6. Émergence d’un positionnement de sujet lecteur
p. 171-187
Texte intégral
Phénomènes d’adhésion ou rejet : amorce de jugements esthétiques
1Un questionnaire écrit1 avait pour objectif d’amener les trois types de lecteurs à opérer individuellement un retour réflexif sur leurs lectures initiales et à formaliser leurs premières impressions avant de s’engager dans un entretien collaboratif duel ou collectif. Cet écrit les invitait tout d’abord à reprendre, de mémoire ou en les compulsant à nouveau, l’ensemble des titres qu’ils avaient lus ou parfois simplement parcourus, ce qui devait permettre de mesurer leur volume de lecture ainsi que sa plus ou moins grande diversité. Ce questionnaire a été volontairement conçu de manière très ouverte pour laisser aux lecteurs la possibilité d’interpréter librement la demande, de répondre à tout ou partie des items et d’ajouter leurs propres remarques. Il comportait les sept items suivants :
Aviez-vous déjà vu des albums de Poncelet ? Si oui, où ?
Quel(s) titre(s) avez-vous lu(s) ?
Qu’est-ce qui vous plaît ?
Qu’est-ce qui vous déplaît ou vous gêne ?
À quoi cela vous fait-il penser ?
Notez une phrase que vous aimez ou qui vous donne à réfléchir.
Quelle image préférez-vous ?
2La première question interrogeait les lecteurs sur leur connaissance préalable des albums de Béatrice Poncelet, elle visait à déterminer l’impact de son œuvre sur un lectorat potentiel et indirectement l’influence de la liste de référence publiée en 2002 pour le cycle 3 sur les lectures des enseignants, puisque l’album Chez eux, Chez Elle ou chez elle en fait partie. Les participants étaient ensuite invités à lister l’ensemble des albums qu’ils avaient eu le temps ou l’envie de découvrir lors de la phase de lecture ; question qui visait au moins deux objectifs essentiels : prendre la mesure du degré variable d’implication des lecteurs dans l’œuvre et permettre de recouper, d’éclairer les réponses suivantes en fonction des lectures réalisées. Ces deux premières questions n’impliquaient pas directement la subjectivité du lecteur, en revanche, les suivantes invitaient à risquer de premiers jugements esthétiques et de premières inférences. La cinquième question, formulée de manière volontairement neutre et large, sollicitait les associations libres, les inférences, dans et hors du champ culturel, et poussait davantage les lecteurs à une première interprétation et appropriation du corpus. Les deux dernières questions, quant à elles, leur demandaient de s’impliquer en tant que sujets lecteurs, elles visaient à faire apparaître des résonances partagées, à faire surgir déjà des nœuds de complexité et à permettre l’émergence d’un parti pris esthétique.
Lectures d’adultes
3Comme le note un enseignant, « ça ne laisse pas indifférent : on aime ou on déteste2 ». Ainsi la plupart des réponses sont-elles très tranchées et contrastées chez les adultes, comme chez les enfants, ainsi que nous le verrons plus loin. Nous allons observer tout d’abord ce qui a séduit ou au contraire dérouté les lecteurs-enseignants et futurs enseignants (leurs réponses étant similaires, je n’ai pas jugé opportun de distinguer les remarques issues des questionnaires de formation initiale et continue). Sans nécessairement l’expliciter dans leurs réponses, ces lecteurs semblent percevoir la maîtrise de l’écriture iconotextuelle de Béatrice Poncelet et sa capacité à créer un nouvel espace littéraire.
Sensibilité aux « illustrations »
4Plus de la moitié des enseignants interrogés se déclarent sensibles aux images « touffues », en particulier à leur « diversité », aux accumulations de « photos, dessins d’enfants, représentation de gravures, écrit mêlé à l’illustration ». Ils sont sensibles à la fois à leur foisonnement et aux diverses techniques qu’ils sont, pour la plupart, peu habitués à voir ainsi dialoguer sur les pages des albums. Par ailleurs, nombre d’entre eux apprécient d’y retrouver des références connues « tantôt “surréalistes”, “contemporaines”, tantôt très figuratives », des « objets peints de façon hyperréaliste », la « richesse des détails ». Enfin, certains enseignants se questionnent sur les effets des choix plastiques opérés : pour eux, l’illustration donne « l’impression d’être “dans” le livre », elle « renforce le déferlement d’un monde sensoriel, le chaos apparent ». Ils notent la structuration des différents univers par des partis pris plastiques, graphiques, etc. La présence de photos d’enfants, d’objets et jouets de l’enfance est en particulier souvent soulignée, comme provoquant avec l’auteure une connivence basée sur des références culturelles communes, des « objets “symboliques”, constitutifs d’une certaine enfance des années 1950-1960, qui réveillent des souvenirs, qui proposent un parcours dans l’enfance, dans notre enfance… ».
La dimension poétique
5Les enseignants de notre échantillon se placent dans une perspective interprétative, surtout lorsqu’ils prennent en compte la dynamique texte-image, avec tout d’abord un plaisir lié à la composition de l’espace-page, à la mise en pages « parfois aérienne », au « montage » des illustrations, au « mouvement de l’écriture en lien avec le texte », à « la composition et la concordance entre les illustrations et les mots ou expressions choisis dans la page », bref, à ce que certains désignent comme « la mise en scène de l’écrit ». On notera ici les trois termes utilisés par les enseignants : on passe de « mise en page » à « composition » pour aller vers « mise en scène » ; s’opère alors un glissement d’une terminologie liée au livre, à la peinture, à celle de l’image animée avec l’idée de montage, et enfin à l’espace théâtral. Comme si émergeait ici l’intuition de la page d’album comme espace de jeu, comme théâtre de l’intime. Il est question ici de « mouvement de l’écriture en lien avec le texte » ; dans un autre questionnaire, on parle de « rythme de l’écriture ». Ces deux expressions montrent une sensibilité à la dynamique propre à l’album, qui permet ainsi de jouer avec le texte, de le moduler sur la page pour lui donner un supplément de sens. Nous sommes là dans cette dimension poétique qu’évoqueront certains enseignants qui apprécient particulièrement de voir la « typographie au service du sens », cette forme-sens dont nous avons parlé plus haut. Ainsi, telle enseignante se déclare-t-elle à propos de Chez Eux, Chez Elle ou chez elle « agréablement surprise par les différentes typographies qui donnent un sens au texte » ; un autre souligne les « passages en italique et script, ou l’écriture en lignes cursives ou qui suit le mouvement » dans Galipette. Dans le cas de Chut ! elle lit, les analyses se font plus précises, à la fois sur le dessin en creux du corps absent de la mère et sur la mise en évidence de la situation fictionnelle par le langage plastique : « Le corps de la mère est rendu par “l’ondulation” de l’écrit. C’est l’écrit et sa présentation qui dessinent le corps de la mère » ; « Le contraste entre le rythme de la mère (lecture) et celui des enfants est “évoqué” par l’illustration ».
6Nous sommes là au cœur même du poétique, du ποιέιν originel qui façonne le sens à partir d’un pétrissage de la matière visuelle, mais aussi sonore et sémantique, comme le relèvent plus de la moitié des enseignants participants qui notent « la poésie des textes », « la poésie des mots » et mentionnent leur sensibilité à une écriture qui « joue avec les mots et les sous-entendus (méfait : non-dit dans Mais, fée ?) », une écriture « à l’oreille, construite comme un poème, avec des rimes mais pas toujours ». Les réponses manifestent ainsi une attention particulière portée à la sensualité de l’écriture, à la fois verbale, typographique et iconique, de Béatrice Poncelet qui a « essayé de reconstruire tout un univers d’enfant – avec toutes sortes de sensations (visuelles, olfactives, auditives…) ». Certains se montrent particulièrement réceptifs à ce qu’ils nomment « le côté kaléidoscope qui reflète bien tout ce que l’œil, les oreilles et le reste peuvent capter », « l’énergie de l’ensemble, la sensualité (on peut toucher, sentir, entendre…) ».
Phénomènes intertextuels et intericoniques
7Sans nécessairement l’expliciter dans un premier temps, les enseignants perçoivent bien la maîtrise de l’écriture iconotextuelle chez Béatrice Poncelet et sa capacité à créer un nouvel espace littéraire. La dimension littéraire des albums est prise en compte en fonction de leur appartenance à la Bibliothèque, de leur inscription dans un réseau culturel, et de nombreux questionnaires relèvent les phénomènes d’intertextualité et d’intericonicité à l’œuvre chez notre auteure. Ils parlent alors de « références littéraires », « d’allusions décelables si on cherche un peu… », de « clins d’œil culturels »… Certains enseignants sont même parfois réceptifs à l’inscription de la constitution de l’objet littéraire dans le propos, la forme et la conception même de l’album qui met en scène la fabrique de littérature. Ils relèvent ainsi « la référence aux journaux intimes : questionnements, doutes, dessins, photos… », « la mise en abyme du livre dans le livre » dans Chez eux, Chez Elle ou chez elle, « l’usage du “livre” qui participe à la narration ».
Modes d’énonciation
8Les modes d’énonciation sont également relevés à plusieurs reprises comme constitutifs du plaisir de lecture. Pour certains, l’énonciation en je « à la Butor » fait référence littéraire et ils retrouvent là un plaisir déjà éprouvé. La référence à Michel Butor est d’autant plus intéressante qu’elle permet cette plongée dans l’intimité du personnage, dans ses sensations, le flux de sa conscience. Certains enseignants notent que le « je » « s’adresse directement au lecteur en livrant ses pensées telles qu’elles sont », « retrace très bien toutes les petites pensées des enfants ». Ce qui est perçu là de manière intuitive, c’est la proximité de l’œuvre de Béatrice Poncelet avec le nouveau roman et la posture dans laquelle elle place son lecteur, « derrière les yeux de celui qui voit, dans les pensées de l’autre avant qu’elles ne soient formulées (ou formatées) par le discours ». On notera à ce titre la reprise du mot « pensées » dans les écrits des enseignants, doublée d’une réflexion sur les effets en quelque sorte mimétiques du procédé qui permet de rendre sensibles les pensées « un peu galopantes » de l’enfant.
Complexité de l’écriture
9Les questionnaires mettent également en évidence une attention portée au « mystère des personnages », à la complexité de l’écriture y compris dans sa dimension elliptique, les « sous-entendus de l’histoire », le « non-dit », en particulier pour des albums comme Je, le loup et moi… Sensible à ce tissage qui s’opère par analogie ou par contraste entre complexité du monde et complexité de l’écriture, une enseignante note que « la superposition de différents discours évoque les incompréhensions, l’ambivalence des choses de la vie ». Une autre met l’accent sur « la naïveté des propos de Béatrice Poncelet qui aborde des thèmes graves (la guerre, la mort, l’anxiété…) sur un ton neutre ».
Thématiques existentielles
10La plupart des enseignants interrogés se montrent par ailleurs réceptifs aux thématiques travaillées par des albums « très sensibles, qui abordent souvent des tranches de vie, ou des relations entre personnages ». L’un d’eux parle de « connivence », l’autre relève « l’oscillation permanente de l’espoir, de l’angoisse, de l’humour et du retour au concret… comme la vie ». Ce qui les frappe alors, c’est la dimension fondamentalement humaine et partagée des thématiques abordées, et la manière dont l’écriture parvient à donner en quelque sorte l’illusion du vécu, mais également l’atmosphère très particulière qui se dégage des albums, cette « manière diffuse, progressive dont l’émotion s’installe », « la douceur de l’ambiance », « la chaleur des relations », les rapports enfants/parents « très doux par moments », « le côté intimiste ».
11Les lecteurs adultes mettent également en avant le caractère transgénérationnel des expériences transcrites qui couvrent « tous les âges », permettent de « retrouver des éléments liés au vécu, des souvenirs, des impressions liées à l’enfance ». Pour certains, le cheminement du lecteur au fil des albums permet de « reconstruire le cheminement de l’enfant, héros de ses livres, de la petite enfance jusqu’à l’adolescence », et le caractère biographique de l’œuvre « renvoie les adultes-parents dans leur passé… et les enfants dans le présent ». Pour d’autres, enfin, « c’est pour le lecteur une mémoire retrouvée […] l’enfant devenu adulte tente une remise en ordre de sa propre histoire… ».
12Manifestement, les thèmes traités touchent les adultes, les renvoient à leur propre expérience, et c’est alors qu’intervient le « je », l’implication directe : « J’ai beaucoup aimé la façon dont a été traité le thème de la maladie d’Alzheimer dans Les Cubes » ; « Ces albums me touchent. Ils me rappellent ma vie, mes relations avec mes enfants. L’auteure évoque des objets, des sentiments très humains » ; « Les écrits en général nous donnent à réfléchir sur les moments de l’enfance, une “petite madeleine” parfois ! ».
Un Lecteur Modèle
13Certaines remarques dessinent par ailleurs comme un Lecteur Modèle : l’un des enseignants parle de « sollicitation du lecteur », deux autres de « lecture implicite », et c’est là que vont se croiser plaisir et déplaisir. En effet, si certains ont vécu cette lecture comme jubilatoire de par son ouverture, par « les “trous” qui laissent place à l’imaginaire », par la part d’investissement qu’elle exige du lecteur, par la « recherche/construction » que celui-ci doit opérer et la multiplicité des interprétations, à l’inverse, un tiers des enseignants interrogés voit dans cette complexité une gêne provoquée tout d’abord par cette richesse de l’image évoquée comme séduisante par d’autres plus haut. S’exprime alors une réticence à l’égard du « lourd travail de décodage » exigé par les superpositions, imbrications, changements de plans et occultation du texte par l’image. Peut-être peut-on voir là la trace de la moindre familiarité déjà constatée des enseignants avec la lecture de l’image. Les termes deviennent alors péjoratifs, il est question de « fouillis », et la complexité devient génératrice d’une certaine angoisse : « L’avalanche de textes avec cette impression de passer du coq à l’âne. Je suis toujours à la recherche d’un fil conducteur. » ; « Le risque parfois que ce soit “trop” foisonnant, rempli… Risque de perdre le fil, de se perdre ». Il est question là d’» avalanche », de « risque » et un des éléments les plus récurrents est précisément ce fil conducteur, ce fil d’Ariane qui permet au lecteur de suivre la narration. Or, nous l’avons vu, chez Béatrice Poncelet pas ou peu d’histoire, des instants de vie souvent rapportés selon divers points de vue, un « kaléidoscope » dont il était question plus haut. Ces réactions très contrastées sembleraient donc dessiner, au moins grossièrement, deux modalités de lecture et deux profils de lecteurs : ceux qui acceptent de se perdre et ceux qui exigent d’un auteur qu’il les guide.
14L’expérience du questionnaire, et c’est là sans doute un de ses intérêts en formation, va amener certains enseignants à revenir sur leur expérience de lecture, et souvent la nécessité de reprendre, de relire, de rebrousser chemin apparaît dans leur discours comme un obstacle à la lecture. D’ailleurs, ceux qui déclarent avoir lu « rapidement » ou même « survolé » ne sont souvent pas entrés dans les albums : « C’est difficile à lire. Il faut souvent faire des retours en arrière » ; « On nous raconte deux fois la même histoire, mais je n’ai compris cela qu’au bout de la deuxième lecture ». Il y a là une prise de conscience de ce que Francis Marcoin appelle la « lecture paresseuse » : l’exigence de l’œuvre proposée qui impose son propre rythme de lecture, vécue parfois comme une difficulté, amène certains participants à interroger leur mode de lecture, la nécessité de tout comprendre, cette habitude qui les pousse à se sentir « obligés de tout lire », la difficulté de « savoir par où commencer la lecture à cause des histoires dans les histoires ». Ces quelques éléments sont représentatifs d’une culture scolaire partagée, celle d’une lecture linéaire exhaustive, qui fait passer la compréhension littérale avant l’interprétation, la projection du lecteur dans l’œuvre. Cette expérience limite de la lecture contrainte les conduit de fait à approcher ce qu’est pour moi, du moins en partie, la lecture littéraire : une lecture qui opère des choix, une lecture vagabonde qui accepte de laisser des zones à explorer plus tard, qui comble les blancs. Et c’est précisément à cette lecture que Béatrice Poncelet convie son lecteur :
On a de la peine à accrocher à un livre comme … et la gelée, framboise ou cassis ? car toutes les petites portes que je construis, je les présente comme des portes ouvertes. Elles vous tentent, vous les prenez ; vous ne les voulez pas, vous les laissez. Il y a une histoire linéaire à la limite – ça c’est la part traditionnelle – qui est celle du livre. Et après, savoir si on va de gauche, à droite… Je ne vois pas pourquoi on ne le ferait pas. Dans un livre documentaire, un genre qui m’intéresse très peu, tout le monde trouve normal de sauter de la page de gauche à l’explication qui va se trouver sur la page de droite. Pourquoi serait-ce impossible dans un livre qui n’est pas un documentaire ?3
Une littérature perçue comme en écart
15Du point de vue de l’écriture, la gêne la plus fréquemment notée est occasionnée par l’intégration du texte « saccadé, haché » dans l’image, en particulier lorsque celui-ci disparaît partiellement ou est imprimé de manière peu contrastée. Quelques réticences se font également jour vis-à-vis de l’énonciation, des monologues croisés générant une « difficulté à trouver le sujet qui parle ». Certains enseignants sont parfois troublés par le style proche de l’oral adopté par l’auteure, qui leur semble mettre la norme à mal. Ainsi relèvent-ils les « “flots” de paroles dans Framboise ou cassis ?, parfois approximatifs, le vocabulaire limité » ; « la juxtaposition des mots [qui] dérange, les points de suspension qui commencent l’album » ; « quelques fautes d’orthographe » dont ils se demandent si elles sont « volontaires ». Là encore, deux profils de lecteurs et vraisemblablement deux représentations de l’écriture littéraire se manifestent : là où certains enseignants apprécient le flux, l’entrecroisement, le caractère poétique de l’écriture de Béatrice Poncelet, en relation avec des références littéraires contemporaines, certains sont très gênés par cette souplesse de la langue, son oralité, sa syntaxe libre et poétique, attachés qu’ils sont à la conception d’une écriture littéraire complexe qui offre des modèles syntaxiques et lexicaux.
16Ces représentations de la littérature, et plus particulièrement de la littérature de jeunesse, émergent également dans le refus par certains des thématiques fortes qui traversent les albums : « la présence très lourde du père ou absence/rapport à la féminité » ; « les préoccupations superficielles d’une préadolescente qui masquent d’autres plus existentielles » ; « les corps nus » ; « les thèmes récurrents trop appuyés (mort, maquillage, seins…) ». Comme nous le voyons dans ces quelques citations extraites des questionnaires individuels, c’est surtout le rapport au corps, à la féminité et à l’émergence de la maturation sexuelle qui pose problème ; ce que quelques enseignants mettent très clairement en cause ici, c’est précisément la liberté revendiquée par Béatrice Poncelet de pouvoir parler de tout aux enfants. Il est vrai que ces thèmes ont été peu abordés par la littérature de jeunesse, mis à part dans les titres publiés par les éditions du Sourire qui mord. Ce qui émerge ici, c’est donc une conception de la littérature d’enfance nécessairement naïve, protégée. Pour cette raison, certains rejettent « l’ambiance ambiguë, l’atmosphère étouffante, voire inquiétante parfois » dans laquelle « on s’enfonce » ; « les mots ou lettres déchirés renfor[ça]nt cette image de rupture, de malaise ».
17De ce fait, un tiers environ des enseignants pose la question de la lisibilité, de l’adaptation des albums de Béatrice Poncelet à leur lectorat, leur reprochant avant tout leur caractère « philosophique », « intellectuel », voire « hermétique » ou, pire encore, « pédagoartistique ». Pour ces lecteurs, le corpus « relève plus d’une littérature d’adulte ». Ils s’interrogent alors sur l’appartenance des albums au domaine de la littérature de jeunesse et se demandent si « la lecture “plaisir” y est préservée » : « Personnellement rien [ne me gêne], mais en qualité d’enseignant, je trouve que ce genre d’album s’adresse à des élèves plutôt adolescents » ; « c’est plus un travail destiné à des adultes qui ont la nostalgie de l’enfance qu’à des enfants ». Ces formulations, présentes dans un cinquième des questionnaires, remettent clairement en cause l’appartenance des albums proposés au domaine de la littérature de jeunesse, leurs auteurs se plaçant clairement dans une position de lecteurs-médiateurs qui envisagent avant tout pour l’enfant une lecture « plaisir » et de loisir. Mais ne s’agit-il pas, là encore, d’une représentation de ce que devraient être les plaisirs de la lecture pour l’enfant, ses besoins ? Ces interrogations seraient à mettre en écho avec cette remarque sur les corpus et pratiques ajoutée par un des enseignants en marge de son questionnaire :
La littérature oui, mais pas de manière aussi systématique. Je pense qu’il y a d’autres priorités en primaire et que la majorité des enfants n’ont pas la maturité suffisante pour s’y consacrer à ce point-là (ainsi qu’il est demandé). J’ai envie de dire de manière très générale concernant les programmes : « Chaque chose en son temps », et on anticipe beaucoup trop sur le niveau de maturité des enfants au dépend d’acquisitions plus systématiques et fondamentales à leur âge.
18Or, nous verrons plus loin, en travaillant avec les élèves de CM2 et avec les élèves de sixième de Segpa, que les enfants sont très libres, très ouverts à des formes littéraires nouvelles pour eux, tandis que les adultes semblent en difficulté, très souvent parce qu’ils décident, avec un regard professionnel, que les ouvrages de Béatrice Poncelet ne sont pas destinés à un lectorat enfantin. L’enfant ne pourrait-il pas prendre plaisir à la complexité, conquérir un plaisir esthétique, se servir de la littérature pour explorer ses fantasmes, ses peurs ? Nous verrons lors de l’analyse des entretiens que ces questions de philosophie éducative seront au cœur du débat.
Lectures d’enfants
19L’observation des questionnaires des élèves apporte déjà une amorce de réponse. Ceux-ci, en effet, ont opéré un retour réflexif sur leurs lectures et commencé à en verbaliser les effets avec des résultats très contrastés. Dans leur grande majorité, les élèves de CM2 en 2003-2004 répondent qu’ils n’ont rien aimé et se déclarent très agacés, déstabilisés par les modes d’écriture de Béatrice Poncelet ; ils font peu d’inférences. À l’inverse, les élèves de 2004-2005 entrent apparemment plus volontiers dans les albums, à quelques rares exceptions près ; ils renseignent abondamment le questionnaire et chacun d’entre eux entre en résonance avec le travail de notre auteure de manière sensible. Deux comportements collectifs presque diamétralement opposés, donc, qui peuvent être le reflet de profils de classes sensiblement différents. Je ne dispose pas d’évaluations précises quant aux compétences individuelles des élèves en matière de lecture, mais les observations conduites au fil du parcours littéraire sur l’œuvre de Béatrice Poncelet, et les discussions avec l’enseignant titulaire de la classe, montrent que les deux groupes ont travaillé pendant toute l’année de manière très différente. Si le premier groupe maîtrisait mieux les compétences en lecture attendues par l’institution, il est resté beaucoup plus scolaire, moins intéressé par l’objet littéraire, tandis que le second avait un profil plus impliqué, plus enthousiaste, quel que soit le projet proposé par l’enseignant. Leur implication limitée dans le questionnaire n’a toutefois pas empêché les élèves de la première expérimentation de participer très activement à l’échange oral comme le montreront les transcriptions. Les élèves de Segpa, quant à eux, n’ont que très peu investi l’écrit dans sa partie réflexive ; lorsqu’ils répondent, c’est le plus souvent simplement par un mot, et cette implication embryonnaire peut s’expliquer de diverses manières. Par la forme de l’écrit tout d’abord, dont ils n’ont sans doute pas perçu l’enjeu, ne comprenant pas bien l’intérêt de laisser pour autrui une trace de leur lecture et de leurs réflexions individuelles, une trace dont ils avaient du mal à percevoir comment elle serait ensuite utilisée. Ces élèves sont par ailleurs le plus souvent en difficulté face à l’écrit et n’acceptent de faire l’effort que pour des écrits de forme connue, des exercices destinés à vérifier des compétences clairement identifiées. Enfin, l’utilisation du support écrit comme lieu d’une réflexion individuelle leur est étranger, et nous verrons qu’ils entrent beaucoup plus volontiers dans une réflexion collective à l’oral. Je restreindrai donc mon analyse aux questionnaires des élèves de CM2, sans distinguer cette fois les deux classes.
20Il m’a tout d’abord paru intéressant de voir comment les élèves ont interprété la question : « Qu’est-ce qui te plaît ? » Souvent, en effet, ils l’ont comprise comme une invitation à classer les titres lus par ordre de préférence, comme ici par exemple : « Dans le Chez Elle ou chez elle, j’ai beaucoup aimé les illustrations et le texte. Pour Je, le loup et moi…, les images sont très belles et rigolotes. T’aurais tombé, les illustrations sont bien et le texte est moyen4. » De fait, alors que la fillette a lu Je reviendrai le dimanche 39, T’aurais tombé, Je, le loup et moi…, Chaise et café, Chez eux, Chez Elle ou chez elle et Chut ! elle lit, elle sélectionne trois titres et les évalue soit de manière personnelle, avec des termes relevant de l’affectif – « j’ai aimé », « rigolotes » – ou de l’esthétique – « belles » –, soit de manière scolaire en terme de niveau – « bien », « moyen ».
Jugements esthétiques
21Interrogeant en termes de contenu les réponses esthétiques, je note tout d’abord une grande sensibilité des élèves à l’image proposée par Béatrice Poncelet : ils se montrent très réceptifs à ses modes de traitement entre trait et peinture, mais aussi au dialogue texte-image, voire à la valeur des choix graphiques. Les commentaires vont d’une moindre implication (« j’aime bien les images et l’écriture ») à un investissement affectif fort (« ce que j’adore c’est un petit texte en italique au début de l’album ») qui témoigne d’une prise de position de lecteur très affirmée. Pour ce qui est de l’image, là encore les commentaires sont de nature diverse, allant d’un jugement de valeur non argumenté et très général, susceptible de s’appliquer à n’importe quelle image (« les peintures, elles sont jolies », « ce sont de très beaux dessins »), à une tentative de caractérisation beaucoup plus spécifique (« les illustrations on dirait qu’elles sont réelles »), voire à une sorte de préanalyse qui emprunte au vocabulaire artistique (« il y a à la fois de l’abstrait et du figuratif »). Une élève remarque que « le texte ça explique bien les images », témoignant en cela d’une intuition des divers plans de l’énonciation dans les albums de Béatrice Poncelet (cette fillette a lu, entre autres, Je reviendrai le dimanche 39, Je pars à la guerre, je serai là pour le goûter et Je, le loup et moi…, trois albums dans lesquels le narrateur commente, explicite, pour son destinataire, ses choix illustratifs). Pour ce qui est de la sensibilité aux choix graphiques, les élèves notent leur plaisir à repérer la variation (« un petit texte en italique au début de l’album »), décrivent et interprètent les jeux graphiques (« quand les lettres sont mangées »), cherchent à les caractériser en faisant intuitivement le lien avec le champ poétique, comme en témoigne la modalisation par les guillemets (« “la calligraphie des lettres” »).
22Certains élèves se montrent par ailleurs positivement sensibles à la manière dont la narration est menée et aux différents niveaux de texte : « Je reviendrai le dimanche 39, Je pars à la guerre, je serai là pour le goûter, Chez elle, dans ces livres j’aime comment elle raconte » ; « Dans Je pars à la guerre, je serai là pour le goûter, c’est un petit garçon qui raconte son histoire et qui dit un commentaire sur ses jouets ». Si la première réponse relève plus de l’opinion et reste très globale, ne précisant pas ce qui la séduit dans la manière dont Béatrice Poncelet raconte, en quoi ses histoires la touchent, on voit la seconde se focaliser sur la question du narrateur et expliciter la rupture énonciative entre la narration et le commentaire ajouté a posteriori, que d’autres avaient simplement repérée sur un plan graphique. Lorsqu’on demande ensuite aux élèves de se prononcer sur ce qui les a gênés dans les albums qu’ils ont lus, la réponse de loin la plus significative, présente dans les deux tiers des questionnaires, et que nous verrons resurgir au moment des entretiens, concerne, comme chez les adultes, les jeux de masque pratiqués sur les textes.
Rapports au texte
23Certains lecteurs enfants mettent alors explicitement leur rejet en relation avec leurs modes de lecture et leurs stratégies de construction du sens : « Dans certains livres les dessins coupent l’écriture et c’est gênant pour lire » ; « J’aime pas trop quand elle coupe le texte, c’est gênant surtout quand tu es parti pour comprendre » ; « Ce qui me déplaît c’est que j’ai l’impression que je dois deviner la fin des phrases quand elles sont cachées » ; « C’est embêtant d’avoir les illustrations devant les lettres et du coup je comprends rien de qu’elle dit ».
24Autres motifs de gêne pour les lecteurs de CM2, moins souvent notés toutefois, les difficultés liées au mode d’écriture de Béatrice Poncelet : « Des fois les phrases sont coupées et à la longue c’est pénible », note un élève marquant là, comme beaucoup d’adultes, la gêne qu’occasionnent pour lui la profusion et l’absence de linéarité. « On sait même pas de qui ça parle », « Ce qui me déplaît c’est que ça raconte pas une histoire comme les contes », soulignent deux fillettes, portant leur attention sur les spécificités narratives et énonciatives. Ces remarques, isolées dans les questionnaires écrits, mais que nous retrouverons dans les entretiens oraux, me paraissent particulièrement intéressantes en ce qu’elles sont significatives à la fois de l’amorce par l’élève de cette attitude de lectant dont parle Michel Picard, mais aussi parce qu’elles dessinent pour partie les horizons d’attente de ces élèves à partir desquels ils évaluent l’œuvre.
Entrer dans l’œuvre : de premières inférences spontanées
25Les trois questions suivantes invitaient enseignants et élèves à relire les albums de Béatrice Poncelet à la lumière de leurs référents personnels, à questionner de plus près leurs échos avec leur expérience personnelle, qu’elle soit humaine ou artistique, et à s’impliquer en effectuant des choix textuels et iconographiques. Les références artistiques sont, quant à elles, plutôt présentes dans les questionnaires des adultes, très sensibles aux citations plastiques qui floutent, dans ce champ littéraire spécifique, la frontière discutable tracée entre culture adulte et culture de jeunesse. Une grande partie des participants, et en particulier les plus réticents, sont restés dans une position de repli par rapport à cette demande. Ces nonréponses me semblent en elle-même significatives d’une gêne des adultes à se projeter dans un objet littéraire a priori destiné à des enfants, mais les réponses formulées permettent de voir se dessiner des invariants.
Inférences chez les lecteurs adultes
Analogies existentielles et artistiques
26Lorsque ils sont amenés à envisager des associations, les enseignants font souvent référence au champ de l’expérience humaine, soit de manière générale, soit de manière plus personnelle, en particulier dans le domaine de l’enfance et de la famille, allant jusqu’à dire que les albums seraient susceptibles de les aider à « apprivoiser certaines blessures de l’enfance ». Parfois, ils font davantage écho à la forme qui les conduit à évoquer le « voyage », « un grand magasin de souvenirs » ou encore un « puzzle », un « jeu de construction ». D’autres enseignants, parmi les lecteurs les plus réticents, évoquent « un gouffre », « une psychanalyse sur papier », « une visite chez le psy ! » ou, enfin, le « divan du psychanalyste ».
27Souvent, la mise en réseau opérée relève du domaine plastique, et les participants, sensibles aux nombreuses citations, comparent l’œuvre de Béatrice Poncelet à « un atelier d’artiste qui empilerait ses productions », à « une galerie d’art » ou encore à « un livre d’art ». Il arrive que les références picturales soient plus précisément identifiées et justifiées, comme celles aux collages surréalistes, au pop art, à Dali, Picasso ou encore Warhol. Parfois, et peut-être faut-il y voir une sensibilité au mouvement, à la dynamique de l’œuvre, c’est le cinéma qui est convoqué avec notamment les univers de Lynch et Duras : « Ces histoires pourraient être filmées, projetées sur écran, avec voix “ off ”, style India Song, film d’après un roman de Marguerite Duras (le personnage principal voit son film se dérouler sous ses yeux et commente ses impressions, ses sensations…) ». Cette dernière remarque est particulièrement intéressante puisqu’elle associe la référence plastique au cinéma avec le traitement cinématographique du récit et interroge implicitement le fonctionnement iconotextuel des albums de Béatrice Poncelet par le filtre de l’écriture de Marguerite Duras. La plupart des associations réalisées sont d’ailleurs d’ordre littéraire. Ainsi, la forme des albums provoque-t-elle des associations génériques avec le journal intime ou « l’autobiographie sous forme de souvenirs dispersés », ou encore des associations plus libres comme « un carnet de rêves ».
28Parfois, ce sont probablement les lectures scolaires qui refont surface, comme celles de Stéphane Mallarmé associé à l’hermétisme ou celles de Marcel Proust. D’autres références semblent faire davantage écho à des lectures personnelles comme celles d’Anna Gavalda ou de Raymond Carver. Les analogies s’accompagnent parfois d’une justification, d’une analyse embryonnaire liée à l’écriture ou à la thématique : « À des livres de Nancy Huston qui fait des retours dans le texte » ; « Les nouvelles de Catherine Manfield ; regard aigu, impitoyable parfois. Sensibilité extrême, fragilité… ». Les références qui précèdent semblent faire abstraction de la frontière discutable tracée entre littérature adulte et littérature de jeunesse, et les adultes associent l’écriture de Béatrice Poncelet à leurs propres lectures littéraires. D’autres analogies sont davantage liées au territoire de l’enfance, qu’il s’agisse de souvenirs de lectures personnelles ou professionnelles. Parfois, ces références à la littérature pour la jeunesse prennent en compte les citations nettement lisibles sur les pages, à la manière d’une bibliothèque idéale (Le Petit Chaperon rouge, Max und Moritz, Benjamin Rabier, etc.), parfois ce sont des associations d’idées plus personnelles, Fête foraine et autres poèmes de Prévert étant mis en relation avec Je pars à la guerre, ou bien Chaise et café avec l’univers de Claude Ponti.
Sélections de textes et d’images
29Lorsque les participants acceptent de faire retour sur les albums pour noter une phrase qui leur plaît ou leur donne à réfléchir, on constate que certaines reviennent fréquemment, en particulier des fragments de la période finale de Chez eux, Chez Elle ou chez elle5. Il semblerait que la conclusion ouverte de cet album, dont une des participantes a écrit précédemment qu’elle « ne s’adresse plus aux enfants » mais marque « une rupture », ait renvoyé les adultes à leurs propres souvenirs d’enfance. Les albums les plus cités seront ensuite Chaise et café, que l’accent soit mis sur la complicité bienheureuse ou sur la rupture, ainsi que… et la gelée, framboise ou cassis ?. Il serait néanmoins délicat d’en tirer la moindre conclusion car, mis à part Mais, fée ?, tous les albums sont cités au moins une fois. On remarquera simplement que ces choix, quand ils sont acceptés, ne sont pas le fruit du hasard. Les participants sont retournés au cœur des albums et se sont parfois explicitement justifiés, soit en cohérence avec leurs réponses précédentes, soit en écho avec leur vécu : « “Pour moi, ce départ, c’était comme si on m’avait déchiré, coupé en deux, tranché de la tête aux pieds” (Chaise). C’est l’exemple qui me paraît le mieux illustrer l’angoisse et l’impression générale » ; « Dans Chez Elle ou chez elle : “On me laisse tout faire ou presque… essayer tout au moins : relever les œufs…” cette partie me rappelle les vacances chez mes grands-parents ».
30La sélection d’une image se révèle plus délicate, les réponses restent globales, désignant de préférence un album à une image, d’autant que l’absence de pagination en rend la désignation difficile. Les enseignants recourent alors au texte ou à quelques éléments descriptifs, sans expliciter leur choix, à quelques exceptions près : « Les illustrations du livre Chaise et café. Opposition couleurs vives/couleurs ternes, netteté/méli-mélo » ; « Dans Galipette, l’image qui symbolise l’étourdissement après que l’enfant ait tourné sur lui-même comme une toupie. Elle symbolise la perte de repères comme le suggère, à mon avis, l’auteure dans ses sujets, ses textes, ses illustrations ». Chaise et café, Chez eux, Chez Elle ou chez elle et … et la gelée, framboise ou cassis ? sont, de loin, les albums les plus fréquemment cités pour leurs jeux de couleurs et de matières, pour leur graphisme. Cet item est en tout cas celui qui semble avoir le plus dérouté des enseignants sans doute plus coutumiers d’un discours sur le texte.
Inférences chez les lecteurs enfants
Analogies existentielles et artistiques
31Dès la première question, les réponses des enfants portent la trace des inférences qu’ils ont opérées lors de leurs lectures. Certains relèvent spontanément dans les albums leur résonance avec un vécu qui les touche de près, soit parce qu’ils décrivent des expériences ludiques qui leur sont familières (« Dans le livre Je reviendrai le dimanche 39, j’ai bien aimé comment il a construit son avion »), soit parce qu’ils évoquent des émotions et des affects qui les renvoient à leurs propres expériences relationnelles et les amènent à les repenser en passant par le filtre de l’écriture : « Dans Je reviendrai le dimanche 39, le petit garçon écrit à son petit frère : “Je t’aime pas”. Et à la fin quand il se réconcilie avec lui, il allonge le mot “pas”, ce qui donne : “Je t’aime passionnément”. » Nous verrons d’ailleurs plus loin dans les entretiens combien les élèves sont nombreux à avoir apprécié ce raccourci sémantique, désigné et expliqué ici, ainsi que le jeu graphique et visuel avec les signifiants qui rend le retournement de situation immédiatement perceptible.
32Néanmoins, le cinquième item qui visait de manière plus explicite l’implication du lecteur dans le texte littéraire par le biais des associations d’idées semble avoir considérablement dérouté les jeunes lecteurs. En effet, près de la moitié des élèves de CM2 de l’année 2003-2004 répondent : « À rien », « Je ne sais pas » ou par un blanc. Les élèves de sixième de Segpa, quant à eux, ont éludé la question. Ainsi sur les dix questionnaires analysés, seul celui de Kevin porte la trace d’une lecture par inférence. Lorsqu’ils ont répondu à la question, les élèves font tout d’abord souvent référence à leur expérience collective de rituels festifs ou carnavalesques. Parfois ils prennent en compte la dimension partagée des thématiques développées dans les albums, en se montrant réceptifs à la justesse de l’écriture et à sa capacité à évoquer le réel, les albums leur évoquant « une chose qui se passe tout le temps », « une histoire qui s’est passée en vrai ». Parfois encore, ils se reconnaissent dans les miroirs tendus par l’auteure et se réfèrent explicitement à une expérience plus personnelle, plus intime, même si celle-ci reste évoquée de manière très globale : « Ça me fait penser à ma chienne » ; « j’y jouais quand j’étais plus petite » ; « quand je lis mon frère n’arrête pas de m’embêter (Chut ! elle lit) »…
33Si les références semblent partagées d’un questionnaire à l’autre, les modalités de réponse ne sont toutefois pas identiques. Tandis que les uns évoquent leur situation présente, d’autres renvoient explicitement à leur passé. « Ils me rappellent tout ce qu’on peut faire dans une vie d’élève : aller à la pêche, lire… ma maison, mes animaux », écrit un des rares élèves de Segpa à avoir renseigné le questionnaire et qui paraît se placer dans une posture différente. Plus détaché des jeux et plaisirs d’enfance, il n’écrit pas « je », mais parle d’élève, comme s’il s’inscrivait dans une représentation de l’enfance, une généralisation de l’expérience enfantine, tout en faisant sans doute référence, avec la pêche, à une expérience personnelle (le seul passage évoquant par bribes une pêche aux têtards se situant sur le coin d’une page du carnet des Cubes). Il arrive enfin que l’expérience vécue soit sollicitée pour interroger les modes de lecture, ou pour expliciter le propos des albums ; ainsi, pour l’une d’entre eux, les albums évoquent les jeux enfantins « parce qu’il faut des fois deviner ce qui est écrit ». D’autres cherchent, par la référence à l’expérience, à combler l’implicite du texte liminaire de Chez eux, Chez Elle ou chez elle6. Ils évoquent alors des « nounous qui gardent la même élève », « une petite fille malheureuse qui veut s’en aller de chez elle ».
34Les élèves de cours moyen font ensuite référence à l’art, soit de manière générique en relation avec la discipline enseignée à l’école, soit en relation avec la matière, la texture des images, les techniques illustratives de Béatrice Poncelet. Certains élèves, enfin, opèrent des associations d’idées avec le domaine littéraire, en référence, pour eux aussi, aux albums de Claude Ponti. Ils parlent de livres « mélangés », évoquent leurs stratégies de lecture : « Quand j’ai lu Chez Elle ou chez elle, on aurait dit qu’on faisait toujours des allers-retours. » S’amorce là un commentaire sur l’écriture et émerge une sensibilité à la dimension littéraire de l’album.
35Individuellement, et qui plus est à l’écrit, les élèves sont donc peu prolixes et explicites quant à leur manière d’appréhender les albums qu’ils ont lus, de se saisir spontanément des scénarios proposés pour nourrir leur imaginaire, tisser des liens et réfléchir leur expérience. On peut sans doute imputer cet état de fait à la situation (elle est en effet quelque peu artificielle et peu confortable), voire à la formulation de la question, à la situation. Quelques éléments sont toutefois déjà repérables : deux champs se dessinent lorsque les élèves répondent, ce sont d’ailleurs les mêmes que sur les questionnaires des médiateurs ; le lien avec l’expérience vécue est pressenti et la dimension interculturelle de l’œuvre est perçue, même si les observations restent globales.
36Les modes d’entrée dans l’œuvre de notre auteure, que ce soit par les adultes ou les enfants, semblent donc comparables, tant au plan des volumes et choix de lecture que des réactions à l’œuvre, même si la forme écrite s’est avérée moins productive chez les enfants. L’analyse des données de ce questionnaire met en évidence à la fois des réactions affectives d’attirance ou de répulsion nettement tranchées, mais également une activité analytique plus ou moins développée, certaines réponses restant très vagues et génériques, tandis que d’autres participants adultes ou enfants s’impliquent davantage dans leur lecture. On peut ainsi dire qu’à des degrés divers, cette activité de rédaction individuelle a participé de l’action de formation dans la mesure où elle a obligé à un retour réflexif sur la lecture initiale et a amené les enseignants concernés à se questionner sur leurs comportements de lecteurs privés et de lecteurs prescripteurs. Elle a, en quelque sorte, préparé les échanges oraux dont l’analyse suit.
Notes de bas de page
1 Dont nous constaterons plus loin les limites.
2 Les expressions entre guillemets sont extraites des questionnaires, elles ont été transcrites fidèlement aux originaux.
3 Propos cités par Denise von Stockar-Bridel dans son article « Rencontre avec Béatrice Poncelet », p. 211-212.
4 Tout comme pour les adultes, les formulations des élèves ont été gardées en l’état, exception faite de l’orthographe.
5 « Des fois je me dis, je me demande : De ses mélodies, de ses couleurs, surtout de sa douceur et de son odeur… quand je serai grande… qu’est-ce qu’il m’en restera ? Est-ce que ça fera partie de moi, comme mes mains, mes doigts ? ? ? de chez elle, j’aurai… je ne sais pas… et peut-être que grâce à eux, j’aimerai toujours regarder le ciel pâlir, que j’ajouterai même en cuisant, du vin à la sauce du lapin… mais de Chez Elle je ne veux rien ! et pourtant il se peut que… malgré moi… enfin, on verra ! »
6 « Souvent, pour des raisons de grandes personne que je ne comprends pas, on m’envoie chez les uns ou les autres, un moment, un jour, quelquefois plus longtemps. Je ne choisis pas : c’est comme ça. ».
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