9. Écrire pour produire un discours sur l’œuvre
p. 243-297
Texte intégral
1La séquence de lecture et de production d’écrit, nouvelle phase des expériences de lecture, va recentrer l’attention de tous les élèves sur un même objet littéraire, faire converger les regards sur un album que tous auront cette fois lu ou relu au préalable. Le choix de l’album Chez eux, Chez Elle ou chez elle, présent sur la liste de référence destinée aux élèves de cycle 3, se justifie en ce qu’il offre une structure par « tableaux successifs », avec des éléments d’ouverture et de clôture nettement repérables, et qu’il se présente comme un condensé des caractéristiques d’écriture de l’auteur. Après relecture de l’album, l’objectif est de mettre en évidence ses principales caractéristiques (structure, jeux interculturels, exploration des univers sensibles, etc.) et de permettre une réflexion sur sa signification, en alternant et en croisant pratiques individuelles et interactions au sein du groupe-classe. Je propose alors aux élèves d’entrer dans une dynamique de réception/production pour leur permettre d’agir sur et avec l’œuvre, dans un double mouvement d’immersion et de prise de distance. Dans cette perspective, ils sont tout d’abord amenés à produire un écrit réactif à partir des perspectives ouvertes par la narratrice dans les deux dernières pages de Chez eux, Chez Elle ou chez elle, qui posent des questions relatives à la construction de soi, au rôle des rencontres dans cette dynamique. Ce premier écrit ouvrant sur un débat interprétatif a pour fonction de faire prendre conscience aux élèves de la portée initiatique de l’album. Ils analysent ensuite, par groupe, l’un des « univers » proposés dans l’album pour permettre une relecture collective de l’ensemble. Les élèves, enfin, produisent un travail de réécriture en élaborant, seuls ou à plusieurs, une page qui mette en mots, en images, en espace, l’univers d’une personne chez qui ils aimeraient passer leurs mercredis, leurs vacances… L’analyse orale collective des travaux produits visera à mettre en évidence la résurgence de caractéristiques d’écriture propres à l’auteur dans les productions des élèves.
L’écriture réactive pour motiver la relecture
2Après leur lecture de Chez eux, Chez Elle ou chez elle, les élèves sont donc sollicités pour produire un écrit réflexif sur la dernière double page de l’album :
« Des fois je me dis, je me demande : De ses mélodies, de ses couleurs, surtout de sa douceur et de son odeur… quand je serai grande… qu’est-ce qu’il m’en restera ? Est-ce que ça fera partie de moi, comme mes mains, mes doigts ? ? ? de chez elle, j’aurai… je ne sais pas… et peut-être que grâce à eux, j’aimerai toujours regarder le ciel pâlir, que j’ajouterai même en cuisant, du vin à la sauce du lapin… Mais de Chez Elle, je ne veux rien ! et pourtant il se peut que… malgré moi… enfin, on verra ! »
3La page en elle-même me semble pouvoir fonctionner comme un excellent inducteur dans la mesure où, tant dans son contenu que dans sa forme, elle soulève nombre de questions tout en proposant à l’élève des éléments caractéristiques de l’œuvre dont il peut se saisir pour alimenter sa réflexion. Ainsi synthétise-t-elle, dans une certaine mesure, le parcours de l’enfant narrateur, faisant référence à chaque lieu de vie, soit en termes d’initiation esthétique et artistique pour « chez lui », d’initiation aux plaisirs de la nature pour « chez eux », soit en évoquant en creux les deux univers féminins simplement caractérisés et distingués par leur typographie. Cette étude doit permettre aux élèves de s’interroger sur la fonction et la forme de la clôture du récit littéraire, d’autant qu’ils sont confrontés là à une fin ouverte, tant par la prédominance des formules interrogatives que par les blancs ménagés à divers endroits du texte, qui lui donnent sa respiration, le ponctuent à la manière d’un poème, ouvrant un espace pour la réflexion du narrateur et du lecteur.
4Pour lancer les élèves dans la réflexion et l’écriture, je leur ai proposé une photocopie individuelle du texte et, à la suite de leur lecture silencieuse, je l’ai oralisé sans commentaire pour leur permettre de mieux en percevoir les mouvements. Pour élaborer cet écrit réflexif, les élèves étaient guidés par un jeu de trois questions : « Que veut dire la personne qui parle ? » ; « Pourquoi dit-elle cela ? » ; « Qu’en penses-tu ? » Ces questions, relativement ouvertes, avaient pour fonction de lancer et d’orienter la réflexion des élèves sur la portée existentielle de cet envoi, de les amener à interpréter l’album de manière rétroactive et, pour la troisième, de les obliger à s’impliquer, à donner un sens personnel aux interrogations de la narratrice. Dans la formulation, j’ai utilisé une périphrase au lieu de « narratrice », certains élèves hésitant encore pour le « je » entre fille et garçon. Les deux premières questions étaient quelque peu redondantes pour permettre aux élèves de se saisir de l’une ou l’autre des formulations et ils n’avaient nulle obligation de répondre à chacune ni de les traiter dans l’ordre ; je rendrai compte des réponses de manière synthétique. Pour les élèves de Segpa, la consigne a été simplifiée et présentée globalement : je leur ai demandé d’écrire comment ils comprenaient cette double page. Mon objectif était de laisser le champ le plus libre possible pour la réflexion des élèves, mais du fait de la présence au tableau des questions inductrices et sans doute du fait même de ces questions et de leur syntaxe, les élèves de cours moyen ont traité la consigne de manière scolaire, répondant question par question, aucun n’allant vers la production d’un écrit de type argumentatif, tandis que les élèves de Segpa, répondant à une question plus synthétique, ont produit un texte.
Écrits réactifs des élèves de Segpa
5Si nous nous penchons tout d’abord sur les productions des élèves de Segpa, nous relevons deux observations récurrentes dans la majorité des textes : sur la forme poétique d’abord et sur la dimension projective du texte final. J’ai choisi de m’attarder sur quatre des textes produits, afin de mieux voir comment les élèves ont traité la question qui leur était soumise et de tenter d’analyser les processus de lecture que ces écrits peuvent manifester.
Je pense que c’est une poésie et elle est belle et j’aime quand elle dit De ses mélodies, de ses couleurs, surtout de sa douceur. Et je ne sais pas de trop et aussi j’aimerai toujours regarder et je ne sais pas de tout. (Amandine)1
Elle pense à la mélodie et aux couleurs et à de la douceur et de son odeur. Elle ne sait pas qu’est-ce qui lui restera et veut aussi regarder le ciel pâlir. Ça ressemble à une mélodie et bizarre parce que elle a une amie et une ennemie elle préfère l’amie elle n’aime pas l’amie parce que la nourriture n’était pas bonne et périmée. (Kevin)
6Kevin et Amandine réitèrent en quelque sorte à l’écrit une tendance que nous avions déjà repérée dans les entretiens : aux lectures à voix haute de passages entiers du texte, se substitue ici la citation de termes ou d’expressions entières intégrés au discours (soulignés par les italiques), comme si parler du texte, c’était parler avec le texte. L’utilisation que fait Amandine du « je » est à ce titre particulièrement intéressante puisque le pronom introduit une ambiguïté énonciative, faisant cohabiter le texte de Béatrice Poncelet et celui de l’élève dans un procédé d’intégration évolutif. En effet, tandis que la première phrase porte un jugement esthétique sur le texte et le cite de manière explicite, distinguant clairement discours citant et discours cité, il est presque impossible de savoir qui désigne le « je » dans la seconde phrase puisque celle-ci se compose de l’assemblage, à tonalité poétique, de fragments extraits du texte, tronqué pour le second et réitéré pour le premier, avec comme un écho entre « de trop » et « de tout ». Amandine conserve une certaine prudence ou distance dans l’interprétation, tandis que Kevin, représentatif en cela d’une autre attitude très courante chez les élèves de Segpa, essaie, face à l’indétermination du texte qui le trouble, de construire un schéma relationnel plus parlant pour lui, plus proche de son vécu. Il perçoit l’ambivalence entre les deux « elle » comme « bizarre » et lui substitue un système d’opposition stéréotypé entre « amie » et « ennemie ». L’explication finale, pour le moins divergente, de la nourriture avariée est très représentative, elle aussi, des dérapages constants et toujours très troublants de la classe de Kevin. Cet écart peut toutefois s’interpréter comme une mauvaise lecture et segmentation du texte, réattribuant abusivement la référence à l’univers campagnard (« j’ajouterai même en cuisant, du vin à la sauce du lapin ») comme appartenant à l’univers de celle dont on ne veut rien. De ce fait, la référence est inversée, peut-être aussi en écho avec le dégoût exprimé par la narratrice à propos du sang, et Kevin associe la valeur négative à l’intoxication alimentaire, plus triviale. Fadh et Bryan vont également se lancer dans ce que je suis tentée de nommer une interprétation « appropriative », dans la mesure où il s’agit de faire sien le texte de l’autre, de tenter d’en atténuer l’étrangeté. Ce genre de tentative me paraît particulièrement intéressant à observer dans la mesure où, se fondant sur les blancs du texte, il relève de la liberté du lecteur tout en risquant de malmener les droits du texte.
Ça ressemble à une poésie et cette poésie me semble bizarre. C’est un petit peu triste et très beau à lire et ça donne des exemples et ça parle de l’avenir. Et il est amoureux d’elle mais c’est sa copine. Et on verra ce qu’il se passera. Peut-être un accident ou un bon avenir. (Fadh)
Ça veut dire qu’il aime bien son style mais il est un peu timide avec elle et il pense à elle il aimerait bien avoir quelque chose d’elle mais dans un sens il ne veut rien mais bon il ne sait pas on verra mais c’est assez étrange. C’est étrange mais ça ressemble à une poésie on dirait qu’il veut sortir avec elle mais on dirait qu’il pense que c’est une amie. Mais ce qui est étrange c’est qu’il trouve son odeur bien et ses couleurs belles et c’est ça qui est assez étrange. Mais ce qui est bizarre c’est qu’au fond de lui on dirait qu’il l’aime ou qu’il ne l’aime pas. Étrange. (Bryan)
7Si nous faisons tout d’abord porter notre attention sur l’identification du narrateur, nous remarquons que les deux garçons utilisent le masculin pour relayer le « je » du texte, prouvant par là que, malgré l’attention portée par le groupe au genre du locuteur, lors de l’échange oral, à propos de Je, le loup et moi…, ils n’ont pas éprouvé de gêne à se plonger dans un monologue intérieur qu’ils n’ont pas perçu comme spécifiquement féminin. Ils confirment par là la pertinence et l’efficacité, sur le jeune lecteur, du choix d’indétermination pronominale que fait Béatrice Poncelet dans ses albums pour aborder des problématiques existentielles qui dépassent le cadre d’une distinction sexuée. Il est par ailleurs intéressant de voir comment Fadh, dans une moindre mesure, et plus longuement Bryan, projettent dans leur lecture et leur analyse leurs propres préoccupations d’adolescents au sujet de la relation amoureuse. Questionnés par l’ambivalence des sentiments exprimés à l’égard de la seconde « elle », ils l’interprètent de manière assez proche comme un conflit entre amitié et sentiment amoureux qui semble leur être familier. Bryan paraît par ailleurs troublé par la référence aux couleurs et à l’odeur liées à la personne évoquée. Il n’est pas certain qu’il ait rapporté ce fragment à l’univers masculin traversé en dernier par la narratrice, ce qui supposerait une vision d’ensemble de l’album qu’il ne me semble pas avoir construite à ce stade du travail. De ce fait, cet élève exprime la résistance que le texte lui oppose, dans la réitération à trois reprises du qualificatif « étrange » qui clôt son écrit. Enfin, les quatre productions citées, si l’on interprète ainsi la deuxième mention de « mélodie » chez Kevin, comparent la double page à une poésie. Cette assimilation de l’écriture de Béatrice Poncelet au poétique sera explicitée par le groupe lors de la confrontation des textes produits :
Cassandra : Dedans y a marqué « mélodies » alors on croit que c’est une poésie.
Fadh : Ben moi quand j’ai lu ça m’a fait penser à une poésie genre…
Yohann : On dirait que « Des fois je me dis je me demande », c’est le titre et après elle parle de ses mélodies et c’est des rimes qu’y a… « de ses couleurs… surtout de sa douceur… ».
Donovan : Madame, ça dirait comme une poésie…
Steven : J’en ai un « du vin à la sauce du lapin ».
Brian : Y a des mots qui se terminent pareil…
S. D. : Et toi Donovan, qu’est-ce que tu voulais nous dire ?
Donovan : Ben c’est l’écriture… ça fait…
Cassandra : Oui, parce que des fois ça fait « je me dis… je me demande »…
Fadh : Oui… ça fait une poésie aussi en lisant le texte…2
8Cet extrait d’entretien fait clairement apparaître un certain nombre de critères qui ont conduit les élèves à parler de poésie, à savoir la disposition du texte avec, en particulier, la présence d’un titre, les jeux graphiques voisins du calligramme ainsi que les effets d’écho, que ceux-ci se manifestent par l’assonance que relève Steven ou par la reprise syntaxique signalée par Cassandra. Les jeunes lecteurs opèrent donc là un intéressant transfert de compétence, appliquant spontanément à l’album des modes d’analyse construits à l’occasion de travaux antérieurs sur la poésie.
Écrits réactifs des élèves de cours moyen
9Si nous observons à présent les réponses des élèves de cours moyen, nous notons que quelques-uns ont eu du mal à s’investir dans la consigne d’écriture et se sont contentés de réponses a minima, de manière littérale, descriptive ou partielle, comme le montrent ces quatre exemples :
Elle explique comment ça se passe quand elle se fait garder par d’autres personnes. (Juliana)
Elle raconte sa journée en fait parce qu’elle est contente d’avoir été chez plusieurs personnes, parce qu’elle a pu visiter leurs maisons donc voir comment c’était voir leurs habitudes. (Mélanie)
Elle veut dire que chez lui, elle fera des petites choses agréables, alors que Chez Elle, elle ne voudra pas même si elle le veut. (Inès)
Je pense que c’est une histoire qui commence et qui finit. (Paul)
10Cependant, tous ont développé une véritable réflexion à partir de l’inducteur, et les extraits de productions qui suivent témoignent déjà d’une certaine intuition du texte, de sa portée et de sa forme littéraire. Tout d’abord, certains écrits prennent en compte la dimension conclusive et synthétique de cette double page, s’appuyant à la fois sur une connaissance générale des fonctionnements de l’écrit et sur la mise en espace des différentes typographies qui évoquent par métonymie les différents lieux habités. Ils en font comme une sorte de message final, de « morale » de l’album :
Le narrateur veut dire qu’elle veut se souvenir des souvenirs qu’elle a eus lorsqu’elle était chez elle, chez lui et chez eux quand elle grandira car elle ne les verra certainement plus. (Tristan)
Elle dit ça car elle a appris beaucoup de choses avec tous les gens où elle était. (Pauline)
Je trouve ça bien ça fait un résumé. (Benjamin)
11D’autres élèves ont, semble-t-il, aperçu la dimension existentielle d’un album qui met en scène l’élaboration d’une personnalité au fil des rencontres, ainsi que la dimension temporelle de cette réflexion finale par laquelle la narratrice se projette dans l’avenir :
Elle veut dire que quand elle sera grande est-ce qu’elle sera toujours la même. (Christelle)
Je pense qu’elle se demande si elle sera un peu comme ces gens-là. (Céline)
12Ces élèves sont également sensibles aux tensions qui transparaissent dans le texte entre des univers contrastés et complémentaires, entre des influences plus ou moins reconnues, acceptées, assumées, choisies. Nombre d’entre eux perçoivent la position à part du second personnage féminin ainsi que les sentiments ambivalents que sa fréquentation génère :
Elle veut dire que chez lui, elle fera des petites choses agréables, alors que chez Elle, elle ne voudra pas même si elle le veut. Elle dit ça parce qu’elle aimerait bien avoir la douceur et les couleurs de chez lui quand elle sera grande. (Inès)
Elle veut dire qu’elle aura tout de chez lui, de chez elle et de eux. Peut-être quelque chose de Chez Elle. (Kelly)
Elle dit que plus tard elle sera peut-être un peu comme les gens chez qui elle va, mais ne veut pas être comme « Elle ». Mais il se peut qu’elle soit un peu comme « Elle ». (Céline)
13Dans certaines de leurs productions, quelques enfants montrent, par ailleurs, une sensibilité aux choix de mise en pages et investissent ceux-ci pour donner du sens à l’espace ménagé par la double page. Ils lui attribuent, par exemple, une valeur psychologique en lien avec la diégèse, avec le ressenti du personnage, ses hésitations :
Quand elle est chez elle ou chez lui elle ressent pas la même chose. Et l’espace veut dire qu’elle ne sait pas encore si c’est bien comme ça. (Thibault)
Béatrice Poncelet n’a pas écrit « enfin, on verra » à côté de l’autre texte car la petite fille réfléchit. (Aline)
14Peut-être influencés par le jeu énonciatif présent dans d’autres albums qui multiplient comme principe d’écriture les adresses directes du narrateur à son destinataire, les élèves de CM2 interprètent également cette mise en espace particulière du point de vue du lecteur, à partir de l’effet produit à la fois sur sa lecture et sur son activité imaginative, montrant par là qu’ils ont pressenti que le texte littéraire vise par ses blancs à les faire coopérer.
Je pense qu’elle l’a mis sur l’autre page pour que à la lecture ça s’entende et que ça laisse du suspense et que ça laisse du blanc à la lecture du texte. (Charline)
Je pense car ça crée du mystère car elle veut le raconter à d’autres. (Quentin)
15Le blanc typographique, interprété différemment par d’autres enfants, les amène à prendre en compte la dimension temporelle de ce parcours biographique d’initiation à l’art et à la nature, qui implique une évolution, des changements, et pour lequel ils envisagent une fin ouverte :
Elle a peut-être laissé un blanc pour faire comme si ça commençait une nouvelle histoire ou une fin bizarre. (Amandine)
Je pense que c’est pas fini. (Alexandre)
16Cette perspective d’un texte à poursuivre, ouvert comme l’est l’avenir de la narratrice et de son lecteur, participe sans doute de l’effet de réel que relèvent certains enfants, approchant intuitivement en cela la dimension biographique, voire autobiographique de l’écriture littéraire, comme peut le laisser supposer le pronom « lui » utilisé par Pauline et qui peut à la fois désigner la narratrice intradiégétique et l’auteur :
Je trouve qu’elle a raison parce qu’en grandissant nos goûts changent. (Matthieu)
Je pense que c’est bien et ça un sens cette histoire, elle raconte la vie d’une petite fille. (Cécile)
J’en pense que c’est une histoire vraie. Qui sait ? Peut-être que ça lui est déjà arrivé ? (Pauline)
J’ai bien aimé ce livre mais à quelques moments je n’ai pas compris. Mais ce qui est bien dans ce livre, c’est que ça arrive en vrai. (Aline)
17Les élèves sont donc bien entrés par cet exercice dans une réflexion sur un texte et sa lecture, et ces quelques exemples montrent, à l’évidence, combien cet album touche les enfants, quoique les adultes puissent en penser, malgré et sans doute grâce à son ouverture et à sa complexité. On notera toutefois que, si les élèves de CM2 ont été très attentifs à produire du sens non seulement sur le contenu du texte mais sur sa forme, interprétant les blancs et la ponctuation, ils ont été moins sensibles que ceux de sixième de Segpa aux dimensions sonores du texte qui contribuent à en faire pour eux une poésie. Comme si les élèves les moins « scolarisés » se montraient plus réceptifs à la dimension d’écart que représente l’écriture poétique, un espace à investir par le rêve et non à rationaliser.
Production d’un discours analytique
18Cette réflexion écrite a conduit les élèves à pressentir peu ou prou la dimension de parcours initiatique de l’album ; la phase suivante les invite à explorer de plus près chacun des lieux de ce parcours et à en verbaliser les caractéristiques. Cette séance a été menée de manière quelque peu différente dans les deux classes, compte tenu des circonstances : une séance unique de près d’une heure trente, ponctuée par la récréation, pour les élèves de cours moyen. Les élèves de Segpa ont travaillé sur la même durée approximative, mais la réflexion commune s’est effectuée en deux séances séparées par les vacances de la Toussaint. Les élèves de CM2 ont mené au préalable une observation par groupe, chacun ayant en charge un des lieux de séjour de la narratrice, déterminés à la suite de la reprise rapide des écrits préalables. La mise en commun des travaux de groupe et l’analyse globale de l’album se sont déroulées au sein du groupe classe. Cet oral en grand groupe n’autorisant pas autant de souplesse dans la gestion de la prise de parole que les entretiens précédents réalisés par demi-classe, les transcriptions font clairement apparaître le retrait de certains élèves peu enclins à prendre spontanément la parole. La fragmentation de l’analyse pour les élèves de Segpa les place, quant à elle, dans une situation de remémoration et de relecture dont il pourra être intéressant d’observer des effets. Même si j’ai toujours travaillé avec ces derniers en groupe classe, celui-ci n’en reste pas moins très fluctuant, l’état des relations, les positions relatives et les places interactives des individus qui le composent, ainsi que leur statut dans la classe, étant beaucoup plus soumis à variation que dans la classe de CM2. Ainsi, pour les CM2, la situation collective va avoir tendance à favoriser les prises de parole des élèves qui participent le plus habituellement, comme Christopher, Aline, Charline, Benjamin et Julien, les autres, mis à part Pauline et Valentin B., intervenant essentiellement lorsque la partie qu’ils ont travaillée en groupe est concernée. Le second oral avec les élèves de Segpa verra au contraire Donovan, habituellement quelque peu inhibé, se lancer dans l’analyse avec beaucoup d’enthousiasme.
Observation des limites : l’album gigogne
19Une fois les différents univers identifiés, les élèves se sont passionnés dans les deux classes pour la question que nous avons soulevée sur les limites, les passages de l’un à l’autre :
Sarah : Y a le même dessin sur la page… C’est comme le début du livre et puis y a l’arrière de la couverture… C’est comme un journal intime.
Julien : On dirait que c’est de l’autre côté de la porte…
Aline : Un peu comme la quatrième de couverture…
Paul : C’est comme si y a… avait une serrure […].
Sarah : Là on voit une feuille ou une tige qui dépasse et on la revoit après…
Valentin B. : Une chaussure, on la retrouve tout le temps…
Charline : On dirait au début que le vase… la fleur elle est fleurie et à la fin elle est fanée.
S. D. : Donc c’est comme si on ouvrait et fermait un livre… et quand on ferme, est-ce que vous voyez quelque chose qui vous annonce « chez eux » ?
Pauline : Ben ça va être la nature parce que… y a des mouches… […]
Charline : Pour entrer dans « chez lui »… c’est un peu un livre […]. On dirait plutôt un carton à dessins !…
Marie : C’est un livre où y a des notes de musique dedans…
Valentin B. : On dirait plutôt un carton à dessins parce qu’il y a la ficelle pour refermer… pour les dessins de l’histoire et surtout les cartons à dessins… dans les angles droits, ça change de couleur… ma sœur fait de l’art plastique et je connais ses chemises…3
20À la suite de Sarah qui, dès sa première prise de parole, opère un glissement générique de l’album au journal intime, les élèves de cours moyen vont reprendre assez vite l’idée du livre dans le livre, cherchant première et quatrième de couverture, idée concurrencée par celle de la porte lancée par Julien que semble relayer Paul. L’hésitation entre partition et carton à dessins sera en quelque sorte balayée par Valentin qui s’appuie sur les deux caractéristiques de l’objet les plus repérables et tranche en se fondant sur une inférence encyclopédique qui fait pour lui autorité. Ces élèves sont par ailleurs sensibles aux éléments qui dépassent, annoncent ou rappellent le lieu visité, et enfin aux détails qui matérialisent un avant et un après. Ils se passionnent pour cette recherche des indices laissés par l’auteur qui deviennent pour eux autant d’éléments formels signifiants qu’ils interprètent symboliquement. Ils tentent de mettre au point un modèle transférable d’un univers à l’autre.
21Comme déjà constaté lors des autres entretiens, les élèves de Segpa vont davantage rester dans l’implicite, produisant des énoncés fragmentés qui accompagnent la manipulation de l’objet livre :
Donovan : Moi j’ai un vrai livre !… c’est chez elle…
Cassandra : Et là chez eux…
Bryan : Là on a la ferme…
S. D. : Regardez ce que nous montre Kevin, on va essayer de voir où ça commence…
Fabien : Ça commence quand on ouvre la porte… […]
Donovan : Moi j’ai trouvé un livre… de là… à là… (Il montre la couverture de l’album.)
S. D. : Tu as raison, il y a l’album et à l’intérieur comme d’autres livres.
Fadh : D’abord on entre dans le livre… après on est chez quelqu’un… après on entre chez quelqu’un d’autre… et encore après…4
22Dès ce premier entretien, les élèves ont appréhendé le fonctionnement de l’album mais se contentent tout d’abord du plaisir mécanique d’ouverture et de fermeture sans chercher d’emblée à caractériser chacun des passages. Ils sont toutefois passionnés par la tâche et Donovan découvre avec humour le phénomène d’inclusion, qu’il faudra toutefois l’aider à expliciter, mais qui montre une lecture très fine du support et une capacité de distanciation. Enfin, Fadh, qui se contente le plus souvent d’énoncés ponctuels dans le fil des échanges, va en fin d’extrait reprendre à son compte la reformulation d’une synthèse, une des opérations les plus difficiles pour les élèves de ce groupe.
23La compréhension effective du fonctionnement de l’album n’est cependant pas acquise pour autant, en particulier pour ce qui est de l’identification des deux premiers personnages, comme le montrent ces extraits issus des deux entretiens sur l’album, menés à deux semaines de distance :
S. D. : Et comment est-ce qu’on sait au début chez qui on va entrer ?
Cassandra : Chez elle parce que y a marqué « chez elle, l’autre ».
Laura : Y en a deux « chez elle » ! […]
S. D. : Qu’est-ce qui te fait dire qu’il y en a deux ?
Laura : Dans la même page y a écrit deux chez elle.
Amandine : Deux ? ! ! !
Fadh : Ah parce qu’y reparle pas de la même personne ?
Steve : Ah ! C’est écrit différemment !
Kevin : Là c’est « chez elle » poésie… là c’est « chez elle »… parce que c’est comme un titre de poésie… (Il parle du second univers écrit en anglaise.)5
24La question soulevée ici est sans doute l’une des plus complexes de l’album, puisque le jeu des pronoms entretient une certaine ambiguïté dans l’identification des personnages féminins, comme l’ont montré les écrits préalables, aussi bien chez les élèves de cours moyen que chez ceux de sixième de Segpa. En effet, dans une classe comme dans l’autre, et y compris d’ailleurs dans les groupes de lecteurs adultes, persiste une hésitation entre l’existence de deux personnages distincts ou le regard porté sur deux facettes du même. Dans ce premier extrait, la question du nombre de personnages, verbalisée par Amandine et Fadh, semble résolue grâce aux interventions de Cassandra, sur la présence de l’adjectif indéfini, ainsi que celles complémentaires de Laura et de Kevin sur les deux graphies de « chez elle », perçues comme distinctives, le qualificatif de « poésie » utilisé par Kevin renvoyant à l’usage de l’anglaise. Or, deux semaines plus tard, la question se repose, sous un angle légèrement différent toutefois, mais qui montre que la situation n’est pas clairement comprise par le groupe. La question porte cette fois non plus sur l’existence ou non de deux personnages distincts, mais sur leur statut narratif et sur les sentiments qu’ils font naître chez la narratrice.
Fadh : La première page, la première phrase c’était la première maison… chez l’autre c’est la deuxième…
S. D. : Comment est écrit le premier « chez elle » ?
Fadh : Il est écrit en gros.
Cassandra : En italique…
S. D. : Et cette manière d’écrire vous la retrouvez au début ?
Laura : Oui, là, dans la deuxième maison…6
25Fadh se laisse en effet abuser, comme le montre clairement sa réitération de « première », par une convention de lecture, par une logique à la fois syntaxique et textuelle qui voudrait que les progressions thématiques soient parallèles entre le texte introductif et ses expansions. Pour lui, le premier personnage évoqué doit correspondre au premier intérieur dans lequel l’album nous fait pénétrer, d’autant qu’il s’appuie sur les deux significations de l’adjectif indéfini « autre » à la fois « différent » et « nouveau », donc venant après. Or, Béatrice Poncelet, et c’est là à la fois la difficulté et l’intérêt créatif de l’écriture littéraire, prend le contrepied de cette logique narrative et, dans un effet de chiasme, évoque d’abord le second univers présenté.
26J’ai pris le temps de m’attarder sur cette erreur dans la mesure où elle n’est sans doute pas le fait d’un seul élève et où elle pourrait soit risquer de déconstruire des repères linguistiques à préserver, soit entretenir une confusion au plan de la compréhension de l’album. J’ai proposé alors au groupe un passage par l’oralisation du texte liminaire, pour tenter d’expliquer, au sens étymologique de « déplier », cette difficulté7.
« Souvent, pour des raisons de grandes personnes que je ne comprends pas, on m’envoie chez les uns ou les autres, un moment, un jour, quelquefois plus longtemps. Je ne choisis pas, c’est comme ça. Chez Elle par exemple, je déteste aller ! sans exagération. Alors, quand on m’y oblige, je suggère chez elle, l’autre parce que… »
S. D. : Fadh tu veux bien lire le texte de la page que tu nous as montrée ? (Il oralise le premier paragraphe.) Alors, que nous dit cette première partie du texte ?
Kevin : C’est une personne, elle habite dans une maison, elle a des voisines…
Yohann : Elle a des voisines des fois elle va chez l’une des fois elle va chez l’autre…
S. D. : Maintenant, Yohann, tu veux bien continuer ? (Il oralise la suite de la page.)
Cassandra : Parce que quoi ?
27L’oralisation fragmentée par paragraphe permet dans un premier temps, à Kevin et Yohann qui complète son énoncé, de paraphraser le texte de manière interactive. Là encore, par le biais d’une inférence encyclopédique, le terme de « voisines » proposé par Kevin et repris par Yohann explicite l’indéfini « les uns ou les autres », tout en anticipant sur la suite du texte. La question de Cassandra montre bien, quant à elle, combien cet incipit ouvert sollicite ses capacités interprétatives :
S. D. : Qu’est-ce qu’elle dit de cette « elle » en italique ?…
Yohann : C’est un exemple…
Cassandra : Elle dit qu’elle déteste y aller… sans exagération…
28Yohann et Cassandra ont du mal ici à quitter la lettre du texte et restent dans la citation. Pour aller vers l’interprétation, nous allons donc progresser pas à pas dans le texte de manière accompagnée, afin de tenter d’en lever les ambiguïtés :
S. D. : Quel mot vous dit qu’elle aime ou pas y aller ?
Yohann : Je « déteste »…
Fadh : Elle aime pas aller chez elle en italique…
S. D. : Et qu’est-ce qu’elle demande quand on l’oblige à partir ?
Laura : De pas aller… chez elle.
S. D. : Qu’est-ce que ça veut dire pour vous, « suggérer » ?
Cassandra : Suggérer quelque chose…
Yohann : Ça veut dire qu’on oblige…
Fadh : Lui dire… S. D. : Oui, le proposer…
Kevin : Le demander…
29Comme le montre cet échange, les élèves ont besoin de travailler sur les mots du texte qui les arrêtent dans leur compréhension globale de la situation. Il s’agit de les relever et de les définir. En effet, tous n’avaient pas nécessairement tenu compte du verbe ; « détester » et « suggérer » ne semblent pas faire partie de leur vocabulaire courant.
S. D. : Donc, sur cette page-là, le « chez elle » en italique est en premier, mais ce n’est pas forcément la première maison dans laquelle on va entrer… La première maison dans laquelle on entre, c’est laquelle ?
Fabien : Celle de la bibliothèque…
Cassandra : De l’autre, « chez elle, l’autre ».
Yohann : Et là on est chez la « chez elle »…
Cassandra : Où elle aime pas aller…
30L’ensemble du groupe va d’un univers à l’autre pour clarifier sa compréhension de l’organisation du début de l’album. Ainsi par « là », Yohann désigne-t-il la seconde demeure. Cet échange est très rapide mais la demande de confirmation qui suit me permet de m’assurer que l’alternance est cette fois bien saisie :
S. D. : Qu’est-ce qui permet d’en être sûr ?
Cassandra : Oui, la dame qui se regarde dans le miroir…
Donovan : Chez EEElle !… (Donovan minaude.)
S. D. : La façon dont tu le dis correspond bien je crois à ce qu’elle en pense ! Qu’est-ce qui t’a fait lire comme ça ?
Donovan : Les points d’exclamation… (Plusieurs élèves s’amusent à le redire comme Donovan.)8
31Les élèves ont été très concentrés pendant toute cette phase laborieuse. L’oralisation quelque peu théâtralisée et humoristique de Donovan va donc jouer un double rôle puisqu’elle va tout à la fois permettre au groupe de se détendre et, par la reprise, d’intérioriser les éléments de sens qui viennent d’être mis à jour.
32Une fois les retrouvailles opérées avec le fonctionnement spécifique de mise en abyme de l’album, les élèves vont se passionner à nouveau pour le processus et affiner leur perception de l’album, comme ici à propos de « chez eux »9 :
Laura : Aussi on voit que c’est un livre… ici ça se voit qu’y a des pages…
Kevin : Et ça veut dire on rentre dans la maison !
Yohann : En gros, tout le livre, c’est une bibliothèque !
S. D. : Oui, l’idée est intéressante…
Fadh : Ah mais oui c’est un livre, on voit la tranche et on voit les pages !
S. D. : Oui, et qu’est-ce qu’elles ont de particulier ces pages ?
Fabien : C’est un livre ancien ! ! !
Donovan : Et ça c’est quoi… Ça dépasse de la page.
Fadh : C’est un marque-page.
S. D. : Nous avions fait plusieurs hypothèses tout à l’heure sur ce tissu… qu’est-ce que ça peut-être ?
Cassandra : Un mouchoir, un tablier…
Amandine : Ou un torchon.
Fadh : Un marque-page…
Kevin : Oui, c’est un marque-page parce qu’il est dans le livre !
S. D. : Sur l’album oui, on dirait bien que ça marque la page… regardez en haut.
Yohann : Le livre y se ferme et là c’est le marque-page !10
33Cet échange montre le jeu plus ou moins conscient auquel se prêtent les élèves sur le nom « livre » désignant, pour Laura, Fadh et Fabien, le livre tel qu’il apparaît matériellement sur l’image commentée et, pour Yohann, la globalité de l’album. Sa formulation d’un « livre-bibliothèque » est par ailleurs particulièrement pertinente, puisqu’elle rend bien compte du fonctionnement de Chez eux, Chez Elle ou chez elle comme lieu de mise scène du livre, et de la littérature en tant que « bibliothèque », « musée », « conservatoire » du vivant. Par ailleurs, nous voyons là combien les élèves sont capables de se passionner pour des détails et de chercher à les mettre en cohérence. Ce n’était pas toujours le cas lors du premier entretien, pendant lequel chacun pointait des éléments différents au gré de sa fantaisie. Le groupe a compris, semble-t-il, l’objectif de cette seconde séance qui vise, si ce n’est à l’exhaustivité, du moins à la mise en cohérence des indices et à leur explicitation. L’interprétation du foulard comme marque-page est à ce titre assez exemplaire. Une fois l’identification du livre établie et confirmée, Yohann relance le débat, s’interrogeant sur la présence incongrue de l’élément qui dépasse de la page. Fadh, très réactif, va fonctionner par association d’idées puisque ce qui « dépasse de la page » ne peut logiquement être qu’un « marquepage » ; la référence aux hypothèses antérieures sur un élément domestique ne contrariera pas la catégorisation effectuée, sa fonction prenant le pas sur la nature de l’objet. Tout ce qui marque la page devient marque-page, c’est ce qu’affirme avec force Yohann pour clore cette phase du débat.
34Les élèves des deux classes ont clairement identifié le fonctionnement en abyme de cet album, enfermant entre ses pages d’autres albums qui ont chacun leur cohérence et s’inscrivent dans la superstructure d’ensemble. Les élèves de cours moyen vont, quant à eux, se montrer sensibles à sa dynamique.
Valentin D. : Ça défile en quelque sorte… il a bougé en bas… (Il parle du livre Cowboy.)
Julien : Le livre y change de pages…
S. D. : Oui, tu veux dire qu’on feuillette aussi cet album-là…
Christèle : Au bout d’un moment on voit le titre… « Cowboy » […].
Mathieu : Ben y a une page, on voit un petit bonhomme sur le côté… et sur la page suivante, on voit sa jambe qui dépasse !..
S. D. : Oui, le personnage va d’une page à l’autre…
Mathieu : On dirait qu’il y a son chapeau à côté ! […]
Charline : Mais aussi y a un dépliant qui suit jusqu’aux autres pages…11
35Valentin et Charline signalent ici des éléments qui matérialisent un rythme de lecture de la narratrice, puisque certains albums sont feuilletés ou dépliés d’une page à l’autre, tandis que Mathieu note la dynamique de certains personnages eux-mêmes en mouvement sur les pages, lesquels traversent la bibliothèque de la lectrice dans la première section de l’album. Cette perspective temporelle va persister tout au long de l’album, un autre groupe s’employant, dans les échanges qui suivent, à mettre en évidence une logique saisonnière entre les estampes de la dernière section :
Florian : Les estampes on dirait que ça représente les quatre saisons… à droite et avec la corneille et le héron, y neige donc c’est l’hiver…
Marie : Là où y pleut ce serait l’automne…
Julien : Les fleurs… ce serait le printemps…
Benjamin : Ben et l’été y serait où ?
Florian : Là où y a le nénuphar…12
36Ces quelques éléments transcrits, qui reflètent bien l’intense activité heuristique qui s’est développée dans les groupes, me semblent montrer à l’évidence que si, comme tout lecteur, ces élèves de cours moyen sont placés face à l’impossibilité de tout embrasser de ce livre-monde, ils se passionnent néanmoins pour construire des systèmes logiques partiels.
Investir les blancs du texte, interpréter la forme-sens
37Dans leurs réponses au questionnaire, les élèves des deux classes ont signalé leur gêne face à des textes qui disparaissent souvent dans l’image au point de devenir presque illisibles. Ils vont bien entendu y revenir à propos du second univers féminin et de la section « chez eux », s’interroger aussi bien sur les choix graphiques et leurs enjeux que sur les locuteurs. Comme le montrent ces extraits d’entretiens, le texte en italique de la section « Chez Elle » est attribué, sans hésitation dans les deux classes, à cette « Elle avec une majuscule ». Même si la difficulté à oraliser est mise en avant par les deux groupes, les élèves, contrairement à certains médiateurs, ne rejettent pas ce texte qu’ils traitent comme un objet d’investigation :
Aline : Le texte est beaucoup coupé…
Paul : Le texte qui est coupé justement on dirait que c’est elle qui parle…
S. D. : Qui elle ?
Paul : Le « elle » avec une majuscule…
S. D. : Et qu’est-ce qu’elle dit ?
Aline : C’est pas facile à lire !… On parle de l’Italie…
Charline : Elle raconte un peu sa mère, elle dit… que sa mère… elle parle d’aquarelle…
Kelly : Elle parle de ses vêtements « ce bouton… »…
Sarah : Elle raconte un peu sa vie mais elle demande pas son avis à la petite fille… […]
Kelly : Ça fait un peu comme si elle était gentille, qu’elle s’appliquait… […]
Pauline : Peut-être parce qu’elle est plus chic… Oui pis cette écriture-là ça fait plus appliqué et elle aussi elle se maquille, elle se coiffe… elle passe son temps devant le miroir pis là aussi elle est appliquée…
Valentin B. : L’écriture ça ressemble à la calligraphie…
Christopher : De l’art aussi…13
38Les deux classes n’ont toutefois pas opéré le même traitement de la difficulté. Les élèves de cours moyen essaient de lire des bribes du texte qui, associées aux remarques formelles sur la calligraphie, vont conforter l’image qu’ils sont en train de construire d’un personnage sophistiqué, raffiné, « chic », comme le dit Pauline, qui en propose cette caractérisation en reprenant l’idée d’application émise par Kelly plus haut. Mais il est également intéressant de voir qu’ils cherchent à interpréter, à inclure ce texte lacunaire dans le système des personnages, avec la remarque de Sarah qui s’appuie implicitement sur l’absence de dialogue. Les élèves de Segpa vont avoir plus de difficultés à intégrer les choix graphiques dans un système cohérent. Ils se focalisent sur l’effacement et leurs observations restent dans un premier temps très factuelles :
Steven (essaie d’oraliser le texte) : C’est difficile !
S. D. : Vous n’aviez pas parlé du texte pour l’instant… qu’est-ce qu’il a de particulier ?
Yohann : Il est blanc.
Cassandra : Il est pas écrit comme les autres…
Amandine : Il est un peu effacé…
S. D. : Oui, Éline ? Vas-y !
éLine : Il est pas français… parce que c’est pas écrit comme si on écrirait en français !
Fadh : « Juste les »… y a pas le mot après…
Kevin : C’est la femme qui cache le mot… comme si c’était un truc secret pour elle…
S. D. : Intéressant comme idée…
Kevin : Elle a effacé…14
39Si Éline a manifestement une intuition sur la syntaxe particulière que crée la mise en pages, elle ne parvient pas, malgré l’aide de Fadh, à expliciter ce qui la gêne ou l’intéresse dans ces phrases inachevées. Sa remarque est toutefois très intéressante en ce qu’elle rejoint nombre de commentaires d’enfants ou d’adulte sur la syntaxe orale, fragmentaire de Béatrice Poncelet, perçue comme hors norme. Ces élèves se font également l’écho des injonctions réitérées à l’école de faire de « vraies phrases », c’est-à-dire des phrases relevant du régime écrit de la langue, y compris pour participer à un débat oral. Cette pratique induit des préjugés sur la phrase, qui touchent la littérature, lieu pourtant de la liberté et de la créativité linguistique et langagière. Kevin tente enfin une interprétation qui n’est peut-être pas si loin de l’interprétation de Sarah, puisque ce « truc secret pour elle » esquisse là encore la silhouette d’un personnage autocentré.
40L’observation attentive de la section de l’album consacrée à un univers rustique a également entraîné des débats sur les choix graphiques de l’auteure dans les deux groupes. L’un comme l’autre ont tenté d’investir de manière assez similaire pleins et vides, noir épais de l’égyptienne grasse et blancs typographiques :
Aline : Souvent l’écriture elle est en travers, elle prend tout le livre…
Valentin B. : C’est pour bien voir…
S. D. : Oui, et regardez sur cette page, vous comprenez pourquoi les mots ne sont pas en entier ?
Benjamin : Il a bafouillé…
Inès : Ben ça fait un peu de lecture, pour apprendre…
S. D. : Non ! Demandez-vous ce que ça peut vouloir dire dans cet univers-là. D’avoir mis de gros caractères et de ne pas avoir mis les mots en entier… Béatrice Poncelet ne fait rien par hasard…
Pauline : Ben c’est à la campagne… à cause du bruit… les tracteurs… comme ils font du bruit elle essaie de parler fort mais elle y arrive pas… et on comprend qu’à moitié…
Aline : Elle a mis des petits points à la place !15
41Benjamin et Inès, élèves de CM2, tentent d’abord des explications formelles en lien direct avec la perception d’ensemble qu’ils ont de l’album comme livre-jeu, voire livre d’apprentissage. Ces deux tentatives sont par ailleurs représentatives des interventions souvent ponctuelles, rapides et par association avec des objets externes de ces deux élèves très réactifs, mais qui ont du mal à se concentrer sur un objet et à chercher une explication cohérente dans limites de celui-ci. Mon rappel à l’ordre, certes directif, a pour objet de recentrer la réflexion et de faire valoir les droits du texte que certains auraient tendance à oublier lors de ces entretiens très souples. Il a pour effet de produire, grâce aux voix de Pauline et Aline, une interprétation qui intègre le contexte narratif.
42Lors du second entretien, les élèves de Segpa, de leur côté, vont se passionner à nouveau pour cette question du texte lacunaire déjà évoquée quinze jours plus tôt, comme s’ils la redécouvraient, mais cette fois, ils approfondiront l’analyse et réfléchiront sur la signification du jeu graphique dans la perspective d’un espace-texte spécifique, de la forme-sens :
S. D. : Tout à l’heure, Fadh nous a dit que c’était écrit d’une façon particulière, il me semble qu’on en avait déjà parlé, vous vous souvenez ?
Donovan : Y faut retrouver les mots.
Fadh : Je pense qu’où y a marqué « Pour… oi ? » y a marqué en vrai « Pourquoi le lapin est mort ?… ». Peut-être…
Kevin : Non…
Fadh : Ah non ! « Pourquoi le lapin sera bon avec… »
Kevin : «… des champignons… »
Fadh : « Champagne… »
Donovan : Mais non « champignons… de forêt ? »…
Fadh : Ici on sait pas si ça continue…
Donovan : C’est caché derrière un arbre…
Cassandra : C’est clair !16
43Le déchiffrage réitéré de cette phrase pourtant reconstituée deux semaines plus tôt par Bryan et mise en relation par Laura avec le texte de clôture montre que le groupe n’avait en fait pas intégré sa découverte, ces élèves ayant parfois tendance à traiter les informations comme indépendantes et à effacer ce qui a été construit auparavant.
S. D. : Et à votre avis, pourquoi les mots sont écrits comme ça ?
Cassandra : Pour bien qu’on les voie !
Laura : Et en plus y sont écrits en gras !
Donovan : C’est un jeu…
S. D. : Est-ce que ça peut avoir du sens par rapport à cette maison-là ? Béatrice Poncelet a une formation de graphiste et quand elle choisit une typographie, c’est parce que ça a du sens. Alors, est-ce que vous pouvez trouver du sens pour vous ?
Fadh : Si ça se trouve, on est dans un restaurant ?
S. D. : On est dans un restaurant ici ?
Fadh : Comme un menu…
Cassandra : « Lapin sera bon avec champignons forêt »…
Donovan : Là on voit le lapin qu’est mort ici… et y vont faire manger pour…
Steven : Et là on voit les champignons… […]
S. D. : Et pourquoi est-ce qu’il y a des points de suspension ?
Bryan : Parce que la phrase elle est pas complète !
S. D. : Oui, mais pourquoi ?
Donovan : Pour retrouver les mots…
44La perspective du livre-jeu, très présente lors du déchiffrage, est évoquée à nouveau ici par Donovan, et il faudra opérer un détour par l’expérience de Kevin pour que les choix typographiques puissent être interprétés en cohérence avec le projet de l’auteure.
S. D. : Et est-ce que ça peut avoir du sens par rapport à la ferme ?
Steven : Y faut parler fort dans la ferme…
S. D. : Pourquoi pas… vous êtes déjà allés dans une ferme ? Kevin : Moi, oui, en Normandie… S. D. : Et alors, il y avait du bruit ?
Kevin : Oh oui ! ! ! […]
Steven : Ben y a du bruit parce que « dedans et dehors, l’accordéon, la moissonneuse, et pour comprendre, je dois faire de gros efforts ! ».
Fadh : Ben de toute façon y a du bruit parce que la tronçonneuse et tout…
Cassandra : La moissonneuse… […]17
45La référence à l’expérience individuelle de Kevin va enfin être validée par une sorte de chassé-croisé entre l’exemple extradiégétique de Fadh et les citations de Steven et Cassandra qui s’appuient sur le texte de l’album pour confirmer l’hypothèse.
Laura : C’était quoi l’hypothèse tout à l’heure ?
S. D. : Que les mots ne sont pas en entier à cause du bruit.
Fadh : Quand y a du bruit, on crie…
Cassandra : On entend mal.
Fadh : Je sais, on entend tellement mal que le monsieur y parle et la personne qui essaie d’entendre, il entend que la moitié des mots ! ! !
S. D. : Et pour la moitié qu’on n’entend pas ?
Donovan : C’est à nous de retrouver… Y manque plus qu’à les écrire aussi !18
46Enfin, la question de Laura va explicitement faire entrer le groupe dans une phase conclusive de rappel et de vérification de l’hypothèse de lecture proposée plus haut par Steven, pour aboutir à la dernière intervention de Donovan verbalisant avec humour l’activité du lecteur coopératif qui doit combler les blancs du texte ouvert. Cet exemple, que j’ai choisi de développer dans toutes ses phases, me semble bien illustrer l’activité de co-construction interprétative à l’œuvre lors des entretiens oraux interactifs.
Perception des jeux intertextuels et intericoniques
47Élèves de cours moyen et de sixième de Segpa se sont enfin montrés très curieux des citations textuelles, et plus largement artistiques, à l’œuvre dans cet album et caractéristiques du travail de notre auteure. Je ne développerai toutefois ici que les phénomènes intertextuels perceptibles sur les pages de la première section, dans la mesure où ils ont été spontanément mis en évidence dans chacun des groupes. L’arrière-plan du conte est ainsi très rapidement perçu par les élèves de l’école primaire qui ont eu, lors de leur scolarité récente, l’occasion de travailler ce corpus et qui identifient immédiatement Le Petit Poucet :
Cécile : Pour la première page, là on voit Le Petit Poucet…
S. D. : En effet, on voit le texte du Petit Poucet… « Il était une fois un Bûcheron et une Bûcheronne… » Vous le connaissez ce conte ?
Charline : Oui, surtout qu’on l’a vu en histoire…
Aline : Ça continue derrière…
Benjamin : Moi je trouve ça bizarre, j’ai pas trop compris… y a des images dans le livre qui sont comme dans les livres.
Christopher : Comme l’ogre par exemple… il est sur la même page…
S. D. : Vous savez d’où vient cet ogre ?
En chœur : Du Petit Poucet !19
48L’insertion d’un texte appartenant au fonds culturel commun, non seulement cité mais directement reproduit en fac-similé et accompagné d’une gravure datant d’une édition ancienne qui illustre un autre passage du conte, crée un effet de mise en abyme auquel se montre sensible Benjamin. La référence précise au conte n’est en revanche pas immédiate chez les élèves de Segpa qui hésitent dans un premier temps sur l’identification du personnage de l’ogre, la colorisation induisant Cassandra en erreur :
Fadh : Je vois un dessin d’un gros monsieur avec des yeux… et un nez rouge…
Cassandra : On dirait un clown…
S. D. : Est-ce qu’il vous rappelle quelqu’un ? Sania : L’ogre !…
Steven : Oui en dessous ça y a son couteau…
S. D. : Elle pourrait venir de quel conte cette image ?
Fadh : L’ogre et les quatre enfants !
Laura : Y en a cinq… cinq enfants… […]
Donovan : Jack et le haricot magique…
Cassandra : Ah c’est la maman elle dort et y a le haricot qui pousse !
Fadh : Ah avec la chèvre !… Les moutons là !
S. D. : Et est-ce que vous connaissez Le Petit Poucet ?
Sania : Oui, il est là Le Petit Poucet !
S. D. : Je vous ai apporté l’illustration du conte…
Sania (lit sur la page qui précède) : Oh ! « on… l’appela le Petit Poucet » ! ! !20
49Comme on le voit ici, les références manquent de sûreté chez les élèves de Segpa qui, à part pour Jack et le haricot magique, désignent de manière approximative les textes auxquels ils font allusion. Il faudra mon intervention pour les mettre définitivement sur la voie du conte de Perrault et provoquer la lecture de Sania qui valide la référence à l’aide du recueil reproduit en fac-similé.
50La référence contemporaine à Corentin évoque, quant à elle, des souvenirs de lecture immédiats dans l’une comme dans l’autre des deux classes :
Christopher : Y a aussi le loup ! À un moment y a un chasseur une petite fille et un gâteau… et y sait pas comment aller de l’autre côté avec sans que la petite fille soit mangée ! Je l’ai à la maison (l’album circule dans la classe).
S. D. : L’ogre, le loup, la petite fille et le gâteau !
Christopher : Et l’ogre veut pas laisser le loup et la petite fille parce qu’elle va se faire manger… et y veut pas laisser la petite fille avec le gâteau… le loup veut la petite fille, la petite fille veut le gâteau…
Julien : Et à la fin y se fait manger…21
Donovan : Et moi çui-là je l’ai vu, y a un ogre et un gâteau… un renard… C’était le loup !
S. D. : D’autres parmi vous connaissent cet album-là ?
Fabien : Ah oui moi je connais… y a un ogre qui mange des enfants et des gâteaux y veut emmener tout le monde dans le château… et pour pas que le loup mange la petite fille y met tout dans le bateau… et après l’ogre y se fait manger… je l’avais lu en CP, elle est comme ça mains dans les poches et elle est en train d’attendre la bateau…
Donovan : Y a aussi un truc dans le livre le gâteau… ben l’enfant y mange le gâteau ou sinon le loup y mange… la fille alors après à la fin y tombe avec les crocodiles… Même les pages elles sont deux petites (il parle des demi-pages qui permettent d’animer le livre)… « Extrait de L’Ogre, le loup, la petite fille et le gâteau de Philippe Goratin. »
Sania : Corentin !22
51Comme on le voit ici, non seulement la référence est partagée, mais les souvenirs sont très vifs. Fabien peut même situer sa première lecture dans le temps, et la structure logico-narrative est immédiatement et précisément évoquée dans les deux classes, même si l’indétermination volontaire de la fin ouverte de l’album n’a, semble-t-il, pas été retenue en tant que telle. Donovan, qui a mené l’échange chez les élèves de Segpa, fait en outre une allusion à l’animation de l’album de Corentin qui n’est pas sans lien avec les jeux pratiqués dans celui de Béatrice Poncelet. Il va même trouver, aux limites de l’album, une référence explicite à la citation, comme pour valider définitivement l’intertexte. La reprise de Sania sur son erreur de déchiffrage montre combien l’ensemble du groupe est en prise avec l’évocation de cette référence partagée.
52Les élèves ont par ailleurs l’intuition que la citation n’est pas un simple collage mais une assimilation, une interprétation du document source. Ainsi pour les élèves de CM2 :
S. D. : Regardez l’ogre de Gustave Doré, vous le reconnaissez ?
Benjamin : Il est un petit peu différent.
Julien : Regarde les couleurs.
Valentin B. : Le rose de ses joues et le rouge de son nez, c’est un peu exagéré je trouve…
S. D. : Et si tu regardes l’original…
Valentin B. : C’est du noir et blanc…
S. D. : Oui, Poncelet a rajouté de la couleur… ça crée quel effet pour vous ?
Aline : Plus méchant… […]
Benjamin : Sur le livre comme on voit pas tout on dirait moins qu’il est méchant parce qu’on voit pas l’épée…
Charline : On voit pas ce qu’y fait !
S. D. : Oui, alors que chez Doré, qu’est-ce qu’il est en train de faire ?
Céline : On voit une tête des filles… On voit son pouce…
S. D. : Mais qu’est-ce qu’on ne voit pas ?
Christopher : Le couteau… […]
Benjamin : L’ogre a plein de sang sur son doigt !…23
53Enfin, les élèves de Segpa, même s’ils ne l’explicitent pas, ont saisi le lien entre l’image accumulative et le texte qui fait référence à la lecture vagabonde pratiquée chez la lectrice, une lecture presque oulipienne qui, par le tissage qu’elle opère entre les textes, s’apparente à l’écriture littéraire en tant que réécriture, sous la forme du centon évoqué plus haut. Ils vont s’appuyer une fois de plus sur l’oralisation pour faire émerger ou valider leurs hypothèses :
Cassandra : Ah les pauvres y vont cramer !… (Elle essaie de lire avec difficulté le texte de Max und Moritz.)
Fadh : C’est de l’anglais ?
Laura : Non !
Cassandra : C’est de l’italien…
Kevin : Non c’est de l’allemand…
Bryan : Oui c’est de l’allemand… le « u » il a deux points, y a qu’en allemand ! […]
Steven : On lit à l’envers, n’importe comment !
S. D. : Tu peux retrouver ?
Steven : « Trois éléphants ça trompe ça trompe trois éléphants ça trompe énormément » c’est de travers !
Bryan : C’est écrit en zigzag… « il déteste le pain les gratins le thé… ».
Laura : Ça saute…
S. D. : C’est quoi comme type de livre, ça ?
Yohann : Pour les tout-petits ! Pour la maternelle !
S. D. : Et si vous regardez le texte de gauche ?
Laura : « On invente des histoires, une autre à chaque fois,… faites des pages… prise à tour de rôle… obligatoire… au hasard dans l’amon… cellement… des livres plus ou moins récents. »24
54Ici, les élèves jouent en quelque sorte le même jeu que la narratrice, puisqu’ils vont s’essayer à oraliser les fragments superposés sur la page, dans un va-et-vient implicite avec le texte introductif. Ainsi, la première oralisation avortée de Cassandra ouvre-t-elle le questionnement sur la présence d’histoires en langue étrangère, l’allemand étant identifié par Bryan grâce à l’Umlaut, tandis que l’oralisation par Steven et Bryan des deux livres en accordéon attire plutôt l’attention du groupe sur les modalités de ces lectures « en jouant ». Enfin, Laura a, elle aussi, recours à l’oralisation, du texte-cadre cette fois, pour valider le tâtonnement qui précède. Ainsi donc, c’est la citation à voix haute de fragments choisis de manière pertinente qui va se substituer à l’argumentation personnelle.
Cécile : Ben déjà que c’est étrange parce que y a plein de livres par tout…
Jérémie : Et pis y disent qu’y font des livres…
Mathieu : « On invente des histoires… Dans l’amoncellement des livres plus ou moins récents… » Cécile : Y font des histoires en mélangeant des livres…25
55Cette fabrique du littéraire observée par les élèves des deux classes serait à mettre en relation avec l’observation fine que font les élèves de cours moyen de l’épaisseur de l’album, de ses effets de superposition, de son relief.
Benjamin : On dirait que c’est en relief, ça fait une pile de livres…
Aline : Ben c’est l’impression que ça m’a fait quand je l’ai regardé la première fois… […]
Julien : À chaque fois y a de la paille ! On dirait qu’elle est vraie et le reste c’est en peinture !
Charline : Oui, c’est un peu comme une maquette…
Julien : C’est comme le petit tracteur à un moment qu’on voit… c’est un jouet… là où c’est écrit en gros avec plein de trous…26
56Ainsi les oraux interactifs ont-ils permis aux élèves des deux classes de se plonger dans l’œuvre de notre auteure. Il ne s’agit pas, bien entendu, de viser à l’exhaustivité, mais de commencer à prendre des repères dans l’œuvre littéraire, de découvrir que chaque nouvelle lecture, et en particulier celle de l’autre, permet d’aller plus loin dans la justification de l’hypothèse de lecture. L’œuvre de Béatrice Poncelet me paraît à cet égard pouvoir fonctionner comme un révélateur, de par la mise en scène et en abyme du littéraire qu’elle propose.
La réécriture comme modalité d’investissement de l’œuvre
57Afin de voir comment les élèves réinvestissent les éléments d’analyse qu’ils ont dégagés lors des séances précédentes, et afin de les amener à approfondir par cercles successifs leur lecture, je leur demande, seuls ou à plusieurs, de concevoir d’abord, puis réaliser ensuite une double page à la manière de Béatrice Poncelet. Il s’agit là d’un exercice de réécriture, d’une transformation hypertextuelle telle que la définit Gérard Genette dans Palimpsestes, comme un texte « au second degré27 », en écho à leur lecture des albums, dans la perspective du pastiche. Cette réécriture se situe dans le cadre de la réception du texte littéraire, au sens où celle-ci devrait permettre aux enfants de s’emparer des caractéristiques de l’auteur qui leur paraissent les plus en écho avec leur propre sensibilité et leurs propres représentations. Ils se comportent en cela comme des « auteurs en gestation28 » qui peuvent, à leur mesure, entrer dans un jeu intertextuel. Cette activité leur permet de se placer dans la posture du lecteur défini par Hans Robert Jauss : celui-ci est « tout ensemble (ou tour à tour) celui qui occupe le rôle du récepteur, du discriminant (fonction critique fondamentale qui consiste à retenir ou à rejeter) et, dans certains cas, du producteur, imitant ou interprétant […] une œuvre antécédente29 ». Ainsi, les réalisations des élèves seront avant tout étudiées comme les manifestations d’une lecture en construction de l’œuvre, les hypertextes produits portant les traces d’une compréhension en devenir de l’hypotexte, dans la mesure où « pour l’imiter, il faut nécessairement en acquérir une maîtrise au moins partielle30 ».
58Si, dans les deux cas, le texte d’imitation a été produit dans un premier temps, puis retravaillé d’un point de vue linguistique et, enfin, mis en espace et en scène dans sa forme définitive, les conditions de production ont été sensiblement différentes d’une classe à l’autre et ont généré de ce fait des résultats très contrastés. Elles ont fait émerger cependant, dans un cas comme dans l’autre, des caractéristiques repérables et repérées de l’écriture de Béatrice Poncelet. En effet, les élèves de cours moyen, qui disposaient dans l’école d’une salle d’arts plastiques, de matériaux et d’outils divers, se sont plus volontiers investis dans le montage plastique de leur texte et de son environnement iconographique. Ils ont, de ce fait, produit des iconotextes qui prennent en compte l’appartenance générique du modèle. Les élèves de Segpa, en revanche, dont le cursus n’incluait pas d’enseignement artistique spécifique, ont essentiellement travaillé la mise en forme en utilisant les ressources graphiques de l’ordinateur à l’aide d’un traitement de texte. Les productions s’apparentent alors davantage à des poèmes, parfois proches de calligrammes, qui prennent en compte les modalités spécifiques de l’inscription du texte sur la page chez Béatrice Poncelet.
59Je me propose, à chaque fois que cela me paraîtra pertinent, de confronter mon analyse de ces productions d’élèves avec leurs propres discours, soit lors de l’analyse de l’album Chez eux, Chez Elle ou chez elle, soit lors de la phase finale de commentaire collectif des productions. Ce croisement des regards devrait me permettre de mettre en évidence les points de contact, les éléments de cohérence ou de distorsion entre observation initiale, réalisation et discours second.
Réalisations des élèves de CM2
60Si nous considérons tout d’abord les travaux des élèves de cours moyen, un des premiers éléments qui ressort est une grande homogénéité thématique, avec une répartition des centres d’intérêt entre filles et garçons assez stéréotypée, comme l’observent eux-mêmes les élèves lors de la séance de commentaire de leurs productions :
Charline : En gros, c’est un peu la cuisine, la nature et le sport… […] La plupart des garçons ils ont fait sur le vélo… […]
Christopher : Benjamin et moi aussi on a des vélos mais c’est plus sur le sport en général…
Cécile : À part le hockey, c’est Céline qui l’a fait !
Benjamin : Y a une fille sportive. […]
Charline : Je pense qu’on a tous fait en rapport avec ce qu’on aime !31
61La dernière observation témoigne d’un investissement personnel et affectif des élèves dans leur écriture, en relation avec la consigne proposée. À l’évidence, ils ont pris plaisir à ce travail et ont utilisé l’écriture sous contrainte pour se dire à couvert, choisissant de dépeindre des territoires intimes tout en conservant le masque des pronoms à l’œuvre chez notre auteure : jamais les habitants du lieu ne sont identifiés ; sans qu’aucune consigne spécifique n’ait été donnée, tous amorcent l’écriture par un « chez elle », « chez lui » ou « chez eux », recourent à l’indéfini « on », à un « je » plus ou moins autobiographique. Cette implication, en partie masquée par l’énonciation, est perçue par le groupe qui va observer l’ensemble des productions exposées avec beaucoup d’intérêt et de curiosité, tant pour les goûts exprimés que pour la forme choisie ou les inventions des uns et des autres. Si une étude systématique de toutes les productions a bien entendu été menée en collaboration avec le maître de la classe à des fins évaluatives, j’ai choisi ici, à des fins illustratives, de ne m’attarder que sur les travaux qui m’ont paru les plus significatifs du point de vue du dialogue qu’ils entretiennent avec l’album source et du point de vue des commentaires qu’ils ont suscités. Pour chaque production, je m’arrêterai dans un premier temps sur ses particularités iconographiques, celles qui ont d’emblée et majoritairement retenu l’attention de la classe lors de la séance consacrée aux commentaires des productions ; je reviendrai ensuite sur les textes eux-mêmes32.
Imiter, utiliser la forme pour se dire
62Observons tout d’abord, à l’aide de deux exemples, comment les élèves se sont emparés de la forme proposée par Béatrice Poncelet pour écrire leur expérience d’enfant. Le premier travail, celui de Marie, pour le moins hétérogène au premier regard, présente néanmoins une certaine cohérence thématique. Le topogramme élaboré par la fillette évoque aussi bien la télévision que les jeux de plein air, les animaux, le jardin ou encore la gourmandise. L’univers construit est donc peu ciblé mais draine à lui seul de multiples facettes de l’expérience enfantine, comme la synthèse d’un univers d’enfance rêvé dont les stéréotypes ne sont pas exclus.
« chez elle Chez elle je m’amuse beaucoup. Tous les matins je peux regarder les dessins animés. Il y a aussi beaucoup d’animaux dont je m’occupe énormément, comme de regarder si les poules ont pondu des œufs ou si les chiens et les chats ont encore à manger. Chez elle il y a des fleurs et des légumes que j’arrose et aussi là-bas je peux manger des bonbons. »
63Ce travail s’appuie de manière insistante sur l’une des caractéristiques plastiques empruntées à notre auteure : le collage d’éléments « bruts » (papiers de bonbons, plumes, paille ou encore fragments de résineux). Marie utilise majoritairement ces éléments naturels pour leur valeur illustrative ou anecdotique, mais, pour le titre de la page, la paille devenu matériau d’écriture va connoter les mots. Le groupe classe s’est montré très intéressé par ces choix, même si le lien n’est pas explicitement fait entre la nature des matériaux et leur usage illustratif ou graphique :
Charline : Y a des choses qu’on a pris dans des albums… des choses naturelles… ça a un peu fané.
Sarah : Ça sèche…
Sonia : Y a marqué « chez elle » avec de la paille… y a aussi des plu mes !
S. D. : Donc comment est-ce que vous vous êtes servi des éléments naturels ?
Mélanie : Pour décorer… pour écrire…33
64L’observation de la technique utilisée par Marie va, par ailleurs, entraîner chez ces élèves une réflexion sur la permanence de certains éléments, dont les bonbons, sur la fabrique matérielle de la page, sur les procédés utilisés non seulement pour fixer les éléments mais aussi pour leur donner cette illusion de volume à laquelle ils ont été sensibles chez Béatrice Poncelet :
Pauline : Y en a beaucoup qui ont mis des papiers de bonbons !
[…]
Pauline : Marie elle a scotché…
Charline : Moi j’ai agrafé et j’ai collé… Valentin D. : Sinon, pour les bonbons pour faire croire que c’est des vrais, on les mange, on met des cailloux à l’intérieur… on replie le papier… […]34
65Si les remarques portent essentiellement sur l’image, elles me paraissent toutefois intéressantes à mettre en relation avec le travail général de composition, et nous pouvons également observer dans la proposition de Marie l’amorce d’une circulation sur la page, comme dans l’album source, du modèle initial à ses représentations. Ainsi le chat, sur la partie gauche de la feuille, extrait d’une photographie, est-il reproduit, réinterprété, dessiné de manière très enfantine dans une vignette découpée et collée sur la droite. On attendrait presque un commentaire écrit, comme dans Je reviendrai le dimanche 39 ou Je pars à la guerre, je serai là pour le goûter qui ont peut-être inconsciemment servi également de référence à l’enfant quant à l’organisation de l’espace de la page. De manière moins intégrative que dans l’album source, donc, mais sur le modèle de productions antérieures, les éléments sont clairement positionnés dans des espaces distincts, ils ne débordent pas ou très peu du cadre.
66Si nous observons à présent de plus près le texte placé au centre de la page, nous pouvons tout d’abord noter l’usage d’un présent permanent, commun à tous les textes, qui valide en quelque sorte la stabilité rassurante de l’univers choisi. Ici, l’effet de permanence est renforcé par l’usage du groupe nominal « tous les matins » placé en tête de phrase. La plus grande partie du texte semble fonctionner comme une séquence explicative de la phrase initiale, programmatique en quelque sorte (« Chez elle je m’amuse beaucoup »), qui va ouvrir une progression articulée à partir de trois sous-thèmes dérivés : le droit à la télévision, la cohabitation heureuse avec les animaux et les plaisirs du jardin. La réitération du présentatif « il y a », amorçant un inventaire descriptif, vient renforcer cette structure logique déjà solide. La référence aux « bonbons », ajout in extremis, vient toutefois déstabiliser quelque peu cet équilibre, et le lecteur peut se demander dans quelle mesure il participe du projet initial, s’il n’est pas en quelque sorte induit par ce motif récurrent de la friandise perçu comme caractéristique de l’image de Béatrice Poncelet.
67D’autres élèves ont investi la situation d’écriture pour transcrire des expériences personnelles plus clairement identifiées, conférant une valeur plus nettement (auto) biographique à leurs productions. C’est le cas de Charline dont le projet entre en résonnance très nette avec le propos de l’album Chez eux, Chez Elle ou chez elle. La section consacrée aux plaisirs de la campagne fait plus directement écho à son expérience personnelle, ce qu’elle explicite lors des entretiens :
Charline : À traire les vaches ! ! ! C’est marqué… « traire c’est ce que je préfère »… Ça me fait penser à chez ma tata à la campagne…
S. D. : Tu le fais toi aussi ?
Charline : Non, elle a pas de vaches… des poules… je ramasse les œufs.35
68Dès l’oral préparatoire aux écrits créatifs, elle s’était rapidement décidée pour une exploration de cet univers familier. Elle va, de manière consciente, s’emparer d’une des thématiques de notre auteure et rechercher chez Béatrice Poncelet des solutions plastiques et scripturales pour élaborer son propre texte :
« Chez elle Chez elle on est soit dans le jardin en train de soigner les poules et les cochons. Soit à l’étable en train de traire les brebis et les vaches. À la fin de la journée on court après les chiens mais il y a un défaut c’est qu’on est toujours très sale à la fin de la journée. Quand maman arrive je lui demande : c’est QUAND QUE JE REVIENS. »
69D’un point de vue plastique, d’abord, Charline s’est plu à créer des effets par la superposition des éléments. Elle a ainsi partiellement dissimulé les deux vaches dessinées à main levée derrière des éléments naturels qui donnent à l’ensemble une certaine profondeur. Cette technique entre dans un double jeu de citation plastique : les vaches et les éléments naturels sont présents en tant que motifs dans l’album source, leur traitement par le croquis enfantin ou le collage direct fait explicitement référence aux techniques graphiques utilisées par notre auteure. On observe ici une composition très rigoureuse de la page : au texte, encadré en position centrale par des brins de paille, font écho des zones imagées à la fois opposées spatialement et reliées techniquement deux à deux. Trois modalités de représentation de la réalité se côtoient ici dans des espaces clairement définis : l’élément naturel rapporté, la copie photographique du réel et la représentation graphique. La réussite de cette manipulation est manifeste dans les réactions du groupe-classe, lequel note en particulier la réappropriation de l’image que marque la colorisation de la photocopie :
Benjamin :… elle l’a fait ou c’est le coucher du soleil ?
Mélanie : On dirait que c’est une photocopie et le soleil il était déjà dessus…
Charline : Oui, j’ai pris sur un livre et après j’ai colorié le soleil !
Mélanie : Comme Béatrice Poncelet !36
70Comme le montre cet échange, la référence à Béatrice Poncelet est clairement présente et l’observation de la production renvoie explicitement le groupe à la manipulation d’images, un des éléments qui l’avait le plus mobilisé lors des entretiens. Charline en vient alors à expliciter le travail de réécriture appropriative en concluant ainsi : « On le met à notre idée… ce qu’on a pris qui nous plaisait, on le retravaille. » Si nous observons à présent son texte, il se compose de trois mouvements : deux phrases symétriques articulées par la reprise distributive de la conjonction « soit », que viennent renforcer l’utilisation réitérée de l’auxiliaire d’aspect « être en train de » et la structure binaire des groupes nominaux en position de complément d’objet direct. La syntaxe renforce ici la stabilité de l’évocation à laquelle l’usage du présent permanent va, comme chez Marie, donner la valeur d’un rituel. Deux éléments viennent en quelque sorte rompre ce qui pourrait devenir une certaine rigidité : l’incursion de deux thématiques instables (la course, le fait de se salir) et d’une langue plus familière, notamment avec l’introduction de la parole directe. Il est d’ailleurs intéressant de noter que Charline a ici recours à une modalité de dénivellation des discours fréquente chez Béatrice Poncelet (la majuscule), en lieu et place des ponctuations habituellement privilégiées par l’école. Ce choix quasi calligraphique montre une sensibilité de l’élève à l’effet produit par le changement de police brutal et signifiant, utilisé entre autres dans la section de l’album Chez eux, Chez Elle ou chez elle sur laquelle elle prend appui. Nul doute que l’enfant crie alors sa demande. Nous noterons que ces incursions du désordre et de la langue parlée ont également fait l’objet de remarques de la part des enfants et que Charline use là avec aisance des diverses possibilités offertes par la langue.
Des effets graphiques et chromatiques intégrateurs
71Certains élèves semblent, quant à eux, avoir fait porter plus particulièrement l’attention sur les modalités d’intégration du texte à l’image, comme nous allons l’observer dans les deux exemples qui suivent. La production à quatre mains de Julien et Thibault, tout d’abord, se singularise par la cohérence de sa gamme chromatique qui privilégie les touches bleues, jaunes et rouges, et celle du travail graphique dans l’invention des caractères, inspirée à la fois par la lecture de Béatrice Poncelet et par la présence de tags sur les photographies insérées. La colorisation des photocopies correspond ici à une volonté, exprimée lors de la réalisation, d’assimilation et d’insertion des images dans un système marqué à la fois par la recherche d’une cohérence et le refus de l’uniformité.
« Chez Lui,
Je m’amuse bien et je bricole beaucoup le vélo, il m’a même offert un BMX en plus je peux en faire car derrière chez lui il y a un skate parc mais que le samedi car le dimanche il n’est jamais là. »
72Dès le premier entretien sur les albums de notre auteure, Thibault s’était montré intéressé, à propos de Chaise et café, par les jeux graphiques (« Avec le Z on dirait qu’y a une abeille qui vole !… ») et par le changement de gamme chromatique qui marque la résolution de la crise (« Moi dans Chaise et café j’aime bien cette image-là… Y a beaucoup de couleurs… enfin y a pas beaucoup de couleurs mais c’est clair, c’est joli ! »). Au cours de l’analyse orale, le travail d’élaboration graphique est nettement valorisé par le groupe, ainsi que les essais multiples qu’il a nécessités (« Sur son cahier de brouillon Thibault y a plein de pages de mots… »). En revanche, la relation n’est faite qu’avec la source immédiate, sans qu’il soit fait référence aux recherches graphiques de notre auteure. Un rapprochement pertinent va toutefois s’effectuer au plan de la dynamique de l’image induite par les deux collages fragmentaires aux limites de la feuille :
Sarah : En fait celui où y a marqué DDP là… y en a pas beaucoup qui ont fait… on voit la forme du vélo et après… on voit le début… […]
Thibault : Ben on a vu qu’ils avaient fait comme ça avec un bonhomme dans le livre…
Sonia : Qu’est pressé d’ailleurs y perd son chapeau en route !
Valentin B. : On voit un vélo qui arrive par là et un autre qui part de l’autre côté.37
73Les remarques de Thibault et Sonia motiveront un retour spontané à l’album, dans un mouvement de lecture seconde induit par l’écriture, et cette nouvelle plongée dans l’univers mis en scène par Béatrice Poncelet va conduire les enfants (les garçons en particulier) à un inventaire jubilatoire des outils spécialisés dispersés sur la feuille (tournevis, pompe, clef plate, clef dynamométrique, bombe d’huile…) qui les renverra aux accumulations d’objets mises en scène par les narrateurs bricoleurs de Je reviendrai le dimanche 39 et Je pars à la guerre, je serai là pour le goûter. Le texte lui-même ne porte pas la trace de cette jubilation accumulative. La ponctuation ne fait apparaître qu’une longue phrase, dont la syntaxe n’est pas sans évoquer l’écriture propre à Béatrice Poncelet d’une pensée vagabonde en construction. En effet, cette phrase semble s’être élaborée par paliers et ajouts successifs en hyperbate (« il m’a même offert un BMX/en plus je peux en faire car derrière chez lui il y a un skate parc/mais que le samedi car le dimanche il n’est jamais là »). La syntaxe libre, qui accole au verbe pouvoir deux compléments de construction différente a été conservée dans l’écrit final, dans la mesure où elle semble être le reflet d’un rythme de pensée, d’association d’idées, d’un flux mémoriel que l’usage d’une ponctuation suspensive aurait pu renforcer.
74Fruit de la collaboration de deux autres garçons, Paul et Florian, la production suivante va amener le groupe à se questionner à nouveau sur la manipulation et l’intégration des images rapportées, sur les effets de profondeur de champ produits par la déchirure, le découpage, les espaces entre les pièces de ce puzzle et leur comblement par la couleur qui projette en quelque sorte les fragments photographiques sur l’écran de la feuille. Les élèves se montrent très intéressés par cette déformation de l’image qui laisse place à l’interprétation, ainsi de Julien qui extrapole alors et construit son propre « paysage » (« une forêt… on aperçoit les montagnes… »).
« Chez lui
Chez lui, je fais du vélo à côté de la maison. Mais quand je fais la sieste, il fait plein de kilomètres sans moi. En revanche, avec lui on découvre des paysages magnifiques à la campagne ou à la montagne. Enfin Chez lui, ça ne sent pas très bon à cause de toute l’huile qu’il met sur la chaîne de son vélo. »
75Ce travail va par ailleurs permettre au groupe de se focaliser sur le texte, qu’ils avaient peu pris en compte jusqu’alors, captivés comme ils l’étaient par l’image. Ils s’intéresseront toutefois plus à sa forme qu’à sa lettre même :
Cécile : Aussi d’écrire le texte comme ça dans du jaune…
Paul : Ben en fait c’est qu’on avait fait comme une route…
Florian : Des cols… […]
Cécile : On voit que c’est la montagne parce que la route elle est faite comme les cols !
Florian : C’est une route en lacets…
Christèle : Moi, la première fois que je l’ai vu j’ai pas vu que le jaune c’était du texte…38
76Comme on le voit ici, l’intérêt des élèves va à la mise en espace suggestive, voisine du calligramme, qu’ils vont tenter de trouver dans d’autres productions. Toutefois ils ne font pas de lien explicite avec la page liminaire de la dernière section de l’album Chez eux, Chez Elle ou chez elle, consacrée au personnage masculin dont le texte en volute de fumée avait pourtant retenu leur attention (au point qu’ils l’avaient désigné comme modèle possible pour leurs propres mises en espace). Pour le reste, ce texte présente une construction symétrique qui place les escapades à vélo au sein d’une sorte de parenthèse qui les ancre, comme chez Béatrice Poncelet, dans le territoire connu de la maison. Double mouvement d’ouverture et de clôture, donc : si l’objet choisi comme emblématique du personnage décrit en creux, permet de découvrir de vastes espaces, il est aussi celui qui circonscrit la maison et l’imprègne de ses odeurs d’huile. On pourra également noter l’attention toute particulière portée aux connecteurs interphrastiques qui scandent le texte en quatre temps bien délimités et, de ce point de vue, les auteurs semblent s’être arrêtés en chemin. Au lieu de s’appuyer sur les effets stylistiques potentiellement présents dans leur texte pour l’inscrire dans une forme, ils se sont contentés de le découper, sans souci de la phrase, en bandes égales qu’ils ont collées de manière figurative.
Vers l’élaboration d’une forme-sens
77Dernière à être commentée ici, la production d’Aline manifeste la recherche d’une sorte de fusion entre le texte et l’image, le crayonnage coloré investissant toute la surface de la page pour unifier l’ensemble, associer ses composants en un tout, faire disparaître les limites entre trait et surface colorée. Cette élève me semble s’être aventurée plus loin que ses camarades sur les voies de l’iconotexte.
« chez elle
Je les aime bien tous mais chez elle c’est si différent elle a des fleurs partout, ça sent si bon que dans toutes les pièces c’est coloré avec ces fleurs qui font aussi le décor. Hiver, Printemps, Été ou Automne ces fleurs sont toujours présentes. Pour elle c’est une passion qui dure infiniment qui ne se finit jamais. Je l’aide à les planter à les arroser à les faire vivre c’est ça que j’aime
chez elle. »
78Ce travail témoigne, en effet, d’une sensibilité toute particulière de la fillette aux effets de chevauchement et de superposition fréquents chez Béatrice Poncelet. Aline use de manière systématique de collages, créant des effets de matière diversifiés, entre le papier glacé des catalogues et l’aspect mat du papier translucide qui couvre le texte central. Elle joue également des contrastes techniques entre la photographie et le dessin, le crayonné. La typographie a également été travaillée avec soin, puisque Aline, dans le sillage de Béatrice Poncelet, a inventé ses propres lettres pour écrire son titre. Le travail de mise en espace du texte est également recherché, elle produit là, en effet, une sorte de calligramme dont la forme de la rosace serait en quelque sorte la macrostructure, l’univers floral évoqué s’inscrivant au cœur même d’une fleur. Enfin, l’élève a joué des effets d’intégration des mots en estompant les lettres sur le fond coloré, puis en les cernant en ton sur ton. Elle fait en quelque sorte disparaître un autre « chez elle », en l’inscrivant en blanc sur fond floral, et utilise le papier translucide pour estomper, masquer en partie son texte, c’est-à-dire jouer à son tour à fondre le texte dans l’image, à le cacher… ce qui l’avait tant indisposée chez notre auteure ! La classe va se montrer particulièrement sensible à ces jeux opérés par Aline avec les divers modes de représentation des éléments choisis, entre photographie, reconstitution et dessin qui créent des effets intéressants dans la prise en compte du réel :
Inès : On dirait que la fleur… elle est vraie…
S. D. : Qu’est-ce qui peut produire cet effet ?
Benjamin : Elle a bien découpé autour…
Céline : Ben elle a ressorti aussi les couleurs sur les côtés ! (Elle désigne le bord du lis.)
Pauline : Moi c’est le même dessin… en haut à gauche… elle a dessiné la fleur et après elle a collé une image dessus… […]
Paul : Et c’est une photo…
Aline : Et aussi ce qui donne ça c’est que quand y prennent la photo comme la fleur elle est en relief ça donne du relief et pis c’est le cœur aussi qui donne du relief… l’impression que les pétales se relèvent un peu.39
79La réplique d’Aline, en réponse aux observations de ses camarades, montre bien qu’elle a effectué une recherche consciente sur les modes de représentation du réel et qu’elle a opéré des choix d’images selon des critères de réalisme, en s’interrogeant sur les procédés de fabrication utilisés. Ce travail permet donc l’amorce d’une discussion sur les divers statuts des images qu’il fait cohabiter et sur la manière dont Aline crée du lien entre les éléments d’origine diverse pour mieux les intégrer à l’ensemble. Enfin, le groupe note la résurgence d’effets typographiques observés au préalable chez Béatrice Poncelet, création de caractères, écriture superposée à l’image :
Mélanie : Y a marqué « chez elle »…
S. D. : Oui, elle a réécrit par-dessus…
Benjamin : Oui pis le « chez elle » elle a laissé en blanc, elle a fait le tour…40
80Si nous voulons à présent observer de plus près le texte, nous devons prendre en compte la manière dont il déborde de l’espace central qui semble au premier regard lui être assigné. Aline s’est, en effet, livrée à un jeu formel très subtil entre le texte de présentation et d’autres mots en contrepoint. Le cœur du texte, inscrit dans le cœur de la fleur comme dans un écrin, se compose de quatre phrases d’ampleur très variable qui donnent un rythme très personnel à l’écriture. La première phrase occupe à elle seule la moitié de l’espace, elle recadre le personnage choisi dans un système relationnel plus large (« je les aime bien tous ») et introduit le thème central de la composition avec la reprise du mot « fleurs », motif à la fois personnel et explicitement emprunté à l’album source (« elle a des fleurs partout »). Cette citation est d’ailleurs renforcée par la double association des fleurs avec le parfum et avec les couleurs présentes dans le texte, ainsi que l’image de la section de l’album consacrée à l’élégante. Aline semble également partager avec Béatrice Poncelet un goût pour la scansion cyclique des saisons (« Hiver, Printemps, Été ou Automne ») et la réitération (« c’est une passion qui dure infiniment qui ne finit jamais »). Ainsi s’inscrit dans le texte de l’enfant un rythme que je qualifierai de poétique, en ce qu’il amorce une dynamique, voire un espace de lecture variable. En effet, sa dernière phrase pourrait se lire de manière verticale :
« Je l’aide à les planter
à les arroser
à les faire vivre […]. »
81De même, les deux « chez elle » du titre et de l’envoi, inscrits dans des espaces propres, avec variation de lettrage et de couleur, semblent se répondre. Mais le texte pourrait même nous inviter à une lecture « rayonnante » puisque le groupe nominal « chez elle » résonne ailleurs sur la page, caché dans les pétales rouges périphériques de la fleur-texte. Ainsi pourrait s’envisager, comme pour les textes de Béatrice Poncelet, une lecture à plusieurs voix, ces multiples « chez elle », ainsi que les noms de fleurs inscrits dans les pétales clairs (bleuet, rose, marguerite) pouvant venir s’intercaler avec le texte, se superposer à lui.
82Ces cinq réalisations, caractéristiques de l’ensemble des productions de la classe de cours moyen, ainsi que les commentaires auxquels ils ont donné matière, montrent à l’évidence combien l’attention des élèves s’est focalisée sur la dimension plastique de leurs pages, sur leur composition, ainsi que sur la gestion et la mise en espace des éléments hétérogènes qui les composent. Ce qu’ils ont commencé à explorer à l’occasion de ce travail, et de ce point de vue la production d’Aline peut déjà être considérée comme une réussite, ce sont avant tout les possibilités ouvertes par une écriture hybride qui entremêle langage verbal et iconique pour créer du sens et un rythme sur la page.
Réalisations des élèves de sixième de Segpa
83Les élèves de Segpa semblent, quant à eux, avoir été plus sensibles aux dimensions orales des textes de Béatrice Poncelet. C’est pourquoi, si j’ai de nouveau choisi de n’analyser que cinq productions représentatives de l’ensemble, j’ai pour les réalisations en sixième de Segpa intégré à cette analyse non seulement les commentaires du groupe mais aussi quelques remarques liées à l’oralisation des textes par leurs auteurs. En effet, pour cette classe, la médiatisation des écrits par l’oral s’est avérée nécessaire lors de la séance d’observation collective. Sur un plan thématique, les productions des élèves de Segpa, tout comme celles des élèves de cours moyen, privilégient des motifs liés à des représentations d’un univers d’enfance rêvé, puisées à la fois chez notre auteure et dans leur expérience propre : jeux, promenades dans la nature, mais aussi télévision, informatique… Eux aussi ont conservé, à la manière de Béatrice Poncelet, le masque des pronoms, avec une nette préférence pour la neutralité et la globalité du « on », ainsi que l’usage du présent permanent. Plus encore que ses camarades, Laura se centre sur ses propres désirs, reléguant le modèle à l’arrière-plan. Ils me semblent en revanche avoir, davantage que leurs camarades de cours moyen, mis l’accent sur la sensation de plaisir et de liberté procurée par ces univers plus permissifs et sécurisants. Par ailleurs, la consigne de départ qui visait à élaborer une page qui mette en mots, en image, en espace, l’univers d’une personne chez qui ils aimeraient passer leurs mercredis, leurs vacances, s’est en quelque sorte vue détournée du fait de l’absence de travail spécifique sur l’image. Ainsi se trouve mis en évidence, plus que dans les travaux des élèves de cours moyen, le fait qu’imaginer cet univers, c’était surtout y mettre en scène ses propres désirs, et non simplement le décrire ou donner à voir la personne qui l’habite. Cette dimension est bien sûr présente chez Béatrice Poncelet qui, dans Chez eux, Chez Elle ou chez elle, nous fait découvrir les quatre espaces qui composent l’album par le prisme de la narratrice. Sur le plan de la fabrique, les élèves de Segpa ont avant tout fait porter leur attention sur l’élaboration rythmique du texte, sur sa mise en forme et en espace, sur les choix et variations typographiques. Sensibles à la dimension poétique de l’écriture de Béatrice Poncelet, comme nous l’avons observé plus haut dans leurs écrits réactifs, ils se sont attachés à produire eux-mêmes des poèmes versifiés, privilégiant l’usage de vers libres mais non libres de toute organisation ; et leurs vers s’appuient à la fois sur les traits spécifiques de l’album de référence et sur leurs propres représentations de la poésie. Faute de pouvoir reproduire les premiers jets manuels, qui intégraient les écrits à des fonds colorés, les cinq exemples présentés ci-dessous respectent les dispositions originales, ainsi que les choix de police et de couleurs autorisés par le traitement de texte utilisé lors de la réécriture.
Des effets stylistiques graphiquement perceptibles
84Portant trace de l’intégration de traits rhétoriques, à la fois construits en amont lors de lectures scolaires et retrouvés dans l’album source sous une forme diffuse, les deux premiers textes présentés utilisent le principe de l’anaphore poétique comme soubassement rythmique, comme inséminateur et organisateur d’écriture. Observons tout d’abord la production de Kevin :
85Le grossissement de la police de caractères du premier « Chez lui », « pour dire que c’est le titre… », prend chez Kevin une valeur programmative assumée, agissant comme un indicateur générique pour ces élèves qui voient dans la présence d’un titre l’un des premiers critères d’identification d’un poème. En outre, il utilise la verticalité sur la gauche du texte pour matérialiser la structure versifiée de son poème et servir d’appui à des segments à la fois réguliers syntaxiquement mais de longueur et de complexité variables. Ce choix d’écriture conserve au texte de Kevin une certaine souplesse, la possibilité de surprendre son lecteur. Ainsi, le « on » n’est-il pas repris à la césure du premier vers, ce qui a pour effet de ne pas en souligner la structure binaire. Ce choix est judicieux puisque, de fait, s’amorce une énumération et non une opposition, comme c’est le cas au deuxième vers. Le troisième vers, à la syntaxe simple, vient d’ailleurs rompre avec la régularité binaire des deux premiers. Le quatrième enfin, décalé typographiquement, marque comme une hésitation, comme une prise d’élan avant l’énoncé final qui résume à lui seul cet univers idéalement permissif. Ces choix formels ne sont, pas le fruit du hasard puisque, lors de la présentation, Kevin a lu son texte de manière très posée, tenant rigoureusement compte de ses choix de mise en page, marquant bien les effets de retour en tête de ligne et le décalage final, silence musical, ponctuation par le blanc. Cette lecture a permis à ses auditeurs, très sensibles aux anaphores qu’ils assimilent au travail poétique, de percevoir le rythme de son poème. Ils vont d’ailleurs tisser d’eux-mêmes des liens avec un autre texte, très proche, celui de Fabien qui utilise lui aussi le retour du même élément, « Comme dans une poésie…41 » :
86Au moment de l’écriture, Fabien est sans doute un de ceux qui a le plus réfléchi, le plus pesé les mots et l’agencement de son texte. On retrouve, de manière plus appuyée encore que chez Kevin, une volonté très nette de rendre visible l’architecture du texte. Le cadre en caractères gras et dans une police plus élevée (seize au lieu de douze) enclot en quelque sorte l’énumération des plaisirs autorisés « chez eux », énumération répétitive sur un même modèle syntaxique que seul l’ajout du circonstanciel « tous les soirs » fait varier quelque peu. Une très grande simplicité du texte, donc, mais un jeu d’écho pensé, contrôlé. La classe s’est d’ailleurs montrée très sensible à ces effets de reprise qu’elle perçoit à l’oreille et apprécie de voir, à l’écrit, redoublés par l’usage du gras. « Ça fait poème ! » observe Fadh. Je me suis appuyée sur ce choix graphique pour proposer moi-même une nouvelle oralisation du texte qui tienne davantage compte de sa typographie que ne l’avait fait son auteur, ce qui va permettre l’amorce d’une réflexion sur l’interprétation à voix haute, sur la dimension vocale des choix graphiques et spatiaux dans un texte poétique :
Amandine : Ça fait comme du théâtre !
Kevin : On le dit plus fort !
S. D. : On pourrait avoir envie de dire comment aussi ?
Cassandra : Chez euuuuux !
87Cassandra entre spontanément dans le jeu des interprétations vocales autorisées par le choix de police, lequel détache les attaques de phrase, rendant notamment superflu l’usage démarcatif normé de la virgule. Elle choisit une modulation par allongement, nettement exclamative, amorçant ainsi une discussion sur le point d’exclamation et ses valeurs ; cela amènera Fabien à justifier sa double modalisation du vers final par la ponctuation noire et par l’usage du caractère gras ; il le fera en ces termes : « Parce que c’est pas comme à la maison ! » Fabien montre là qu’il a consciemment fait un usage sémantique des variations typographiques et ponctuationnelles observées chez Béatrice Poncelet. Là où dans l’album source notre auteure utilisait l’égyptienne lourde et les points de suspension pour rendre perceptible au lecteur la difficulté à s’entendre dans le vacarme de la ferme, Fabien utilise le gras et le point d’exclamation pour souligner la différence entre les deux mondes.
88Ces deux premiers textes, par leurs similitudes et leur variations, montrent combien ces élèves ont pris plaisir à travailler non pas tant sur les mots, sur les images, sur les signifiés, mais plutôt sur le signifiant poétique dont ils se sont plu à faire bouger les lignes.
Plaisirs ludiques de la variation graphique
89Avec le travail de Laura, nous entrons dans un rapport plus ludique à l’écriture. Dans son texte domine la première personne qui, passé le titre, relègue définitivement au second plan une « elle » et un « il » qu’on pourrait penser interchangeables. On observe par ailleurs une grande cohérence thématique chez Laura qui évoque des scènes vécues ou véhiculées par la littérature de jeunesse. On peut même supposer que les motifs de la forêt, des fleurs et des champignons présents dans l’album source ont inséminé son texte. Laura a choisi, pour sa part, de s’emparer des jeux typographiques et chromatiques, observés chez Béatrice Poncelet et facilités par le traitement de texte. On ressent là comme une jubilation dans cette écriture colorée qui explose parfois en très gros caractères et qui semble danser sur la page. Du reste, Yohann, sensible à cette dynamique, dira de ce texte qu’elle l’a « bougé ». En effet, ces variations graphiques, même si elles ne sont pas entièrement pensées ou du moins pas explicitées à l’oral par Laura, rendent visible la superstructure syntaxique de son poème, mettant en évidence les divers plans de la longue et unique phrase complexe qui le compose. Ainsi, le choix d’une police de même taille, entre le titre et la dernière proposition, crée un effet de clôture qui semble opposer « chez elle » et « à la maison ». De même, la reprise du syntagme « dans la forêt », antéposé puis postposé, crée comme une parenthèse rhétorique au sein de laquelle prennent corps les activités envisagées. Enfin, l’utilisation de la justification au centre des vers, dans la partie médiane du texte, incite à une lecture verticale qui par-delà la variation chromatique matérialise la circulation d’éléments réitérés : affirmation du « je », répétition du verbe « prendre ». Du fait de cette inscription spécifique du texte dans l’espace de la page, la banalité de ce verbe, témoin vraisemblable d’une extension réduite du bagage lexical de l’enfant, revêt une valeur poétique. Ainsi donc, à partir d’une structure accumulative assez simple, Laura, utilisant les moyens graphiques à sa disposition, a produit un texte à la fois stable et souple, ouvert à la circulation du sens et à des lectures multiples qui n’est pas sans rapport avec l’écriture de notre auteure.
Vers une poésie de l’écart ?
90Malgré de grandes difficultés face à l’écrit, cette élève, issue d’une CLIS42 où elle était évaluée comme de niveau cycle 2, propose un texte cohérent et intéressant au plan d’une écriture dont les fragilités, les hésitations et les écarts par rapport à la norme ouvrent un espace poétique, espace d’interprétation pour le lecteur. Ainsi, l’erreur orthographique du titre (« cher » pour « chez ») crée-t-elle une hésitation entre la formule de titre, commune à l’ensemble des productions, et une forme d’adresse à l’autre, sorte d’interpellation du personnage fictif. Là encore, l’alignement à gauche, marque principale du vers libre, accentué par la reprise anaphorique du « on », crée en quelque sorte une prosodie sérielle. Le changement de pronom entre le « on » des trois premiers vers et le « je » des trois derniers me paraît lui aussi ouvrir une marge d’interprétation : il marque une rupture énonciative doublée d’un changement de registre, avec une expression familière comme « faire le bazar » qui peut marquer une implication plus directe de la fillette dans son texte. Il y a là passage d’un « on/lui » à « je », passage du scripteur lecteur de l’album au scripteur impliqué. Ailleurs, l’instabilité orthographique d’Éline, des erreurs liées à des difficultés de déchiffrage et/ou de prononciation créent potentiellement des effets sonores. Par exemple, l’oubli de l’apostrophe dans « s énnuie », en isolant le « s », le prolonge et renforce sa valeur phonique, tandis que l’accent invite à une diction plus sonore, plus vocalisée du verbe. La segmentation en trois éléments de « pas se que », avec omission du « r », peut elle aussi provoquer un ralentissement d’autant plus intéressant que le vers reste en suspens, comme une réflexion inachevée très proche des fragments syntaxiques qui caractérisent la méditation intérieure vagabonde des personnages de Béatrice Poncelet, notamment dans… et la gelée, framboise ou cassis ?. Le texte porte également la trace de fragilités syntaxiques (« on peut couche », « faire que je veux ») ainsi qu’un terme quelque peu énigmatique, « miant », sans doute pour « minuit ». Bien sûr, ces maladresses de l’élève ne font pas à elles seules poésie. En revanche, comme le montrent les travaux de Michel Favriaud et du groupe ALEP43, elles pourraient devenir un tremplin à poésie grâce à un geste de bonification de la part de l’adulte : faire lire le texte à l’élève, puis le lui lire tel qu’il est écrit, avec le rythme potentiel de cette écriture pour discuter l’effet poétique résultant du jeu avec la norme. L’erreur de l’élève, ses maladresses propres pourraient alors devenir support de ressources créatives. Or, influencée par un groupe sensible aux effets de rythme mais rendu rigide quant à la norme linguistique par ses propres fragilités, Éline va lisser son texte, le normaliser. Un accompagnement duel aurait permis d’engager plus avant le débat sur l’intention de l’auteur, sur les effets de sens de ses différents choix ou bien encore sur les hasards heureux et leurs effets potentiels.
Utiliser la forme pour se dire
91La dernière réalisation que je me propose de commenter est celle de Donovan, lui aussi en grande difficulté vis-à-vis de l’expression en général et de l’écrit en particulier :
92Atypique et sans nul doute beaucoup plus personnel, le texte de Donovan est de mon point de vue le plus fort et le plus poétique de tous les textes produits par le groupe. En effet, les autres enfants semblent s’être emparés de caractéristiques d’écriture tout en restant la plupart du temps dans des inventaires ou des évocations peu impliquantes. Chez Donovan, en revanche, l’absence de titre ainsi que la prédominance du « je » peuvent être a posteriori interprétées comme les indices d’un détournement de la consigne d’écriture à son profit. Son premier jet s’inscrit sur un fond coloré très dense, réalisé avec de la peinture à peine diluée, sur laquelle les traces de pinceau esquissent des formes qui prêtent à interprétation :
Kevin : On voit l’eau et la terre et là c’est l’arbre qu’est dessus la terre…
Donovan : Non, c’est le contraire… Moi j’ai peur de l’eau quand on plonge… On dirait que ça tire… Ça c’est les bouts de bois… Y a des bouts de bois pour pas qu’on tombe dans l’eau…
93Donovan propose un monde à l’envers, la berge étant vue depuis la rivière. Cette inversion du point de vue, cette focalisation à fleur d’eau, en gros plan, intrigue ses camarades, tout comme l’avait fait le très gros plan sur le cou de la vache dans la section rustique de Chez eux, Chez Elle ou chez elle. Son commentaire, sensitif et émotif, ne fait que renforcer l’implicite de sa proposition, implicite que son enseignant l’incite à lever :
Enseignant : J’aimerais que tu t’expliques Donovan. Tu mets « surtout lorsqu’elle brille et qu’il me pousse » ?
Donovan : C’est mon grand frère qui m’a poussé dans l’eau… […]
Enseignant : Et tu continues avec « avec nous je marche sur l’herbe », et le « nous », là ?
Donovan : Ben c’est mon frère… moi et mon frère et… ma mère… on marche sur l’herbe… (Il continue en aparté.) Personne nous avait remarqués, c’est exprès qu’il avait fait ça.
94Comme le montre l’aparté, Donovan s’est emparé de l’écriture pour évoquer un épisode traumatique de sa vie, pour dire son propre accident, et la spontanéité avec laquelle il accepte la sollicitation de son enseignant semble montrer qu’il se saisit de l’occasion pour partager l’événement avec les autres. Le difficile accrochage syntaxique du groupe prépositionnel « avec nous » ne semble pas le choquer, l’essentiel de son propos paraissant se concentrer sur un jeu entre le « je » et le « nous ». Ce travail sur soi par l’écriture vient corroborer l’attention portée par cet élève à la lecture de l’œuvre de Béatrice Poncelet, en particulier à l’album T’aurais tombé dont il s’est sans doute plus inspiré ici que de l’album source proposé. Par ailleurs, son texte, composé de deux phrases, rythmé par des retours à la ligne, des ponctuations colorées, semble suivre le cours de sa pensée. Interrogé sur ce qui a motivé le rejet de « pousse » en début de ligne, Donovan répond : « Je voulais que ça fasse la même longueur… » S’il ne va pas jusqu’à revendiquer un effet sémantique à ce décrochement, sa remarque témoigne néanmoins d’un travail conscient de la matière biographique par la forme.
95Sur un plan didactique, ces deux derniers textes me semblent poser avec une acuité toute particulière la question de la correction des textes d’élèves par l’enseignant, celle de la réceptivité de l’enseignant face au texte produit par l’élève, en fonction de son rapport à la norme linguistique. Éline et Donovan inscrivent dans leur texte leur élocution hésitante, leur usage instable de la langue et de la syntaxe à l’oral. D’un commun accord, le maître et moi-même avons décidé de maintenir ces états de textes, malgré leurs points de faiblesse, dans la mesure où ils représentaient une réussite pour ces élèves déroutés par l’écrit, dans la mesure aussi où, comme chez Béatrice Poncelet, ils nous donnaient à entendre deux voix, celle d’Éline et celle de Donovan.
96Au terme de cette première phase de la séquence articulant lecture et écriture, il me semble pouvoir affirmer que les élèves des deux classes ont commencé, grâce à une démarche collaborative, entre pairs mais aussi grâce à une interaction entre lecture et écriture, à entrer dans une activité discursive et métadiscursive sur l’œuvre proposée. Leurs discours ont pris des formes diverses, les élèves de CM2 parlant « sur » les albums, développant leur propre parole, les élèves de Segpa parlant, en revanche, de préférence « avec » le texte, le citant dans leurs écrits réactifs, allant chercher des passages pertinents pour les oraliser, au lieu de les reformuler pour justifier leur point de vue. Ces stratégies différentes d’appropriation du texte littéraire ont eu, me semble-t-il, des effets sur leur propre écriture, en particulier pour ce qui est de la reprise ou non des rythmes et du phrasé propres à notre auteure. Il me paraît intéressant d’observer à ce stade comment une même proposition, une même consigne d’écriture, dans des conditions de production et dans des contextes scolaires différents, ouvre sur des appropriations et des effets presque diamétralement opposés, mais qui permettent aux deux classes des expériences tout aussi riches de la dynamique lecture-écriture. Ainsi, les élèves de cours moyen, très sensibles lors de la lecture des albums aux modes d’hybridation du texte et de l’image à l’œuvre chez Béatrice Poncelet, ont tenté de s’en emparer sans y parvenir tout à fait, donnant priorité au travail de l’image. Lors de la séance consacrée au commentaire collectif des productions, un passage plus systématique par l’oral aurait peut-être permis de mettre en évidence certains traits empruntés à l’écriture de Béatrice Poncelet, comme la thématique de la fuite du temps, la pratique de l’énumération, des effets de rythmes dans l’écriture, des procédés d’opposition, d’ouverture et de clôture, que nous avons observés dans leurs textes et en particulier dans celui d’Aline. Il semblerait que ces élèves de cours moyen, assez peu passés par l’oralisation du texte lors des entretiens à propos de l’œuvre, étant à l’aise dans la production d’un discours, ont été moins sensibles aux rythmes et au phrasé de l’auteur que les élèves de Segpa, prisonniers en quelque sorte d’une lecture à voix haute pour comprendre le texte et le commenter.
Notes de bas de page
1 Tous les écrits d’élèves reproduits dans cette partie le sont avec une orthographe rectifiée, à l’exclusion des signes de ponctuation et des erreurs ouvrant sur une polysémie du texte.
2 Premier entretien à propos de Chez eux, Chez Elle ou chez elle, 6e Segpa, octobre 2005.
3 Entretien à propos de Chez eux, Chez Elle ou chez elle, CM2, janvier 2005.
4 Premier entretien à propos de Chez eux, Chez Elle ou chez elle, 6e Segpa, octobre 2005.
5 Idem.
6 Second entretien à propos de Chez eux, Chez Elle ou chez elle, 6e Segpa, novembre 2005.
7 La première double page est reproduite ici pour permettre au lecteur de visualiser la mise en espace du texte ainsi que les jeux typographiques, en l’accompagnant d’une transcription pour plus de lisibilité.
8 Second entretien à propos de Chez eux, Chez Elle ou chez elle, 6e Segpa, novembre 2005.
9 L’image de l’album et les commentaires qui s’y réfèrent sont reproduits côte à côte pour faciliter la compréhension.
10 Second entretien à propos de Chez eux, Chez Elle ou chez elle, 6e Segpa, novembre 2005.
11 Entretien à propos de Chez eux, Chez Elle ou chez elle, CM2, janvier 2005.
12 Idem.
13 Idem.
14 Premier entretien à propos de Chez eux, Chez Elle ou chez elle, 6e Segpa, octobre 2005.
15 Entretien à propos de Chez eux, Chez Elle ou chez elle, CM2, janvier 2005.
16 Second entretien à propos de Chez eux, Chez Elle ou chez elle, 6e Segpa, novembre 2005.
17 Idem.
18 Idem.
19 Entretien à propos de Chez eux, Chez Elle ou chez elle, CM2, janvier 2005.
20 Premier entretien à propos de Chez eux, Chez Elle ou chez elle, 6e Segpa, octobre 2005.
21 Entretien à propos de Chez eux, Chez Elle ou chez elle, CM2, janvier 2005.
22 Premier entretien à propos de Chez eux, Chez Elle ou chez elle, 6e Segpa, octobre 2005.
23 Entretien à propos de Chez eux, Chez Elle ou chez elle, CM2, janvier 2005.
24 Premier entretien à propos de Chez eux, Chez Elle ou chez elle, 6e Segpa, octobre 2005.
25 Entretien à propos de Chez eux, Chez Elle ou chez elle, CM2, janvier 2005.
26 Idem.
27 G. Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, p. 13.
28 C. Tauveron et P. Sève (dir.), Vers une écriture littéraire ou comment construire une posture d’auteur à l’école : de la GS au CM2, p. 14.
29 H. R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, p. 12.
30 G. Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, p. 15.
31 Commentaire des écrits créatifs, CM2, février 2005.
32 Pour plus de lisibilité, les vues d’ensemble des travaux ont été associées à une reproduction des textes.
33 Commentaire des écrits créatifs, CM2, février 2005.
34 Idem.
35 Analyse de Chez eux, Chez Elle ou chez elle, CM2, janvier 2005.
36 Commentaire des écrits créatifs, CM2, février 2005.
37 Idem.
38 Idem.
39 Idem.
40 Idem.
41 Remarque de Donovan. Tous les extraits d’entretien qui suivent proviennent de la séance de commentaire des écrits créatifs, 6e Segpa, décembre 2005.
42 Classe pour l’inclusion scolaire.
43 M. Favriaud et al., « Nourrissage et bonification des productions poétiques au cycle 2 de l’école primaire ».
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