !
Cassandra : Je sais pas…
39Pour plus de commodité, pour faciliter les déplacements et les mouvements, les élèves travaillent l’oralisation à partir de photocopies des pages qu’ils ont choisies, agrandies pour une meilleure lisibilité. Or ce choix pragmatique qui isole l’extrait met en évidence l’absence de lien établi avec l’album d’origine, le contexte, comme si la page sur laquelle ils travaillent désormais avait gagné son autonomie. Ceci explique sans doute en partie la difficulté qu’ils éprouvent à identifier l’origine des discours et même l’album dont le texte, support d’oralisation, est extrait. D’où la nécessité de revenir au support d’origine pour faire travailler la mémorisation, ancrer l’extrait dans l’album et l’album dans l’œuvre.
S. D. : Personne ne se souvient ?… C’est dans Je, le loup et moi… Qui est-ce qui parle dans cet album ?…
Cassandra : C’est quelqu’un… c’est l’aut…
Laura : Le loup.
Cassandra : Pas le loup ! C’est… ah je sais plus…
Laura : Le Petit Chaperon rouge…
Fadh : Pas mal vu Laura !…
Cassandra : Ah oui, la petite fille, là, au début, elle se maquille… je sais pas comment elle s’appelle…
S. D. : Qui dit « je » dans ce texte ?
Cassandra : C’est la fille !
40La manière dont se construit ici la réponse, par hésitation et glissements successifs, me paraît à souligner. En effet, l’hésitation de Cassandra, qui semble désigner l’auteur, renvoie aux questionnements antérieurs sur ce « je » potentiellement autobiographique. Laura va assez rapidement rejoindre l’hypotexte du conte, elle qui avait, lors de sa lecture, comme je l’ai signalé plus haut, appuyé sur « rouge ». Et, pas à pas, va émerger la narratrice féminine par la voix de Cassandra qui l’avait, lors des oraux précédents, identifiée sur les photographies qui jalonnent l’album, ce qui explique sans doute en partie son usage de l’article défini.
S. D. : Jusqu’où est-ce qu’elle parle, la fille dans le texte ?
Laura : Au deuxième paragraphe, la petite fille, elle dit « les animaux d’Afrique ».
S. D. : Est-ce qu’elle le dit ?
Fadh : Non, elle lit le livre !
S. D. : Peut-être bien qu’elle est en train de lire un livre à ce moment-là. Jusqu’où est-ce qu’elle parle, elle, en s’adressant à nous ?
Kevin : « Je n’aime que les habits rouges moi »…
S. D. : Oui, « Je n’aime que le rouge, moi ».
41La situation énonciative n’est pas encore tout à fait comprise par les élèves qui ont quelques difficultés à prendre le temps de clarifier les différents statuts de texte, à prendre en compte le destinataire de la première partie. C’est précisément l’articulation entre temps d’essais oraux et temps d’analyse qui va permettre de faire mieux sentir aux élèves l’alternance, sur une même page, entre parole directe et écrit différé :
Sania : Ah madame, ça me rappelle quelque chose… « j’ai plein d’habits super rouges. Je n’aime que le rouge, moi »… comme dans Le Chaperon Rouge
S. D. : Bien sûr, tout à fait… le rapprochement est intéressant, Sania. Donc, dans ce passage-là, vous avez deux éléments… c’est ce que vous me dites ? Ce que la petite fille dit et puis quoi ?
42L’intervention de Sania est tout à fait représentative de cette tendance qu’ont les élèves de Segpa à réagir de manière différée et à ramener le débat sur une question de contenu, déjà largement commentée, plutôt que de s’intéresser à la forme du texte, à son mode d’énonciation, sans doute plus abstrait pour eux, même s’ils modalisent spontanément leur propre discours dans la conversation ordinaire.
Fadh : Ce que dit la grand-mère…
Kevin : Et puis le livre…
Fadh : Ah, j’croyais que c’était la grand-mère qui le disait…
S. D. : Alors, c’est peut-être la grand-mère qui le lui a lu, pourquoi pas. Dites-moi, ce livre, il s’appelle comment ? Il est question de quoi ?
Fadh : Ben elle découvre que les rhinocéros y sont armés de deux cornes…
S. D. : Oui, il est question de rhinocéros… de quoi aussi ?
Fadh : La girafe… les éléphants… l’hippopotame…
S. D. : Oui, et tous ces animaux-là ?
Fadh : Ben y viennent d’Afrique…
S. D. : Oui, ce sont des animaux d’Afrique. Est-ce que c’est marqué quelque part dans le texte ?
Cassandra : Oui, là !
S. D. : Ce fragment de texte, ça pourrait être quoi ? Sur la couverture ou ailleurs…
Laura : Le titre ! S. D. : Alors, j’aimerais bien l’entendre que c’est un titre, qu’on sente quand vous vous adressez à quelqu’un et quand c’est le texte du livre…
43La notion de titre a du mal à émerger ici, d’autant plus que la mise en page de l’extrait29 noie en quelque sorte le titre dans le corps du texte, les retours à la ligne n’étant que partiellement lisibles du fait de la cohabitation du texte avec l’image. De même, la dénivellation entre récit et insertion de l’écrit documentaire semble échapper à ces lecteurs fragiles, malgré la démarcation par l’italique. Il s’agit donc là, pour l’adulte, de donner des éléments de jeu dont les élèves vont s’emparer par la suite, pour marquer corporellement les ruptures, les blancs, ralentir leur débit, afin de permettre à ceux qui les écouteront de mieux saisir le relief du texte et, à eux, de mieux en comprendre les mouvements et le phrasé. Toutes ces indications vont être reprises par les élèves qui vont garder cette idée des deux niveaux d’énonciation, mais en interprétant parfois la situation. Ainsi Fadh transposera la situation en endossant le rôle d’un documentariste télévisuel, délimitant « la lucarne » par une gestuelle initiale, portant sa voix, dirigeant son regard comme vers des spectateurs virtuels.
44L’exemple développé est emprunté aux oraux réflexifs menés auprès des élèves de Segpa. Le même type de difficultés se rencontre toutefois en CM2 lorsqu’il s’agit de faire expliciter par les élèves leurs choix d’oralisation. En effet, dans un groupe comme dans l’autre, les élèves semblent dans un premier temps prisonniers des gammes sur lesquelles ils ont travaillé en tout début de séquence, gammes qui sont sans doute trop perçues comme des propositions de jeu et non comme des modes d’exploration des possibilités du souffle et de la voix permettant l’oralisation du texte. Les oraux réflexifs assortis de temps de « re-jeu » ont donc pour vocation d’obliger à un retour à l’écrit, afin de mettre explicitement la voix, la distance, la gestuelle au service de la lecture. Ils sont là aussi pour réorienter la reprise, nourrir le rapport au texte, lui donner du volume.
Le parcours de lecture théâtralisée comme discours sur l’œuvre
45Cette dernière phase a essentiellement été travaillée avec les élèves de cours moyen, ceux de Segpa ayant rencontré des difficultés à fixer tant leurs choix d’extraits que leurs choix d’interprétation. En effet, ils ont montré jusqu’en fin d’année beaucoup d’enthousiasme pour ces séances de lecture à voix haute, prolongeant la phase exploratoire et d’appropriation des passages choisis d’approfondissement de leur interprétation, sans pouvoir aller jusqu’à l’élaboration d’une cohérence d’ensemble. Par ailleurs, la conception d’un parcours de lecture théâtralisé à travers l’œuvre de Béatrice Poncelet supposait, au moins, l’amorce d’un discours synthétique, dimension qui dépassait leurs compétences collectives, ce qui constitue, nous le verrons plus loin, une des limites de mon travail avec cette classe. Le passage de l’exploration des textes à la mise au point d’un discours collectif théâtralisé supposait également des capacités de distanciation, la prise en compte d’un spectateur virtuel puis effectif. Or, pour les élèves de sixième de Segpa auprès desquels je suis intervenue, l’effort de prise en compte de l’autre et d’acceptation de son regard au sein du groupe s’est avéré très positif, sans qu’il soit absolument nécessaire ou même souhaitable, vu leur instabilité comportementale, de passer à des spectateurs extérieurs, bien que j’aie envisagé cette étape au préalable.
46Je me centrerai donc sur l’analyse croisée des deux parcours réalisés sur l’année scolaire 2004-2005 avec une classe de CM2 et un groupe de stagiaires professeurs des écoles participant à la dominante théâtre. À partir des choix opérés individuellement dans le corpus d’album et d’une première présentation, les extraits ont été repris, travaillés à plusieurs, redécoupés, mis en écho et, au final, tissés en un parcours, assemblés dans ce qui est devenu comme un nouveau texte, une mémoire collective élaborée à partir des albums, qui deviendra la base d’une représentation. Nous pouvons envisager qu’il s’agit là d’un discours sur l’œuvre, non seulement dans les choix opérés en son sein, mais également en raison des choix interprétatifs assumés sur scène pour présenter, donner à voir et à entendre, faire vivre l’œuvre de notre auteure. À ce stade, nous pouvons considérer qu’il y passage du jeu dramatique à la théâtralisation, puisqu’il y a la construction volontaire d’un point de vue cohérent sur l’œuvre et recherche des moyens dramaturgiques pour rendre celui-ci lisible. Si la démarche est globalement la même pour les deux publics, la réalisation et le degré d’élaboration de ce discours théâtral restent bien entendu dépendants de la maturité des participants. Ainsi les enfants ont-ils éprouvé plus de difficultés à prendre conscience de ce que représentent pour eux les extraits qu’ils ont choisis, du fait de leur implication directe dans ce discours sur l’enfance. En outre, les élèves de cours moyen ont eu du mal à sortir du jeu d’improvisation dans lequel ils se sont plongés pour mettre à distance leur prestation, la faire évoluer. En effet, s’ils ont volontiers accepté de rejouer, ils sont cependant restés prisonniers d’une dynamique de recherche, comportement habituel chez des enfants de cet âge qui vivent avant tout dans l’instant et éprouvent quelques difficultés à se concentrer sur la durée. Cette mobilité n’était en rien contradictoire avec mon objectif, qui n’était pas d’élaborer avec eux une mise en scène proposant un discours abouti sur l’œuvre, mais plutôt une mise en jeu des textes, considérée comme encore en travail, pour mieux les questionner. S’il était nécessaire de fixer a minima les improvisations, c’était surtout en vue de la présentation aux stagiaires professeurs des écoles, pour pouvoir ensuite dialoguer avec eux.
Des choix de textes proches pour des parcours aux rythmes différents
47Le choix, parmi tous ceux qui ont été mis à l’épreuve du jeu, des fragments qui vont constituer le parcours de lecture final constitue à la fois un acte de lecture et d’écriture. En effet, les groupes privilégient pour cette phase du travail les extraits qui leur semblent entrer le mieux en résonnance avec leur vécu, mais aussi avec leur sensibilité littéraire. Ainsi les deux groupes n’ont-ils, cette année-là, intégré aucun fragment de Mais, fée ? ou Les Cubes, et seuls les stagiaires professeurs des écoles ont travaillé sur de larges extraits de… et la gelée, framboise ou cassis ?. En revanche, les autres albums du corpus ont été abondamment sollicités avec une convergence fréquente entre adultes et enfants sur les mêmes scènes, avec des reprises de motifs, comme le montre le tableau récapitulatif qui suit :
Scène | Élèves de CM2 | Stagiaires |
1 | Je reviendrai le dimanche 39 | Je pars à la guerre, je serai là pour le goûter |
2 | Je pars à la guerre, je serai là pour le goûter | T’aurais tombé |
3 | Galipette | Je, le loup et moi… |
4 | Je reviendrai le dimanche 39 | Chez eux, Chez Elle ou chez elle |
5 | Je, le loup et moi… | Chut ! elle lit |
6 | Chaise et café | Chaise et café |
7 | T’aurais tombé | Chez eux, Chez Elle ou chez elle |
8 | Je reviendrai le dimanche 39 | Je pars à la guerre, je serai là pour le goûter |
9 | Je pars à la guerre, je serai là pour le goûter | … et la gelée, framboise ou cassis ? |
10 | Chez eux, Chez Elle ou chez elle | Galipette |
11 | Chaise et café | Je reviendrai le dimanche 39 |
12 | Je, le loup et moi… | … et la gelée, framboise ou cassis ? |
13 | Galipette | Galipette |
14 | Je pars à la guerre, je serai là pour le goûter | Je reviendrai le dimanche 39 |
15 | Je reviendrai le dimanche 39 | |
16 | Chut ! elle lit | |
17 | Chaise et café | |
18 | Je reviendrai le dimanche 39 |
48Ce découpage fait apparaître une première différence au plan du rythme des deux textes théâtraux, ou pour ainsi dire des rhapsodies, composés à partir des fragments. Les enfants ont choisi une abondance de textes très brefs, qui vont s’enchaîner sur un rythme soutenu, tandis que les adultes privilégient des scènes plus longues permettant au lecteur de s’installer dans l’univers de l’auteur, autorisant un développement du récit, de la relation entre les personnages. On observe, en outre, que deux albums, Je reviendrai le dimanche 39 et Je pars à la guerre, je serai là pour le goûter, semblent fonctionner comme des motifs récurrents, des refrains, des ponctuations. Les lecteurs-joueurs enfants et adultes se sont également autorisé la reprise de certains textes, découpés et interprétés de manière différente, jouant ainsi sur la variation présente dans l’œuvre de Béatrice Poncelet.
Des découpages et des choix scéniques révélateurs
49Lorsqu’on observe ensuite le traitement des scènes mises en place, on s’aperçoit qu’une des différences essentielles entre les parcours des enfants et ceux des professeurs des écoles en formation initiale réside dans les modalités de découpage des textes au sein de l’album et dans leur répartition en « répliques », prises en charge ou non par plusieurs voix. Nous en prendrons pour exemple la scène déjà évoquée précédemment, extraite de T’aurais tombé, mise en jeu par quatre élèves de CM2 et par trois stagiaires.
Texte des CM2 | Texte des PE2 |
Scène 7 : T’aurais tombé (Cécile, Christopher, Julien et Tristan forment comme une bande qui va se déplacer dans l’espace de jeu, comme ces bandes que l’enfant enroule par jeu.) | Scène 2 : T’aurais tombé (Géraldine et Marie assises dos à dos en milieu du plateau. Sylvain debout derrière elles en position de metteur en scène ou de manipulateur de marionnettes.) |
Julien : N’importe quand, qu’on joue aux dés ou au mikado, qu’on fasse des ombres, le Pierrot comme ça ou le chat… | Marie : N’importe quand… |
50Je n’ai retenu ici que la partie commune aux deux groupes qui, pour cette même scène, ont choisi des découpages différents. En effet, si les adultes ont traité l’intégralité du récit de l’accident, les enfants se sont centrés sur le jeu avec les bandes, qui les avait intrigués et leur avait immédiatement inspiré une idée dans l’espace. Si nous observons la page de l’album dans sa matérialité, le passage du texte commun aux deux groupes est inscrit au bas de la même page, comme un bloc cohérent et autonome, tant au plan discursif que narratif. À partir de cette même unité textuelle, les deux groupes ont proposé une distribution différente de la parole. En effet, si les enfants sont intervenus tour à tour, chacun proférant une unité de paragraphe, les deux voix féminines adultes se sont entremêlées selon des unités variables qui peuvent aller de la phrase au syntagme, pour rappeler le souvenir, construisant à deux le personnage de la mère. Plus loin dans la scène, Marie prendra en charge les énoncés perçus comme relevant du commentaire ou de la parenthèse. On voit en outre lors de cette observation parallèle, qu’enfants comme adultes ont fait le choix d’un traitement particulier des indications écrites en italique dans l’album et qu’ils ont interprétées comme des didascalies. Chacun des groupes a alors fait un choix scénique qui lui est propre : les enfants la disant en chœur, les adultes créant un personnage, narrateur ou manipulateur de marionnettes, qui va reprendre ces indications de jeu tout au long de la scène, donnant corps à la théâtralité du texte par sa présence. Enfin, les enregistrements vidéo montrent combien les enfants ont privilégié le jeu physique, tandis que les deux jeunes femmes ont intériorisé les répliques comme si c’était leur propre récit. Ce choix d’interprétation semble correspondre à un investissement tout particulier de l’une des deux stagiaires, Géraldine, qui a proposé l’extrait à sa partenaire et qui, dès la réponse au questionnaire initial, s’était déclarée particulièrement touchée par l’album (explicitant une analogie avec sa propre relation à son fils) et avait porté son attention sur une de ses phrases, intégrée plus tard à son texte complet : « Ta main serrait la mienne. Comme je t’aimais à cet instant ! »
51À l’image de cet exemple, les stagiaires professeurs des écoles, plus systématiquement que les élèves, notamment pour les scènes construites à partir d’extraits de Je reviendrai le dimanche 39 ou Je pars à la guerre, je serai là pour le goûter, ont choisi de différencier voix narrative et commentaire en attribuant à chacun de ces plans du texte une voix propre, tout en croisant celles-ci la plupart du temps. Ils font le choix de lire les commentaires comme appartenant à un plan différent mais simultané de la conscience, et non comme le produit d’une relecture.
Entrées, transitions, sortie : orienter les parcours et marquer la cohérence
52La perspective du parcours de lecture théâtralisé suppose, par ailleurs, que pour éviter un effet de collage trop criant entre les fragments retenus, les participants tentent d’homogénéiser en quelque sorte leur jeu et trouvent des moyens de glisser d’une scène à l’autre. Les allers-retours entre recherche par le jeu et présentation commentée permettent et favorisent une circulation et des emprunts d’un groupe à l’autre, en particulier chez les enfants. Ainsi, les élèves de CM2 ont-ils choisi leurs activités enfantines comme appui de jeu pour dire leur texte et construire la plupart des scènes présentées : corde à sauter, jeux de cow-boys et d’Indiens, pratique sportive… Le jeu devient alors l’armature qui inclut tout naturellement le texte, comme lorsque Marie, Inès, Éloï et Aline s’approprient la comptine Une puce, un pou…, extraite de Galipette, scandant le texte à cloche-pied. Parfois, le texte est traité comme partie intégrante d’une conversation enfantine qui accompagne le jeu, ainsi que le font Christelle, Kelly et Sonia se racontant la découverte du petit frère endormi à la fin de Je reviendrai le dimanche 39, tout en jouant à la corde. Les enfants entrent là de plain-pied dans les textes de Béatrice Poncelet qui font directement écho à leur présent.
53Les stagiaires, quant à eux, s’ils reprennent également leurs passetemps et attitudes d’enfants comme appui de jeu, développent sans doute davantage cette vision nostalgique de l’enfance propre au travail de notre auteure. Ils revisitent leurs souvenirs de manière distanciée, avec parfois un grossissement burlesque à travers lequel ils prennent un plaisir évident à repousser les limites. C’est le cas lorsque Anne-Claire et Noémie s’emparent elles aussi de la comptine Une puce, un pou… mais pour faire une entrée fracassante cette fois, à la manière des Auguste. En outre, les stagiaires se placent naturellement en tant que futurs enseignants et jeunes parents, comme nous l’avons vu dans la scène évoquée précédemment.
54Pour ce qui est des transitions, les enfants s’en tiennent aux comptines fredonnées en chœur, tandis que les adultes vont les intégrer au jeu scénique. Ainsi comptines et chansons enfantines, boîtes à musique ou jeux traditionnels, rangements ou folles courses-poursuites vont-ils leur servir d’appui de jeu pour se croiser, quitter ou investir l’espace scénique, réorganiser le plateau.
Des choix esthétiques en écho aux albums
55Dans le cadre de ces expériences qui visaient non pas, à proprement parler, la mise en scène des passages de Béatrice Poncelet mais leur relecture, il n’a pas été envisagé d’aboutir à une transposition de l’univers graphique sur la scène avec les enfants, hormis pour une recherche de vêtements aux couleurs vives, afin de rendre un tant soit peu les impressions colorées produites par les albums.
56Du côté des adultes, pour donner une dimension plus complète au travail et tenter d’approcher la dimension pluri-sensorielle de la représentation théâtrale, nous avons choisi très modestement quatre axes de recherche qui paraissaient essentiels aux yeux du groupe de stagiaires : les images d’enfance, l’univers plastique très coloré et contrasté, les collages et, enfin, la présence de musique dans la plupart des albums. Ces pistes de recherche se sont traduites de deux manières pour ce qui est de l’univers d’enfance : par la présence, fixées sur le mur de fond de scène, d’agrandissements photocopiés en noir et blanc de photographies des « stagiaires-enfants » (puisqu’eux-mêmes revisitaient dans une certaine mesure leur enfance sur le plateau) et par le choix, pour les jeunes femmes, de coiffures et de maquillages enfantins alliant souvenirs de cours de récréation et outrances de la bande dessinée (tresses, couettes, chignons en tout genre, rouge à lèvre débordant en imitation maladroite de la figure maternelle, etc.). La couleur et le collage se sont essentiellement traduits dans des costumes créés en empilant des pièces de vêtements disparates, à la recherche du choc visuel plutôt que de l’harmonie. Enfin, pour plonger les spectateurs dans l’atmosphère des albums de Béatrice Poncelet, des images scannées choisies par le groupe ont été projetées sur un écran en fond de scène, avant et pendant l’entrée des acteurs.
Un retour réflexif sur le trajet accompli
57Je m’appuierai sur la parole des élèves de cours moyen pour conclure sur les bénéfices liés au travail oral dont ils ont pris conscience, et à la présentation de leur parcours, croisée avec celle des futurs médiateurs. Lors de l’échange qui a suivi les deux prestations, les enfants se sont montrés particulièrement intéressés par les échos et les écarts entre leur travail et celui des stagiaires, dans le même esprit que lors des échanges entre pairs, portant un regard réflexif sur la pratique des « maîtres-étudiants30 », pour un temps partenaires de jeu. Leur attention s’est portée sur une comparaison des choix et de la longueur des textes dits par eux-mêmes et par les stagiaires. Ainsi ont-ils été particulièrement à l’écoute de ceux qui leur étaient familiers, repérant les erreurs, sans doute heureux de voir que même des adultes, futurs enseignants qui plus est, se confrontaient aux faiblesses de la mémoire. Ils se sont par ailleurs montrés très intéressés par les choix interprétatifs divergents qui leur ont donné leurs textes à voir sous un autre jour, et par les capacités de concentration, d’oralisation et de profération du texte développées par les stagiaires :
Amandine : Ce que je voulais dire, c’est que eux, ils mettaient bien le ton…
Jérémie : Nous aussi on le mettait bien !
Alexandre : Et eux ils rigolaient jamais […].
Kelly : J’ai trouvé que leurs regards étaient bien… et si y fixaient quelque chose, y le fixaient vraiment, ils partaient pas.31
58Les enfants se montrent ici sensibles à la manière dont les adultes ont assumé leurs choix d’interprétation et perçoivent les effets d’une concentration, qu’ils ont pour l’instant encore du mal à maintenir pour leur part, ainsi que l’importance des jeux de regards pour la projection du texte vers le public. Ils commentent également les choix de « mise en scène » effectués par le groupe d’adultes et se montrent particulièrement attentifs à l’entrée en scène qui, entre bribes de textes murmurées ou lancées, costumes fait de pièces disparates et images projetées à l’écran, les a replongés dans l’atmosphère des albums.
Christopher : Ça faisait une bonne impression aussi parce qu’en même temps qu’ils arrivaient, ils faisaient des petits bruits… C’est comme s’ils arrivaient en s’échauffant sur la scène… Ça fait une bonne impression […].
59Ils ont également apprécié l’intégration des jeux qui permettent de rendre plus fluides les mouvements sur le plateau :
Aline : Moi, ce que j’ai bien aimé, c’est leur façon de se déplacer entre les textes… par exemple « Un, deux, trois… soleil ! ».
S. D. : Et les petites boîtes à musique ? Vous en parliez tout à l’heure.
Florian : Je sais pas parce que la musique on sait pas trop à quoi elle correspond… par exemple, si y aurait une petite boîte à musique qui fait la vache, et ben ça ferait « chez eux ».
60La remarque de Florian montre, en outre, une prise de conscience que l’ajout d’un élément sonore devrait se penser sur scène dans un rapport métaphorique ou symbolique avec l’album ou la situation, même si lui s’en tient pour l’instant à une fonction illustrative. Le jeu de scène à trois que j’ai analysé plus haut leur a en outre permis de mieux percevoir l’hétérogénéité textuelle qu’ils avaient eux-mêmes tenté de rendre perceptible :
Christelle : À un moment, y a un monsieur qui est venu leur toucher l’épaule…
S. D. : Comme s’il était quoi ?
Christelle : Un magicien…
Valentin : Le narrateur…
Jérémie : Aussi quand ils se battent et qu’il les pousse…
Cécile : Ou l’hypnotiseur…
61Enfin, les élèves explicitent spontanément l’idée que jouer, entendre et voir le texte entrent dans cette démarche de mise en jeu au service de la compréhension et fonctionnent comme une incitation à la relecture :
Inès : Moi, je préfère jouer les textes que lire en fait.
S. D. : Tu préfères les jouer toi-même ?
Inès : Non, pas forcément, ou un autre du groupe… que les lire…
S. D. : C’est plus facile ?
Inès : Ben, je trouve, je sais pas… que je comprends mieux.
Kelly : Quand on lit le texte et quand on les entend qui sont joués, ben, on les comprend pas de la même façon.
S. D. : Est-ce qu’il y avait des choses que tu n’avais pas bien comprises et que tu as comprises différemment ?
Kelly : Cassis et Framboise… Il était dur à comprendre. […]
Christopher : Moi, je l’ai écrit dans le questionnaire, ça m’a servi à beaucoup de choses ce qu’on a fait avec toi, les séances ça m’a servi à articuler, à augmenter le son de ma voix… et à développer ma mémoire aussi et à prendre de nouveaux livres…
Valentin : Et à avoir moins le trac.
Christelle : Ça m’a aidée pour les mêmes raisons que Valentin et Christopher mais quand on lit un livre, ça m’a aussi aidée à me mettre dans la peau du personnage […].
Pauline : On a relu des textes, aujourd’hui, quand on avait fini, moi y a un texte que j’ai relu et… je trouve que je l’ai pas lu pareil que la première fois…
Julien : Moi j’ai relu Galipette aujourd’hui […] j’ai pas compris pareil.
S. D. : Et tu pourrais expliquer ?
Florian : On n’a pas la même idée dans la tête.
Aline : On l’a vu jouer et on le voit différemment.
Christopher : Ça nous a aidés à lire.
Florian : Et ça fait plein de textes d’un auteur… là je connais Béatrice Poncelet.
Christelle : Y a des livres qu’il faudrait que tu ramènes parce qu’on les a plus tous dans la classe.
62Même s’ils ne sont pas nécessairement capables de préciser leur propos, les élèves réitèrent spontanément, au fil de l’entretien, leur sentiment d’une meilleure compréhension des textes grâce au travail d’oralisation ; leur sentiment d’une familiarité avec l’œuvre d’un auteur, construite par une appropriation vocale des textes et qui génère un désir de relecture.
63Mes observations ainsi que les propos des élèves me permettent donc d’affirmer que le travail sur le corps et la voix, dans un climat d’écoute et de sécurité autorisant la prise de risque, a participé à la construction subjective des lecteurs enfants et adultes. Tous se sont engagés avec énergie dans la tâche, osant des propositions vocales, spatiales et gestuelles très libres, qui leur ont permis d’abord un travail sur eux-mêmes, sur l’image de soi, par une confiance accrue en leur voix, leur diction, leurs choix interprétatifs. Du point de vue de la construction de l’interprétation ainsi que de l’image de l’autre, ils ont cheminé de leur imaginaire propre à l’interprétation par l’autre et avec lui, pour mieux prendre en compte et rencontrer l’altérité du texte de l’auteure. Le dispositif mis en œuvre fonctionne donc bien comme une incitation à la relecture, à la réinterprétation, et il montre à l’évidence l’intérêt de la mise en jeu dans l’appropriation de l’œuvre dont le travail scénique permet de voir la cohérence. La démarche, empruntée au jeu d’acteur, permet en effet d’ » expliquer », de « déplier » les images fortes et complexes des albums de Béatrice Poncelet, ainsi que ses jeux de superposition de textes. Il s’agit globalement d’une même démarche de formation dont l’objectif est de conduire l’élève et le futur enseignant à faire l’expérience d’une lecture « de l’intérieur », d’une lecture approfondie, questionnée à plusieurs, pour mieux s’approprier le corpus littéraire et, en ce qui concerne les futurs médiateurs, pour envisager autrement l’activité en classe. De plus, le travail mené s’inscrit dans la perspective d’un projet à long terme, puisqu’après un temps d’exploration du jeu dramatique et une lecture libre du corpus sur plusieurs semaines, les textes choisis dans tous les albums de Béatrice Poncelet mis à disposition des groupes, ont été longuement questionnés, travaillés, mis en regard et théâtralisés pour aboutir à la présentation d’un parcours de lecture devant les pairs. La lecture littéraire active aboutit alors à une sorte de discours sur l’œuvre. On note un lien entre le jugement esthétique et l’adhésion subjective, réalisée ou rejetée : le jugement esthétique engage un rapport à la fois réflexif et sensible au texte, il ne coupe pas le jugement du sentiment et du corps, le rationnel de l’imaginaire. Dans des conditions de réception somme toute assez contrastées, nous pouvons donc avancer que ce qui se joue pour les élèves et pour les professeurs stagiaires, à travers l’oralisation d’une œuvre à résonance biographique, les albums de Béatrice Poncelet constituant en quelque sorte un théâtre de papier où se jouent des émotions que les lecteurs s’emploient à retrouver dans ses albums, c’est un rapport personnel au texte et à la littérature. L’oralité devient alors un élément fondamental dans l’élaboration d’une « écologie de la réception de la poésie et du texte littéraire32 ».
Notes de bas de page
1 J. Foucambert, La Manière d’être lecteur.
2 Pour toute cette partie historique, je renvoie pour plus de détails à la synthèse de Georges Jean, La Lecture à haute voix.
3 J. Svenbro, Phrasikleia : anthropologie de la lecture en Grèce ancienne, p. 7 et 9.
4 M. Favriaud et S. Dardaillon, « De la diction à l’interprétation de poèmes et d’albums poétiques pour les élèves en difficulté de CP et de Segpa ».
5 Ibid.
6 Voir le descriptif de la séquence en Annexe 1.
7 G. Langlade, « Le sujet lecteur auteur de la singularité de l’œuvre », p. 82.
8 Séances 3, 4 et 5 de la séquence.
9 P. Zumthor, La Lettre et la Voix. De la « littérature » médiévale, p. 79.
10 Y. Fonagy, La Vive Voix : essais de psychogénétique, p. 25.
11 G. Jean, La Lecture à haute voix, p. 66.
12 M. Picard, La Lecture comme jeu : essai sur la littérature, p. 214.
13 J.-L. Dufays, L. Gemenne et D. Ledur, Pour une lecture littéraire 1. Approches historique et théorique, propositions pour la classe de français.
14 L. Jouvet, Molière et la comédie classique.
15 J. Danan, « Lectures du texte de théâtre », p. 15.
16 En grec ancien, θέατρον [theatron] désigne aussi bien l’espace aménagé pour permettre aux participants de voir que la représentation elle-même. La racine θέα [thea] désigne à la fois l’action de regarder, de contempler et le spectacle. Le théâtre antique grec a pour vocation de rendre visible la vie mythique de la cité.
17 C. Page, Éduquer par le jeu dramatique. Pratique théâtrale et éducation, p. 17.
18 J. Danan, « Lectures du texte de théâtre », p. 56.
19 Je reprends ici la métaphore de la plongée utilisée par l’enseignant.
20 G. Jean, La Lecture à haute voix, p. 54-55.
21 M. de Certeau, « Lire : un braconnage », p. 292.
22 A. Artaud, Lettres à Jean-Louis Barrault, p. 31.
23 G. Jean, La Lecture à haute voix, p. 42-43.
24 Texte choisi par Amandine.
25 Texte choisi par Sania. Dans les deux cas, les choix de disposition et de police restituent au plus près la mise en pages de l’album.
26 J. Lecoq, en collaboration avec J.-G. Carasso et J.-C. Lallias, Le Corps poétique : un enseignement de la création théâtrale.
27 Voir S. Dardaillon, « Mettre en jeu la lecture interprétative du texte littéraire dans la formation des enseignants de l’école primaire ».
28 Les extraits qui suivent sont tirés d’un même entretien réflexif mené à propos des prestations, 6e Segpa, mai 2006.
29 Voir la reproduction ci-dessus, p. 309.
30 La formule est de Christopher.
31 Tous les extraits qui suivent proviennent de l’entretien suite à la rencontre CM2/PE2, juin 2005.
32 M. Favriaud et S. Dardaillon, « De la diction à l’interprétation de poèmes et d’albums poétiques pour les élèves en difficulté de CP et de Segpa ».
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