7. Évolution des représentations : le rôle des communautés interprétatives
p. 189-228
Texte intégral
1Cette seconde étape a pour but de permettre aux enseignants et aux élèves participants de développer, d’expliciter les jugements esthétiques inscrits sur les questionnaires renseignés précédemment, mais également de leur permettre, à travers l’échange, de faire évoluer leur lecture de l’œuvre de Béatrice Poncelet, de se questionner de manière plus approfondie sur leurs comportements de lecteurs, leurs stratégies de lecture et, partant, d’envisager d’autres pratiques. Il s’agit donc à la fois de construire des observables et d’amener élèves et enseignants à explorer collectivement une œuvre, à collaborer lors d’une pratique de lecture littéraire et à faire évoluer leurs premières représentations de celle-ci. Pour ce qui concerne plus spécifiquement les enseignants, ces échanges oraux visent également à questionner l’accessibilité, pour les élèves, de l’œuvre de Béatrice Poncelet et sa pertinence en contexte d’enseignement.
Mise en place d’entretiens collaboratifs
Orientations méthodologiques
2La situation de formation rend la pratique de l’entretien quelque peu périlleuse pour des enseignants polyvalents, parfois peu confiants dans leur capacité à parler du texte littéraire et qui envisagent leur formation initiale ou arrivent bien souvent en stage de formation continue avec des angoisses quant aux pratiques qui leur sont demandées par l’institution. Ils sont donc en attente de réponses, de pistes de travail comme le montrent les questionnaires de pratiques1, et pas nécessairement prêts à prendre le risque de la lecture interprétative, qui plus est collectivement. Le sujet est d’autant plus sensible que le lieu institutionnel les place dans une posture d’experts tandis que j’attends d’eux, au moins pour partie, une lecture empirique. Ces tensions sont beaucoup moins perceptibles chez les enseignants stagiaires, en formation initiale, donc plus proches de leurs études littéraires et en voie d’expertise. Du point de vue des enfants, l’enjeu est moindre, d’autant qu’il y a plaisir et attrait de la nouveauté dans ces discussions avec une personne qui n’appartient pas à leur école. Le réseau relationnel, complexe lui aussi, risque par ailleurs, quel que soit le groupe considéré, de fausser quelque peu l’expérience dans la mesure où des phénomènes de place et de face peuvent venir interférer dans le débat.
3Le guide d’entretien a été conçu de la manière la plus ouverte possible afin de laisser les participants investir le plus librement possible cet échange oral. Il devait permettre de sérier les aspects de l’œuvre de Béatrice Poncelet que je souhaitais voir commentés par les groupes. Il s’ouvrait sur des questions très générales sur l’œuvre, le ressenti des participants, les échos de l’œuvre avec l’expérience du lecteur, en appui sur le questionnaire pour lancer la réflexion :
– Quel album de Béatrice Poncelet avez-vous préféré parmi ceux que vous avez lus ?
– Lequel avez-vous le moins aimé ?
– Vous souvenez-vous des sujets développés dans les albums ?
– Est-ce que ces sujets vous concernent ? Est-ce qu’ils vous rappellent des situations vécues ?
4Ensuite, ces questions devaient s’organiser par blocs convergents, prenant plus spécifiquement appui sur divers albums présentant des analogies thématiques ou formelles. Ainsi, à propos de Chez eux, Chez Elle ou chez elle,… et la gelée, framboise ou cassis ? et Chaise et café, et afin d’amener les groupes à s’interroger sur les modes d’énonciation, de narration, sur la question du narrateur, sur les jeux divers avec l’album et ses limites, avec les attentes du lecteur, une première série de questions était envisagée :
– Qui parle dans ces albums ?
– Combien y a-t-il de personnages ?
– Sont-ce des personnages féminins, masculins ?
– Quels sont leurs rapports, leurs liens de parenté ?
– Pouvez-vous les identifier à coup sûr ? Sinon, est-ce que cela vous gêne ?
– Quelle image vous faites-vous des personnes chez qui va le narrateur ou la narratrice dans Chez eux, Chez Elle ou chez elle ?
– Comment pourriez-vous caractériser ces différents univers ? Qu’est-ce qui vous y aide dans le texte ou dans l’image ?
– Comment comprenez-vous la dernière phrase de Chez eux, Chez Elle ou chez elle ? Que pensez-vous de la manière dont elle est mise en page ? – Où commence pour vous le texte de… et la gelée, framboise ou cassis ? Qu’est-ce que vous en pensez ?
5Un autre bloc de questions convergentes s’appuyait de préférence sur Galipette et Chut ! elle lit pour interroger davantage les fonctionnements de l’iconotexte, spécifiques chez Béatrice Poncelet, et leur jeu avec les perceptions du lecteur :
– Si vous avez lu ces deux albums, qu’avez-vous ressenti ?
– Qu’est-ce qui dans l’image vous donne cette impression ?
– Ces images évoquent-elles pour vous des sensations similaires ?
– Qui voit et d’où ?
6J’envisageais ensuite de mettre l’accent sur Je, le loup et moi… afin de poser la question de la réécriture présente dans toute l’œuvre de notre auteure :
– À quoi vous fait penser cette histoire ?
– Vous souvenez-vous de ce conte ? Qui vous l’a raconté ?
– Qu’est-ce qui vous y fait penser, dans le texte, dans l’image ?
– Qui est cet homme que rencontre la narratrice dans le bus ?
– Connaissez-vous d’autres réécritures du Petit Chaperon rouge et en quoi celle-ci est-elle particulière ?
7Enfin, un dernier ensemble de questions envisageait un retour synthétique sur les caractéristiques de l’œuvre travaillée au sein d’un réseau centré sur l’auteure et sur le mode de lecture induit par les albums lus :
– Y a-t-il des éléments que vous avez retrouvés d’un album à l’autre ? Des images ? Des thèmes ? Des procédés d’écriture ?
– Vous souvenez-vous de la manière dont vous avez lu tous ces albums ? D’abord le texte puis l’image ? L’inverse ? Les deux en même temps ?
– Avez-vous parfois eu besoin ou envie de revenir en arrière ?
– Vous a-t-il fallu beaucoup de temps ou avez-vous lu les albums très vite ?
8Ce guide d’entretien a été dès le départ envisagé de la même manière pour les adultes et les enfants, même si, à l’évidence, sa mise en œuvre s’est ensuite adaptée au public. Il n’a pas, bien entendu, été suivi à la lettre et les formulations qui précèdent correspondent davantage à une réflexion préliminaire qu’aux énoncés effectivement produits ; ces formulations en effet, n’ont jamais eu vocation à être soumises intégralement. Les faisceaux de questions n’ont pas été proposés dans cet ordre préétabli lors des entretiens. Comme le montreront les transcriptions, une des premières questions évoquées par les enseignants, dès la discussion lancée, a ainsi été celle de la lecture en classe, question que je souhaitais pour ma part différer pour travailler sur les lectures personnelles avant d’aborder la médiation. J’ai fait le choix de suivre le fil des échanges, de les approfondir, de les réorienter, d’autant que la plupart des questions de relance que j’avais envisagées ont été évoquées spontanément par les groupes.
9Nous avons vu plus haut combien les questionnaires ont permis aux enseignants et aux élèves une première distanciation, un premier retour réflexif sur leurs lectures. Voyons à présent comment leur participation à des communautés interprétatives va leur permettre, par le jeu fondamental des interactions verbales, de « parler des textes, faire parler les textes, se parler sur les textes2 ». Ces communautés interprétatives ont donné lieu à des échanges très naturels, amorcés par des questions très ouvertes, autorisant le vagabondage d’un album à l’autre, pour accueillir les réactions orales spontanées des participants. Mon rôle s’est essentiellement borné à la gestion des interactions. J’ai en effet privilégié, comme c’est généralement le cas dans les oraux intégrés, des objectifs relationnels de maintien de la tâche, d’aide à la circulation de la parole, d’incitation à l’écoute et donc au respect de la parole d’autrui. Mais dans la mesure où je visais la lecture littéraire, mes interventions avaient également pour objectif, par le biais du questionnement et de la reformulation, de permettre aux élèves et aux maîtres de se positionner en lecteurs littéraires, en les invitant à expliciter leurs points de vue, à problématiser et à approfondir leurs lectures et enfin à dégager les premières caractéristiques des œuvres.
Mise en œuvre des dispositifs et problèmes d’analyse
10Une des premières difficultés rencontrées lors de la mise en place de communautés de lecteurs est liée à l’établissement de la communication au sein du groupe, à la circulation de la parole. Les dispositifs de formation initiale et continue ne me permettant pas de travailler autrement que par groupes complets, c’est-à-dire avec une vingtaine de personnes à la fois, j’ai toutefois fait le choix d’un positionnement permettant à chaque participant de voir tous les autres, me plaçant au sein du groupe, afin que la parole puisse circuler sans mon intermédiaire. Pour ce qui concerne les communautés interprétatives mises en place avec les élèves, j’ai choisi, en accord avec les maîtres, au lieu de me placer en tant qu’observatrice participative, de mener moi-même les séances de travail dans une perspective de co-intervention plus ou moins étroite selon les classes. Ainsi, le travail avec les élèves de Segpa s’est-il déroulé en permanence à deux voix : j’ai pour ma part mené les séances, conduit les interactions langagières, orienté les débats… tandis que l’enseignant titulaire veillait à la lisibilité du propos, reformulant parfois des interrogations exprimées de manière trop complexe pour les élèves, recadrant le groupe si nécessaire en fonction des conventions qu’il avait lui-même instaurées dans la gestion de cette classe spécifique. Avec les élèves de CM2, les débats interprétatifs se sont d’abord déroulés par demi-groupe, tandis que le maître titulaire menait d’autres travaux avec le reste des élèves, mais la suite du parcours s’est déroulée en collaboration, le maître restant en retrait, filmant, intervenant de loin en loin pour relancer les élèves ou participer aux débats. Ce choix de mener moi-même les deux dispositifs didactiques articulés était lié au fait que les enseignants, ne connaissant que peu l’œuvre de Béatrice Poncelet et se sentant peu familiers du type d’activités proposées, souhaitaient se placer en position d’observateurs collaboratifs et profiter de l’occasion pour porter un autre regard sur leurs classes, en étant en quelque sorte déchargés de leur conduite. Par ailleurs, il m’a semblé que le fait de convier une personne extérieure à la classe pour ce type de travail permettrait aux enfants de s’impliquer de manière plus spontanée, moins scolaire, comme c’est le cas quand les enseignants travaillent en partenariat avec des acteurs, des musiciens ou des plasticiens. Ce choix s’est avéré possible grâce à une relation de confiance établie avec les maîtres lors de leur formation initiale.
11Enfin, en raison de ma double posture de chercheuse impliquée et de formatrice, je suis parfois intervenue dans les débats menés de manière plus directe que je le souhaitais initialement, et certaines questions incitatives ou reprises ont sans doute influencé leur cours. Je renonce à faire la part, dans le discours des enseignants, entre ce qui pourrait être envisagé comme une parole « brute » et leur représentation des attentes du formateur et, à travers lui, de l’institution. En effet, comme écrit plus haut, je me place dans une perspective herméneutique qui met le langage et les discours au cœur de sa réflexion et je me considère comme partie prenante de l’émergence de ces discours. Cette posture complexe n’est néanmoins pas exactement celle d’un praticien réflexif engagé dans le quotidien de sa pratique, mais bien plutôt celle d’un chercheur qui tente, par la prise de distance avec la pratique de classe, d’élaborer un modèle didactique d’entrée dans les textes littéraires.
12L’étude du corpus des entretiens est fondée sur des entrées analytiques qui ont émergé au moment du dépouillement des questionnaires et de l’analyse des transcriptions, sans différencier a priori les groupes de stagiaires en fonction de leurs objectifs de formation. Cette étude m’a amenée à croiser, chaque fois que cela me paraissait pertinent, paroles d’adultes et paroles d’enfants. Il aurait sans doute été fécond de pouvoir également croiser les discours produits lors des entretiens avec l’analyse des questionnaires. Or ceux-ci, afin de permettre aux enseignants de les renseigner plus librement ont été anonymés. Ces croisements ne pourront donc intervenir que partiellement, lorsqu’un élément développé dans la réflexion individuelle ressurgit de manière développée et repérable dans le discours oral, pour mettre en évidence le rôle préparatoire du questionnaire. Quelques passerelles entre les premières réflexions individuelles, la participation aux entretiens et les productions ultérieures seront possibles en revanche pour ce qui concerne les élèves, afin de noter les écarts ou au contraire les continuités entre réflexion individuelle et collective.
Construire une posture de sujet lecteur
13Si les élèves, comme annoncé plus haut, sont restés peu diserts en renseignant le questionnaire réflexif qui a suivi leur lecture des albums de Béatrice Poncelet, ils se sont montrés beaucoup plus participatifs lorsqu’ils ont ensuite été invités à croiser leurs points de vue au sein de communautés interprétatives. Il semblerait en effet soit que la consigne écrite les ait déstabilisés, soit qu’ils y aient vu un exercice scolaire de plus, ou encore que, seuls face à leur questionnaire, ils aient eu du mal à revenir sur la lecture. En revanche, les échanges oraux les ont enthousiasmés, comme s’il était beaucoup plus stimulant pour eux de s’interroger à plusieurs sur ces albums qui les ont quelque peu déroutés, de soulever ensemble les problèmes de lecture sachant qu’ils pouvaient faire part aux autres, en s’en amusant, de leurs impressions mêlées. Le tout premier entretien mené auprès des élèves de CM2 me semble avoir été de ce point de vue très révélateur. Les questionnaires recueillis la veille semblant faire apparaître un désintérêt du groupe face aux albums de Béatrice Poncelet, j’avais convenu avec l’enseignant titulaire d’écourter l’échange, ce à quoi se sont opposés les élèves au motif que « ce n’était pas parce qu’ils n’avaient pas aimé qu’ils n’avaient rien à dire ni envie d’en parler ». L’échange qui s’en est suivi a été extrêmement dynamique, les élèves allant rechercher les albums au fond de la classe pour « preuve » de ce qu’ils avançaient. Les quelques extraits d’entretiens sur la première lecture panoramique de l’œuvre qui suivent nous permettront d’approcher de plus près leurs modes de réception des ouvrages de Béatrice Poncelet, en fonction de leurs difficultés d’entrée dans le corpus, des jugements de valeur qu’ils émettent, de la manière dont ils interprètent les albums proposés et, enfin, de la sensibilité qu’ils manifestent face aux modes d’écriture pratiqués par l’auteure.
14Se dessinent des axes récurrents aussi bien chez les lecteurs élèves que chez les adultes. Ainsi, on note une difficulté évidente des premiers à entrer dans l’univers graphique et littéraire, que suit une familiarisation progressive accompagnée souvent d’une envie de relecture. La difficulté d’entrée dans le corpus étant plutôt liée, pour les élèves, aux modalités particulières de l’écriture, avec notamment ce qu’ils ont vécu dans un premier temps comme un obstacle et qui s’est avéré par la suite comme une source d’investigation, à savoir l’occultation du texte par l’image. Si les enseignants émettent les mêmes réserves, ils sont, de plus, empêchés par leur difficulté à dissocier lecture et médiation, à aborder les albums sans se laisser obnubiler par leurs stéréotypes littéraires, ce qui n’est pas le cas des élèves. Les uns comme les autres rencontrent et explicitent également des difficultés à développer des stratégies de lecture propres au travail de Béatrice Poncelet. La résistance stimulante des textes à l’interprétation fait que persistent certaines difficultés d’interprétation à l’issue des entretiens interprétatifs, même si les élèves ont parfois une interprétation plus « directe », plus intuitive de la situation (pour l’album Chaise et Café par exemple). La question de l’identité du narrateur semble, par ailleurs, passionner davantage les élèves, moins préoccupés en revanche par le questionnement sur le biographique et son lien avec l’expérience du lecteur. Une des différences essentielles entre les communautés interprétatives adultes et enfantines sera, bien sûr, la capacité à prendre un « recul culturel », les élèves restant, dans un premier temps du moins, essentiellement sensibles à l’intericonicité. Les débats interprétatifs vont nous permettre d’observer un croisement de lectures contrasté, voire conflictuel parfois, passionné la plupart du temps, y compris chez les élèves de Segpa, les participants se prenant au jeu de l’interprétation et du questionnement dynamique que provoque la rencontre avec le travail de Béatrice Poncelet.
Verbaliser ses premières impressions de lecture
15À travers quelques échanges, sélectionnés dans les premiers entretiens menés auprès des élèves et des stagiaires, nous allons à présent observer quelle part prend l’oral interactif dans l’appropriation de l’œuvre et la pratique de la lecture littéraire. Il s’agit de tenter d’apprécier en quoi le dispositif lui-même joue un rôle fondamental dans le module de formation et permet à la fois la construction et l’explicitation des représentations sur l’auteure et son œuvre.
Le point de vue des stagiaires
16Un des premiers rôles de l’oral, mis en évidence par les entretiens dans la perspective de la lecture littéraire et subjective, est de permettre aux lecteurs de verbaliser leurs émotions, leur ressenti, leur cheminement et dans l’œuvre et dans l’activité de lecture/relecture. Certains évoquent la dynamique impulsée par la lecture active et partagée, la stimulation opérée par la rencontre avec un auteur problématique, qui donne envie de réfléchir avec l’autre et permet de poursuivre, hors des limites du stage, le travail herméneutique entamé. Ainsi le passage à l’oral autorise, invite même, les participants à expliciter, dès le départ de l’entretien, les réticences qu’ils éprouvent, pour certains à la première lecture, et donc à s’en libérer pour pouvoir entrer dans l’interprétation :
Annette : Je n’aime ni les illustrations qui sont proliférantes, ni les textes qu’y faut chercher partout, qui sont ambigus, je n’aime pas l’atmosphère des livres, en fait j’aime rien, je me suis forcée à les lire parce qu’il fallait pour qu’on en discute aujourd’hui…3
Juliette : Moi par rapport aux textes, ça ne m’a pas du tout plu non plus, je trouve qu’on s’y retrouve pas, c’est… on dirait du délire verbal par moment ! Les illustrations oui, ça m’a plu !4
17La vivacité, voire la violence de certaines formules utilisées, comme « se forcer à » ou « délire verbal », l’accumulation précipitée des formules négatives mettent ici l’accent sur la dimension provocatrice, déstabilisante de l’œuvre de Béatrice Poncelet et, par voie de conséquence, sur sa pertinence dans un module de formation destiné à pousser les enseignants à se questionner sur la littérature. Et l’un des mérites essentiels des entretiens en formation d’adulte sera, en effet, de permettre à ces émotions fortes de se dire dès le début du travail, afin de ne pas pénaliser une réflexion plus sereine par la suite, qui entraînera des formulations secondes plus pondérées, plus modulées :
Pierre : Moi je dirais que c’est un livre-musée, il y a plein de références à la peinture, c’est un beau livre… toutes les illustrations montrent une grande sensibilité artistique, bon ce n’est pas vraiment celle qui correspond à la mienne mais… on sent que l’auteure a une grande culture artistique et elle essaie de la faire partager… Par contre au niveau du texte, c’est vrai que c’est totalement hermétique, d’abord, moi je n’arrive pas à lire…
Céline : Moi le seul texte dans lequel je suis entrée, c’est dans Chez Elle ou chez elle… Celui-là me paraît plus limpide, et il me parle, il parle à mon enfance, il m’évoque des choses, même à moi, personnelles… Mais par contre, il y a un truc qui m’agace profondément, c’est cette… le fait que quelquefois on a des textes qui sont cachés… Voilà, ça, ça m’énerve ! (Rires.) Mon côté curieux est complètement frustré là… et…
Annette : Sur fond noir, on n’arrive pas à lire.
Céline :… ça m’agace…
Annette : Il faut vraiment aller chercher le texte.
Juliette : C’est vrai qu’on se demande est-ce que le texte a une réelle importance.
Alexandre : Pour moi, c’est qu’il faut faire la démarche d’aller le chercher.
Marie : C’est un jeu, c’est ce qui en fait l’intérêt.5
18La question de la disparition partielle des textes cristallise ici le débat. Formulations et chevauchements de la parole nous permettent de voir combien elle passionne les participants : elle occulte momentanément l’intérêt exprimé par Pierre et Céline et entraîne un renchérissement, un emballement passionné des discours qui se superposent. Du coup émerge un questionnement sur la place et l’importance relative du texte par rapport à l’image dans l’équilibre de la page, questionnement qui lance la réflexion sur une autre piste, mettant en évidence la collaboration active des lecteurs.
19Le lien avec le biographique apparaît ensuite comme un trait dominant des échanges, certains albums « parlent » aux enseignants de leur vie, de leur enfance, les poussant parfois à évoquer des souvenirs très précis, voire des scénarios qui correspondent pour partie au vécu réel. La verbalisation permet à certains participants d’expliciter leurs impressions :
Valérie : Moi je voudrais revenir à T’aurais tombé… parce que je me suis énormément identifiée à celui-là et d’après ce que tu dis justement, ça me fait réagir autrement parce que moi j’ai eu un accident de voiture quand j’étais petite… enfin, je me suis fait renverser par une voiture, donc je me suis tout de suite identifiée à ça et en fait, d’après ce que tu dis là, je me dis que, je me suis identifiée à ce livre-là parce que peut-être que c’est ce que j’aurais aimé qui m’arrive après avec mes parents mais c’est pas ce qui s’est passé ! Et… dans la feuille, j’ai mis « je me suis identifiée à l’enfant, alors qu’en fait, ce n’est pas tout à fait ça puisque ce n’est pas exactement ce qui s’est passé, c’est peut-être parce que j’aurais aimé que peut-être ma mère revienne »…6
20Ce qui se joue, dans cette prise de parole développée, renvoie de manière explicite à une des fonctions essentielles de la littérature : nous permettre de vivre ou de revivre fantasmatiquement des événements critiques, voire de compenser émotionnellement des frustrations, des blessures. Loin de moi l’idée d’inciter à une analyse hasardeuse des et par les discours. Il me semble néanmoins que le fait, pour un enseignant, de pouvoir verbaliser les liens entre la littérature et ses expériences, lui permettra peut-être d’envisager autrement, dans la classe, la place d’une lecture subjective engageant dans l’aventure littéraire non seulement l’élève apprenti lecteur, mais aussi l’enfant. Les groupes vont ainsi être amenés à évoquer ces nœuds affectifs, ces zones du texte qui les mettent mal à l’aise parce qu’ils les touchent de trop près :
Jacques : Je pense qu’il y a des choses qu’on a vécues intérieurement mais maintenant adultes, on a enfoui tout cela en nous est-ce qu’on a vraiment envie que ça remonte… ?
Marie : Oui, on a plus ou moins envie.
Jacques : Oui, mais c’est ce qui nous construit quand même, quoi !
Simone : Une fois adulte, justement c’est peut-être le moment… Même certainement une remise en ordre, parce qu’on a décrypté tout ce monde sensoriel qui a déferlé sur nous, et c’est pour ça que ça gêne beaucoup, c’est normal et c’est une remise en ordre en fait, c’est une réconciliation, je pense.
Juliette : Oui, d’un adulte…
Simone : Je pense que c’est évident que ça gêne.
Juliette : Moi, avec le recul…
Jacques : Mais y a tellement de choses qu’on a refoulées, effectivement…7
21L’échange qui suit montre que le lien très étroit entre les albums et le vécu des lecteurs, en résonance avec leur propre intimité, va parfois provoquer un désir de revenir sur leurs lectures, de les investir et réinvestir dans une sorte de rumination, au point de déclencher une envie d’écriture :
Vanessa : Moi j’ai bien aimé dans l’ensemble. Dans le premier que j’ai lu, c’était Je, le loup et moi…, j’ai eu un peu de mal à rentrer dedans… je me suis dit « Qu’est-ce que c’est que ce style ?… ». Et puis en fait au fur à mesure, j’en ai lu, je les ai lus presque tous… On rentre dans une autre manière de dire les choses, qui sont je suis d’accord, très terre à terre, très… Et je peux vous dire que moi j’en ai écrit un aussi depuis… ça m’a pris et ça m’a donné envie d’écrire un petit album… Un peu comme j’ai vu là mais aussi dans le style de Poncelet, la manière d’écrire les choses et en même temps à partir d’un autre livre que j’ai lu qui est… Rien et rien…
S. D. : Rien et rien ou Moi et rien… ?
Vanessa : Il y en a un qui s’appelle Moi et rien ? Alors c’est ça… Moi j’ai bien aimé le fait de lire toute une grande série, parce qu’on découvre un peu qui est quelqu’un… La question que je pose maintenant c’est que j’aimerais bien connaître sa vie personnelle à cette dame-là… Non, je veux dire, ce n’est pas pour rien qu’elle écrit tout ça…8
22L’échange oral permet à la stagiaire de réfléchir à voix haute, en s’appuyant sur l’écoute du groupe pour formuler sa pensée. Cette enseignante est ainsi en train d’expliquer, au sens étymologique du terme, puisqu’elle déplie, déploie sa pensée, pour dire son cheminement dans l’œuvre, avec ses réserves, et une familiarisation progressive grâce à la « grande série » proposée (plusieurs fois dans les entretiens sera mis en évidence l’intérêt, exprimé ici, de se noyer dans un premier temps dans la masse de l’œuvre, pour mieux en discerner les contours). De la sorte s’amorce une réflexion sur le style de l’auteure et sa mise en relation pertinente, tant du point de vue d’une écriture très implicite que des thématiques évoquées, avec l’album Moi et rien de Kitty Crowther, comme si, pour le groupe, s’amorçait une mise en réseau de l’œuvre, prémice d’une « famille d’écriture ».
Point de vue des élèves de cours moyen
23Les élèves de CM2, de leur côté, ont évoqué, dès les premiers entretiens, les albums… et la gelée, framboise ou cassis ? et Chez eux, Chez Elle ou chez elle, intégrés au corpus de départ, et les ont commentés par comparaison, par contraste avec les autres. Il s’agit avant tout, pour eux, de dire, tout comme les enseignants, leur difficulté à entrer dans cet univers et cette écriture. J’ai choisi de confronter les échanges qui se sont engagés lors de l’évocation de… et la gelée, framboise ou cassis ? dans les deux groupes de la classe avec laquelle j’ai travaillé en 2003-2004. À chaque fois, l’album a tout d’abord provoqué l’étonnement et déstabilisé les élèves, en raison, en particulier, de son titre qui les déroute. Dans le cas présent, l’élève va se trouver en grande difficulté face à un album pratiquement impossible à raconter, puisque plus méditatif que narratif, et je vais devoir réorienter la discussion sur les caractéristiques qui lui ont fait choisir cet album.
Julie : Ça parle de quoi ?
Alexandre : Allez ! ///
S. D. : Est-ce que tu veux nous en dire quelques mots ?… Il t’a plu en tout cas ?
Léna : Heu, oui…
S. D. : Est-ce que tu sais ce qui t’a plu ? Ou est-ce que c’est difficile de répondre ?
Léna : Ben un peu difficile, mais ce qui m’a plu c’est les images… y en a quelques-unes qui m’ont plu parce qu’elles sont faites bizarrement, c’est pas comme les autres livres…
S. D. : Ah, ça ne ressemble pas aux autres livres, c’est vrai, montre nous…
Alexandre : Ben si hein, ça ressemble à quelque chose…
Léna : Ben ça ressemble, mais y a des images, heu… Là c’est une horloge, là c’est un calendrier, là c’est bizarre, c’est pas fait pareil que…9
24Comme on le voit ici, Léna exprime sa difficulté à expliciter, à se saisir de l’objet du fait de son étrangeté, comme en témoignent la réitération du mot « bizarre » et ses variations. Face à la gêne de Léna, je ne lui ai pas demandé, ici, d’expliciter un terme qui paraît lui servir de refuge, d’autant qu’il doit correspondre de manière assez juste à ce qu’éprouve cette élève, déconcertée par un album étrange pour elle, qui semble la sortir de l’ordinaire de ses lectures, des « scripts » de ses albums familiers, des genres narratifs qu’elle fréquente. L’évocation de… et la gelée, framboise ou cassis ? a soulevé un questionnement du même ordre dans la seconde demi-classe, mais c’est moi qui l’ai provoqué cette fois, chez plusieurs élèves, dont Sébastien, qui avait manipulé et partiellement lu l’album lors de la phase de lecture sans s’y attarder :
S. D. : Maintenant, il y a quelque chose que j’aimerais bien que tu m’expliques Sébastien, tout à l’heure tu as pris ce livre-là,… et la gelée, framboise ou cassis ? de Béatrice Poncelet et tu l’as très vite reposé sur la table, est-ce que tu peux me dire pourquoi ?
Sébastien : Parce que je trouve qu’y a un peu trop de lecture et tout ça.
Thibault : Je pense que vu le début, ça m’a pas l’air très passionnant, ça doit pas raconter grand-chose.
Julien :… la gelée, framboise ou cassis ?…
Thibault : Oui, au début, je l’ai regardé.
Julien : Ça serait pas figuratif ? S. D. : Figuratif ? Peut-être…
Julien : Oui, je pense.
éMeline : J’ai lu deux pages moi et j’ai pas trop aimé.
S. D. : Tu n’as pas trop aimé, et tu peux dire pourquoi ?
éMeline : Non.
Thibault : Pis le titre, vu le début de l’image, ben il a pas l’air, il a pas l’air, il a pas l’air quelque chose, enfin, il a l’air rien à voir…
S. D. : De ne rien avoir à voir avec quoi ?
Thibault : Avec l’histoire.10
25Les élèves manifestent cette fois leurs réticences à évoquer l’album et nous retrouvons ici la perplexité soulevée par le titre, tant dans la tonalité amusée de Julien lorsqu’il le déchiffre sans y croire, que dans l’embarras de Thibault lorsqu’il tente d’exprimer en quoi il le trouve en décalage avec l’horizon d’attente qu’il essaie de construire à l’aide des premières pages. Il me paraît intéressant de noter là que les enfants émettent de manière tranchée des jugements esthétiques à partir de très peu d’éléments et que, très vite, l’aspect intrigant de l’album non seulement les déroute mais les en détourne. L’opposition qui se fait jour entre narration et « figuration » est en outre intéressante. Faut-il y voir une intuition du choix fait par Béatrice Poncelet de montrer des instantanés de vie plutôt que de raconter ? À moins que Julien, ayant déjà reconnu la matière picturale de l’album, réutilise là une terminologie proposée lors des séances de sensibilisation à l’art, pour se l’approprier et aborder un support perçu comme plastique avant tout. Cette seconde hypothèse serait cohérente avec la manière dont le premier groupe va ensuite s’investir dans le musée que leur propose notre auteure.
Valentin : Ouais, un portrait avec des Lego… des petits Lego… !
Lucie : On dirait du Van Gogh.
S. D. : Vous connaissez Van Gogh ?
Fabien : C’est un peintre !
Julie : J’aime bien cette photo-là… j’ai bien aimé cette photo-là, parce qu’y a un peu de couleur…
Fabien : C’est la Joconde !
Valentin : Léonard de Vinci !
S. D. : Est-ce que c’est la Joconde comme vous l’avez déjà vue ?
Alexandre : Non, c’est plus près !
Romain : Il y a des taches de peinture !
Alexandre : Elle s’est mis du rouge à lèvres.
Anna : Elle a rajouté des couleurs à la Joconde, elle l’a maquillée !11
26Les nombreuses exclamations montrent l’enthousiasme du groupe à s’emparer de l’album présenté par Léna, qui se trouve mise en retrait. Nous les voyons alors entrer dans une démarche collaborative, s’encourageant, se questionnant. Tout à leur plaisir de reconnaître des citations de peintres qu’ils fréquentent par ailleurs12, ils essaient d’interpréter les éléments fournis par l’image et l’échange sur la Joconde me paraît à cet égard particulièrement fécond. Les « taches de peinture » évoquées par Romain sont réinterprétées par Alexandre en « rouge à lèvres » et la dernière réplique d’Anna attire l’attention du groupe sur la manipulation. Même si les enfants ne parviennent pas à l’expliciter, les Lego relevés par Valentin, le gros plan évoqué par Alexandre, ainsi que le maquillage attribué par Anna à Béatrice Poncelet, glosent en quelque sorte les « bizarreries » de l’image qui avaient motivé l’intérêt de Léna.
Faciliter la compréhension/interprétation
27Ces quelques incursions dans l’univers de notre auteure ont permis aux élèves et aux maîtres d’ouvrir un questionnement sur les albums et facilité leur entrée dans le corpus complet. En effet, même s’ils ont été déroutés, les deux albums évoqués lors des premiers entretiens les ont suffisamment intrigués pour leur donner envie d’y voir de plus près. Les échanges, même très rapides, leur ont par ailleurs suggéré quelques clefs de lecture. Lors du second entretien, le regard des élèves sur le travail de notre auteure commence à s’affiner, à s’affirmer aussi, grâce à une lecture plus approfondie des albums. Nous avons vu plus haut que leurs questionnaires restaient assez évasifs, mais leur participation aux communautés interprétatives va leur permettre de réfléchir à nouveau sur l’œuvre, d’entrer dans l’interprétation et d’amorcer un jugement critique.
28Notons d’abord que les lecteurs enfants, tout comme nous l’avons vu plus haut avec les médiateurs, ne restent pas neutres. Ils n’hésitent pas à s’impliquer, à porter des jugements de valeur relevant du domaine affectif mais aussi esthétique. Cette implication est d’entrée de jeu sollicitée par moi, puisque les élèves sont invités, comme précédemment, mais cette fois dans un corpus restreint, à choisir un album dont ils ont envie de parler parce qu’il les a touchés.
Sébastien : Ben moi j’en ai préféré plusieurs parce que souvent les images elles sont imaginatives et j’adore.
S. D. : Ah, oui, tu voulais dire quelque chose Manon ?
Manon : Moi j’ai bien aimé Chaise et café parce que les illustrations elles sont belles.
S. D. : Tu peux dire ce que ça signifie pour toi belles ?
Manon : Ben ça veut dire qu’il y a beaucoup de couleurs… c’est ça.13
De premiers commentaires implicites
29Dans cette phase de démarrage, les élèves restent très implicites dans leurs commentaires et affirment avec force leur jugement, n’hésitant pas à utiliser des termes absolus comme « belles » ou « j’adore », à jouer de la redondance pour marquer leur position, comme le fait Sébastien parlant d’images « imaginatives ». Par ailleurs, ils se montrent réactifs tout comme Manon, qui accepte de questionner le terme générique qu’elle avait utilisé d’emblée.
S. D. : Oui… En revanche, est-ce qu’il y en a un que vous n’avez pas du tout aimé ? Vraiment pas ?… Oui ?
Manon : Chez elle !
S. D. : Tu ne l’as pas du tout aimé ?
Sébastien : Moi c’était Chaise. S. D. : Alors tu vois, Manon, c’est celui qu’elle a préféré, toi tu ne l’as pas du tout aimé. Vous avez des goûts contrastés !
Sébastien : Moi, c’est à cause du texte que je n’ai pas beaucoup aimé.14
30Très vite, une troisième élève entre dans la conversation et contribue à dessiner le cadre de l’échange, faisant apparaître un espace non consensuel, dynamique, et la pluralité des appréciations possibles entre individus et au sein d’une même œuvre.
Manon : Moi c’est Chut ! elle lit.
S. D. : Est-ce que tu peux dire pourquoi tu ne l’as pas du tout aimé ?
Manon : Les illustrations je n’ai pas trop aimé… et des fois ça cache le texte aussi…
S. D. : Oui, c’est quelque chose que vous avez beaucoup écrit dans vos questionnaires… vous n’aimez pas qu’on vous cache le texte…
Julien : Moi c’était dans… et la gelée, framboise ou cassis ?, il y a les images qui cachent… ici par exemple, c’est caché par ce dessin…
Geoffroy : Et aussi on ne voit pas alors on ne sait pas ce qu’on lit…
Thibault : Pour « Qu’est-ce qui te fait réfléchir ? », moi, j’ai mis les images… qui cachent le texte parce qu’il faut réfléchir pour savoir ce que c’est comme…
éMeline : Dans… et la gelée, framboise ou cassis ? aussi…
Damien : Moi je n’aime pas trop quand je ne lis pas trop le texte…15
31Les échanges qui précèdent permettent à un ressenti collectif fort de s’exprimer dès le début de l’entretien. Les élèves avaient déjà noté massivement dans leurs questionnaires leur agacement face à l’intégration/disparition du texte dans l’image. À l’oral, ils réagissent à la fois de manière collective et individuelle, puisque plusieurs souhaitent prendre la parole à ce sujet, prenant appui sur l’autre pour affiner leur point de vue. En plus de la circulation de la parole, nous observons des effets de validation comme quand Julien reprend l’assertion de Manon en l’appuyant par un exemple, dont Émeline se fait l’écho. Geoffroy, et surtout Thibault, amorcent, quant à eux, une prise de conscience des stratégies de lecture induites par les albums de Béatrice Poncelet : le sens n’étant pas donné d’emblée, le texte étant partiellement masqué par l’image, le lecteur doit s’engager dans une entreprise herméneutique, il doit « réfléchir » pour construire une signification et élaborer son propre texte de lecteur. Plus loin dans le débat, Manon va aborder sous un autre angle cette question de la coopération active du lecteur avec le texte :
Manon : Moi je n’ai pas trop aimé Je pars à la guerre, je serai là pour le goûter, parce que c’était pas du tout du tout ce que j’avais pensé, donc ça m’a vraiment déçue…
S. D. : Tu avais pensé quoi, toi ?
Manon : Ben que ça serait plus… que ça ferait plus ça… ben la personne qui dit qu’il part à la guerre et qui reviendrait pour le goûter… C’est pas, ben je trouvais que le texte c’était pas vraiment la même chose que le titre…16
32Ce qu’elle tente d’exprimer là traduit comme une déception de l’horizon de lecture qu’elle avait construit à partir du titre ; ce commentaire serait à relier avec les jeux de reconnaissance et de validation du titre… et la gelée, framboise ou cassis ? observés plus haut.
Un processus collectif d’interprétation
33Face aux albums elliptiques et complexes de notre auteure, les élèves vont mettre en place un processus collectif d’interprétation et la dynamique interprétative, à l’œuvre au sein des groupes, va s’actualiser selon des modalités diversifiées.
34On observe tout d’abord une collaboration à distance, comme ici entre Valentin et Mathieu à propos de Je reviendrai le dimanche 39 :
Valentin : Ben, c’est un petit garçon… il voulait partir en Amérique avec son avion… et il a essayé de faire son avion, il l’a fait et il a pris tous ses outils et à force, y voulait plus y aller parce que c’était trop loin… donc après il est pas parti et il a laissé un mot sur sa porte « Je reviendrai le dimanche 39 » et il a pris ses outils et il est allé dans l’atelier de son père… pour se cacher, pour faire croire qu’il est parti et puis… il aimait pas trop son frère… […]
Mathieu : En fait, au début il a demandé à ses parents de lui acheter un avion pour son mannequin et puis ses parents ils n’ont pas voulu et donc il en a construit un… avec un cageot et pis ses outils et tout ça… et pis, il l’a accroché au plafond mais son petit frère il l’a cassé alors… il a fait croire… il a dit qu’il allait partir en Amérique mais ça lui paraissait loin alors s’est caché dans l’atelier de son père… et pis après il est sorti parce que c’était pas très confortable… et pis il a vu son petit frère dormir dans son lit avec… un nouveau plan d’avion, donc après ils se sont réconciliés et pis il a construit un avion…17
35À une douzaine de tours de parole d’écart, consacrés à l’observation du glissement sémantique entre « je t’aime pas » et « je t’aime passionnément », Mathieu collabore avec Valentin pour redonner forme à son récit en s’inscrivant dans les blancs laissés par ce dernier ; il le contextualise, refaisant les liens et explicitant les ressorts de la narration. En effet, Valentin a repris des éléments clefs de l’album mais, centré sur le conflit affectif, il fait des erreurs quant à la logique événementielle, motivant par exemple la construction de l’avion par le désir de partir en Amérique, alors que c’est la destruction de l’avion qui provoque le désir de fuite loin du frère et donc, fantasmatiquement, en Amérique. S’appuyant sur cette proposition, Mathieu va reconstruire la logique du récit, selon un schéma presque canonique, puisqu’il nous donne la situation initiale (refus d’achat par les parents et fabrication de l’avion), la perturbation (bris par le frère), les actions (fuite simulée), la résolution (retour, attendrissement sur le sommeil du petit frère) et enfin la situation finale qui propose un nouvel équilibre (construction du nouvel avion). On remarquera par ailleurs que Mathieu ne contredit pas Valentin, mais restructure le récit en se glissant dans les pas de son camarade et qu’à eux deux les enfants finissent par proposer une sorte de résumé acceptable de l’album. Ils prennent finalement en compte à la fois sa logique narrative « édifiante », proche d’un conte initiatique, et la force des affects mis en jeu ainsi que leur traduction graphique.
36Dans l’exemple qui suit, la collaboration est cette fois explicite :
Geoffroy : Dans Chaise et café… c’est un petit qui, à chaque fois il prend une chaise pour aller dans la chambre, dans une chambre… sûrement celle de son frère pis il s’amuse pendant que son frère il travaille et pis à un moment il part et pis après c’est lui qui a sa chambre et pis il a un autre petit qui prend sa chaise pour revenir…
S. D. : Qui d’autre a lu Chaise et café ? Oui, Manon ? Tu as compris comme Geoffroy ?
Manon : Oui…
S. D. : Oui ? Toi aussi ?
Alexandre : Heu, moyennement…
S. D. : Tu avais compris différemment ?
Alexandre : Non, mais j’en avais compris un petit peu, mais par exemple que il s’amusait, je ne savais pas que par exemple son frère il travaillait pendant ce temps-là… ce truc-là je n’avais pas compris…
S. D. : Mais ça te paraît une bonne idée ou pas ?
Alexandre : Oui.18
37Il est à noter que les élèves sont entrés dans le propos très elliptique de l’album, se montrant beaucoup plus réceptifs et intuitifs que beaucoup d’adultes médiateurs que cet album déroute et qui le jugent « déstabilisant », « opaque ». La réponse d’Alexandre montre bien qu’il a écouté le discours de son camarade, qu’il y a réfléchi pour le valider et y sélectionner l’information qui lui permet de compléter sa propre interprétation.
Une interprétation construite à plusieurs voix
38L’exemple qui suit, quoique très long, ne représente que la moitié à peine de l’échange soutenu qui a tenu en haleine le groupe d’élèves de Segpa à propos de Je, le loup et moi… Je le transcris en suivant le fil des échanges. Je tiens à le souligner car il tranche, même s’il n’est pas un cas unique, sur d’autres phénomènes langagiers tels que les prises de parole ponctuelles, remarques de détail, observations partielles d’images, déviations… qui caractérisent en partie les entretiens que j’ai menés avec eux. On notera ici que l’interprétation se construit à plusieurs, dans un va-et-vient constant entre le texte (oralisé par fragments), les inférences avec leur quotidien et la référence au conte de Perrault, que les élèves avaient pressentie dès le début de l’échange en identifiant et reprenant la comptine Loup y es-tu ?
Steven : Elle est dans le bus… pourquoi ?
Cassandra : Peut-être elle va à l’école…
Fadh : Peut-être parce qu’elle veut aller chez elle ! (Référence au quotidien, la plupart prennent le bus pour venir au collège.)
Cassandra : Et ça on dirait que c’est son cartable… Sania (oralisation très difficile) : « emportant le sac, les fleurs et mon panier »…
S. D. : À qui est-ce qu’elle porte des fleurs…
Kevin : À sa grand-mère !
S. D. : Qu’est-ce que tu nous as dit tout à l’heure de sa grand-mère ?
Cassandra : Qu’elle était malade !
S. D. : Voilà peut-être pourquoi elle est dans le bus ?
Cassandra : Ouais, parce qu’elle va voir sa grand-mère parce qu’elle est malade…
S. D. : D’accord… et ça vous rappelle quelque chose cette histoire-là… ou pas ?
Cassandra : Oui, mais je sais pas si…
S. D. : Vous ne connaissez pas une petite fille…
Fadh : Si, le Chaperon rouge !
Cassandra : C’est peut-être le Chaperon rouge…
Yohan : Le Petit Chaperon rouge !
S. D. : Et qui rencontre le Petit Chaperon rouge ?
En chœur : C’est le loup !
S. D. : Et on n’a pas dit qu’il était question de loup dans cette histoire ?
Yoann : Si là regardez il y a un loup, là ! ! !
Cassandra : Oui, il y a une image où on voit le loup.
Laura : Je le vois là… (elle montre la page de la comptine sur laquelle l’attention avait déjà été portée), il est là le loup…
S. D. : Oui… Donc, ça peut nous faire penser au Petit Chaperon rouge…
Cassandra : Ouais ! La fille elle est là et là y a le loup…19
39Nous voyons là comment les élèves divergent dans un premier temps, s’évadant de l’album pour évoquer leur quotidien, Cassandra utilisant l’image du cartable pour renforcer son hypothèse. Cette tendance à utiliser la référence au quotidien est très caractéristique, comme l’a montré Élisabeth Bautier20 au sein du groupe Éduscol, des élèves issus des milieux populaires, en particulier des élèves de ZEP et de Segpa. Leurs difficultés récurrentes à passer de l’implicite à l’explicite, à sortir du connu, les empêchent en quelque sorte d’entrer dans une démarche exigeant de prendre du recul par rapport à sa propre expérience, de s’en abstraire pour construire des objets de savoir. Les élèves ont souvent tendance à interpréter très vite à partir d’un seul indice. Et s’il est intéressant de voir combien ils infèrent et interprètent librement, les transcriptions montrent la nécessité et la difficulté pour le médiateur de les amener à vérifier leurs hypothèses de lecture. Ils ont ensuite accepté, ce qui n’était pas toujours le cas, d’entrer avec moi dans un échange contraint pour collaborer, afin de donner forme au vagabondage intuitif qui précédait et essayer de dépasser les remarques de détail, de les faire converger afin d’expliciter le rapport entraperçu avec le conte. Celui-ci ne sera cependant pas compris de tous :
S. D. : Alors, elle a rencontré un monsieur dans le bus…
Amandine : Moi, aussi j’ai lu Je, le loup et moi… J’ai pas trop compris l’histoire enfin j’ai pas trop compris… ben, non, parce que j’ai pas trop compris l’histoire.
S. D. : Tu n’as rien compris du tout ?
40La formulation d’Amandine est très intéressante ici, c’est comme si elle avait besoin par ces réitérations d’affirmer d’abord, de revendiquer presque, son incompréhension, pour se lancer dès la stimulation de l’adulte dans une réflexion à voix haute, une construction à l’oral de sa pensée. Au lieu de m’en tenir à la dénégation d’Amandine qui l’aurait vraisemblablement amenée à se replier, j’ai pris appui sur la modalisation de l’adverbe de négation « pas » en « pas trop » pour l’amener à sortir de l’impasse verbale dans laquelle elle menaçait de s’engager :
Amandine : Ben, il y a juste un moment… c’est un homme… il y a… c’est un moment où elle voit un monsieur… et… elle se met à un peu tomber amoureuse de lui on dirait… S. D. : Tu as compris qu’elle tombait amoureuse d’un monsieur… pourquoi tu as compris ça ?
Amandine : Ben en fait dans l’histoire ils disent un peu que c’est le loup… et elle c’est le Petit Chaperon rouge un peu aussi… parce qu’elle parle aussi qu’elle va chez sa grand-mère… Elle va chez sa grand-mère et elle rencontre un homme plutôt bizarre parce qu’il a une… veste noire une chemise blanche… il a une cravate rose bonbon avec un Dingo… dessus…
S. D. : Et ça pour toi c’est bizarre…
Amandine : Ben oui, assez… parce que du rose bonbon avec… en plus il est très vif… avec la veste, ce genre de veste ouais ça me paraît bizarre…
S. D. : Il y a autre chose que tu as compris ?
Amandine : Ben… non…
S. D. : Alors est-ce qu’on l’avait compris comme ça nous tout à l’heure ?
Sania : Non, pas du tout…
S. D. : Alors, dis-nous… ce que tu as compris différemment ?
Sania : On n’était pas allés jusqu’au fond… on n’avait pas expliqué que la petite elle était amoureuse d’un monsieur…
41Cet extrait permet de voir combien l’explicitation progresse du fait même de la situation interactive à l’oral et combien des élèves réputés peu concentrés, disqualifiés en lecture, travaillent l’interprétation, la clarification d’un texte qui les passionne. Le discours se construit peu à peu et lorsque Amandine, qui n’avait jusqu’alors quasiment pas pris part au débat, prend la parole, c’est pour opérer en quelque sorte une synthèse et donner à voir, de manière toutefois encore un peu implicite, la fonction symbolique de l’hypertexte qui éclaire l’aventure de la fillette en lui donnant la valeur initiatique du conte retravaillé. Elle dépasse alors l’interprétation de surface pour amorcer une « interprétation profonde » en résonance avec la dimension psychanalytique du conte, même si le lien avec la figure paternelle n’est pas fait à ce moment-là, et cette interprétation se trouve validée par Sania comme une lecture « jusqu’au fond ».
Verbalisation d’une lecture pour soi
42L’entrée dans la lecture littéraire se manifeste aussi chez les élèves par la verbalisation d’une lecture pour soi, l’explicitation d’une familiarité avec l’album qui fait écho avec leur propre expérience. Certains titres de notre corpus favorisent particulièrement ce genre d’investissement affectif. Nous venons de voir combien Je, le loup et moi… avait pu passionner les collégiens de Segpa, les CM2 se sont, quant à eux, beaucoup reconnus dans T’aurais tombé, Je pars à la guerre, je serai là pour le goûter, ou encore, comme dans les extraits qui suivent, pour Je reviendrai le dimanche 39 et Chut ! elle lit :
Christèle : En fait, c’est les outils qu’il avait emportés pour aller là où son père travaillait… il a emmené son vieux jouet Mickey, j’aimais bien… les jumelles que son père prenait pour le théâtre pour mieux voir… un bonbon à la fraise… et une boîte de thon…
S. D. : Et pourquoi ça te plaît ?
Christèle : Ben parce que ce qu’il emmène je trouve ça drôle…
S. D. : Toi tu n’aurais pas emmené ça ?
Christèle : Non.
S. D. : Qu’est-ce que tu aurais emmené toi ?
Christèle : Ben… un couteau suisse… des trucs pour m’équiper.
S. D. : Est-ce que vous avez compris pourquoi il va dans l’atelier ?
Valentin : Oui, parce qu’il en avait marre que son frère lui casse tout dès qu’il fait quelque chose.
Julien : Il voulait faire croire qu’il était vraiment parti…
Cécile : Pour qu’ils aient de la peine.
Sarah : Moi mon petit frère il fait la même chose… Ben en fait il m’énerve tout le temps alors moi je m’enferme dans le placard.
S. D. : Et alors, qu’est-ce qu’il fait ton petit frère ?…
Sarah : Il ne me cherche pas…
S. D. : Mince… ça ne marche pas alors… et lui, est-ce que ça a marché ?
Julien : Oui, il avait beaucoup de peine, il s’est même couché dans le lit de son frère…21
43Cet album est en effet très proche de l’expérience des élèves de cours moyen, souvent confrontés à des conflits au sein de leur fratrie, et chacun trouve dans l’album des échos divers, soit dans le détail de l’aventure, soit dans sa portée relationnelle. Ainsi Christèle se montre-t-elle sensible au côté plus « poétique » que pragmatique des choix opérés par le narrateur lorsqu’il « s’équipe » pour sa fugue, tandis que Sarah voit dans l’album une version en quelque sorte idéalisée de son propre vécu. Alors qu’elle n’avait pas mentionné cette inférence dans son questionnaire, le débat interprétatif oral va lui offrir un espace de parole pour lui permettre de verbaliser son expérience. Christopher, quant à lui, avait déjà mentionné dans son écrit une inférence avec sa situation familiale, mais l’oral va lui permettre de développer son propos :
Christopher : Aussi ça m’a rappelé moi et mon frère parce que quand je lis à chaque fois il m’embête… il dit « est-ce que tu veux jouer avec moi ?… » à chaque fois il m’embête alors je dis « non, non, je finis mon livre » alors souvent c’est des petits livres parce que sinon… je dis « bon, j’arrive »…22
44À la question « À quoi cela te fait-il penser ? », Christopher se contentait de mentionner : « À moi quand je lis mon frère n’arrête pas de m’embêter (Chut ! elle lit). » Le passage par l’oral interactif lui permet en quelque sorte de s’appuyer sur un public pour reprendre son propos et le partager, en mettant en quelque sorte verbalement en scène, par le jeu des reprises et de la parole rapportée, cette inférence personnelle qui le touche manifestement.
Débats passionnés chez les enseignants
45Tout autant que les élèves, les enseignants se sont investis dans l’échange au point que le débat interprétatif passionné tourne parfois au conflit interprétatif. L’œuvre de Béatrice Poncelet a, semble-t-il, le don de provoquer le lecteur. Nous avons déjà vu plus haut combien celui-ci réagit de manière affective, ces réactions peuvent parfois ouvrir sur des débats passionnés où les personnalités s’affrontent et se dévoilent :
Jean-louis : Moi je vais faire très, très macho là mais je ne suis absolument pas entré dans cet univers… j’ai lu… La Chaise et puis T’aurais tombé… donc même si dans La Chaise ça parle d’un papa… je trouve que c’est un point de vue… J’ai vraiment l’impression que c’est vu par une femme… Une espèce de refermement… une espèce d’enfermement… Ça me fait penser à certaines émissions sur la psychologie… enfin ce qu’on entend à France Inter… comment elle s’appelle ?… à chaque fois que j’entends ça, ça me fait bondir… je trouve qu’il y a une manière de voir l’enfant, d’analyser ce qui se passe… il y a ce côté enfant-roi et on tourne autour de son petit… chuis très brrr ! ! ! S. D. : Vous avez envie de réagir ?
Pascal : Oui, par rapport à cet antiféminisme, moi curieusement dans La Chaise je me suis assimilé à Béatrice Poncelet…
Jean-louis : Bah ! Ce n’est pas de l’antiféminisme ! (Rires.) C’est comme de dire « J’aime pas ça j’suis antiaméricain ! »… Non, non, ce n’est pas antiféministe, toutes les femmes ne voient pas forcément ces problèmes-là comme ça.
Pascal : T’as quand même parlé de macho.
Jean-louis : Je me suis présenté comme ça par provocation… Je connais quelques femmes quand même… Je trouve que c’est une manière qui est très actuelle d’appréhender ce genre de problèmes comme ça… bon voilà !23
46La perception par Jean-Louis du point de vue adopté par Béatrice Poncelet le fait réagir de manière très vive, sur ce qu’il considère comme un « enfermement » maternisant. Cette réaction très tranchée recoupe celle de Paul dans le groupe de formation rencontré en 2004 : « On a le sentiment d’une intimité d’adolescente parce que les souvenirs qui sont évoqués sont plus féminins que masculins, on s’y retrouve beaucoup moins, y compris lorsqu’elle évoque des souvenirs de garçons24. » Certains enseignants hommes, ce qui n’est pas le cas de Pascal, se sentent donc exclus de cet univers jugé par eux trop féminin. L’œuvre de notre auteure déstabilise en effet manifestement certains adultes par les thématiques abordées et la manière dont elles le sont, ce sur quoi nous reviendrons en nous interrogeant sur une possible médiation. En outre, le caractère proliférant des albums, leur ouverture, leur foisonnement, le jeu interculturel au cœur de l’œuvre les perturbent, ce qui ne les empêche pas cependant de jouer le jeu de l’interprétation. S’engage alors une discussion très ouverte sur les albums, une collaboration active au service de la production de significations par le croisement des interprétations. Hélène, Géraldine et Julie collaborent par exemple dans l’entretien suivant pour interpréter Chaise et café :
Géraldine : Moi, celui qui m’a rendue le plus mal à l’aise, c’est Chaise et café, je ne sais pas, je n’ai pas très bien compris, je ne suis pas entrée dans le texte… S. D. : Comment vous l’avez compris pour ceux qui l’ont lu… Chaise et café ?
Hélène : C’est l’enfant qui rentre dans le monde d’un adulte, qui y met ses petites choses, enfin ses barbouillis, ses petites lettres, ses jouets, qui s’invente des histoires à partir de ce qu’il y a dans la pièce, avec un adulte… et puis ce qui est intéressant, c’est que quand l’adulte s’en va, ça a l’air d’être quelque chose de dramatique pour lui, puis finalement, on a changé de décor et c’est la fête ! Je crois, que c’est simple les enfants…
Géraldine : Après, c’est lui qui est devenu adulte.
Julie : Oui, oui, le moment où cet enfant-là, voilà, il s’enrichit de ce qu’il a vu dans cette pièce, au contact de cet homme-là…
Hélène : Moi j’ai vu ça comme une déclaration d’amour, mais qui n’a jamais été dite quoi, je veux dire, un amour partagé mais avec… enfin, plein de pudeur, de retenue, qui n’a jamais été dit, ni d’un côté ni de l’autre mais qui a perduré jusqu’à… jusqu’à la vieillesse…25
47À la différence des élèves qui, plus haut, déroulaient le scénario de l’album en toute neutralité, les enseignants semblent avoir plus de difficulté à décrire la situation, donnant la priorité à l’arrière-plan relationnel. Les lecteurs adultes, émotionnellement plus impliqués que les enfants, en viennent à évoquer la lecture du corpus comme une expérience très singulière, se positionnant clairement comme sujets, et c’est là encore la collaboration orale qui va leur permettre d’expliciter le ressenti :
Jacques : On ne peut pas les lire, avec de la distance ou très rapidement, on est obligé de rentrer dedans… (Murmures d’approbation.)
Paul : On a le sentiment d’être à l’intérieur…
Jacques :… plonger…
Paul : Feuilleter rapidement, lire rapidement, ce n’est pas possible, on est obligé de le vivre en même temps qu’on le lit quoi, comme si c’était un… je veux dire quelque chose qu’il fallait enfiler quoi… Je veux dire, enfin, l’image que j’en avais, c’est comme si on enfilait une combinaison, quelque chose, il fallait rentrer dedans. Alors soit on y est un peu à l’aise soit on n’y est pas du tout à l’aise…26
48La métaphore stéréotypée de la plongée dans le livre est ici largement filée, totalement investie, revisitée, voire presque inversée par Paul qui se l’approprie pour caractériser son expérience de lecture tour à tour aisée et contrainte.
Explorer l’univers d’un auteur et son écriture
49Au fil des exemples précédents, nous avons vu adultes et enfants amorcer une co-construction de leur compréhension/interprétation à travers les interactions verbales et grâce à des inférences avec l’expérience personnelle ou la référence au texte source. Nous allons à présent mettre l’accent sur ce qui a constitué dans chacun des groupes le cœur des entretiens, à savoir une sensibilité très marquée aux jeux iconotextuels et intertextuels que pratique Béatrice Poncelet.
Réitération des motifs
Hélène : Je n’en ai lu que trois : Je, le loup et moi…, Chez Elle et puis T’aurais tombé et ça m’a tout de suite… je sais pas pourquoi… plu, je vais avoir une opinion un peu contraire de mes collègues, parce que j’ai retrouvé tout un univers d’enfance, c’est un univers fait de toutes sortes de sensations… Ça m’a fait un tout petit peu parler à Proust je pourrais pas vous dire trop pourquoi… peut-être les sensations qui renvoient un tout petit peu…///Elle construit, les trois livres que j’ai lus, j’ai eu la sensation qu’elle, qu’elle a essayé ou alors, elle l’a fait inconsciemment, de retracer tout un chemin d’enfance, chronologiquement parlant, elle a des livres pour la toute petite enfance, Chez Elle, et puis l’adolescente, plus tard, qui se rappelle des moments passés avec les parents et des moments forts de son enfance…///Les images répétitives de Chez Elle je les ai… pas interprétées, je les ai ressenties comme l’univers de l’enfant qui l’a suivi… même si elle changeait de « chez », d’endroit où elle se trouvait… donc son univers à elle la suivait un peu partout…27
50Le rapprochement qu’Hélène opère avec Proust me paraît particulièrement pertinent ici, dans la mesure où il s’appuie sur un des traits dominants de l’écriture de Béatrice Poncelet : la réitération de motifs, d’album en album, comme traces de l’écriture d’une mémoire, constituée de fragments qui s’ordonnent peu à peu. La formulation de l’enseignante « Ça m’a fait un tout petit peu parler à Proust », que je n’ai pu élucider au cours de l’entretien, me semble très révélatrice de sa perception du phénomène d’intertextualité à l’œuvre dans les albums de notre auteure, mais aussi de son implication de sujet lecteur dans l’interprétation, avec sa propre sensibilité et ses propres référents.
51À l’opposé, les caractéristiques plastiques spécifiques de Béatrice Poncelet génèrent parfois un phénomène de rejet :
Géraldine : Et puis on dirait en regardant les différents livres, qu’elle s’est enfermée dans un style de présentation, elle n’en sort pas, cette prolifération d’objets, de dessins, qu’on prenne un livre, c’est une constante chez elle, on a l’impression qu’elle ne se renouvelle pas.28
52Cette réaction de Géraldine remet en quelque sorte en cause, comme « enfermant », ce qui fait justement le style d’un auteur, ce que le lecteur peut retrouver avec plaisir, ce qu’il cherche même habituellement chez un auteur, à savoir sa voix, ses motifs. N’ayant pas la possibilité de mettre cet extrait en relation avec le questionnaire de cette enseignante, pour les raisons évoquées plus haut, je ne pourrai dire si ce sentiment est dû au fait qu’elle n’a lu que des albums issus d’une même période de création. Par ailleurs, cette question du renouvellement est redondante en art. Le grand artiste ne travaille-t-il pas pourtant, pendant la plus grande partie de son œuvre, sur les mêmes motifs, creusant, explorant sa palette ou ses images verbales, mentales, comme ce fut le cas de Marcel Proust ?
Pouvoir suggestif des images
53Si nous revenons à présent sur les échanges entre enfants, nous observons que, même dans leurs premières réactions de lecteurs, une grande partie d’entre eux se disent gênés par le « dessin » qui leur cache le texte. Ils se montrent en revanche très réceptifs au pouvoir suggestif d’une image qui les implique directement, presque physiquement, dans l’album, qui leur fait « vivre » le texte. Ainsi en est-il lorsque Charline, qui ne l’avait pas mentionné dans son questionnaire, présente Galipette, qui avait, semble-t-il, peu circulé et qui va faire l’objet d’une découverte collective enthousiaste.
Charline : Moi c’est Galipette…
Christopher : J’ai vu il a l’air bien ! ! !
Marie : Galipette il est trop bien ! S. D. : Alors qu’est-ce que tu as aimé dans Galipette ?
Charline : Déjà j’ai lu… pendant qu’elle présente les noms… ben y a déjà un peu de texte et pis après… y a encore du texte… et pis les images elles sont un peu bizarres (elle feuillette pour le groupe).
Paul : Floues… étirées…
Quentin : On dirait qu’on voit dans l’eau…
Benjamin : Un miroir multiforme ! ! ! On voit deux fois…
Quentin : J’aime bien parce que les couleurs… en fond… elles ne sont pas plusieurs couleurs, elles sont uniques, ça fait…
Charline : On dirait qu’elle dit oui avec la tête… parce qu’elle est comme ça…
Paul : Beubeubeu (il mime le mouvement).
Charline : Ben après on dirait…
Céline : Heu ! ! ! y a trois étages !
Charline :… qu’elle dit non !…
S. D. : Est-ce que le texte nous permet de savoir ?
Céline : Non, elle fait la folle !
Charline : C’est que… elle est sur le trapèze !
Quentin : Teu, teu… (Musique de cirque.)
Paul : Elle est au cirque !
S. D. : Écoutez Charline, elle n’a pas fini.
Charline : C’est un anniversaire… c’est la petite fille je crois qui invite des amies… et elle demande à faire des jeux pour son anniversaire et son frère lui apprend à faire du trapèze…29
54Mis à part Marie et Charline, aucun des participants actifs de l’échange n’a lu l’album et nous observons donc ici des réactions spontanées. Elles m’intéressent d’autant plus que ce groupe, très impliqué dans le discours, voire dans une amorce de discours spéculatif, comme nous le verrons plus loin sur la question du point de vue, se laisse aller ici aux plaisirs d’une participation active à la découverte de l’image et du texte, vivant le tournis, l’ivresse du jeu. Les élèves se plongent littéralement dans cette image à focalisation interne, mouvante et qui, par le jeu de l’anamorphose, les absorbe. Mon intervention, les ramenant au texte, réduit la marge d’interprétation, recadre le lieu de l’action du cirque à la fête d’anniversaire, Charline interprétant une des voix comme celle d’un grand frère plus téméraire initiant au trapèze. Les élèves se montrent, en effet, très sensibles aux interactions entre texte et image et aux divers statuts de la parole dans ces albums à l’énonciation plurielle. Dans l’exemple qui suit, ce sont l’hétérogénéité des textes et leur polyphonie, soulignées par les choix typographiques, qui sont observées et commentées à propos de Je pars à la guerre, je serai là pour le goûter :
Alexandre : Aussi quand je lisais, ben les dessins que tu vois, ben c’est un peu expliqué dans le texte.
S. D. : Ah, tiens, tu as un exemple en tête ou pas ?
Damien : Moi oui Je pars à la guerre.
S. D. : Tu veux bien nous montrer où tu as vu que l’image explique le texte ? C’est ça que tu veux dire ?
Damien : Oui, oui… bon c’est là… là ça explique le texte, le papillon.
Julien : Moi aussi j’ai lu celui-ci en classe et j’ai préféré les explications des illustrations que le texte… Parce que c’était intéressant les explications.30
55Damien et Julien viennent collaborer avec Alexandre en pointant un exemple concret tiré d’un album qu’Alexandre n’a pas lu quant à lui. Il n’est pas certains que tous les trois aient la même idée en tête. Sachant qu’il a lu… et la gelée, framboise ou cassis ?, Les Cubes, Chaise et café et Je, le loup et moi…, Alexandre évoque sans doute, pour sa part, les jeux d’écho entre une iconographie très accumulative et la narration. Or Damien et Julien s’emparent pour leur propre compte de sa formulation et l’interprètent comme une allusion aux commentaires, plus ou moins explicatifs, notés par le narrateur-auteur fictif, comme après relecture. Le quiproquo permet donc, pour l’instant implicitement il est vrai, de pointer deux caractéristiques récurrentes dans l’écriture de Béatrice Poncelet.
56Dans la classe de Segpa, grâce au repérage des divers niveaux de texte marqués par des choix typographiques différents, les élèves ont eu l’intuition du traitement théâtral de la situation mise en scène dans T’aurais tombé, lorsque l’un d’entre eux montre l’adulte endormi à l’arrière-plan :
S. D. : Qui est-ce qui dort ? Que dit le texte ?
Cassandra : « Tu dors ou tu me racontes une histoire ? »… C’est peut-être son père.
Yohan : « L’enfant demande à son père »…
S. D. : Voilà, c’est marqué dans le texte, Yoann… Tu as vu comment c’est marqué ?
Yohan : Un petit résumé…
Fadh : C’est dactylographié.31
57Les enfants se mettent alors spontanément à oraliser le texte avec un narrateur et un personnage : « L’enfant demande à son père : Tu dors ou tu me racontes une histoire ? » On voit là qu’ils ont implicitement compris ce relief du texte qui l’apparente, par des sortes de didascalies, au texte théâtral. Suit un débat sur la police de caractères… Un des élèves lit la suite qui donne des indications scéniques et cette oralisation, par le relief qu’elle confère au texte, permet de lui donner une épaisseur existentielle :
Laura : Ben c’est en fait ça me fait penser, parce que moi, quand j’étais toute petite, moi, je demandais ça à mon papa ou à ma maman, qu’ils me lisent des histoires.32
Interprétation des variations typographiques
58Attentifs aux variations typographiques fréquentes dans les albums de Béatrice Poncelet, les élèves, aussi bien ceux de sixième Segpa que ceux de cycle 3, les ont bel et bien prises en compte comme un effet volontaire et signifiant de l’écriture et ils ont pris plaisir à les interroger, à les interpréter. Ainsi ont-ils apprécié le raccourci narratif et sémantique créé par le jeu graphique que propose parfois Béatrice Poncelet quand elle intègre le texte à l’image, quand le texte lui-même fait image, comme à la fin de Je reviendrai le dimanche 39.
Valentin : Il aimait pas trop son frère…
Aline : Non, en fait, à un moment, il a marqué… « je t’aime pas » et à la fin… S. D. : Tu peux montrer la page aux autres ?
Aline : C’est marrant, comme c’est écrit…
S. D. : Ça vous fait penser à quoi ?
Thibault : Comme de l’écriture…
Aline : Une écriture d’enfant.
Thibault : De cochon…
Florian : On dirait que ça a bavé…
Valentin : Et à la fin il a rallongé le mot parce qu’il s’était réconcilié avec son frère, ça a donné « je t’aime passionnément » en fait…33
59J’ai choisi cet extrait parmi d’autres car tous les groupes se sont montrés très sensibles à cette écriture peu appliquée qui les concerne de près, et l’explication de Valentin à la fin de cet échange prend à la fois en compte la hâte manifestée par cette écriture maladroite et pressée qui « bave » et l’explication psychologique tirée en partie des commentaires « manuscrits » qui accompagnent la transformation. Plus loin au cours de ce même entretien, la question du jeu graphique ressurgit, relayée par Cécile, une fillette très à l’écoute du groupe, qui marque parfois un temps de retard dans ses réactions :
Cécile : Ce que j’ai bien aimé, c’est ce qu’il a dit Valentin, c’est quand y met « je t’aime pas » et pis après y rajoute !
S. D. : Et qu’est-ce qui te plaît dans cette idée-là ?
Cécile : Ben ça veut dire qu’on peut faire un peu plus de mots… avec un petit mot on peut en faire un grand…
Florian : On peut faire un contraire !
Valentin : Oui, parce que c’est le contraire, on n’aime pas, on aime…34
60La reprise va alors permettre au groupe de dépasser l’aspect anecdotique du jeu graphique de dérivation créative et de contrepied, pour y voir un principe d’écriture poétique et ludique qui manifestement les séduit et dont ils s’empareront peut-être. À l’extrême fin de l’entretien, Cécile qui semble en train de construire pour elle-même un paradigme de lecture, fera de nouveau référence à la valeur figurative des lettres et à la disposition du texte sur la page en attirant l’attention du groupe sur la fragmentation du mot chaise au cœur de l’album Chaise et café :
Cécile : On dirait que là les mots ils ont été à moitié dévorés… et puis on dirait que là, ça fait chaise… parce que là y a un E.
Mathieu : Et puis là y a un S et après un C.
Thibault : Des fois les phrases elles sont comme ça heu…
S. D. : Et cette phrase-là, elle fait quel effet ? Tu dis « dévoré » ?
Cécile : Comme si c’était quelqu’un qui les avaient mangées…35
61L’observation de Cécile pourrait sans doute être affinée, dans la mesure où elle ne parvient pas tout à fait à faire de lien entre cette « dévoration » du mot chaise, la phrase qui « tranche en deux » le narrateur et la séparation d’avec le plus grand, mais elle exprime néanmoins là une intuition de la violence exprimée par la page et ouvre une perspective pour une éventuelle relecture par ses camarades.
Perception des jeux entre écrit et oral
62Les entretiens montrent également une perception amusée d’une autre des caractéristiques essentielle de l’écriture de Béatrice Poncelet, à savoir son oralité et tous les jeux qu’elle pratique entre l’écriture d’une parole surprise et la transposition de l’oral à l’écrit. Ainsi Laura va-t-elle tenter de verbaliser l’implicite qu’elle perçoit dans la formule-titre de l’album T’aurais tombé :
S. D. : Et est-ce que tu as aimé la façon dont c’est écrit ?
Laura : Ben oui, c’était rigolo la façon dont c’était écrit parce que, en plus, T’aurais tombé, le titre, ça doit être le petit garçon qui le dit parce que c’est comme si c’était un petit garçon qui devait avoir deux trois ans qui le dit…
S. D. : Pourquoi tu dis ça ?
Laura : Ben parce que « T’aurais tombé », ça se dit.
Fadh : Ça veut dire qu’il a eu un accident, c’est son accident.
Laura : Oui, mais ça se dit de toutes façons, ça se dit pas.
S. D. : Tu aurais dit comment ?
Laura : « J’étais tombé »… ou « tu étais tombé », j’aurais dit ça.36
63Les élèves sont sensibles au choix stylistique d’une formule enfantine orale et à l’écart qu’elle présente avec la norme, sans toutefois pouvoir l’expliciter tout à fait. Il est intéressant de voir qu’ils ne peuvent « décemment » l’attribuer qu’à un enfant de deux ou trois ans en train de construire une langue standard normée. Cet exemple me paraît révélateur du rapport qu’entretiennent ces élèves de Segpa avec la norme linguistique, eux qui ont souvent été stigmatisés dans leur passé scolaire pour cause de son non-respect et dont les programmes spécifiques comportent une grande part de travail normatif. Ils se montrent là très sensibles à une variation qu’ils ne peuvent considérer que comme une erreur d’enfance, manifestant par là une attitude presque rigide vis-à-vis de ce qui « ne se dit pas », eux qui, dans les échanges spontanés, se laissent parfois aller à des écarts, attitude particulièrement courante comme l’a montré Claude Caïtucoli37… Le rapport à la norme est également soulevé par les élèves de cours moyen à propos de Mais, fée ?, cette fois dans la perspective de la correction orthographique et du passage de l’oral à l’écrit. Malgré la pression sociale à l’entrée en sixième, ces élèves sans difficultés particulières perçoivent clairement l’écart comme un jeu et l’apprécient comme tel :
Sonia : Il n’est pas allé dans une pièce toute noire ?… Moi ce que j’ai bien aimé par exemple c’est que il a marqué « mais qu’est-ce qu’elle fée ? » et fée c’est marqué comme ça !
Kelly : Oui, c’est tout le temps comme ça…
Sonia : À la fin y disent « Oh j’ai fait une faute à fée ! y faut que je la corrige ! »38
64La même élève, quelques échanges plus loin, fera également observer un jeu équivalent sur les homonymes :
Sonia : À la fin j’ai bien aimé « qu’est-ce qu’on me dit, j’ai fait une faute, confondu jusqu’au titre fée et fait je ne peux pas laisser ça je file chercher un stylo »… S. D. : Oui et qu’est-ce qui te plaît là ?
Sonia : C’est qu’on fait des jeux de mots…
S. D. : Et qui parle à qui là ?
Kelly : Ben il parle au lecteur…39
65Comme le montrent ces quelques exemples, les enfants manifestent de l’intérêt pour l’écriture de Béatrice Poncelet, proche de l’oral, de la parole, de la conversation. Surpris, voire choqués pour certains, ou au contraire charmés, ils manifestent là des jugements esthétiques qui recoupent ceux, tout aussi contrastés, des adultes. Cette acceptation, ou non, de ce que je suis tentée d’appeler une licence poétique, me paraît révélateur de rapports à la langue et à la littérature déjà contrastés chez les enfants et qui semblent se renforcer chez les adultes, chez des adultes enseignants qui plus est, et donc confrontés à la norme et à leur propre insécurité linguistique.
Attention récurrente et soutenue aux narrateurs
66Enfin, lors des entretiens, l’ensemble des participants, adultes et enfants, manifeste une attention récurrente et soutenue aux narrateurs qui les amène à tisser des liens d’un album à l’autre, à faire émerger l’emploi du pronom « je » comme masque. Nous allons voir que la question les amène à réfléchir à nouveau sur le genre. Le premier exemple, tiré d’un entretien avec les adultes, s’appuie sur l’album Je reviendrai le dimanche 39 :
Noémie : […] elle décide de partir, enfin pas bien loin puisqu’elle va s’installer dans la cave… c’est ça ?
Claire : Dans l’atelier du papa…
Noémie : Dans l’atelier du papa… au départ c’est un sentiment de liberté énorme puisque…
Odile : Moi je crois que c’est un petit garçon…
Inès : Pour moi aussi !
S. D. : Est-ce que quelque chose nous permet de le déterminer ?
Inès : Le départ… « Ça c’est moi avec le casque de pompier du papa de mon copain. »
Léa : Après y a beaucoup de choses… pour une fille…
S. D. : Vous vous êtes posé la question de ce « je » ?
Odile : C’est pratiquement toujours « je »…
Pauline : Elle prend le lecteur à témoin « Regarde »… C’est très cinématographique, ça pourrait être un film… elle donne à voir…
Annie : Là c’est masculin… dans Je reviendrai Dimanche !
S. D. : Tu t’appuies sur quoi pour l’affirmer ?
Annie : « J’ai voulu chercher un cageot… j’étais sûr… d’en trouver un… » s-û-r (elle épelle) donc là c’est un petit garçon !
Noémie : Oui alors que moi je l’ai pas du tout vu comme ça… parce que j’avais lu un autre avant et je n’ai pas fait…
Odile : Dans d’autres aussi c’est ambigu !
Noémie :… attention à l’orthographe et j’étais partie sur…
Inès : Moi j’ai fait attention à ça justement… dans Chut, les deux filles quand elles observent leur maman lire, il y a écrit é-e-s ! Là, ça m’a frappée, là je me suis dit « Ah, c’est des filles… »40
67Comme on le voit ici, la question du narrateur et de son appartenance générique n’est pas l’objet de la même attention pour tous les lecteurs : Noémie a d’emblée identifié le « je » comme féminin, par assimilation. Mais ce choix implicite va faire réagir ses interlocuteurs et entraîner un débat. Les éléments de justification restent dans le flou, dans l’implicite, par allusion à des stéréotypes, des attributs traditionnellement « genrés » au « masculin », comme le casque pour Inès ou, plus loin, la recherche de matériaux pour bricoler, en ce qui concerne Annie, et c’est l’orthographe qui va permettre de trancher. Les élèves de CM2 vont soulever la même interrogation, mais nous noterons chez eux une tentative plus marquée de rechercher des indices sémantiques ailleurs que dans le système d’accord, même si celui-ci pourrait leur permettre immédiatement de trancher :
Alexandre : Dans Je, le loup et moi…, c’est la petite fille, elle parle que d’elle, aussi elle raconte sa journée avec sa grand-mère.
Damien : Il y a surtout des enfants.
Sébastien : Il y a des deux… des garçons et des filles.
Manon : Non, dans Chez Elle ou chez elle… heu, à la fin, on voit bien que c’est une fille… qui parle.
S. D. : Essaie de nous le montrer. Tu peux nous lire le passage de texte si tu veux bien.
Manon (elle feuillette l’album) : « quand je serai grande… ».
Julien : Gran-de !
Sébastien : Sinon y dirait « Quand je serai grand » […].
Julien : Moi, je veux revenir à l’autre question, c’était savoir si c’était un petit garçon, le personnage (il revient sur Je pars à la guerre, je serai là pour le goûter) : « Regarde ce que j’ai trouvé ! Un masque à gaz comme celui de mon grand-père quand il était à la guerre ! Celui-là, il me le fallait. Mais j’avais à peine commencé à en parler avec mon père […]. » Donc, il a parlé avec son père, donc c’est un enfant… C’est un garçon !
S. D. : Qu’est-ce qui te fait dire que c’est un garçon ?
Damien : Ben c’est un garçon parce que y joue au soldat… y a pas souvent de filles qui jouent aux soldats.
Nelly : Je dirais que c’est une fille parce qu’elle a invité sa copine, à la fin on dit que tout était prêt quand elle arrive.
Sébastien : Moi, j’invite copains et copines !41
68Les élèves, sensibles à la focalisation interne (« la petite fille, elle parle que d’elle »), s’interrogent donc sur ces voix narratives qu’ils tentent de caractériser de manière empirique ou, comme Julien, par le raisonnement, interprétant les détails de l’histoire et la perception qu’il a de la place du « je » narrateur dans la hiérarchie familiale, pour délimiter la tranche d’âge à laquelle il appartient. Il s’appuie ensuite explicitement sur des stéréotypes culturels, comme l’organisation de jeux de guerre, puis, enfin, sur des indices linguistiques d’accord pour déterminer le genre des narrateurs. Cette réflexion est parfois, pour les élèves, l’occasion de tester leurs connaissances, d’utiliser des outils d’analyse textuelle proposés par le maître. Ainsi réfléchissent-ils, dans l’extrait qui suit, sur la notion de focalisation interne, de « narrateur intérieur » :
S. D. : Et dans Les Cubes… Est-ce que vous avez compris qui parle ?
Christopher : C’est un narrateur de l’histoire intérieure… ou extérieure… on l’a appris…
Charline : Oui, la notion de point de vue !
Christopher : Justement… on a travaillé sur un livre, Journal d’un chat assassin et c’est Toffy un chat qui est le narrateur… au lieu que ce soit quelqu’un, par exemple l’auteur…
S. D. : Alors justement, qu’est-ce que vous en pensez dans les albums que vous avez lus de Béatrice Poncelet ? Il y a des narrateurs intérieurs ?… Qui raconte dans Je, le loup et moi… ? Qui dit « je » ?
Charline : C’est la petite fille…
S. D. : Alors, est-ce qu’elle n’est pas à l’intérieur de l’histoire ?
Christopher : Ben si, c’est une narratrice intérieure !
S. D. : Et dans Chez eux, Chez Elle ou chez elle ?
Céline : C’est la petite fille…
S. D. : Elle est où, dedans ou dehors ?
Céline : Dedans…
S. D. : Dans Je reviendrai le dimanche 39, qui raconte ?
Valentin : C’est lui, c’est l’enfant…
Adèle : À chaque fois c’est un personnage de l’histoire !
Christopher : Dans Chut ! elle lit, c’est pas quelqu’un de l’histoire !…
Céline : Si !
Christopher : Soit c’est les frères, soit c’est quelqu’un qu’est pas dans l’histoire parce qu’on n’a pas trop l’impression que…
Inès et Céline : Si, c’est les deux enfants qui parlent…
Christopher : Ben, moi je suis pas sûr, mais je pense que c’est quelqu’un qui est de l’extérieur… parce que ça raconte précisément ce qu’elle fait et pis, eux, ils sont pas dans la pièce à ce moment-là… Par exemple…
Céline : Si, ils sont dans la pièce, ils sont en train d’observer… à chaque fois il dit « on ».
Inès : À des endroits on voit leurs yeux…42
69La question de l’identification du narrateur amène les élèves à retraverser rapidement le corpus pour aboutir, après vérification, à une forme de généralisation qui fera apparaître le recours à un narrateur intradiégétique comme une des caractéristiques de l’écriture de Béatrice Poncelet (« À chaque fois c’est un personnage de l’histoire ! »). La discussion sur Chut ! elle lit est particulièrement intéressante à ce titre puisque les deux narratrices sont effectivement dans une posture à la fois interne et externe : interne au récit-cadre puisqu’elles appartiennent à cette scène familiale, mais externe aussi puisqu’elles sont spectatrices, puisqu’elles ne sont que témoins de l’action centrale, ce que Christopher considère comme « l’histoire ». « À des endroits on voit leurs yeux », a bien noté Inès, attentive aux « masques » des fillettes dans la pénombre de la deuxième double page et prenant acte au passage du jeu théâtral du regard/regardé à l’œuvre chez Béatrice Poncelet.
70Comme nous l’avons vu en parcourant ces extraits d’oraux interactifs, les élèves (au moins autant que les maîtres) s’appuient, pour parler de l’œuvre, sur des spécificités plastiques ou narratives comme la couleur, l’insertion, voire la fusion du texte dans l’image, le jeu très souple entre le titre et l’album, la dimension biographique de ces narrations en « je » qui font écho entre elles… La compréhension/interprétation des albums évoqués lors des oraux interactifs reste souvent implicite et partielle, mais au vu de la générosité, de la complexité du travail artistique proposé, quel lecteur pourrait penser tout embrasser ? Or, tandis que cette mise en évidence de l’impossibilité pour le lecteur littéraire de tout voir, tout lire, tout comprendre, gêne durablement nombre d’enseignants, les élèves, même s’ils ne sont pas toujours enthousiasmés au départ par ce travail qui dérange leurs habitudes antérieures de lecture, acceptent plus volontiers d’entrer dans une dynamique d’intercompréhension/interprétation.
Notes de bas de page
1 S. Dardaillon, « Quelle place pour l’iconotexte dans les pratiques enseignantes de cycle 3 ? ».
2 C. Tauveron, Lire la littérature à l’école : pourquoi et comment conduire cet apprentissage spécifique ? : de la GS au CM2, p. 160.
3 Les transcriptions n’ayant pas vocation à être analysées du point de vue des variations linguistiques, les ponctuations et les élisions propres à l’oral ont été le plus souvent conservées, de même que les signes de ponctuation en lieu et place des courbes intonatives afin de faciliter la lecture. En revanche, dans la mesure où je souhaite pouvoir travailler sur les discours, les hésitations ont été notées par des points de suspension ; la syntaxe propre à l’oral ainsi que les formulations personnelles ont été conservées. Les effets d’insistance sont transcrits en gras, le soulignement signale un chevauchement de la parole et les barres obliques un blanc. J’ai choisi de réattribuer un prénom fictif à chaque voix pour respecter du mieux possible les logiques de discours et la répartition entre masculin et féminin, au vu des remarques sur la tonalité « féminine » attribuée par certains enseignants à l’œuvre de Béatrice Poncelet.
4 Extrait d’entretien, stage « Littérature », janvier 2004. Tous les entretiens qui suivent sont transcrits au plus près des formulations initiales, de la syntaxe orale des enseignants et des élèves, afin de mieux tenir compte de la construction de leur pensée, de leurs hésitations…
5 Extrait d’entretien, stage « Littérature », janvier 2004.
6 Idem, janvier 2005.
7 Idem, janvier 2004.
8 Idem, janvier 2005.
9 Extrait d’entretien, CM2, groupe 1, janvier 2004.
10 Extrait d’entretien, CM2, groupe 2, janvier 2004.
11 Extrait d’entretien, CM2, groupe 1, janvier 2004.
12 L’enseignant de cette classe accorde une importance toute particulière à la fréquentation des œuvres d’art, en relation notamment avec le musée des Beaux-Arts de Tours qui propose des ateliers pédagogiques en lien avec ses collections permanentes ainsi que les expositions temporaires.
13 Extrait d’entretien, CM2, groupe 2, mars 2004.
14 Idem.
15 Idem.
16 Idem.
17 Extrait d’entretien, CM2, groupe 1, mars 2004.
18 Idem.
19 Extrait d’entretien, 6e Segpa, septembre 2005.
20 É. Bautier (dir.), Apprendre à l’école, apprendre l’école : des risques de construction d’inégalités dès la maternelle.
21 Extrait d’entretien, CM2, groupe 1, décembre 2004.
22 Extrait d’entretien, CM2, groupe 2, décembre 2004.
23 Extrait d’entretien, stage « Littérature », janvier 2005.
24 Extrait d’entretien, stage « Littérature », janvier 2004.
25 Idem.
26 Idem.
27 Idem.
28 Idem.
29 Extrait d’entretien, CM2, groupe 2, décembre 2004.
30 Extrait d’entretien, CM2, groupe 1, mars 2004.
31 Extrait d’entretien, 6 e Segpa, septembre 2005.
32 Idem.
33 Extrait d’entretien, CM2, groupe 1, décembre 2004.
34 Idem.
35 Idem.
36 Extrait d’entretien, 6 e Segpa, septembre 2005.
37 C. Caïtucoli (dir.), Situations d’hétérogénéité linguistique en milieu scolaire.
38 Extrait d’entretien, CM2, groupe 1, décembre 2004.
39 Idem.
40 Extrait d’entretien, stage « Arts plastiques », décembre 2004.
41 Extrait d’entretien, CM2, groupe 1, décembre 2004.
42 Extrait d’entretien, CM2, groupe 2, décembre 2004.
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