Des ensembles de lecteurs
p. 165-169
Texte intégral
1Dans la perspective d’une initiation à la littérature et à la lecture littéraire par le biais de l’œuvre de Béatrice Poncelet comme métaphore de la création littéraire et comme miroir de l’expérience humaine, je me suis interrogée sur la manière dont les lecteurs-enseignants, médiateurs obligés d’une littérature exigeante qui nécessite des passeurs, lisaient ces albums spécifiques. J’ai également essayé de comprendre en quoi leurs discours pouvaient laisser émerger leurs représentations, tant sur l’œuvre elle-même que sur la littérature, la lecture littéraire et leur didactique. Le recueil des premières réactions1 et impressions de lecture réalisé auprès d’enseignants de primaire en formation continue s’intégrait à un module de six heures consacré aux albums de Béatrice Poncelet, module organisé en cinq temps : une première rencontre de l’œuvre par la lecture libre de l’ensemble des titres disponibles ; un temps de verbalisation par écrit des premières représentations construites individuellement et consignées dans un questionnaire individuel ; un temps de participation à un oral interactif permettant aux participants de confronter leurs expériences de lecture ; un temps d’analyse plus systématique des spécificités littéraires de l’œuvre lue ; enfin, un temps de réflexion sur les enjeux de formation et les dispositifs didactiques à mettre en place pour proposer le travail de Béatrice Poncelet aux élèves de cycle 3 et de sixième de Segpa. Pour des raisons de format d’intervention, ces professeurs des écoles ont disposé de l’ensemble des albums du corpus sur un temps limité variant d’une à deux heures. Ils ont ainsi été invités à une lecture intensive, contrainte, assortie d’une consigne visant à réduire au maximum les échanges oraux afin de limiter les influences et de privilégier un mode d’approche individuel des albums. Nous sommes là bien loin des conditions idéales d’une lecture individuelle, recueillie, silencieuse, concentrée et coupée de l’environnement, que véhiculent de nombreux écrivains ainsi que l’école elle-même : l’espace est partagé, favorisant la déconcentration, la salle permet peu qu’on s’y mette à l’aise, l’obligation de lire plusieurs albums risque de saturer la mémoire du lecteur… La situation peut être considérée comme typique d’une opposition entre lecture privée et lecture professionnelle, ce qui ne favorise sans doute pas la rencontre personnelle avec l’œuvre proposée, dans cette douloureuse distorsion évoquée par Jean-Louis Baudry :
Si nos livres de classe se différencient et même s’opposent à ceux qui seront proposés à notre plaisir […] c’est surtout que les uns exigeaient le maintien roide et inconfortable adapté au banc du pupitre ou à une chaise en bois et que les autres favorisaient des nonchalances et des lascivités d’odalisque sur un divan, ou des méditations de sage hindou dans les recoins où nous avions trouvé refuge.2
2Il s’agit à l’évidence d’une lecture contrainte, imposée par le format d’intervention qui ouvrira sur des relectures possibles. Cette promiscuité aura cependant des effets très positifs puisque les textes sont déjà oralisés par quelques-uns pour les autres, parce que certains albums circulent, parce qu’on lit par-dessus l’épaule de l’autre et que s’installe déjà un partage informel de l’expérience de lecture. Le module de formation auquel ont participé les professeurs stagiaires en formation initiale s’est déroulé sur un semestre avec des interruptions dues en particulier à leurs stages. Cette fréquentation de l’œuvre dans la durée a donc pu favoriser familiarisation et appropriation. Ils ont, entre autres, pu bénéficier, avant que ne s’amorcent les communautés discursives, d’un temps de lecture ad libidinem de l’intégralité du corpus d’albums disponible ; temps qui a favorisé les échanges informels et les incitations à la lecture de tel ou tel album.
3Le choix d’élèves de CM2 pour les expériences de lecture s’est d’emblée imposé à moi, tant ils semblent constituer un public-cible privilégié pour travailler la réception des albums de Béatrice Poncelet. Ils peuvent en effet être touchés par les thématiques qui traversent son œuvre, tant dans leur passé proche que dans leur expérience présente. Ils peuvent également se montrer sensibles à l’évocation mélancolique de souvenirs liés à la petite enfance et se sentir concernés de manière directe par les jeux, les rêveries que nourrissent les transformations de la préadolescence. En outre, au plan culturel, les élèves de CM2 ont commencé à construire des repères, un système plus ou moins organisé de références sur lequel ils pourront s’appuyer pour apprécier les dimensions intertextuelle et intericonique de l’œuvre de Béatrice Poncelet. L’école où se sont déroulées les expériences de lecture offre en sus une mixité sociale et culturelle suffisante pour pouvoir considérer les observations menées comme donnant une image assez fidèle d’une population scolaire ordinaire. Les deux classes retenues sur les deux années scolaires consécutives sont tout à fait comparables quant à leurs effectifs et composées à part égale de filles et de garçons. L’une comme l’autre comporte une majorité d’élèves maîtrisant dans l’ensemble les compétences de cycle 3, avec toutefois des nuances dans la composition des groupes. Ainsi, le cours moyen sollicité pendant l’année scolaire 2003-2004 présente-t-il une petite moitié d’élèves très à l’aise dans toutes les activités scolaires et particulièrement en lecture, avec seulement quatre élèves en grande difficulté, dont deux ajoutent aux difficultés scolaires des difficultés comportementales. Le groupe sollicité en 2004-2005 est, quant à lui, composé d’une majorité d’élèves ayant une assez bonne maîtrise des compétences attendues pour un CM2, avec seulement cinq élèves particulièrement à l’aise et, proportion somme toute assez importante, une dizaine en difficulté de lecture. Cette dernière classe était par ailleurs perçue comme beaucoup plus dynamique par l’enseignant titulaire.
4Travailler avec des élèves de sixième de Segpa les albums de notre auteure, dont nous verrons qu’elle est tenue par nombre de médiateurs comme élitiste et presque inabordable en classe, n’allait, en revanche, pas de soi. Le projet a émergé l’année scolaire précédant l’expérimentation, à la suite de l’intégration de séances consacrées aux albums de Béatrice Poncelet au sein d’un cycle de comités de lecture proposé par la documentaliste aux élèves de sixième et cinquième. Les élèves de Segpa, très présents lors de ces comités organisés hors temps scolaire, se sont en effet passionnés pour les albums de notre auteure, ce qui a motivé la mise en place d’une séquence spécifique l’année suivante. Pour la plupart, ces élèves présentent des troubles dyslexiques, voire dysphasiques. Pour certains, enfin, ces difficultés se doublent d’un handicap visuel et de troubles comportementaux. Disqualifiés en lecture, ils rencontrent des difficultés de déchiffrage et peinent à dépasser le cadre des mots. Ces « lecteurs précaires » ont en effet tendance, comme l’a fait observer Roland Goigoux dans son rapport de recherche3, à se méprendre sur l’activité intellectuelle requise par la lecture et sur les procédures qu’elle requiert : ils tendent à penser qu’il suffit de déchiffrer les mots du texte pour le comprendre. Ce malentendu est d’ailleurs bien souvent entretenu par leurs enseignants qui privilégient le traitement littéral de courts segments de textes accompagnés de questionnaires récurrents. Or ce choix voulu comme sécurisant et favorisant la réussite enferme les élèves dans des comportements peu productifs. De fait, et par leur expérience scolaire antérieure, les élèves avec lesquels j’ai partagé ces expériences de lecture avaient, dans leur grande majorité, développé des résistances face à l’acte de lire, résistances sur lesquelles je me suis proposé de travailler pour faciliter leur entrée en littérature et la construction d’une posture de sujet lecteur. L’hypothèse est que c’est précisément la rencontre avec cette narration poétique protéiforme où se multiplient les jeux intertextuels et intericoniques, avec cette « œuvre ouverte » qui soulève des questions existentielles, qui va favoriser leur entrée en littérature. C’est, paradoxalement, justement en raison de sa complexité et des multiples parcours de lecture qu’elle propose, que cette œuvre a été choisie. Il s’agit donc de mettre une œuvre résistante au service des résistances.
5Pour la première phase du dispositif, les élèves, tout comme les stagiaires en formation initiale, ont pu emprunter les albums à leur gré, sur une durée de deux semaines. La lecture s’est donc déroulée à loisir, à la maison ou dans la classe, sur des temps de liberté. On approche donc pour les élèves, tout comme pour les futurs enseignants, d’une lecture privée qui n’exclut pas pour autant les échanges. Le travail dans les classes nécessitait à l’évidence l’adhésion des maîtres d’accueil tant à l’œuvre qu’à la démarche didactique proposée. Les deux enseignants de CM2 et de Segpa qui ont accepté de collaborer avec moi n’ont pas reçu, en dehors de leur formation professionnelle, d’enseignement spécifique en littérature ; ils sont donc, de ce fait, dans la situation, la plus courante à l’école primaire, d’enseignants polyvalents en charge de l’enseignement de la littérature. Sans compétences très affirmées dans le domaine de l’analyse littéraire, ils ont dû faire confiance à leur pratique assidue de lecteurs privés. Ils ont toutefois accepté de se lancer dans cette aventure de lecture d’une œuvre complexe qui leur était jusqu’alors étrangère, après avoir eux-mêmes lu l’ensemble du corpus et participé à des entretiens individuels qui ont mis en évidence leur intérêt pour ce travail d’écriture « hors norme » et leur plaisir à dialoguer à propos d’une œuvre littéraire, à interroger leur lecture et à co-construire leurs représentations.
6Lors de cette première phase de mise en discussion des œuvres, enfants et adultes se sont constitués en communautés discursives, selon la terminologie de Dominique Maingueneau, dans l’esprit des « speech communities » conceptualisées par John J. Gumperz4, à savoir comme des groupes sociaux qui produisent et génèrent un certain type de discours5, des communautés de paroles se constituant par l’adoption et la validation interlocutoire de comportements langagiers et interactionnels. Ceci est plus particulièrement net chez les enseignants qui partagent des normes collectivement reconnues et attendues, ainsi que des vécus professionnels similaires. Les groupes se sont également constitués en communautés de lecteurs dans une perspective socioculturelle de partage des lectures, d’échange de points de vue, de débats. Ces premiers débats littéraires interactifs leur ont permis de commencer à se positionner comme des sujets lecteurs impliqués, dans une perspective proche des cercles de lecture puisqu’il ne s’agit pas, comme souvent dans la classe, de lire dans un dispositif à visée d’apprentissage ou d’évaluation clairement identifiée, mais plutôt de lire pour réagir sur les albums, de s’autoriser à parler sur la littérature. J’ai choisi, pour la présentation des éléments discursifs produits lors de ces différentes activités, de ne pas suivre le déroulement chronologique des expériences en classe ou dans les groupes de formation d’enseignants, mais de confronter et croiser lectures d’adultes et lectures d’enfants. J’ai bien entendu été amenée à faire des choix au sein de la masse de données recueillies. Ainsi, il ne s’agit pas pour moi ici de rendre compte de l’intégralité de l’expérimentation, mais bien d’en faire ressortir les points les plus saillants. Je traiterai tout d’abord des éléments de construction des représentations, visibles dans les questionnaires écrits individuels. J’analyserai ensuite les débats oraux collectifs, préalables ou postérieurs à la lecture ciblée des albums de Béatrice Poncelet, pour nous permettre d’observer les tendances persistantes et les divergences qui se font jour à la lecture partagée d’un même corpus. Nous observerons dans les pages qui suivent l’émergence d’un positionnement de sujet lecteur chez les participants, l’évolution de leurs représentations, pour nous interroger ensuite sur une possible médiation.
Notes de bas de page
1 Voir le descriptif détaillé du double dispositif en Annexe 1.
2 J. -L. Baudry, L’Âge de la lecture, Paris, Gallimard, coll. « Haute Enfance », 2000, p. 25-26, cité dans M. Petit, Éloge de la lecture : la construction de soi, p. 132.
3 R. Goigoux, Les Élèves en grande difficulté de lecture et les enseignements adaptés.
4 J. J. Gumperz, Sociolinguistique interactionnelle : une approche interprétative.
5 D. Maingueneau, Les Termes clés de l’analyse du discours, p. 18.
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