5. Le lieu privilégié d’une transmission ?
p. 107-162
Texte intégral
1Les paragraphes qui précèdent nous ont permis de voir quelle idée de l’écriture et aussi quel mode de lecture véhicule l’œuvre de Béatrice Poncelet. Nous allons à présent faire porter notre regard sur la vision du monde, sur la culture qu’elle se propose de partager avec son lecteur à travers ses albums.
Des thématiques existentielles partagées
2Tout d’abord, Béatrice Poncelet se rangerait plutôt dans une littérature du quotidien, qui prend pour héros non pas des substituts animaliers, comme c’est souvent le cas en littérature de jeunesse, mais des enfants ordinaires, sans histoire et sans visage, dont l’universalité permet toutes les identifications, et ce choix singulier fait en partie la force de son travail. Les albums s’inscrivent, tant dans l’image que dans le texte, dans un réel ordinaire, pas de dépaysement. L’enfant est mis en scène dans son espace intime, celui de la maison, du jardin, entouré de ses objets familiers. L’anecdote est minime dans ses albums et sert essentiellement de trame, de point d’appui, pour dire des expériences sensuelles et émotionnelles, liées à l’enfance et à la famille, qu’elle définit elle-même comme un miroir tendu à son lecteur :
Le premier jet est purement égocentrique. [Mais] la démarche n’est pas autobiographique. Si vous voulez, ces bouts de miroir que j’offre, ce sont des miroirs de moments de l’existence, qui, quels que soient l’éducation, la culture et surtout le milieu social dont on vient, nous sont à tous communs.1
3C’est dans un univers familier, par le jeu, l’observation, la confrontation avec les arts et, en particulier, la littérature, que les narrateurs de ses albums vont s’ouvrir à l’espace imaginaire ; l’aventure est intérieure, l’espace, intime, le temps, subjectif. Touchant à des traits fondamentaux de l’expérience humaine, les albums de Béatrice Poncelet mettent donc en jeu une expérience et une mémoire partagées, ses thématiques liées au vécu, à l’affectif, posent des questions existentielles susceptibles de toucher chaque lecteur qui pourra trouver là des résonances avec sa propre existence, sa mémoire vécue, ses sensations, sa culture, et ce, quel que soit son âge. Cette évocation de sensations, de souvenirs, d’émotions implique comme toujours une dimension biographique clairement assumée qui fait partie intégrante du projet de l’auteure chez l’écrivain, comme elle le reconnaît elle-même : « Si quelqu’un a un de mes livres entre les mains, j’aimerais qu’il se l’approprie avec ce qu’il a été lui, pas moi. De moi, on s’en fiche complètement, même si je suis obligée de passer par le biais de ce que j’ai ressenti pour essayer de la transmettre2. »
4Nous voyons bien là qu’il s’agit moins d’un dessein autobiographique que d’ouvrir à une forme d’intimité collective à laquelle sont indifféremment conviés lecteurs adultes et enfants, dans un dessein transmissif. Béatrice Poncelet se place alors dans la perspective souvent décrite de l’écriture littéraire et de la définition communément admise de l’auteur, exprimée entre autres par Italo Calvino lorsqu’il affirme : « Ce n’est jamais qu’une projection de soi que l’auteur met en jeu dans l’écriture, et ce peut être la projection d’une vraie part de soi-même comme la projection d’un moi fictif, d’un masque3. »
Un univers familier pour une aventure de l’intime
5Georges Perec écrit dans Espèces d’espaces4 :
L’espace de notre vie n’est ni continu, ni infini, ni homogène, ni isotope. Mais sait-on précisément où il se brise, où il se courbe, où il se déconnecte et où il se rassemble ? […] Le problème n’est pas d’inventer l’espace, encore moins de le réinventer […] mais de l’interroger, ou, plus simplement encore, de le lire.
6Comme dans la vie réelle, les personnages littéraires de Béatrice Poncelet traversent ces « laps d’espace ». De l’espace intime au monde extérieur, en passant par la maison et le jardin, ils construisent leurs rapports à soi et au monde. A priori, les albums de Béatrice Poncelet semblent bien loin de la cartographie traditionnelle. C’est à une autre géographie qu’ils font appel : celle de l’invisible, du sensitif. En effet, dans une perspective inversée, on pourra voir les albums de Béatrice Poncelet à la fois comme le lieu d’un véritable tissage iconotextuel qui, à l’aide de bribes, de fragments, oblige le lecteur à construire son propre espace imaginaire, mais également comme l’atlas d’un espace et d’une géographie intérieure, puisant ses codes de représentation spatiale dans un langage géographique et historique pour établir une carte de la mémoire intime et collective. Les héros de Béatrice Poncelet ne s’aventurent pour ainsi dire pas hors de l’enclos familial. Seule, la narratrice de Je, le loup et moi… quitte l’univers rassurant de la maison, elle traverse la ville pour se rendre au chevet de sa grand-mère, dans un bus où semblent se concentrer les dégoûts et les comportements transgressifs de la promiscuité urbaine :
Dans le bus, c’était d’une saleté ! T’aurais dû voir ! Pourquoi, quand les gens ne sont pas chez eux, jettent-ils tout par terre et vident-ils leurs poches ?
Il y avait une femme, pas mon genre, qui n’arrêtait pas de fumer. Devant elle c’était plein de mégots. Dire que dans le bus, c’est interdit de fumer.
7Et c’est la traversée d’un refuge à l’autre, de la maison maternelle à celle de la grand-mère qui, comme dans le conte sous-jacent, va entraîner la fillette dans une dangereuse et troublante aventure initiatique sur laquelle pèse la menace ancestrale de la mort et du viol. Ainsi, le voyage extérieur semble chez Béatrice Poncelet synonyme de prise de risque, générateur d’angoisses, même si, à terme, il participe de la formation de l’individu. Dans Je, le loup et moi…, avatar moderne du Petit Chaperon rouge, la fillette partie à l’aventure échappe à la fascination qu’exerce sur elle l’homme du bus et réintègre ses pénates, forte d’une nouvelle maturité.
8Cependant, le monde extérieur est présent dans les albums par les fantasmes qu’il provoque, à travers les objets et la littérature. Dans Je reviendrai le dimanche 39, le narrateur rêve de partir en Amérique et l’image le met alors en scène en train de consulter un globe reproduit ailleurs sur la page de manière réaliste et posé sur une carte déployée. Les images exotiques d’une girafe et d’une vahiné semblent intégrées au pêle-mêle quotidien. Le lecteur adopte alors un double point de vue : invité au bureau de l’enfant dans l’instantané de la recherche, spectateur de son activité et à l’écoute de ses commentaires. « tu sais, j’aime les girafes, beaucoup. c’est pour ça que j’ai choisi l’amérique. Je crois qu’il y en a tout plein là-bas. en amérique ou en afrique, je ne sais plus. du reste, c’est presque pareil, non ? », déclare le narrateur. De fait, sur le globe représenté, Amérique latine et Afrique semblent proches et similaires, nourrissant chez l’enfant la confusion géographique ou une perception intime et personnelle du monde. Dans Je, le loup et moi…, l’extérieur est présent en tant qu’élément de la narration : la fillette sort seule dans la rue, elle part en bus et, dans sa fuite, traverse une fête où elle croisera des éléments étrangers : un Polichinelle dans le cirque et des animaux exotiques, crocodile, hippopotame et girafe, dans la ménagerie. Mais le monde était déjà présent dans son univers intérieur, ludique et littéraire : figure de Mickey, documentaire sur les animaux d’Afrique, jeu de cartes constituant un paysage de bord de mer, « L’histoire de Pauline » de Heinrich Hoffmann, livre sur l’Égypte lu par sa grand-mère. De la même manière, dans Chut ! elle lit, la lectrice au creux de ses coussins plonge dans un ailleurs exotique et fantasmatique, celui des îles et des fonds sous-marins de Vingt mille lieues sous les mers. L’image invite alors le lecteur à feuilleter son exemplaire et à s’immerger dans les illustrations de Neuville et Riou qui jouent de l’effet de réel, empruntant au dessin scientifique et à la cartographie pour construire le monde du capitaine Nemo.
9À la différence des récits d’apprentissage, Béatrice Poncelet n’entraîne donc pas ses personnages dans une exploration fondatrice du monde au sens propre, mais c’est un monde médiatisé qui entre dans l’univers des narrateurs. Ses albums auront pour cadre l’univers familier, l’espace clos d’une pièce, de la maison ou du jardin ; espace intime et initiatique qui favorise l’exploration sécurisée de relations, de sensations et d’émotions, déstabilisantes parfois, mais propices toujours à la construction de la personnalité du narrateur. Le plus souvent, il s’agit de la maison-cocon, selon Gaston Bachelard pour qui la maison familiale est plus qu’un corps de logis : elle est un corps de songe5. Ce peut être aussi la maison d’une amie comme dans Mais, fée ?, une maison de vacances, comme dans Les Cubes, ou encore les demeures habitées par des proches comme dans Chez eux, Chez Elle ou chez elle. Et cet espace est mis en perspective de telle sorte qu’il puisse se substituer au monde. Aucune vue d’ensemble, aucun plan, ce sont alors des sensations, des atmosphères qui sont suggérées par le texte et l’image. Parfois, certains albums restreignent le champ d’exploration à une pièce unique et symbolique. Ainsi, T’aurais tombé et Chaise et café se déroulent dans le cadre restreint de la chambre : chambre-berceau du rituel du coucher dans T’aurais tombé où l’enfant va pouvoir revivre, à l’abri des bras maternels, l’accident terrible vécu dans le jardin qui a failli lui coûter la vue ; chambre noire de l’initiation fraternelle à la science et aux arts dans Chaise et café. La perspective est d’ailleurs différente dans ces deux cas. Aucune vision globale du cocon, théâtre imaginaire de la chute évoquée, dans T’aurais tombé, les seuls éléments iconographiques qui connotent la chambre, et plus précisément le lit, étant les objets familiers de l’enfant : ses livres, son réveil, les jouets qui partagent son sommeil, quelques pièces de vêtement jetées çà et là, traces d’un déshabillage hâtif et désordonné. La chambre reste donc dans l’implicite, notée au fil du texte : « toi tu choisis un livre. Ils sont au bout de mon lit », « Elle pose comme un bijou sa tête sur l’oreiller », le lieu refuge après le séjour à l’hôpital n’est donc pas montré, libre à chaque lecteur enfant de l’investir avec le sien propre. À l’inverse, la chambre de Chaise et café, lieu de l’aventure intellectuelle et de la complicité fraternelle fait l’objet d’une mise en espace particulière. Elle est située dans l’espace de la maison : « … passé la véranda, en entrant chez nous, il y avait d’abord, à gauche, sa chambre », inscrite par le narrateur dans une topographie précise du lieu, et cette construction de l’espace est à rapporter à la personnalité de ce dernier qui va s’y initier aux délices de la géométrie et de la physique. L’image qui fait face à ce texte liminaire nous offre par ailleurs une perspective profonde, la chambre plongée dans le noir s’ouvre au fond de l’espace-page, et de celle-ci n’est visible que le bureau, fortement éclairé par la lampe sous laquelle travaille son occupant, visible de dos. La double page suivante, grâce à un travelling avant, nous fait ensuite approcher de plus près la table de travail, les livres et les statues qui « encombrent » la chambre. Celle-ci est présentée comme fondamentalement habitée par son occupant, elle est à l’image de lui-même, son lieu, son être, elle suffit à le dire :
La journée, il était ailleurs… le soir, toujours dans ce que j’appelais « son fatras ». Fatras parce qu’il y avait : sa table, sa chaise, ses livres… mais surtout des vieux meubles, des tableaux représentant de tout : des femmes, des bateaux, d’autres rien, juste des taches, des couleurs, des lignes, des points, des statuettes aussi, des îles ou d’ici, des grandes, des petites, en terre, en pierre, des cadres vides, anciens, dorés, cassés, à réparer…
10Ainsi, l’univers entier semble-t-il circonscrit dans l’espace intime de la chambre à l’abri de son écrin de verdure. Et cet espace intime une fois vidé de son occupant premier va se transformer, se faire à la personne du cadet, peinte de couleurs vives et envahie par « … des règles et des compas, des rapporteurs et des équerres à angle droit ou non », comme s’il s’agissait d’une seconde peau, espace façonné par l’être, tanière ajustable au corps et aux désirs de celui qui l’habite.
11L’image finale de l’album, qui clôt la crise provoquée par la séparation et ouvre sur un nouveau compagnonnage, se place dans une symétrie presque parfaite avec de subtiles variations : dans l’ameublement de la chambre (lampe, chaise) et dans la posture du « grand », changement de gamme chromatique lié à la personnalité du nouvel occupant. Enfin, si la silhouette du « petit » qui vient se substituer au narrateur enfant est toujours celle du personnage d’Heinrich Hoffmann6, ses attributs ont changé, à la chaise orange se substitue le fauteuil vert, à la toupie, la sauterelle. Ces changements et cette permanence inscrivent les personnages dans la valse universelle des initiations successives.
12Béatrice Poncelet semble inventer là une carte de l’intime, un topo-gramme7 sensitif. Dans Chut ! elle lit, c’est le salon, ou plutôt le canapé du salon, qui va servir de théâtre à la mise en scène d’un plaisir voluptueux à lire et à écouter Mozart. Là encore, la perspective tant dans l’image que dans le texte est fondamentalement intimiste et le lecteur se trouve placé par l’image dans la même posture que la mère, « carrément enfouie dans les coussins », dans une pénombre propice à la détente qu’éclaire simplement la lumière diffuse d’une lampe qui arrondit les formes. Un espace sensuel, espace de repos, de concentration, espace de tendresse aussi, nous y reviendrons. Autres espaces fermés et consacrés à la lecture et à l’émotion esthétique, les salons de la lectrice et du personnage masculin dans Chez eux, Chez Elle ou chez elle. Le cadrage de l’image restreint le champ sur les piles de livres, pour l’un, sur le piano, ses partitions, les estampes qui y reposent, pour l’autre. Espace réduit, mais profondeur mentale, espace ouvert pour l’imaginaire et la sensibilité. L’album … et la gelée, framboise ou cassis ? nous place quant à lui dans la cuisine, près de la fenêtre qu’occulte un store, sur le plan de la table du petit déjeuner identifiable par sa nappe à carreaux et les accessoires du petit déjeuner : bols, couteaux, beurre, tartines, confitures, fruits… Un décor du quotidien, de la trivialité familiale, qui se métamorphose au gré de la rêverie de la narratrice, encore embrumée de sommeil, en un théâtre de la perception mentale, où elle échafaude son devenir, où viennent se projeter sur le mur blanc les images picturales qui alimentent la méditation. Il y a là comme un contraste entre la banalité quotidienne du repas et la réflexion sans limites qu’il ouvre, comme une distorsion spatiale et temporelle entre le temps réel et l’instant vécu par l’enfant, démesurément étiré, écart perceptible dans le texte de la « mère » : « FINIS TA TARTINE ! UNE DEMI-HEURE QUE TU L’AS EN MAIN ! !… TU PENSES À QUI À LA FIN ? » Ainsi donc, Béatrice Poncelet se joue dans ses albums de l’exiguïté. L’espace est clos mais il ouvre sur l’art, sur les plaisirs de la lecture, sur la rêverie, espace limité, il ouvre sur un univers mental sans bornes, sauf peut-être dans l’univers feutré, aux couleurs chatoyantes comme des fards, du personnage féminin sophistiqué de Chez eux, Chez Elle ou chez elle, où l’on s’ennuie à mourir (« Chez Elle c’est très grand, et pourtant… Si on joue, on la gêne, lui parler c’est l’ennuyer… surtout, surtout il ne faut rien toucher ! »), mais l’ennui n’est-il pas compagnon de la rêverie ?…
13Nombre d’albums de Béatrice Poncelet ont, par ailleurs, la nature et plus souvent le jardin pour cadre. C’est là, même si l’image ne nous en montre que quelques fleurs, que se déroule la guerre fictive de Je pars à la guerre, je serai là pour le goûter, là, derrière le cerisier, que sera enterré l’oiseau mort, victime symbolique ou supposée des débordements enfantins. Mais il faut attendre des albums plus récents pour que la nature entre de plain-pied dans l’iconotexte. La section « chez eux », de l’album Chez eux, Chez Elle ou chez elle nous plonge dans les espaces démesurés d’une campagne où la voix se perd, que l’on peut parcourir à plaisir : « Il y a aussi les balades : le marais, les myrtilles, les sapins et les chardons, la bruyère et les framboises, le crottin… on voit aussi le ciel, et ça, c’est pas rien… » Contrairement à l’espace quelque peu inquiétant de la ville traversée dans Je, le loup et moi…, celui de la campagne, fort en émotions, apparaît comme un univers roboratif, le lieu exaltant d’une initiation sensorielle, en particulier olfactive : « Là-bas, j’ai un nez pour autre chose que de me moucher !… » Le jardin de la maison de vacances dans Les Cubes est le lieu central des jeux, lieu des expérimentations, des flâneries lors des chaudes soirées, des cueillettes, un lieu dont l’entretien mentionné par la rédactrice du carnet jalonne l’été, structure le temps des vacances et le temps de l’album :
Mardi soir […] Demain : jardin – dégager les iris, ancolies et pivoines (déjà presque fleuries !)…
[…]
Samedi […] Ce matin « nettoyer » les lilas défleuris (elle m’a un peu aidée) – taillé la haie du fond d’où vue lointaine au-delà du lac… Voyages immobiles !… Rêveries.
14Ce rapport au jardin, théâtre des « voyages immobiles », n’est pas étranger aux émotions de Jean-Jacques Rousseau trouvant refuge, herborisant, méditant au fil de l’eau sur les rives du lac de Bienne ou contemplant le réduit sauvage de la Robaila dans Les Rêveries du promeneur solitaire. Ne retrouve-t-on pas d’ailleurs quelque chose de l’enthousiasme de l’apprenti herboriste devant « la fourche de deux longues étamines de la brunelle, le ressort de celles de l’ortie et de la pariétaire, l’explosion du fruit de la balsamine et de la capsule du buis8 » dans ce vaste herbier au fil de l’année et de la vie qu’est le dernier album de Béatrice Poncelet, Semer en ligne ou à la volée ? Cette fois, nous sommes au cœur du jardin, d’un jardin « physiquement » présent par le biais de croquis, de photographie, de dessins d’observation aquarellés assortis de commentaires précisant les caractéristiques de la plante, ses modes de culture. Cet herbier fait d’ailleurs de troublants échos à la biographie de Jean-Jacques Rousseau, herborisant sur la fin de sa vie, tout le mois de juin 1778, et qui décède le 2 juillet ; parmi ses ultimes textes publiés à titre posthume, Les Rêveries, Lettres élémentaires sur la botanique et Fragments pour un dictionnaire des termes d’usage en botanique. Les écrits botaniques de Jean-Jacques Rousseau, cette place accordée à la nature, prennent chez lui une valeur testamentaire. Or Semer en ligne ou à la volée, même s’il n’a pas cette portée, procède d’un retour quasi autobiographique sur soi, sur l’enfance de celui qui est devenu un homme, comme une sorte de clôture sur un temps disparu mais qui ouvre sur un avenir joyeux puisque le relais est pris : « Excuse, je n’ai pas entendu, tu dis ?… Des outils, vous voulez des outils… vous mettre au jardin aussi ! ! Quelle question ! !… Mais, bien évidemment ! » L’album se referme alors sur lui-même de manière parfaitement symétrique à son ouverture, une période est close et dans une conception cyclique du temps humain, une autre s’ouvre.
15Ainsi, chez Béatrice Poncelet, en intérieur comme en extérieur, l’espace familier, qu’il soit clos ou ouvert, ne se limite pas à un simple décor, il constitue une image, l’enveloppe, le biotope de l’individu qui l’habite au sens plein. Les jeux convergents du texte et de l’image relèvent alors de la fonction sémiosique de la description, identifiée par Jean-Michel Adam et Françoise Revaz dans le récit, et chaque lieu, fonctionnant comme une métonymie de ses occupants, devient le théâtre d’une aventure intérieure, à l’image de « l’extime » lacanien. Or ces lieux, à la fois nourris par les référents familiers de l’auteure et suffisamment neutres, suffisamment génériques pour que chacun puisse s’y projeter, permettent au lecteur adulte ou enfant de se les approprier, d’en faire leur espace familier.
Jeux et apprentissages : des instants partagés, une transmission cyclique
16En auteure « avertie », Béatrice Poncelet a fait des jeux et jouets d’enfance une des thématiques les plus fortes et les plus transversales de son œuvre, dans une perspective d’exploration de la relation sociale, de transmission et d’héritage, en résonance avec les propos de Jean Perrot :
Le jeu est une activité globale, naturelle, spontanée qui assure l’apprentissage de la vie ; c’est le lieu de la créativité et d’une mise entre parenthèses qui protège les sensibilités en éveil. Sa représentation littéraire offre un espace de fantaisie idéal qui séduit les imaginations, car il renvoie à l’essentiel des préoccupations du jeune âge.9
17Dans leurs espaces circonscrits et familiers, les enfants mis en scène, pris dans un réseau relationnel, se livrent chez notre auteure à des jeux et des occupations dans lesquels tout lecteur est susceptible, au sein de tel ou tel album, de retrouver sa propre enfance et d’entrer ainsi en connivence. Les lecteurs enfants, comme nous le verrons dans certains questionnaires, ne sont pas exclus de ce sentiment nostalgique, d’un retour sur un avant de leur enfance, construisant ainsi leur propre historicité. Dans un monde enfantin sans jeux virtuels, quelque peu nostalgique peut-être, Béatrice Poncelet propose tout d’abord un répertoire de jouets en résonance pour partie avec les stéréotypes liés au masculin et au féminin. Les voitures miniatures sont un des éléments les plus récurrents dans nos albums, associées à des narrateurs masculins. L’enfant dans Je pars à la guerre, je serai là pour le goûter en fait collection : « J’ai même trente-sept petites autos » ; dans T’aurais tombé, la mère en offre une à son fils pour le consoler de sa chute et fêter le retour à la maison ; le petit frère de Chaise et café organise des courses « zigzaguant entre tout » et semble en avoir lui-même griffonné une au pastel gras sur la page. Les narrateurs masculins, que ce soit dans Je reviendrai le dimanche 39 ou dans Chaise et café, fabriquent ou manipulent également des avions et des bateaux ; l’enfant de Je pars à la guerre, je serai là pour le goûter collectionne les médailles, les figurines de cow-boys et d’Indiens, veille jalousement sur les soldats de plomb transmis par son père… Peu de jouets emblématiques du féminin en revanche, à part peut-être la corde à sauter présente comme un témoin du temps passé sur l’étal d’un brocanteur des puces dans Je pars à la guerre, je serai là pour le goûter, et qui reprend vie dans les mains de la fillette dans Galipette, ouvrant sur des jeux endiablés, identiques d’une génération à l’autre. De nombreux autres jouets peu genrés tels que la toupie, les sifflets, les balles, les marionnettes, les pantins, les clowns, présents tour à tour, comme en leitmotiv, sur les pages de tous les albums, à l’exception de Mais, fée ? et Chez eux, Chez Elle ou chez elle, témoignent à leur manière d’une survivance, d’une permanence dans l’expérience enfantine occidentale.
18Béatrice Poncelet nous offre là une vision idyllique, comme figée dans un âge d’or des jeux d’enfance, elle nous montre des enfants inventifs et créatifs, qui perpétuent comme une enfance dorée perdue. Les enfants sur ses pages sont actifs, industrieux, éveillés à l’art, à la littérature, à la science, aux techniques, leur goût se développe au contact de la nature… Chez elle, ils se livrent à presque toutes les variations du jeu envisagées par Roger Caillois10 : peu ou pas de jeux de hasard (alea) et de compétition (αγών), en revanche les enfants de Galipette se livrent avec délices et sans retenue aux tourbillons et au vertige (ίλιγξ), et la totalité des albums met en jeu la théâtralité, le « faire semblant » (mimicry), présents avec la mise scène d’une guerre enfantine dans Je pars à la guerre, je serai là pour le goûter et les masques de Mais, fée ? sans que jamais l’enfant, même pris par le jeu, n’oublie qu’il s’agit d’un simulacre.
19Ainsi le bricolage, comme concrétisation de l’imitation, est-il un des axes forts des occupations d’enfance chez notre auteure, qui se démarque par là d’une enfance contemporaine devenue plus consumériste et d’une littérature de jeunesse qui intègre aujourd’hui davantage la dimension audiovisuelle et informatique. Le garçon de Je reviendrai le dimanche 39 fabrique son avion à l’aide du plan qu’il a lui-même dessiné, se servant d’un cageot « en parfait état » récupéré au supermarché et de l’outillage emprunté à son père, celui de Je pars à la guerre, je serai là pour le goûter, frustré de n’avoir pu acheter à la brocante le masque à gaz « comme celui de [son] arrière-grand-père quand il était à la guerre », décide de s’en bricoler un :
Après tout, c’était peut-être pas si compliqué ! Aussitôt à la maison, j’ai cherché du matériel. J’ai pris une boîte pour le bas du masque. Il me fallait encore du tissu pour le haut, et pour les yeux, j’avais deux diapos. Il me manquait un bout de tuyau pour la respiration, mais en cherchant bien…
20L’enfant à qui s’adresse Semer en ligne ou à la volée passe du pantin découpé en carton et assemblé par des agrafes à l’élaboration d’un croquis technique pour réaliser en mécano la sauterelle de sa petite enfance. Cet apprentissage actif passe d’ailleurs, la plupart du temps, chez Béatrice Poncelet, par la médiation de l’adulte. Même quand ils ne sont pas directement impliqués dans ce jeu d’appropriation, comme le père et l’arrière-grand-père dans Je reviendrai le dimanche 39 ou Je pars à la guerre, je serai là pour le goûter, les adultes sont partie prenante de la transmission. Ainsi, dans ce dernier album, l’enfant, qui a hérité des jouets de son père, évoque le moment privilégié partagé avec ses parents, le petit frère déjà couché : « On a joué aux dames. J’ai gagné les quatre parties. Je me demande des fois s’ils ne font pas exprès de perdre. Remarque peut-être que non… »
21Dans Je reviendrai le dimanche 39, l’enfant découvre, au retour de son exil volontaire auprès de l’établi de son père, un nouveau plan, celui d’un « planeur et en vraie grandeur » dessiné par ce dernier pour remplacer l’avion brisé par le plus jeune. Dans T’aurais tombé, la mère évoque le souvenir de jeux partagés : « N’importe quand, qu’on joue aux dés ou au mikado, qu’on fasse des ombres, le Pierrot comme ça ou le chat, tu apportais tes bandes et alors, aux doigts, aux mains, aux bras, tu nous faisais des pansements. » Le court séjour de l’enfant à l’hôpital va être l’occasion d’une collaboration affectueuse pour dédramatiser l’épreuve : « Ensuite, on a fait des jeux : les dames, les lotos. […] J’avais pris pour te passer le temps de la pâte à modeler dont tu as fait un chat, du papier que tu as tissé mais, pour le cœur, j’ai dû un peu t’aider. » Le carnet de bord reproduit dans Les Cubes fait, lui aussi, état de ces jeux sociaux réglés auxquels l’adulte initie l’enfant : « Jeudi […] Penser à réparer les échasses pour les gosses + acheter des fléchettes » ; « Jeudi […] Penser à acheter une nouvelle boîte de peinture pour les petits. 6 couleurs suffiront. + un jeu de cartes (celui vu ensemble dans la vitrine du libraire) ». Mais la maison de vacances familiale offre également, dans Les Cubes, la possibilité de jeux éducatifs de plein air partagés par la tribu :
Dimanche : Temps gris, pluie fine : bottes,…, tous à la mare. … grenouilles et salamandres (bocal rapporté… pour les petits), pieds trempés normal ! Franche rigolade ! !
Samedi […] Vers midi expliqué aux enfants comment les montgolfières (passage de l’une d’elles juste au-dessus de la maison !) fonctionnent. Décidé d’en faire une nous-mêmes 1,20 m de hauteur environ. À l’idée, très excités ! Acheter colle et papier de soie, vérifier la bombonne de gaz.
jeudi suivant soir […] Les gosses [ont] pris pétards et lampions. Versailles en comparaison rien ! ! !
22La transmission concerne également ce que je nommerais volontiers, à la suite d’Hésiode, « les travaux et les jours ». Dans Les Cubes, la grand-mère, dont l’esprit est en plein naufrage, essaie, avec une obstination qui confine à la rage, d’initier sa petite fille à la pratique ancestrale du tricot :
elle s’était mise en tête de m’apprendre à tricoter ! tricoter ! ! une occupation quasi préhistorique oui !… pour m’apprendre l’ordre et la rigueur ses marottes… fil sur le doigt, passer l’aiguille, prendre le fil, jeter la maille et recommencer… fil sur le doigt… passer… ah ! j’en ai jeté des mailles, l’horreur, mais jamais celles qu’il fallait évidemment ! !
23La préparation des aliments fait également partie de ces savoirs transmis par la famille. Dans Chez eux, Chez Elle ou chez elle, la fillette, lorsqu’elle s’interroge sur son héritage culturel, nous dit : « et peut-être que grâce à eux, j’aimerai toujours regarder le ciel pâlir, que j’ajouterai même en cuisant, du vin à la sauce du lapin… ». Dans Les Cubes, la mère note sur son carnet : « Vendredi […] Soirée délice : tarte aux myrtilles meringuée (à refaire) juste le blanc d’œuf plus ferme » ; « Mercredi […] nous avons cueilli des mûres : fait… douze bocaux ! ». « On a passé une bonne soirée, tous les trois, moi et mes parents. On a mangé du chocolat », écrit le narrateur de Je pars à la guerre, je serai là pour le goûter à propos de la soirée passée en tête à tête avec ses parents. Plus tard, le goûter partagé avec sa « copine » et son petit frère après l’enterrement de l’oiseau se compose de tranches de pain, de chocolat, de quelques fraises et de sirop. Le petit déjeuner de la rêveuse dans … et la gelée, framboise ou cassis ? est constitué là aussi de pain, de beurre, de lait et d’une gelée de ces fruits rouges emblématiques de l’enfance. Ce rapide tour d’horizon alimentaire inscrit le récit dans un contexte d’une grande simplicité, voire d’une grande banalité, qui caractérise tout le travail de Béatrice Poncelet. C’est au sein de la maison que va se vivre et s’écrire une poésie du quotidien faite de pain-beurre-chocolat, de fruits cueillis dans le jardin, mis en tartes et confitures…
24La transmission se joue également sur le plan de la culture littéraire, en particulier par la médiation des grands-mères. Dans Je, le loup et moi…, la chanson issue de la tradition populaire orale Loup y es-tu ? a été apprise par la fillette par la voix de son aïeule et c’est maintenant son jeune frère qui la chante car elle se juge devenue « beaucoup trop grande » pour continuer de la fredonner. On peut d’ailleurs se demander si elle n’a pas elle-même joué un rôle dans ce passage de relais. La médiation culturelle des récits fondateurs semble se faire chez Béatrice Poncelet essentiellement par des voix féminines, tout comme les « contes de nourrices » transmis oralement et que Charles Perrault a fait passer du champ populaire au champ littéraire. Ce sont par ailleurs mères et grands-mères qui initient l’enfant à la littérature, T’aurais tombé mettant en scène un père qui semble pour une fois faire la sourde oreille :
Il est huit heures.
L’enfant demande à son père :
Tu dors ou tu me racontes une histoire ?
[…]
Le père dort déjà mais on ne le voit plus. Peut-être qu’il fait semblant …
pour rire, tout simplement.
L’enfant parle plus fort.
Tu viens, oui ou non ?
Et bien tant pis et même si tu n’entends pas, demain ce sera toi !
25C’est la mère qui va procéder au rituel du coucher avec la lecture du soir, celle d’un classique de la littérature de jeunesse, l’épisode de l’accident d’Alexandre dans Babar en famille. Cette lecture accompagnée de caresses (« Sa mère le prend tout contre elle, lui caresse le bras, l’épaule, le cou, tout doux… Elle raconte ») fonctionne comme une initiation aux plaisirs de la littérature, en particulier dans sa dimension biographique. C’est la lecture de Babar qui va réactiver le souvenir de la chute de l’enfant, mettant en évidence cette proximité entre le texte et la vie du lecteur. Chut ! elle lit montre également une mère lectrice qui, lovée dans les profondeurs du canapé, donne à ses enfants le spectacle d’une lecture plaisir. En effet, cette fois, l’épisode de lecture est mis en scène par la mère avec une visée incitative qui n’échappe pas aux enfants :
plus qu’étendue, elle est carrément enfouie dans les coussins, c’est vrai qu’elle a l’air bien… on ne voit ni sa tête ni son ventre, rien, pas même ses mains… mais, chut ! Elle lit… Elle relit plus exactement : parce qu’elle suppose qu’on est maintenant assez grands pour nous intéresser à des romans… à voir ! c’est long ! et celui-là, c’est pas récent !
26Plus tard, le plus jeune frère aura gain de cause et partagera cette intimité, envié par les deux sœurs qui respectent la promesse faite de préserver ce moment de calme : « Posant impérieusement son livre sur son roman, celui qu’elle lit en ce moment, il met d’abord ses lunettes pour l’imiter, puis l’oblige pour la trente-septième fois au moins, à plier, lire et refaire des animaux extraordinaires […] » C’est à nouveau le rituel de lecture, envisagé dans la réitération, la reprise du livre, du conte préféré, qui permet là à l’enfant de se rassurer sur la permanence du livre et du plaisir que sa lecture occasionne, de donner du grain à moudre à son imaginaire, voire à son inconscient dans le cas de la lecture itérative du même conte. L’image nous montre par ailleurs l’album en question, dont les pages portent la marque de l’enfant, de ses essais d’écriture. Ce temps de lecture donne lieu à des épanchements affectueux, d’une grande sensualité, clairement perçus par les fillettes qui observent, cachées :
Allongés l’un contre l’autre, étroitement serrés
leurs jambes, leurs corps sont
dans le même creux du même coussin, on voit dans ses cheveux doucement
passer sa main
murmure, rire léger …
caresser son bras, effleurer, l’air de rien, du nez ses seins, rire, baiser
mince ! il y en a tout de même qui ne se privent de rien !
27Il y a là comme une mise en abyme, Béatrice Poncelet mettant en scène dans l’album un moment d’une très grande intimité autour du livre, lui-même conçu pour la provoquer dans le réel, entre adultes et enfants, puisqu’elle conçoit ses ouvrages en vue de ce partage affectif :
[M] es livres [sont] aussi faits pour ces moments privilégiés de l’existence, à savoir la lecture à deux. Pour ce moment où un gamin qui ne possède pas encore la lecture, ou même s’il la possède, mais qu’il aime lui aussi ce moment à deux : vous l’avez sur vos genoux, vous avez un contact physique avec lui ; pourquoi vous priveriez-vous de ce moment-là ?11
28Enfants et adultes apparaissent donc chez Béatrice Poncelet comme des acteurs culturels, curieux de la nature et des arts, se nourrissant de lecture et de musique, dans la perspective d’une éducation collaborative. Ces spectacles fictifs de la transmission culturelle intergénérationnelle débordent dans l’espace vécu à double titre : d’un côté, ils s’appuient sur une réalité, sur une expérience personnelle de l’auteure et de nombre d’adultes médiateurs, de l’autre, ils peuvent fonctionner comme un « modèle » à transposer et à discuter entre parents et enfants, mais aussi, et surtout pour ce qui me concerne, entre enseignants et élèves.
Grandir, se transformer
29En relation avec le souci évoqué précédemment de la transmission culturelle, l’œuvre de Béatrice Poncelet est traversée par la conscience du temps qui passe, l’envie de grandir et la peur de mourir. Ainsi les albums mettent-ils en scène tous les âges de la vie et les conflits internes ou externes dont ils sont potentiellement porteurs. Plusieurs albums rendent ainsi compte de la difficulté d’être le plus grand dans la fratrie. Dans Je reviendrai le dimanche 39, le narrateur décide de partir suite à la crise provoquée par le saccage (par son jeune frère) de l’avion qu’il avait fabriqué. Les fillettes de Chut ! elle lit sont exaspérées par l’impudence du plus petit qui n’hésite pas à enfreindre la règle de silence imposée par les parents, alors qu’elles-mêmes s’y conforment avec difficulté. Dans l’un et l’autre cas, la qualité d’aîné est vécue avec passion, elle génère des sentiments exacerbés de colère, traduits par exemple par un « je t’aime pas » rageur tracé à la peinture : « Alors, avec un vieux pinceau qui traînait, j’ai vite écrit ce que tu vois là. Ça m’a fait du bien, crois-moi ! J’étais tellement écœuré de penser que mon frère était la cause de tout ça ! »
30Comme le montre cet extrait, chez Béatrice Poncelet, ces excès de violence ne conduisent pas à l’impasse : le garçon est capable de commenter son acte, de le mettre à distance réflexive, non seulement dans la partie « narrative » du texte, mais aussi plus haut sur la page, dans un commentaire second écrit à la main ultérieurement : « en vérité, c’est pas vrai, mais à ce moment, je le pensais pour de bon ». Les personnages mis en scène par notre auteure disposent toujours de cette possibilité de mettre l’expérience à distance par le biais du langage. C’est sans doute en partie cette compétence psycho-langagière qui leur permet de reconsidérer leur point de vue, d’apaiser leur colère. Ainsi, lorsque le naufragé volontaire de Je reviendrai le dimanche 39 regagne sa chambre et voit son jeune frère niché dans son propre lit, il se laisse attendrir, revient au sentiment premier et rectifie son écrit : « je t’aime pas » devient « je t’aime passionnément », et le narrateur s’en explique pour son lecteur-confident : « je ne voulais pas laisser ce que j’avais écrit en bas. c’était trop moche. alors j’ai transformé le dernier mot. après tout, c’est plus vrai et plus chouette comme ça, non ? ». Ainsi s’opère systématiquement chez Béatrice Poncelet un retournement de situation qui permet de sortir de l’impasse relationnelle : les fillettes de Chut ! elle lit reçoivent, elles aussi, un baiser de leur mère, et se trouvent, du même coup, réconciliées avec le plus jeune. Dans ces deux albums, grandir c’est donc apprendre à accepter l’autre, l’accepter avec ses turbulences, ses privilèges auxquels le plus grand a dû renoncer. Les effets sur le lecteur de cette mise en scène d’un idéal relationnel et d’une gestion idéalisée du conflit pourront être de divers ordres : attendrissement, trouble, agacement. Il y aura en tout cas matière à discussion dans l’intimité d’une lecture à deux ou au sein de la classe.
31J’ai déjà évoqué, dans Chaise et café, la relation de l’aîné au plus jeune qui se joue en termes de partage, d’initiation, d’apprentissage, de compagnonnage. J’ai évoqué le cocon de la chambre qui se transforme en osmose avec son occupant, sans être totalement différente. Nous nous intéresserons à présent aux objets médiateurs de ce passage de relais ; l’image, en effet, nous montre sur la table de travail la tasse de café, élément symbolique de la permanence, mise en valeur par la lumière. Le siège du plus petit fait également l’objet d’une attention particulière : « … Et chaque soir, il apporte son fauteuil, et là, derrière mes livres ou sous ma table… il s’installe, très à l’aise…… visiblement ! ! ! » La phrase finale de l’album fait ainsi pendant à la formule initiale : « Quand il était là j’apportais ma chaise, et là, derrière ses livres ou en bas sous sa table, je m’installais à l’aise. » Chaque silhouette enfantine apporte son siège et son jouet préféré : même traitement graphique crayonné, symbolique d’une énergie enfantine canalisée à grand-peine, mais chaise et toupie d’un côté, fauteuil et sauterelle articulée de l’autre, marquent deux personnalités différentes. Enfin, la silhouette enfantine sur la première double page tient un cerceau qui programme en quelque sorte la circularité de l’album. Dans les pages de deuil qui suivent la rupture, le gris envahit l’espace, le pinceau de l’enfant blessé barbouille la surface dans un tourbillon colérique, et les objets, surtout la chaise du plus grand, sont renversés, seules quelques phrases disent la séparation et l’intimité :
C’est sa chaise qui est partie en dernier, et là… un silence atroce s ‘est
installé… j’ai cru… j’exagère absolument pas.
Lui l’a senti, compris, évidemment : il m’a pris dans ses bras… on ne
pouvait plus se parler, ni lui, ni moi… Du reste, il n’y avait pas besoin ;
on se comprenait sans ça …
Nos yeux seulement se sont croisés, alors… rien que d’y repenser, je les
sens me repiquer…
32La chaise reste là, comme un avatar du frère perdu, et dans ce récit en analepse de l’enfant devenu jeune adulte, comme dans tous les albums, viennent se superposer sensation immédiate et souvenir encore vivant de cette sensation, permanence de l’émotion. Grandir, ce n’est pas oublier, c’est se construire sur chaque instant de son passé en particulier, comme le dit Béatrice Poncelet elle-même : « Tous ces moments qui sont ce qu’on appelle un peu pompeusement des moments clefs, des moments-charnières, ce sont eux qui m’intéressent12. » Le passage de relais se fait ici par le don : « Après un long moment, très doucement, toujours en me serrant, il s’est mis à me parler : je garderai pour moi ce qu’on s’est dit, sans jamais le répéter mais cette fois, j’ai tout compris, et en plus, maintenant, c’est moi qui l’ai, sa tasse à café ! » Confidence et don de l’objet symbolique permettront à l’enfant de surmonter l’épreuve de la douleur et d’aborder avec confiance une nouvelle phase de sa vie, alors c’est l’explosion de joie : le plus jeune s’approprie la chambre en la repeignant à ses couleurs.
33Autre dimension du grandir chez Béatrice Poncelet, l’éveil à la sensualité est particulièrement présent dans cinq albums qui appartiennent à diverses époques de son travail : Mais, fée ?, Je, le loup et moi…, Galipette, Chut ! elle lit et… et la gelée, framboise ou cassis ?. Dans Galipette, la crème du gâteau gicle sur la petite sœur :
tout va coller !… remarque, peut-être qu’il suffit de lécher pour net
toyer … […]
Vous deux, commencez par les pieds… on nous voit pas ? t’es sûre ?…
tiens, donne-moi tes doigts …
voilà, écarte-les, encore, encore… la crème a coulé jusque-là … […]
bouge pas, tends juste le cou… ça chatouille ? plus doux, attends… là,
vers l’oreille à présent… montre tes paupières, baisse, baisse… c’est bon ! !… reste le coin de la bouche… donne…
34Tandis que l’image montre les tourbillons de chantilly, le texte nous donne à entendre un échange pour le moins troublant. La crème répandue offre le prétexte à une exploration ludique, attentive et gustative du corps de l’autre avec cette ambiguïté du « c’est bon » qui réfère tout à la fois à la gourmandise enfantine et au consciencieux léchage du corps de l’autre, de ses zones érogènes les plus accessibles : pieds, mains, cou, paupières, oreilles… Un ou une des enfants semble prendre la direction de ce jeu sensuel et sérieux avec le souci de rester cachés : crainte d’une réprimande parce que la petite sœur s’est salie ou intuition du jeu trouble dans lequel la petite troupe s’est aventurée ? Le garçonnet de Mais, fée ?, égaré par la perte de ses lunettes et donc privé de tout repère, plonge éperdument dans les débordements du carnaval :
Ne voyant rien, je tâtonnais : mes mains touchaient des pieds, effleuraient des mollets. Elles remontaient des jambes… s’accrochaient à un bas, je croyais deviner des collants, des dentelles … […]
J’avais la tête à l’envers, j’allais te dire : la fête à l’envers ! Les yeux tout brouillants…
Qu’est-ce qu’il se passait ? On aurait dit un nœud d’enfants, un vrai tourbillon…
C’était plein de tissus veloutés, satinés, légers… mes doigts glissaient seuls sous l’élastique et les rubans…
35Voici une deuxième scène à forte connotation érotique, renforcée à l’image par des fragments de corps abandonnés et de lingerie, qui inscrit l’œuvre de Béatrice Poncelet dans le champ de la littérature de jeunesse contemporaine, celle de l’après-1968 intégrant la révolution psychanalytique, dans une perspective identique à celle des albums du Sourire qui mord. Dans le même registre, les Crapougneries, de Christian Bruel et Charlotte Ruffault, illustrées par Nicole Claveloux, exploraient déjà en 1980 tous ces jeux, du corps en particulier, censurés par l’adulte. Avec une certaine légèreté et beaucoup de pudeur, Béatrice Poncelet fait une place ici aux émois de la sexualité enfantine.
36J’ai déjà évoqué la tendresse non dénuée de sensualité qui mêle la mère et l’enfant au sein du canapé dans Chut ! elle lit, observée par les deux sœurs sensibles à la lascivité de celle qui s’abandonne à la lecture. Dans Je, le loup et moi… et … et la gelée, framboise ou cassis ?, c’est directement la conscience inquiète de grandir et de se transformer qui est au centre de l’album, explicitée par deux narratrices aux portes de l’adolescence. Dans Je, le loup et moi…, le départ chez la grand-mère va mettre en danger l’équilibre de la fillette, mais c’est aussi ce qui va lui permettre de changer d’état, au sens physique du terme, par l’alchimie de ce feu qui lui monte aux joues, ces yeux brûlants quand elle regarde, fascinée, l’homme du bus : « Mais petit à petit, j’ai senti mes joues se réchauffer, se réchauffer à presque me brûler. […] Il y avait quelque chose qui n’allait pas. C’était quoi ? » Par cette tempête corporelle, la fillette de l’album entre dans une aventure qui la dépasse, inscrite dans la tragédie racinienne des passions : « Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue », déclare Phèdre pour évoquer sa rencontre foudroyante avec Hippolyte13… L’album prend donc là encore le parti du corps ; loin d’une tradition platonicienne, l’amour s’annonce par la sensation, ces premiers émois amoureux intégrés par Béatrice Poncelet dans son projet de tendre un miroir à son lecteur, quel que soit son âge : « Les premiers émois amoureux n’auront pas lieu pour tous au même âge ou de la même façon, mais on les aura tous ressentis14. »
37Dans … et la gelée, framboise ou cassis ?, la narratrice anticipe cette fois sur son devenir-femme, elle s’observe dans le miroir, comme l’élégante de Chez eux, Chez Elle ou chez elle, mais c’est pour y noter, y traquer ses transformations physiques :
fevrier j’ai changé ? fossette gauche, envolée… l’arête du nez à peine plus marquée, bouche et sourcils …
[…]
septembre le temps passe… hanches arrondies maillot trop petit ! taille toujours aussi fine ! ! eh oui ! ! de ses deux mains mon père en fait le tour, encore et encore, j’adore ! ! personne : en profiter, essayer sa robe… délacer le haut…
38La double page prise en verticale se présente comme un calendrier mimant ainsi l’écoulement du temps, et dans son attente impatiente, la fillette cherche dans son reflet les métamorphoses de son corps d’enfant en corps de femme, portant son regard sur l’épuration des traits du visage et l’affirmation de rondeurs callipyges. Il n’échappera pas au lecteur attentif que la métamorphose se joue dans le triangle œdipien : le père est évoqué comme figure masculine constitutive et le jeu du possessif, plus ambigu lorsqu’il s’agit de passer « sa robe », renvoie aux jeux de travestissement dans les vêtements maternels déjà présents sur les images de Mais, fée ?, qui nous montrent des pieds potelés de fillettes dans les escarpins démesurés de leurs mères. L’évocation du devenir-femme est également marquée par la fascination qu’exercent les métamorphoses de la puberté associée à la peur de la dégradation physique focalisée sur l’autre attribut féminin emblématique que sont les seins, en relation avec des représentations picturales ou des dessins relevant d’esthétiques opposées :
Ma sœur à qui la poitrine pousse, c’est haut, ferme, c’est normal, le bout… c’est d’un doux ! ! ! inimaginable ! faut les caresser… fou ! ! ! et sans les yeux c’est encore mieux ! ! je le sais, je le fais ! ! […]
les seins comme ceux-là ! ! trop petits ou… pire… vides, navrants… […] ni pour ma sœur, ni pour moi, voilà ! J’y pense : jeunes, les avaient-elles aussi jolis qu’elle ? […]
gros
… énormes, lourds… encombrants j’imagine, retombant sur un ventre bedonnant… ça non plus, sûr ! ! !
39Ce monologue, traduisant les pensées vagabondes de la fillette n’est pas sans rappeler les divagations d’Odette Deume dans Belle du Seigneur :
[…] oh je suis bien dans mon bain il est trop chaud j’adore ça tralala dommage j’arrive pas à siffler bien comme un garçon oh je suis bien avec moi les tenant à deux mains je les aime j’en soupèse l’abondance j’en éprouve la fermeté ils me plaisent follement au fond je m’aime d’amour […]15
40Nous retrouvons là une certaine forme d’oralité, un enthousiasme pour la matérialité du corps féminin, avec toutefois une retenue paradoxalement plus grande chez Albert Cohen que chez Béatrice Poncelet qui, bien que s’adressant à des enfants, évoque la sensualité partagée entre sœurs du doux des mamelons… Retenue liée à une moindre contemporanéité de l’écriture chez Albert Cohen ? Retenue d’un homme écrivant sur le corps féminin ? De fait, Béatrice Poncelet ne se revendique pas à ma connaissance comme auteur féminin, auteure, cependant, sa sensibilité la conduit à privilégier l’éclosion adolescente féminine :
Comment peut-on ne pas être touché par cela ? Et pourquoi je parle de femmes ?… mais j’en suis une. Je vois mal comment je pourrais parler de manière crédible des émois d’un garçon. […] Se demander, fort mignonne comme elle est, comment il est envisageable qu’un jour elle attrape une ride. On le sait intellectuellement, mais le jour où vous l’avez… C’était impensable puisqu’on était si mignonne. C’est impensable quand vous avez une si belle poitrine qu’un jour ça se gâte à ce point.16
41Or, comme l’a écrit récemment le sociologue Éric Fassin :
Montrer les femmes dans l’art, en tant que telles, et non en dépit, ni même abstraction faite de leur sexe, et le faire à l’heure du genre, c’est se placer au point de tension entre ces deux logiques. Bien sûr, on peut s’inquiéter : ne risque-t-on pas de renouer avec les jouissances essentialistes de « l’écriture féminine » ? Mais à l’inverse, on peut se prendre à espérer : le trouble dans le genre n’est-il pas aussi un trouble dans le regard ? Femmes, ou genre ? Peut-être avons-nous aujourd’hui l’occasion historique de voir trouble.17
S’intéresser au sexe de l’art, et donc de l’artiste, c’est en même temps s’attacher au travail du genre. Nombre d’artistes femmes prennent ainsi aujourd’hui leur propre corps pour objet ; pour autant, elles ne s’enferment pas dans quelque nature féminine essentialisée.18
42Le texte de … et la gelée, framboise ou cassis ? cité plus haut, s’il peut parfois, nous le verrons plus loin, troubler, voire choquer l’adulte médiateur, ose évoquer, mettre en mots ces rêveries éveillées à fort potentiel érotique de la fillette, en résonance avec les préoccupations de lectrices au sortir de l’enfance, et il correspond à la conception que défend Béatrice Poncelet d’une littérature pour la jeunesse, exigeante et sans tabous : « Et moi je pense qu’avec les enfants, ce n’est pas : “On peut parler de tout”, c’est : “On doit parler de tout”. La question c’est comment on va le faire. On ne peut pas dire les choses n’importe comment. Tout est là19. »
43Ce voyage au pays du corps féminin s’achève dans l’album avec l’évocation de la mariée, symbole d’une féminité accomplie, fantasme de la petite fille, parée de somptueux atours :
… l’apothéose absolue ! magnifique ! éblouissant ! !… or, argent, fleurs, bijoux, voile, tulle, couronne… tout ! ! rien, il ne lui manque rien… la mariée ! ! ! éternelle, hors des modes, du temps, la perfection ! ! la dernière à qui m’identifier presque les yeux fermés…
44L’image mentale de la fillette relève de l’absolu, non loin des bijoux que porte pour tout vêtement la Salomé de Joris-Karl Huysmans dans À rebours, l’image en prend en quelque sorte le contre-pied, montrant un squelette paré d’un voile dans la tradition des vanités. Le texte prend alors une autre dimension : qui peut être à ce point loin des modes et éternelle, si ce n’est la mort elle-même ?
45Une autre image de la vieillesse et de ses vicissitudes est développée dans Les Cubes dont une des lignes mélodiques est l’évocation de la dégradation d’un être cher atteint de la maladie d’Alzheimer. Le traitement du sujet se fait par approches successives à la fois en analepse, puisque la maladie de la grand-mère est évoquée rétrospectivement par les deux voix inscrites dans un présent de l’énonciation, mais aussi au jour le jour, au fil du carnet de bord inséré à l’image. Les notations inscrites sur les pages de ce dernier, d’abord de loin en loin, vont se multiplier, et ce qui n’était au début que des remarques vaguement étonnées – « Pendant le rangement elle est restée assise dans le jardin sous le noyer… Curieux ! Un peu absente, semble-t-il » –, voire amusées et attendries – « Elle passe ses jours auprès de chacun, heureuse pense-t-on. Légers moments “d’égarement” – confondu sel et sucre… salut la tarte aux groseilles ! Ah ! La tête des gosses ! » –, va devenir un examen attentif de symptômes consignés presque chaque jour jusqu’à ce que la colère démesurée de l’aïeule amène à consulter. Le diagnostic une fois confirmé, le carnet va minutieusement noter l’aggravation de cette perte de soi. Là encore, Béatrice Poncelet traite d’un sujet délicat, certes présent ailleurs dans la littérature de jeunesse, mais travaillé ici avec une grande précision clinique et un travail d’écriture complexe qui fait émerger la réalité à partir de fragments de textes hétérogènes qu’elle tresse en écho à l’image ; mais c’est justement ce travail d’approche progressive, cette circulation si particulière du sens dans son album qui lui permettent de toucher une certaine vérité de l’expérience. Là encore, l’image, symbolique, collabore avec le texte par le bias, en particulier, du motif récurent et programmatique des cubes, comme le fait très justement observer Marie-Pierre Litaudon :
Pour filer ce drame, le jeu de cubes peu à peu sorti et déployé, égrène sur la page un alphabet. Un temps est alors circonscrit, et comme le A appelle le Z, le début porte avec lui sa fin, certaine, inéluctable. Avec elle, le temps venu, viendront se ranger dans la boîte réouverte, cubes et souvenirs rassemblés, avant que ne se referme le passé réinvesti… dans l’ordre des choses.20
46Ainsi, Béatrice Poncelet semble régler sa course sur une conception cyclique du temps, proche de celle de Nerval à propos duquel Georges Poulet écrivait :
Tout se rajeunit, se répète, tourne et vient recommencer de vivre […]. Un même événement se reproduit, une même étoile scintille, un même ensemble de sentiments se recompose, constellant le même horizon. Tout est toujours de même, toujours reconnaissable. Les frontières recommencent de couler, le temps ramène l’ordre des anciens jours. Ce qui a eu lieu, a lieu et aura lieu. Les mêmes faits se sont passés, se passent, se passeront, et cela dans les mêmes détails.21
47Les repères temporels sont par ailleurs toujours fluctuants, donnant aux albums une temporalité mouvante. Le temps d’un petit déjeuner, la fillette de … et la gelée, framboise ou cassis ? égraine les mois du calendrier et sa méditation superpose une autre dimension temporelle puisqu’elle se projette loin vers son avenir, vers son devenir-squelette. Les dates inscrites en tête de chaque page du carnet inséré dans Les Cubes, si elles donnent le fil des jours qui voient l’état de la grand-mère se dégrader, ne nous permettent pas un repérage précis de l’écoulement du temps, elles jalonnent de loin en loin la masse de l’été. Et ce flou temporel illustre bien chez Béatrice Poncelet en quoi « le texte de fiction entretient avec le réel un rapport fondamentalement différent de celui des autres textes22 ». Ses personnages s’avèrent eux aussi, nous l’avons plus haut, difficile à identifier, à délimiter. Or, leur atemporalité est justement ce qui permet de renforcer l’épaisseur existentielle de ses albums comme elle le dit elle-même : « Je pense que c’est le même personnage, je veux dire, qu’elle soit enfant ou adulte. Ça me permet de faire ce dialogue, qui moi m’importe, entre les générations et, en même temps, de voir cette évolution de la gamine23. » Chaque lecteur est ainsi susceptible de se reconnaître à un moment ou un autre de son parcours dans l’œuvre de Béatrice Poncelet qui, n’éludant aucune thématique relevant du vécu, illustre la fonction éducative de la littérature telle que la conçoit Umberto Eco :
[L] a vraie fonction éducative de la littérature, […] ne se réduit pas à la transmission des idées morales, fussent-elles bonnes ou mauvaises, ou à la formation du sens du beau. […] Je crois que l’éducation au destin et à la mort est une des fonctions principales de la littérature.24
48Béatrice Poncelet s’inscrit donc dans le champ littéraire dont une des forces est de permettre au lecteur à la fois de rêver le monde par le biais de l’activité fictionnelle et de se construire dans son rapport à l’altérité. Dans la perspective de Marcel Proust qui parle d’une empathie25 lecteur/personnage, et de Barthes parlant lui de co-existence, l’œuvre de Béatrice Poncelet propose au lecteur des instants, des fragments de vie à travers lesquels il peut voir ou revisiter sa propre expérience, puisqu’il s’agit avant tout pour elle de mettre en scène le quotidien, le questionnement sur soi, sur les proches, le temps qui passe, la naissance des émotions, la vieillesse… le tout vécu au sein du cercle de famille, élaboré à partir du ressenti de l’auteure, ce qu’Italo Calvino appelle la « projection de soi ».
Se construire comme sujet culturel
49Nous venons de voir quelques-unes des valeurs existentielles que véhicule et transmet l’œuvre de Béatrice Poncelet et, parmi elles, l’initiation à la culture littéraire par le biais des scènes de lecture. Nous allons à présent observer comment les albums, au-delà de ces scènes, invitent le lecteur à un partage culturel tant dans le texte qu’à l’image. Je m’inscrirai pour cette étude dans la perspective fondatrice des concepts de dialogisme et de polyphonie élaborés Mikhaïl Bakhtine, dans Esthétique et théorie du roman et Esthétique de la création verbale, concepts fondés sur l’idée que la conscience humaine est traversée par l’altérité, et qui établissent une relation tant linguistique que littéraire, non seulement entre les genres littéraires, mais aussi entre le texte littéraire et le « langage social », ou encore, entre la subjectivité d’un narrateur et la conscience de son personnage. Le principe du dialogisme, que Julia Kristeva se propose de rendre en français par le terme d’» intertextualité », lui permet donc d’avancer, avec Roland Barthes, que tout texte n’est fait que des textes qu’il recompose :
Le texte redistribue la langue (il est le champ de cette redistribution). L’une des voies de cette déconstruction-reconstruction est de permuter des textes, des lambeaux de textes qui ont existé ou existent autour du texte considéré, et finalement en lui : tout texte est un intertexte ; d’autres textes sont présents en lui, à des niveaux variables, sous des formes plus ou moins reconnaissables : les textes de la culture antérieure et ceux de la culture environnante ; tout texte est un tissu nouveau de citations révolues.26
50Le concept d’» intertextualité » transforme alors en profondeur les modes d’analyse et d’interprétation des textes littéraires, car il ne se réduit pas au simple constat que les textes entrent dans une relation intertextuelle avec un ou plusieurs autres textes qui composent l’intertexte. L’intertextualité n’est pas un autre nom pour l’étude des sources ou des influences, elle nous engage à repenser notre mode de compréhension des textes littéraires, à concevoir la littérature comme un espace, un réseau, une bibliothèque, où chaque texte transforme les autres qui le modifient en retour, en s’affranchissant de la linéarité temporelle. Je me proposerai donc de voir en quoi l’œuvre étudiée s’intègre au champ littéraire, comment elle participe de l’intertextualité, quels sont les textes présents en elle et comment elle les retisse pour faire œuvre originale.
51Si Mikhaïl Bakhtine fonde l’essentiel de sa réflexion sur le roman, les concepts élaborés me permettront néanmoins d’interroger l’œuvre de Béatrice Poncelet en particulier dans sa dimension sociale et polyphonique qu’il présente ainsi :
Le roman doit être le reflet intégral et multiforme de son époque […], le microcosme du plurilinguisme […] Cette exigence acquiert une signification nouvelle dans le roman d’apprentissage, où l’idée même du devenir et du développement de l’homme qui y est représenté, impose une représentation complète des mondes sociaux, des voix et des langages de l’époque, au sein desquels s’accomplissent le devenir du héros, son épreuve et son élection.27
52Or chez Béatrice Poncelet, la plupart du temps, plusieurs voix narratives se croisent, se juxtaposent ou dialoguent dans une langue très contemporaine, avec des couleurs différentes de l’une à l’autre. Mais le parcours initiatique se confronte aussi à une parole plus « littéraire », parfois plus ancienne, issue d’une culture vivante plus ou moins partagée. Ainsi, dans Les Cubes, elle nous donne à entendre les voix non identifiées d’une jeune fille et de sa mère, des bribes rapportées en écho des divagations de la grand-mère, mais aussi la voix de l’écrivain japonais Yasushi Inoué, un discours extérieur à cet album de jeunesse, mais qui permet d’en éclairer la diégèse puisque l’histoire des personnages croise celle du roman. Comme si la fiction dans la fiction venait rencontrer ou générer des éléments de l’expérience des deux voix féminines qui dialoguent. Dans Chez eux, Chez Elle ou chez elle et dans Chut ! elle lit, ce sont les voix de Charles Perrault et de Jules Verne que l’auteure donne à entendre à son jeune lecteur, intégrant des discours anciens comme toujours vivants dans la culture enfantine. Dans … et la gelée, framboise ou cassis ? la voix intérieure de la fillette plongée dans des abîmes de réflexion sur son avenir, sur son devenir féminin, voix qui relève du « discours social », se trouve confrontée au fil des pages à la voix de Charles Baudelaire, et nous sommes bien ici dans cette « représentation des mondes sociaux » évoquée par Mikhaïl Bakhtine pour la formation de l’individu en devenir. Mais dans la mesure où je travaille sur l’album et sur les relations complexes du texte et de l’image, je serai amenée à parler de phénomènes interculturels, puisque l’iconotexte créé par Béatrice Poncelet confronte narrateur et lecteur non seulement à un intertexte, mais à des références graphiques et picturales. Ainsi, cette « représentation » s’étend-elle aux représentations de Gustave Doré, de Diego Vélasquez, du Caravage, d’Amedeo Modigliani entre autres, et à la propre interprétation du réel que propose notre illustratrice.
53Je tenterai de montrer, dans les productions de Béatrice Poncelet, aussi bien des pratiques intertextuelles, manifestant des relations de coprésence ou d’inclusion, que des pratiques transtextuelles, avec des relations de dérivation relevant de l’hypertextualité telles que les a définies Gérard Genette dans Palimpsestes, la littérature au second degré. Je vais donc m’interroger sur le traitement des sources, sur les modes d’interaction avec le texte étranger (allusion, citation, intégration, détournement ou plagiat), ces divers modes de jeu intertextuel pouvant s’avérer plus ou moins lisibles pour le jeune lecteur. J’essaierai aussi de mettre en évidence certaines spécificités propres au champ de la littérature de jeunesse, tant par la nature des sources privilégiées que par la plus ou moins grande visibilité des procédés dans le dialogue entre l’album et les productions artistiques, qu’elles appartiennent ou non au domaine de l’enfance. Enfin, j’observerai comment s’établit la circulation des sens et des formes d’un album de Béatrice Poncelet à l’autre, comment d’un album à l’autre se constituent des réseaux esthétiques et sémantiques, comment se construit la cohérence interne de l’œuvre.
Une mise en scène de la bibliothèque d’enfance
54Si les concepts de dialogisme et d’intertextualité ont mis en évidence que les textes communiquent entre eux, alors la littérature peut se lire comme la somme de leurs relations. Les mots, les textes littéraires n’appartiennent pas à un sujet singulier que distinguerait son originalité, mais sont un bien commun où chacun peut puiser à sa guise. Tout texte étant susceptible d’être repris, il n’est pas limité à ce qu’a effectivement écrit son auteur, mais continue d’être écrit par ceux qui le citent ou le réécrivent, « une totalité dont les auteurs ne font qu’un », selon les termes de Gérard Genette28. Or la mise en scène du littéraire par la présence explicite, tant dans le texte qu’à l’image, de l’écrit, du livre, voire de la bibliothèque, métaphore de la mise en réseau des œuvres, est sans doute un des éléments les plus visibles et les plus récurrents chez Béatrice Poncelet. Celle-ci insère en effet de manière caractéristique l’écrit et le livre dans l’image sous forme de fac-similés de documentaires, de livres d’art, de partitions pour piano, de bandes dessinées, d’albums ou de romans pour la jeunesse dès ses premiers albums. Même dans un album tourné sur de tout autres jeux, Je pars à la guerre, je serai là pour le goûter, quelques pages de la bande dessinée Pim, Pam, Poum sont, nous l’avons vu, présentes sur l’étal du brocanteur devant lequel s’arrête le narrateur. Les premières pages de T’aurais tombé mettant en scène le rituel du coucher et la lecture parentale, l’image nous montre partiellement la bibliothèque de l’enfant : Le Journal de Mickey, la couverture de Der Struwwelpeter, le recueil de nouvelles édifiantes versifiées du docteur Heinrich Hoffmann, ainsi que celle de Cuisine de nuit de Maurice Sendak, et enfin un album des aventures de Babar dont la lecture va faire remonter le souvenir central. La reproduction d’une édition ancienne de Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne, illustrée par de Neuville et Riou, fac-similé de l’édition de 1871 dans la « Bibliothèque d’éducation et de récréation » de Jules Hetzel, est mise en concurrence avec un album pour les tout jeunes enfants dans Chut ! elle lit. Dans Les Cubes, le roman de Yasushi Inoué est représenté, ouvert sur les premières pages du chapitre trois. Mais c’est sans doute dans la section de Chez eux, Chez Elle ou chez elle qui traduit l’atmosphère de la demeure d’une lectrice, que la bibliothèque est la plus visible, la plus explicite puisque s’accumulent, se superposent là, dans un pêle-mêle jubilatoire, de multiples pages ou couvertures d’albums.
55Certaines insertions, comme les pages du Petit Poucet dans la version illustrée par Gustave Doré pour Jules Hetzel, la couverture du Scarabée d’or d’Edgar Allan Poe, aux éditions Mille et une nuits, sont fidèles aux originaux. Parfois, en revanche, les références sont subtilement modifiées, comme celle faite à Max und Moritz de Wilhelm Busch, voire falsifiées, inventées de toutes pièces. Enfin, ce sont des personnages isolés qui se promènent en inclusion sur la page, comme le loup extrait de L’Ogre, le loup, la petite fille et le gâteau de Philippe Corentin, le canard de Benjamin Rabier, tiré de Gédéon mécano, ou Brun, l’ours, de Samivel qui sont d’ailleurs cités en fin d’album. Philippe Corentin fait même l’objet d’un traitement particulier puisque sur la page de garde de l’ouvrage, un avertissement, qui se déploie en accordéon tout au long de la section dédiée à la lectrice, informe le lecteur qu’il le rencontrera peut-être traversant la page : « Si un loup vous rappelle celui de Corentin, juste, c’est le sien : prêté volontiers, le temps de passer de gauche à droite de mon papier… mes remerciements évidemment, mais surtout mon admiration. » Cette adresse directe oriente donc la lecture, la présente comme une sorte de jeu de piste, de reconnaissance par un « je » quelque peu ambigu, narratrice ou auteur, peut-être un peu des deux, une auteure-narratrice qui se souviendrait de ses plaisirs d’enfance avec la référence à Benjamin Rabier et Wilhelm Bush, comme un hommage à Heinrich Hoffmann qui écrivait dans la postface ajoutée à la centième édition de Der Struwwelpeter : « La raison saura bien de toute façon faire valoir ses droits, et celui qui a su sauver une partie de son âme d’enfant depuis l’aube embrumée de ses premières années jusque dans sa vie d’adulte, celui-là est un homme heureux29. »
56Cette rapide plongée dans certains albums de notre corpus tend à montrer comment notre auteure s’inscrit de manière explicite dans l’aventure de l’écriture et de l’élaboration d’une culture commune. Chez Béatrice Poncelet, les multiples incursions dans l’image de références à Charles Perrault, Benjamin Rabier, Jules Verne, Heinrich Hoffmann, Wilhelm Bush ou Maurice Sendak, ancrent son travail aux racines de l’écriture et de l’édition pour la jeunesse, elles explicitent la famille d’écriture à laquelle elle se rattache, celle qu’elle revendique, pourrait-on dire. Et elle mêle à ces références fondatrices de la littérature de jeunesse, des personnages plus récents pour que l’enfant lui aussi puisse s’y retrouver. Cette fantaisie, ce jeu de piste, la présence récurrente à l’image de ces classiques de la jeunesse ont alors pour effet de mettre en évidence le jeu intertextuel, comme pour mieux dire à l’enfant lecteur comment se joue, se fabrique le littéraire. Le livre et l’écriture littéraire ne sont plus alors seulement les médiateurs, les véhicules d’un regard sur le monde, mais bien l’objet d’une recherche, d’un travail, d’un jeu, puisque, comme le dit la narratrice de Chez eux, Chez Elle ou chez elle :
Comme elle ne peut plus bien courir ni sauter, et qu’on ne peut non plus pas toujours aller se promener, souvent on lit, mais en jouant, pas comme à l’école sérieusement, non !
On invente des histoires, une autre à chaque fois, faites de pages prises à tour de rôle, obligatoirement au hasard, dans l’amoncellement des livres plus ou moins récents.
57Mais chez Béatrice Poncelet, le jeu ne relève toutefois pas du hasard, à l’instar des jeux oulipiens, il met en jeu des références et des échos rigoureusement orchestrés. Ainsi le personnage de Mickey dans son avion, emprunté à Cuisine de nuit de Maurice Sendak, entre-t-il dans un circuit sémantique et intertextuel avec la page à demi-visible d’un des exploits de Max et Moritz, paru en 1865. Wilhelm Bush, autre précurseur de la littérature de jeunesse moderne, y met en scène deux garnements qui enchaînent des « exploits » parfois dangereux, toujours subversifs, en guerre contre le monde raisonnable des adultes. La vocation didactique première de la littérature est ici parfaitement assumée, mais avec une cruauté et un humour décalés, une tonalité burlesque qui dépassent la simple leçon de morale. Or la page choisie par Béatrice Poncelet montre le moment où les deux garnements, voulant se saisir des bretzels tout juste cuits, vont chuter dans le pétrin, s’incorporer à la pâte pour devenir, sous la main rageuse du boulanger, des « enfants pains », cuits juste à point. Pour le lecteur de Cuisine de nuit de Maurice Sendak, l’écho sur la page est évident puisque Mickey, réveillé dans son sommeil par trois pâtissiers sosies d’Oliver Hardy, va plonger dans la pâte des petits pains et cuire à son tour, à un siècle de distance…
58Comme c’est souvent le cas dans la littérature de jeunesse, l’écriture de Béatrice Poncelet, se nourrissant aux sources d’un fonds préexistant, retravaillant dans les blancs laissés par d’autres, privilégie comme source d’inspiration et de jeu intertextuel la culture orale des mythes, contes et comptines, ainsi que les textes de référence de la littérature d’enfance. Tout d’abord, souvent, le jeu porte simplement sur des personnages isolés issus des contes, de la tradition populaire, qu’ils se contentent de traverser l’image ou qu’ils soient partie prenante de l’histoire. Ainsi, le personnage de l’Ogre traverse l’œuvre de Béatrice Poncelet, dans un rapport d’inclusion et de dialogue. Il est tout d’abord inscrit dans l’image, recadré, colorisé comme par un enfant qui ne se satisferait pas de l’image en noir et blanc de Gustave Doré, à moins que ce ne soit pour renforcer la bestialité du personnage sanguinaire. Il émerge partiellement sur la page, laissant au lecteur le soin de compléter (ou non) la scène d’égorgement, et la colorisation de l’ogre pourra le faire glisser du côté du clown ou de l’ivrogne. L’image est déconstruite, puisque les fillettes égorgées de la main de leur père apparaissent détachées du sacrificateur, le texte s’interposant pour dire ce que l’image répugne ici à montrer. C’est sans nul doute une des images les plus fortes et les plus impressionnantes pour le jeune lecteur, de celles qui vous obsèdent. De fait, elle sera récurrente chez Béatrice Poncelet, en couverture et au sein des Cubes, par exemple. Mais le personnage de l’ogre n’est pas seul présent dans Chez eux, Chez Elle ou chez elle, le texte du Petit Poucet est inséré dans l’image, partiellement caché, comme des bribes de souvenirs, et on peut en lire des fragments tout au long du premier chapitre. Ce texte joue comme une mémoire, comme un archétype, un texte fondateur. Dans Les Cubes, il va même se trouver pris dans la diégèse lorsque la grand-mère, dont l’esprit se défait, entre un jour dans ce que les enfants appelleront « la colère de l’ogre ». Reprise clinique de ces colères violentes et imprévisibles auxquelles sont parfois sujets les malades d’Alzeihmer, transfigurés par la colère à l’état sauvage, la capacité de sauvagerie humaine incarnée par l’ogre dans les contes et mythes.
59Béatrice Poncelet pratique, dans le texte et dans l’image, la citation telle que la conçoit Antoine Compagnon dans La Seconde Main ou le Travail de la citation, c’est-à-dire caractérisée par un signe clair de ponctuation marquant la présence du texte étranger, par une explicitation de son origine, au moins de son auteur, par une intégration du texte étranger dans la continuité ou, tout au moins, dans la logique du texte citant. J’ai déjà fait référence plus haut aux insertions d’écrits présents dans l’image chez Béatrice Poncelet sous la forme de reproductions partielles ou intégrales, fidèles ou manipulées, de couvertures de romans et d’albums. Parfois, ces insertions appartiennent au plan de l’image, sans prise en compte directe dans le texte de l’album, même si dans Chez eux, Chez Elle ou chez elle, on note un lien thématique entre la présence de livres intégrés dans la composition de l’image et l’évocation d’une femme lectrice et conteuse. Mais son goût pour la flânerie peut inviter le lecteur à prendre le temps de lire, de reconstruire les pages du Petit Poucet qui nous sont proposées, partiellement « mangées » par l’image, comme des bribes de souvenir du conte ancien. Dans Chut ! elle lit, en revanche, l’image nous place sans ambiguïté du point de vue de la lectrice, nous incite à lire comme par-dessus son épaule, nous tournons avec elle les pages du fac-similé de Vingt mille lieues sous les mers dont il est possible, tentant, voire inévitable de lire le texte original. Il y a donc mise en scène et proposition de lecture, implication du lecteur. Par ailleurs, le texte lu à l’image fait l’objet d’un commentaire, il devient un enjeu du texte de l’album : « … mais, chut ! elle lit… Elle relit plus exactement : parce qu’elle suppose qu’on est maintenant assez grands pour nous intéresser à des romans… à voir ! c’est long ! et celui-là, c’est pas récent ! » Cet extrait nous permet de percevoir un double jeu : la réception, par un des narrateurs, du roman lu par la mère, mais également sa compréhension des buts de la lectrice offrant le spectacle de sa lecture avec une arrière-pensée incitative qui n’échappe pas aux observateurs. Des citations sont également présentes au fil du texte. Dans Je, le loup et moi…, Béatrice Poncelet insère en italique quelques strophes de la comptine Loup y es-tu ?, accompagnée de sa partition, et, plus loin, la formule quelque peu énigmatique du conte mais en l’inversant : « Tire la bobinette et la chevillette cherra… » Ces deux extraits sont immédiatement repérables, du fait de la typographie, et identifiables, tant ils appartiennent à notre culture collective et entrent dans une cohérence thématique évidente. Il n’en va pas de même pour les autres citations tirées d’un documentaire sur les animaux d’Afrique, d’une planche d’anatomie, de l’extrait de « La très triste histoire de Pauline et des allumettes ». Les sources sont cette fois beaucoup plus délicates à identifier, la page de la nouvelle d’Heinrich Hoffmann, par exemple, est déconstruite, image et texte se chevauchent, le refrain a été coupé… Ces citations viennent cependant compléter l’arrière-plan du texte.
60Ma recherche des sources m’a permis de mettre en avant, aux côtés des précurseurs de la littérature de jeunesse, l’importance du conte en tant que matériau ; il peut également fonctionner comme hypotexte dans le cas de Je, le loup et moi… Je tenterai donc à présent, dans la perspective tracée par Gérard Genette, d’analyser la nature et le régime de la relation hypertextuelle mise en œuvre par Béatrice Poncelet dans ses jeux d’imitation ou de transformation d’un texte initial, avec des visées diverses de plaisir, de satire ou de dévoilement. La réécriture du Petit Chaperon rouge dans Je, le loup et moi… participe en effet d’un mode d’interaction avec le conte qui relève, me semble-t-il, de ce que Gérard Genette appelle « proximisation », à savoir un collage ou un plagiat visant entre autres une actualisation. Le conte se dessine en filigrane, comme l’un des matériaux constitutifs de ce monologue, par le biais du personnage très présent de la grand-mère, couturière et conteuse, dont la maladie provoque le voyage en bus au cours duquel la fillette fait une troublante rencontre. Si je prends comme point d’appui la version la plus souvent retravaillée de ce conte, à savoir celle de Charles Perrault, inventeur du titre éponyme, je note tout d’abord quelques jalons, glissés au fil des pages, comme des échos. La grand-mère, chez Béatrice Poncelet, est aussi celle qui offre le costume, à ceci près qu’elle le coud elle-même : « Elle coud souvent avec une machine, vieille, mais vieille ! Elle m’a fait plein d’habits super, rouges. Je n’aime que le rouge, moi. » Le texte de Béatrice Poncelet fonctionne comme une reprise lointaine de la notation très concise de Charles Perrault : « Cette bonne femme lui fit faire un petit chaperon rouge, qui lui seyait si bien, que partout on l’appelait le Petit Chaperon rouge. » Écart important en revanche par rapport au conte, la référence à la mère est totalement absente de la complication, la fillette se rendant de son propre chef chez la grand-mère après avoir confectionné des douceurs. Le texte contient toutefois une ambiguïté lorsque Béatrice Poncelet fait dire à la narratrice : « J’ai voulu aller la voir, lui raconter quelques histoires. Je devais lui apporter de la confiture et des gâteaux qu’on venait de faire, presqu’encore chauds. » On voit bien là l’affirmation du « je » au contraire du conte dans lequel l’enfant obéit à l’ordre maternel. Cependant, « Je devais » marque une nécessité, une obligation qui pourrait tout aussi bien avoir pour origine l’enfant ou, implicitement, la mère.
61Le repère narratif suivant : « Finalement, je suis partie chez ma grand’mère j’avais des tickets et quelques sous au cas où… Dans mon sac, la confiture et les gâteaux, à la main, des fleurs du jardin. J’aime vadrouiller seule, surtout sans mes parents, normal ! Je ne suis plus un bébé ! » ancre le monologue dans l’univers de l’hypotexte par la référence aux friandises destinées à la grand-mère, et aux fleurs. Elles sont certes cueillies dans le jardin et non en jouant dans la forêt pendant que le loup s’élance sur le chemin le plus court, cependant le verbe « vadrouiller » reste dans l’esprit du Petit Chaperon rouge « s’amusant à cueillir des noisettes, à courir après les papillons, et à faire des bouquets des petites fleurs qu’elle rencontrait ». Enfin, j’ai déjà signalé plus haut la présence d’un dernier jalon explicite à l’arrivée chez la grand-mère, sous la forme de la formule rituelle du conte, mais inversée, comme trahie par la jeune mémoire de la narratrice qui prend avec elle une distance ironique et malicieuse, l’accompagnant d’un commentaire : « Non, je plaisante, ce n’est pas ce qu’elle dit ma grand’mère quand on arrive chez elle ! » Elle semble montrer par là à son interlocuteur(trice ?) qu’elle n’est pas dupe, qu’elle est consciente du matériau collectif qu’elle utilise, d’autant que se sont multipliées au fil des pages les allusions à la lecture, à la transmission orale prise en charge par la grand-mère.
62Passons maintenant au moment crucial de la rencontre : pas d’ambiguïté chez Béatrice Poncelet, contrairement à nombre de versions présentes dans la littérature de jeunesse qui s’inspirent de la version des frères Grimm ou tronquent la morale de Charles Perrault. Le loup est clairement un homme, comme le suggère la version nivernaise répertoriée par Paul Delarue30, qui parle non d’un loup, mais d’un bzou, attesté par le conteur comme un équivalent de loup-garou. Ainsi que dans les diverses versions du conte, la narratrice de Je, le loup et moi… pratique « un petit jeu », à savoir un examen vestimentaire attentif et fragmenté de son vis-à-vis qui, renforcé par le « modèle d’anatomie » présenté sur la page suivante, fait écho au descriptif anthropomorphique de Charles Perrault et à celui, encore plus explicite, de la version populaire qui substitue aux « grands bras » et « grandes jambes » déjà suggestifs de « grandes épaules » pour mieux « porter [s] on fagot de bois » et de « grands trous de nez » « pour mieux priser [s] on tabac ». Par ailleurs, cet homme croisé dans le bus, comme le « compère loup » de Charles Perrault, est d’allure affable, d’apparence civilisée, arborant une cravate susceptible de lui gagner la sympathie de la fillette : « Une cravate rose comme j’aime, avec un vrai dingo ! Je t’assure, tu l’aurais dit comme moi, on ne peut pas s’habiller comme ça et ne pas être sympa… » La réécriture moderne intègre donc la morale du XVIIe siècle : « Mais hélas ! Qui ne sait que ces loups doucereux/De tous les loups sont les plus dangereux. » Or la fillette de l’album, contrairement au Petit Chaperon rouge, ne se fera pas dévorer. Nul besoin du chasseur, introduit par la morale bourgeoise du XIXe siècle pour protéger l’enfant-roi : trouvant les ressources en elle-même, comme l’héroïne de la version nivernaise, elle cherche le salut dans la fuite ! Nous avons vu plus haut que la fillette prenait d’elle-même l’initiative du départ, or il semblerait que le récit de Béatrice Poncelet vienne, en détournant le conte, combler une ellipse en quelque sorte. Que cherchait le Petit Chaperon rouge dans les bois et qu’a-t-elle éprouvé ? Si nous relisons les premières pages de l’album, la narratrice nous confie : « Au moment d’y aller, j’ai eu une drôle d’envie : être une dame, tout de suite, pour voir… Je me suis maquillée avec plein de rouge et autant de noir, je devais être géniale ! » Tout se passe comme si la rencontre de cette féminité naissante avec le masculin était en quelque sorte, si ce n’est programmée, du moins, anticipée… Une remarque vers la fin de l’album semble nous le confirmer, quand la fillette essayant la nouvelle veste, bleue, « Courte, serrée à la taille, des manches étroites jusqu’aux poignets, pas de col, pour laisser voir la nuque… », que lui a cousue sa grand-mère, se demande : « Et si… habillée comme ça… je le revoyais… le monsieur du bus… Est-ce qu’il me reconnaîtrait ? » Par ailleurs, le monologue nous permet d’avoir accès aux émotions de la fillette, à son trouble naissant :
Ses yeux étaient… j’sais pas comment dire… je les ai vus quand il m’a regardée. À partir de ce moment, je me suis sentie… pas drôle, non… pas autre non plus, enfin, je sais que c’est bête à dire et tu vas peut-être rire, mais pour la première fois, j’ai eu l’impression d’être moi, voilà !
63C’est bien d’émoi amoureux qu’il s’agit là, avec l’appréhension d’une première fois et, du coup, le rapprochement semble s’imposer avec l’image de Sarah Moon et le regard pour le moins ambigu que jette la fillette au loup dans le dialogue photographique qu’elle propose avec le texte de Perrault31… Cette réécriture appropriative montre donc un rapport complexe au conte. En échos entrecroisés avec des versions diverses, elle est à l’évidence passée au filtre des relectures psychanalytiques. C’est le thème fondamental de la rencontre entrevue, intuitivement supposée, de la sexualité qui est l’objet du récit, avec un arrière-plan œdipien suggéré par la notation « il ressemblait à mon père » et par l’ambiguïté du « il » que vient relayer la permanence à l’image d’une même silhouette masculine tronquée… Enfin, lorsque la fillette se jette dans les bras de son père, l’album se clôt (ou s’ouvre ?) sur une reprise suggestive : « Moi, je sentais mes joues petit à petit… » Les choix formels qui président à la réécriture me paraissent par ailleurs très révélateurs. Le monologue est adressé à un « tu » impossible à identifier, tiers confident, double fantasmatique du « je » ou image du lecteur qu’il rend témoin du travail mental que le conte permet à la fillette. La quête du sens et de soi renvoie alors aux premières pages de l’album, où elle décide de tomber le masque pour lui préférer le maquillage, et au titre, comme si la narratrice glissait de « je » à l’intuition de « moi », en passant par la rencontre avec le loup, le « il ». Il y a bien là actualisation tant par la modernité de l’écriture qui suit, comme nous le reverrons plus loin, les cheminements de la pensée, que par l’affirmation implicite de la force toujours vive du conte pour une conscience contemporaine.
Élargir le champ : des ancrages au-delà de la culture d’enfance
64Mais l’intertextualité à l’œuvre chez Béatrice Poncelet ne se borne pas à des productions considérées comme relevant par convention de la culture d’enfance. Comme nombre d’auteurs au fil de l’histoire littéraire, Béatrice Poncelet revisite les topoï littéraires. Ainsi celui du naufragé dans Je reviendrai le dimanche 39, quand le narrateur décide de partir tout d’abord pour l’Amérique, puis se réfugie auprès de l’établi de son père où nul ne songera, pense-t-il, à aller le chercher. Sa destination initiale, « la photo d’une fille qui vit avec les girafes », son équipement, en particulier le couteau, les jumelles, les sardines et le pain font écho à l’univers de Robinson Crusoé. Et plus encore, la détresse de l’enfant échoué en solitaire : « […] je ne dormais toujours pas. Les miettes me piquaient partout, j’étais trempé et j’avais froid. » Cette image du naufrage est également présente plus tard dans Chaise et café, par la voix du jeune narrateur admis dans l’intimité : « D’autres fois, toujours dans son fatras, entre ses meubles et ses fameux tableaux, j’imaginais la mer monter, un vent terrible souffler : le naufrage ne pouvait qu’arriver […]. » L’imaginaire de l’enfant est ici stimulé par l’amoncellement dans la chambre fraternelle de livres, de tableaux, de statuettes construisant et offrant tout un monde. Ce même album recèle également des accents proustiens lorsque le plus petit évoquant le souvenir fait appel à sa mémoire sensorielle : « Son café sentait le vrai, corsé, il m’y trempait un sucre ou deux qui, parfumant ma bouche, crissaient en fondant entre ma langue et mes dents. » Le texte de Béatrice Poncelet retrouve là la charge émotionnelle de l’épisode de la madeleine et peut paraître presque « illustrer » la phrase de Marcel Proust :
Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.32
65De fait, cette théorie proustienne de la mémoire inspire profondément le travail de Béatrice Poncelet. Ainsi dans Chez eux, Chez Elle ou chez elle, la narratrice est-elle particulièrement sensible, « chez eux », aux odeurs puissantes de la ferme :
Là-bas, j’ai un nez pour autre chose que de me moucher !… ça sent le bois, les cochons, les vaches et l’huile des engins, l’écurie, les poules, le foin… la paille, les moutons, le lait et le chien… Le dimanche, le sang et le lapin… ça, j’aime moins.
66Et lorsqu’elle se demande à la fin de l’album comment ces êtres qu’elle a côtoyés marqueront sa personnalité, resurgit l’odeur de tabac de « Chez lui », premier élément évoqué comme constitutif, voire substitut de la personne aimée : « Il y a d’abord l’odeur, celle de son tabac : pour moi, la sentir, où que je sois, c’est savoir qu’il est là… »
67Dans notre corpus, pas d’opérations d’intégration par absorption, les insertions de textes s’inscrivant dans la continuité, sans que la présence du texte étranger soit signalée. Chez Béatrice Poncelet, la couture reste toujours visible, même si la référence demeure énigmatique, comme pour les derniers mots laissés à Charles Baudelaire, sur le mode d’une insertion dialoguée, cette fois entre guillemets, dans… et la gelée, framboise ou cassis ?. Là encore semble jouer la mémoire des protagonistes, en l’occurrence celle de la plus jeune des voix narratives qui médite sur la vanité de l’existence penchée sur son bol de lait. C’est l’évocation de la mariée qui fait émerger à la surface le vers de Charles Baudelaire : « ce fantôme de squelette n’a pour toute toilette qu’un diadème de vers posé tout de travers ». La ponctuation et la typographie ont leur importance, comme s’il s’agissait de la bribe prononcée à voix haute d’une mélopée intérieure, et pourtant, malgré la disposition prosaïque, nous y percevons l’écho d’une rythmique versifiée. Comme par un clin d’œil au lecteur attentif, Charles Baudelaire est nommé en dernière page parmi les conseillers artistiques… Le jeu est double ici, Béatrice Poncelet fait en effet remonter à la mémoire la première strophe d’une des deux versions primitives du poème « Une gravure fantastique », extrait de Spleen et idéal du recueil des Fleurs du mal. Il s’agit d’une chanson macabre inspirée d’une « chanson de croque-mort » :
Ce fantôme de squelette | Sa monture fantastique | Le spectre porte à sa selle |
N’a pour toute toilette | Jument épileptique | Une vieille escarcelle |
Qu’un diadème de vers | Va reniflant les morts | Où il met les petits |
Posé tout de travers. | Et galope sans mors. | Pour ses grands appétits. |
Larifla fla fla | Larifla fla fla | Larifla fla fla |
Larifla fla fla | Larifla fla fla | Larifla fla fla |
Larifla fla fla. | Larifla fla fla. | Larifla fla fla. |
68Après la condamnation des Fleurs du mal, Charles Baudelaire retravaille la chanson restée dans ses dossiers en s’inspirant d’une gravure de Joseph Hanes, Death on a pale Horse, qui donnera plus de gravité à la méditation poétique :
Ce spectre singulier n’a pour toute toilette,
Grotesquement campé sur son front de squelette,
Qu’un diadème affreux sentant le carnaval.
Sans éperons, sans fouet, il essouffle un cheval,
Fantôme comme lui, rosse apocalyptique,
Qui bave des naseaux comme un épileptique.
Au travers de l’espace ils s’enfoncent tous deux,
Et foulent l’infini d’un sabot hasardeux.
Le cavalier promène un sabre qui flamboie
Sur les foules sans nom que sa monture broie,
Et parcourt, comme un prince inspectant sa maison,
Le cimetière immense et froid, sans horizon,
Où gisent, aux lueurs d’un soleil blanc et terne,
Les peuples de l’histoire ancienne et moderne.
69La référence à Charles Baudelaire est particulièrement intéressante puisqu’elle participe d’un double jeu de voilement-dévoilement et de réécriture. En effet, par les mots « squelette », « toilette » et « diadème », Béatrice Poncelet laisse affleurer la parenté avec le poème des Fleurs du Mal, mais le texte même, celui de l’origine, reste caché au lecteur. Enfin elle exhume le travail de réécriture de Baudelaire et joue par là avec les entrelacs de l’intertextualité. Par ailleurs, elle fait resurgir cette version, certes plus brute, plus populaire, moins marquée par le travail poétique, mais aussi beaucoup plus proche des comptines et des chansons appartenant, comme les contes, au folklore enfantin. On y retrouve les jeux apotropaïques fréquents dans la tradition orale, en particulier dans la culture enfantine, qui apprivoise la mort par le burlesque, l’humour ou la distance. La présence de Baudelaire ancre par ailleurs … et la gelée, framboise ou cassis ? dans le champ poétique mais aussi dans la tradition des « vanités », des méditations stoïciennes et baroques sur la fragilité de la condition humaine. Ainsi, le jeu intertextuel fait-il corps avec la problématique existentielle de l’album.
70Les albums de Béatrice Poncelet mettent donc en jeu l’étymologie du texte dont le lecteur « cherche à percevoir le tissu dans sa texture, dans l’entrelacs des codes, des formules, des signifiants, au sein desquels le sujet se place et se défait33 ».
71Mais il convient à présent d’élargir le cadre des jeux intertextuels au pictural, à l’image. L’illustration de l’album de littérature de jeunesse en général, et c’est plus particulièrement le cas des images de notre auteure, s’inscrit dans un système de références culturelles historiques et contemporaines, dans un espace intericonique, qui lui permet tous les jeux de citation, d’imitation, de pastiche, de collage… De fait, autant qu’une bibliothèque idéale, elle propose à l’enfant la fréquentation d’une sorte de musée personnel dans lequel elle l’invite à vagabonder, et ses albums permettent au jeune lecteur de s’initier à des éléments fondateurs de la culture artistique, avec, comme pour les textes, une ouverture aussi bien temporelle que géographique et, avant tout, esthétique. La démarche est consciente et revendiquée, inspirée par sa propre expérience :
Il y a des influences que j’ai eues quand j’étais gosse. J’ai eu la chance d’avoir été élevée pour une grande part dans un atelier ; cela laisse entendre que j’avais déjà des portes bien ouvertes. D’autre part, même si ça n’a pas duré très longtemps, tout était à ma disposition. […] J’ai eu droit […] à des choses extrêmement choquantes dans des reproductions et des gravures. Heureusement que je les ai eues. Je suis très consciente aujourd’hui qu’il y a dans ce que je fais certaines choses qui sont venues de ces illustrations-là.34
72Un des exemples les plus flagrants est sans doute à chercher dans… et la gelée, framboise ou cassis ?. En effet, la fillette qui questionne son reflet à la surface plissée du lait de son petit déjeuner se trouve confrontée sur la page à une galerie de portraits féminins (à l’exception de l’autoportrait de Van Gogh) peut-être sortis de ses souvenirs, d’expositions ou de livres d’art entrevus. À eux tous, ils composent une sorte de raccourci des grandes figures féminines de l’art pictural, prenant chacun en charge une dimension de l’imagerie ou du fantasme féminin. Après une discrète allusion à La Vénus au miroir de Vélasquez qui institue la contemplation de la fillette comme topos pictural, Béatrice Poncelet nous propose La Femme de l’artiste de Modigliani, peintre d’une féminité flexible aux chairs délicatement éclairées qui viendra illustrer également la section de Chez eux, Chez Elle ou chez elle consacrée à l’élégante, à la femme sophistiquée. Ici, le tableau est présenté sous la forme d’un puzzle reconstitué dont la pièce encore manquante est comblée par le gros plan photographié en noir et blanc de l’œil et de la bouche de la narratrice, violemment colorisés de vert et de rouge. La fragmentation du tableau peut alors suggérer l’éclatement du moi de la fillette qui se cherche à travers ces différents portraits de femmes ; la colorisation des éléments symboliques et récurrents, dans la méditation de la fillette, que sont l’œil et la bouche, matérialise ses jeux d’identification :
la bouche rouge, le cou fragile… en voilà une qui ne vieillira pas […] l’air plutôt pincé je trouve ! […] à sa place, moi j’aurais les lèvres carrément très roses ou écarlates… et ses yeux ! le rimmel épais en plus, largement débordé, important de grands yeux ! ! vulgaire ? non… provocant, ça oui !
73Suivent un gros plan sur le sourire et le regard énigmatique de la Joconde, un portrait du Fayoum, imago au sens premier, portrait funéraire à vocation éternelle, aux yeux immenses et marqués de noir dont la narratrice admire la distinction tout en la repoussant. Un détail de Nu assis de Pechstein, aux couleurs éclatantes et à l’épaisse chevelure, déclenche des envies de coiffure : « on imagine ses cheveux… épais, noirs, très noirs… on peut tout faire avec ça !… noués, défaits, coiffés, tressés… tout ! ».
74Cette sensualité de la crinière emblématique, de la torsion fait alors surgir en écho trois vers extraits de « La chevelure »35 :
Fortes tresses, soyez la houle qui m’enlève !
Tu contiens, mer d’ébène un éblouissant rêve
De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts :
75Ou encore mieux, ceux extraits du poème condamné « Les promesses d’un visage » :
J’aime, ô pâle beauté, tes sourcils surbaissés,
D’où semblent couler des ténèbres ; Tes yeux, quoique très noirs, m’inspirent des pensers
Qui ne sont pas du tout funèbres.
Tes yeux, qui sont d’accord avec tes noirs cheveux,
Avec ta crinière élastique,
[…]
76Comme si les références picturales à un corps féminin fragmenté permettaient ou induisaient cette sorte de blason dans la tradition des poètes de la Pléiade, blason qui se poursuit par ces autres symboles (stéréotypes ?) de la féminité que sont le ventre et les seins avec les représentations du corps de La Fille au miroir de Rouault, le dessin presque enfantin de Picasso, une statuette africaine, une autre de Giacometti… L’inclusion de l’autoportrait de Van Gogh suggère peut-être une recherche de soi dans l’altérité, parce qu’au-delà de l’appartenance sexuelle, le regard exprime la spiritualité, les états d’âme. Retour au puzzle, enfin, avec la citation de Mondrian, inspirée de Composition A. Ainsi, ces différentes représentations, figuratives ou expressionnistes du corps de la femme, sont-elles offertes au lecteur, en relation avec le texte, comme un jeu de piste, un jeu d’associations libres dans lesquelles chacun peut se retrouver en fonction de ses propres rencontres, comme une invitation à ajouter ses propres références.
77Les choix diachroniques de Béatrice Poncelet ouvrent par ailleurs à une réflexion sur le motif baroque à la fois artistique et existentiel du tempus fugit, sur la permanence de la représentation, sur l’éternelle perfection que l’art confère à la beauté en contraste avec la dégradation, la dissolution des corps physiques.
78La circulation entre culture écrite, littéraire, poétique, et culture picturale inscrit donc l’album dans une démarche artistique de questionnement sur la condition humaine qui culmine avec l’image emblématique de la mariée idéale : « … l’apothéose absolue ! magnifique ! Éblouissant ! !… or, argent, fleurs, bijoux, voile, tulle, couronne… tout ! ! ! rien, il ne lui manque rien… la mariée ! ! éternelle, hors des modes, du temps, la perfection ! ! »
79Les références sont plus discrètes, voire allusives, à Van Gogh, Calder et peut-être Desnos dans Chaise et café. La chaise qui figure en première de couverture présente une version acrylique, biscornue et disproportionnée de celle du tableau de Van Gogh, La Chaise de Van Gogh, qui, en regard du Fauteuil de Gauguin, constitue une sorte d’autoportrait s’opposant sur le plan iconographique mais complétant au plan chromatique le portrait de l’artiste-frère. Analogie du titre et de l’image, la chaise de couverture, sorte de métonymie du narrateur, semble dialoguer avec celle du grand frère à l’intérieur de l’album, dernier objet à disparaître au moment de son départ. C’est le même objet qui, comme lors de la rupture entre Vincent et Paul, matérialise différence et ressemblance. Dans ce récit rétrospectif, le temps a embelli et déformé le souvenir de ces soirées d’enfance passées sur la chaise refuge dans le domaine du plus grand, et la réalité, comme l’image de la chaise, se tord, se recompose dans la mémoire du narrateur. L’image est revue à travers le prisme de la mémoire, la pipe et le paquet de tabac ont disparu, remplacés par un pliage enfantin coloré, l’espace est recadré, les éléments du décor comme le carrelage et la porte sont retravaillés dans un nouveau rapport à la perspective et à l’équilibre.
80Tout l’album d’ailleurs se construit sur la notion d’équilibre précaire, à l’exemple de la toupie qui tournoie de page en page ou du bateau en plein naufrage. L’avatar de Guillaume, trempé par punition dans l’encre par le Grand Nicolas, joue lui aussi les équilibristes, en particulier sur la double page d’illustration de « ç’a été la fête… » : le cerceau sur la pointe de son pied, lui-même sur un pied de chaise, perché sur son index, la chaise sur l’anse de la tasse à café, elle-même posée en équilibre sur le sol. Un véritable numéro de cirque qui préfigure les travaux de recherche d’un « je » devenu grand sur « le mouvement des particules ou la loi des tensions, celle de Newton par exemple, ou les caractéristiques des photons… ». En effet celui-ci, enfant, construisait des mobiles à l’aide de découpages et suspendait à la poignée de la porte-fenêtre de son frère le pantin que celui-ci lui avait bricolé « pour qu’[il] comprenne mieux l’équilibre, l’utilité du balancier, aller de gauche à droite, sans jamais tomber ». Équilibre et déséquilibre présents dans l’image et dans ces deux extraits du texte sont dans la lignée du travail de Calder sur la construction de mobiles et sur l’élaboration de son cirque ambulant organisé en un « simple spectacle de marionnettes mécaniques ». Le mouvement giratoire du pantin fabriqué rappelle « l’intention de Calder […] de montrer sous tous les angles les enchaînements les plus vertigineux, de développer des trajectoires qui traversent l’espace ovale ou circulaire, de visualiser le mouvement », et la silhouette clownesque, image symbolique du narrateur, pourrait être interprétée comme « la matérialisation même du mouvement, [un] mobile figuratif36 ». On peut noter que la tension, l’interaction entre géométrie et art, qui existe entre les centres d’intérêt des deux frères, se résout dans l’œuvre de Calder autant mathématique que plastique, et l’album nous invite à élargir le champ de cette relation entre science et esthétique en relisant Euclidiennes de Guillevic.
81La musique intervient elle aussi entre les pages, puisque l’auteure dit elle-même qu’elle ne saurait séparer les arts qui font partie intégrante de sa vie. Chut ! elle lit pourrait presque être considéré comme une variation plastique sur Cosi Fan Tutte puisque s’y retrouvent, tant à l’image qu’au texte, la légèreté, la frivolité et la sensualité du propos de cet opéra-comique de Mozart. L’opéra dont on aperçoit le coffret à l’image accompagne le rituel de la lecture et, en écho aux accords de cet hymne dédié à l’éternel féminin, matérialisé par les rondeurs de la statuette de Vénus callipyge, élément de décoration intérieure qui revient au fil des pages, le texte vient compléter le hors-champ et nous donne à voir l’érotisme qui se dégage de la posture et de la gestuelle maternelle, entraperçues par les fillettes narratrices du fond de leur cachette : « plus qu’étendue, elle est carrément enfouie dans les coussins, c’est vrai qu’elle a l’air bien… […] elle s’est un peu tournée, les jambes à l’abandon… à peine écartées, les bras allongés ». Le brouillage de l’image et leurs observations, transcrites en volutes comme pour suivre et donner à entendre la mélodie, nous montrent combien, en accord avec le livret, ce moment de lecture bercé par la musique de Mozart devient un grand moment de volupté auquel le plus petit se trouve associé, dans ce mouvement de tendresse maternelle récurrent dans l’œuvre de Béatrice Poncelet. Sur le piano du dernier personnage de Chez eux, Chez Elle ou chez elle, un extrait de « La puce », chanson tirée de la Damnation de Faust d’Hector Berlioz, attend d’être joué. La partition musicale nous donne à « entendre » les quatre premiers vers, « Une puce gentille/Chez un prince logeait/Comme sa propre fille/Le brave homme l’aimait », qui font écho à la situation émotionnelle de la narratrice : « Alors, je ferme les yeux… Tout ça c’est à moi, et c’est chez lui. » La chanson enfantine que chante Méphistophélès est comme un souffle de légèreté et d’innocence qui contraste avec la gravité du propos de la Damnation. Cette pause musicale plus légère entre en résonance avec la suite du texte : « chez lui, […] il y a des choses là, qui n’existent pas, non parce qu’il les ignore, mais qu’il n’en veut pas : par exemple, les moments lourds, pesants, les cris, et pourtant… » Cette recherche d’une certaine légèreté s’accorde à la grande stylisation, la recherche de simplicité, l’épure des estampes japonaises qui habitent la demeure du personnage masculin. Là encore, Béatrice Poncelet va chercher ses références chez les grands maîtres qu’elle invite avec précision sur la page tout en modifiant parfois la gamme chromatique. Les estampes reproduites mettent en scène des motifs classiques de l’ukiyo-e (« images du monde flottant »), forme majeure de l’art japonais qui constitue une sorte de chronique de la vie quotidienne au Japon entre le XVIIe et le XIXe siècle.
82On peut ainsi reconnaître, entre autres, Prunier en fleur la nuit d’Harunobu (1760), La Corneille et le héron dans la neige de Korusaï (1770-1780), La Jeune Fille à l’ombrelle et son domestique de Choki (1795) et, enfin, Le Pont Ohashi et Atake sous une averse soudaine d’Hiroshige, issu du cycle des 100 Vues d’Edo, rendu célèbre par la copie qu’en fit Van Gogh… une des autres grandes sources d’inspiration de Béatrice Poncelet. Choix de la chanson et des estampes renvoient à cette esthétique de l’instant, du dialogue texte-image cultivé dans l’esthétique japonaise évoqué par le fac-similé, présent sur le piano, d’un kyôka illustré, extrait de l’Album des insectes de Kitagawa Utamaro37. On pense aussi à l’art du haïku, et plus précisément à celui-ci, écrit au XVIIe siècle par le maître Bashô : « Le vieil étang/D’une grenouille qui plonge/Le bruit dans l’eau38. » Cette culture de l’instant est aussi un trait dominant du travail de Béatrice Poncelet qui participe dans la diégèse de l’album à la formation du goût de la narratrice : « Je sais maintenant pourquoi, la grenouille a ce reflet, que le héron et la pie, sont si justes en si peu de traits… » La phrase fait écho aux propos de Van Gogh lui-même : « J’envie aux Japonais l’extrême netteté qu’ont toutes choses chez eux […]. Ils font une figure en quelques traits sûrs avec la même aisance, comme si c’était aussi simple que de boutonner son gilet39. »
La construction de soi et de son rapport à l’autre comme motif central
83L’intégration, la recomposition d’éléments culturels de nature variable montre, me semble-t-il, combien il est délicat, voire illusoire de tenter de dissocier image/son/texte sur les pages de l’album, comme si l’univers proposé par Béatrice Poncelet parlait en même temps à tous nos sens et à l’ensemble de nos référents culturels, initiant son (jeune) lecteur à une exploration vertigineuse des grands modes d’expression esthétiques. C’est pour elle une évidence et une nécessité que de livrer sa vision du monde dans une démarche artistique pluridisciplinaire. Elle fabrique pour son lecteur adulte ou enfant un espace où se retrouver, ou construire son identité en puisant comme bon lui semble dans ses pages. En quoi, à présent, les motifs personnels qu’elle tisse d’un album à l’autre constituent-ils une œuvre ? J’ai évoqué plus haut le statut privilégié qu’accordent l’image et le texte de Béatrice Poncelet aux objets, en particulier ceux d’un quotidien domestique, ainsi qu’aux jouets et jeux enfantins. Certains objets circulent ainsi d’album en album, déclinés, repris sous des modes graphiques différents, et avec eux les personnages et les thématiques qui leur sont liés, créant en filigrane une sorte de réseau au sein de l’œuvre même. Afin de mettre en évidence ce tressage de l’œuvre, je me concentrerai à présent sur la thématique du travestissement, en relation étroite avec les jeux de regard, de miroir et de représentation, puis j’interrogerai le système des personnages, pour voir comment ils réapparaissent d’un album à l’autre, en me concentrant sur les deux « frères ».
84Observons tout d’abord les divers jeux de voilement/dévoilement, de travestissement et de représentation du réel auxquels se livre Béatrice Poncelet, en résonance avec l’intérêt profond des enfants pour le jeu symbolique, fondamental pour la construction de leur identité entre soi et l’autre. Ces jeux identitaires trouvent une représentation emblématique dans les personnages du clown ou du pantin, qui incarnent fictivement le goût des enfants pour le déguisement et les métamorphoses, présence physique et matérielle du rêve, de l’imaginaire dans le quotidien, à la manière de Pinocchio, pantin de bois et enfant de chair par la magie du verbe. Dans Je reviendrai le dimanche 39, l’enfant se présente au lecteur par l’intermédiaire d’une photo de lui en clown. Dans Je pars à la guerre, je serai là pour le goûter, c’est le petit frère qui a laissé « traîner » son clown dans la chambre. Dans Je, le loup et moi…, le père de la fillette participe aux jeux du frère et de la sœur sous l’apparence d’une marionnette-clown et, au moment de la fuite hors du bus, l’héroïne se perd dans une fête foraine. Alors l’image nous montre, derrière la photo songeuse de la narratrice, un polichinelle et un clown blanc en représentation, tandis que l’Auguste, son comparse traditionnel, a été choisi comme déguisement lors du carnaval de Mais, fée ?. Dans T’aurais tombé, le clown apparaît très discrètement sur la page sous la forme d’une pendule figurative.
85Dans Chez eux, Chez Elle ou chez elle, une sorte de pantin traverse en courant la couverture et file devant la pile de livres de la lectrice, tandis que des clowns acrobates font un numéro d’équilibristes sur les portées de la partition de « La puce » dans la dernière section consacrée à l’esthète. Dans Chaise et café, enfin, l’enfant narrateur est représenté par la silhouette stylisée de Guillaume devenu figurine d’un théâtre d’ombres, il a pour jouets de prédilection le pantin équilibriste fabriqué par son grand frère et une « poupée » qui n’est autre qu’un clown.
86Cette figure du clown, symbole des exubérances et des prouesses acrobatiques des enfants, s’accompagne dans nos albums de ses attributs tels que le masque, le maquillage et le costume, en accord avec le goût des enfants pour le déguisement, les jeux de fiction et de simulacre. Un album de notre corpus, Mais, fée ?, est particulièrement intéressant de ce point de vue puisque le travestissement y est au centre, moteur de la diégèse, avec une omniprésence, dans le texte et à l’image, du masque, accessoire essentiel et indispensable de la fête et des débordements enfantins, par lequel s’amorce le jeu symbolique. L’histoire se construit alors en appui sur le « paradoxe du masque qui », d’après Jean Perrot, « consiste à exister à distance de soi-même tout en demeurant soi : c’est bien l’attitude de la pensée magique qui caractérise tout le premier âge40 ». Dans Mais, fée ?, le masque, assorti de divers accessoires, couronne, éventail, coiffe de plumes, chapeau haut de forme, permet tout d’abord aux enfants d’entrer dans des jeux de représentation très conventionnels, puisqu’ils se griment en fée, princesse, diable, Indien, Japonaise, Chinois ou encore clown blanc. Seul un masque sylvestre « fabriqué » à partir d’éléments naturels, branche de sapin, mousse, lichen et toile de jute résiste pour le narrateur à l’identification et occasionne une certaine gêne. Mais de fait, conventionnel ou non, le masque autorise tous les débordements, toutes les transgressions : « Puis j’ai entendu tousser… ah ! celles-là, je ne les avais pas remarquées : elles faisaient leurs malignes, il fallait oser quand même ! Fumer ! ! » Le masque devient alors un élément essentiel du jeu de cache-cache central et le narrateur ne localisera sa « copine » qu’une fois le masque de celle-ci relevé. Je, le loup et moi…, s’ouvre sur ces mots : « Bon, j’enlève mon masque. Je vais me maquiller les yeux cette fois… », comme si par ce choix, la fillette narratrice quittait le monde de l’enfance et du déguisement pour une autre forme de jeu, plus théâtralisée. Optant pour cette forme première du masque que fut le maquillage au théâtre, la narratrice se farde les yeux, les lèvres et les ongles, pour mieux jouer la femme tant est forte la tentation de grandir plus vite. Le maquillage pour lequel elle opte n’est par ailleurs pas si loin de celui du clown dans ses outrances, « avec plein de rouge et autant de noir », il ressemble au maquillage de scène nécessairement appuyé pour être discernable par l’œil du spectateur ; il obéit à une codification dans le choix des couleurs que l’on retrouvera chez les acteurs du théâtre nô ou chez les mimes. À noter d’ailleurs, le changement en fin d’album, après la rencontre initiatique : « Personne ne m’avait vue rentrer. J’en ai profité pour aller vite me remaquiller. J’ai fait attention d’en mettre moins. Cette fois on ne me dirait peut-être rien… » L’abandon du maquillage rituel provocant semble s’accompagner d’une prise de conscience : en accord avec elle-même, la fillette se débarrasse non seulement du masque rigide mais aussi du maquillage outrancier, sorte de voile derrière lequel cacher sa timidité ou sa gêne. Le « je » qui monologue dans … et la gelée, framboise ou cassis ? ne se laisse pas détourner de son obsession esthétique, dont le maquillage appuyé des yeux et des lèvres est le motif le plus souvent réitéré, comme un refrain sensuel, en écho aux reproductions de portraits de femmes par Modigliani, Vinci, Mondrian… : « … les yeux, c’est l’essentiel : profonds, mystérieux… sans eux, pas de personnalité… les lèvres ensuite, sans elles on ne peut pas rêver ! ! ! luisantes, fardées, gourmandes quoi ! ! […] allonger les yeux : le khôl épais, sombre, ombrer la paupière… » Ainsi le maquillage, l’attention portée au visage, entrent-ils dans le paradigme d’une féminité fantasmée et anticipée, auquel participent les regards dans le miroir : ce sont les lèvres et non les yeux qui font rêver, la formule quelque peu décalée implique le regard de l’autre sur soi. La construction du genre féminin chez la narratrice passe également par le goût pour la toilette et les matières soyeuses qui caractérisent de manière exacerbée la seconde femme de Chez eux, Chez Elle ou chez elle. Celle-ci exaspère et fascine tout à la fois la narratrice qui dit à son propos dans la conclusion : « mais de Chez Elle je ne veux rien ! et pourtant il se peut que… malgré moi… enfin, on verra ! ».
87Cette présence du masque et du maquillage comme obstacles, paravents, mais aussi révélateurs des désirs et de l’évolution de l’enfant, participe du motif fondamental du regard et de la représentation qui structurent en profondeur le travail de Béatrice Poncelet. Dans Je, le loup et moi…, Mais, fée ?, Galipette et … et la gelée, framboise ou cassis ?, s’impose un visage d’enfant dont le regard scrutateur, dirigé vers le lecteur en forme d’adresse, l’invite à entrer dans ce qui se joue sur les pages. Dans ces visages, souvent fragmentés et travaillés en gros plan, l’œil, parfois extrait d’une photographie et donc chargé de « réalité », sollicite le regard du lecteur, l’interpelle, le prend à témoin, jouant des rôles divers d’un album à l’autre. Ainsi le regard démultiplié de la fillette sautant à la corde, vue par l’enfant, se balançant tête en bas, suspendu au trapèze ou tournant sur elle-même comme une toupie dans Galipette, va-t-il provoquer la sensation même de vertige, impliquant le lecteur dans une activité de perception physique, en écho au texte. Et cette distorsion de l’image donne à voir à la fois la sensation de l’enfant engagé dans le jeu, mais aussi celle du spectateur intradiégétique, de manière synchronique, permettant au lecteur d’occuper de manière fantasmatique les deux places en même temps : « On dirait aussi que t’as beaucoup d’z’yeux […] Plus vite, plus vite ! ! j’sais plus ce qui est en haut ou en bas ! c’est tout mélangé !… qu’est-ce que tu dis ? on dirait que j’ai plusieurs deux têtes ? » Associée au regard, la question de l’acuité visuelle est par ailleurs cruciale dans certains albums, en relation avec le port de lunettes correctrices garantes d’un accès au monde. Dans Mais, fée ?, c’est l’évocation du trouble visuel, donné à vivre au lecteur sur une page floutée, qui va amorcer le récit en analepse, et la perte de ses lunettes dans la bousculade est présentée par le narrateur comme l’élément déclencheur de la confusion, de la folie carnavalesque. Dans … et la gelée, framboise ou cassis ?, la narratrice s’enorgueillit d’avoir « des yeux de lynx », et si elle envisage de porter des lunettes pour protéger ses yeux à la piscine, ou des lunettes de soleil « pour jouer les stars », comme accessoire de séduction, elle redoute plus que tout de devoir s’affubler comme sa grand-mère de ces prothèses stigmatisantes et si peu efficaces : « […] il lui faut encore une loupe en plus pour lire, le nez littéralement collé au papier… moi, ça me ferait loucher ! ! […] elle m’explique que tout se dédouble, se chevauche, devient de plus en plus sombre, confus, totalement illisible […] » L’image qui accompagne ces fragments de texte donne d’ailleurs à voir le contraste entre caractères flous et nets, vision objective et subjective peut-être… Les mots se distordent, se chevauchent sur la page ou apparaissent nets et grossis à travers le filtre optique. Ce faisant, Béatrice Poncelet joue avec les sensations et les perceptions de son lecteur pour mieux l’impliquer dans ces jeux de regard et de focalisation, dans l’aventure sensorielle. Le regard joue en effet chez notre auteure, comme ailleurs dans la littérature, en particulier chez Marivaux ou Stendhal, un rôle fondamental dans la naissance de l’émotion amoureuse, dans la perception du monde et de l’autre, trompé souvent par l’image qu’il construit de lui-même. Dans Je, le loup et moi…, la rencontre avec l’homme dans le bus se concrétise par l’aimantation du regard, sorte de métaphore de la dévoration : « Je me suis laissée aller, je ne pouvais plus m’empêcher de le regarder… […] Mes yeux que j’avais beau écarquiller, je les sentais se mouiller, à ne plus pouvoir le cacher. » Quant à lui, le narrateur de Mais, fée ?, plongé dans les prémices du marivaudage, souffre d’avoir été malgré lui « un regard regardant », témoin oculaire d’une caresse traîtresse : « … mais qu’est-ce qu’elle fée ? J’ai vu deux mains, ses cheveux, un geste lent… comme au cinéma, une caresse, quoi ! !… une autre tête… je… elle ne pouvait pas… et moi ? L’obscurité est revenue… je ne voyais plus, j’avais mal, là… vers l’estomac… » L’un comme l’autre parlent « le langage du cœur ; il est obscur et masqué à leurs propres yeux ; car le cœur marivaudien les mène […]. Un héros de Marivaux est toujours devant son propre cœur dans l’illusion et la stupeur41 ».
88Regard regardé, impossibilité de voir, nous sommes bien là dans le domaine de la représentation, dans le jeu de scène et cette tendance à la théâtralisation déjà mise en évidence à propos de T’aurais tombé, dramaturgie des échanges dialogués entre la mère et l’enfant, pris dans un jeu de double énonciation par le biais de didascalies, à la fois indicatrices de jeu de scène, clefs de l’interprétation et commentaires. Béatrice Poncelet transforme ainsi l’album en un théâtre dont elle donne à voir à la fois le plateau et la coulisse, déterminant un espace de jeu et un hors-champ. Les figures du miroir et donc du « regard se regardant » sont par ailleurs fréquentes dans trois albums. Dans Je, le loup et moi…, l’image nous donne à voir la fillette se contemplant dans le miroir et imaginant un homme derrière elle. Mais là aussi, « Il y avait quelque chose qui n’allait pas. C’était quoi ? », et l’image inverse le rapport au réel en montrant un autoportrait dessiné de la fillette tandis que le tronc masculin est présenté de manière « objective » par la technique photographique. L’autoportrait explicite par ailleurs les photos-modèles qui jalonnent l’album, présentes sur neuf doubles pages sur dix-neuf, soulignant la tristesse du regard de la fillette par de lourdes larmes. Ces photos, intégrales ou tronquées (comme celle qui remplace le miroir d’un poudrier) sont désignées à son interlocuteur(rice) par une incise : « Tu me vois en photo ? » Cette interpellation place donc le lecteur au centre du questionnement sur soi de la narratrice, de sa quête d’une nouvelle image, mais invitant celui-ci à se plonger dans son regard, elle l’invite sans doute aussi à s’y voir lui-même. Dans Chez eux, Chez Elle ou chez elle, l’élégante, soucieuse plus que tout de son apparence, passe son temps à scruter son image dans le miroir, à tester face à lui divers costumes, rejoignant la jeune fille de … et la gelée, framboise ou cassis ? qui se contemple dans le miroir déformant de son bol de lait :
dans mon bol, je disais… le lait a encore refroidi, la crème s’est épaissie… comme une peau, chiffonnée… mon reflet n’est plus si net ; regarder de plus près… les yeux, mon front… on dirait des rides comme si j’avais cent ans !… impossible ! exclu ! ! les autres, oui, mais moi…
89La tourne de page fait par ailleurs apparaître de manière symétrique deux gros plans sur les yeux de la narratrice : l’un estompé dans le miroir tendu par l’ange de La Vénus au miroir, l’autre craquelé à la surface du bol. Cette contemplation de soi dans le miroir nous renvoie naturellement au mythe de Narcisse, et, dans un autre registre, à la marâtre du conte de Blanche Neige, mais aussi aux Vanités dont il est un des éléments récurrent. Image de soi et reflet sont donc travaillés ici comme des éléments centraux d’une réflexion sur la fuite du temps, mais aussi comme des éléments fondateurs de la féminité en ce qu’ils impliquent non seulement le regard réflexif mais aussi le regard de l’autre, comme l’explicite la narratrice de… et la gelée, framboise ou cassis ? :
outrageusement maquillée ? ? on est d’accord ! ! quasiment charbonneux ses yeux ? oui ! et alors ? ça ne fait rien, j’aime bien ! ! elle se fait remarquer ? Y a des chances ! Et pourquoi pas… je ne suis pas sûre que raser toujours les murs soit si épanouissant, non… moi grande, j’aimerais qu’on me regar…
90Comme on le voit ici, le regard concentre la capacité de fascination, de captation de l’autre, de séduction. Dans ces premières interrogations sur une féminité à venir, voir et être vue s’imposent comme un enjeu essentiel de la relation à l’autre.
91Interrogeons à présent le système des personnages, le réseau relationnel qui se tisse d’un album à l’autre, constituant une famille, un monde intime inscrit dans le temps par des échos subtils et des détails, de manière plus ou moins lisible du fait d’un brouillage énonciatif et référentiel qui rend hasardeuse toute tentative d’identification. Il semblerait que, d’album en album, notre auteure creuse le même sillon et développe de manière spiralaire son observation minutieuse, sa vision poétique d’un cercle relationnel proche qui permette de comprendre le monde, à la manière du travail d’élucidation en profondeur que pratique Marcel Proust dans À la recherche du temps perdu. Les deux personnages masculins, explicitement deux frères, déjà présents dans Je reviendrai le dimanche 39, réapparaissent en creux dans Chut ! elle lit puis en tant que protagonistes dans Chaise et café. Ils sont ensuite évoqués au sein du carnet intime des Cubes et, enfin, le plus jeune semble être à la fois sujet et destinataire de cette sorte de cahier de vie que constitue Semer en ligne ou à la volée. De ce point de vue, ce dernier album pourrait apparaître comme une sorte de synthèse, de reprise en analepse du chemin parcouru, pour un destinataire enfant devenu adulte.
92Cette présence des mêmes personnages, repris en filigrane, retravaillés, suivis dans leur évolution est tout d’abord perceptible à l’image, de manière métonymique, par l’intermédiaire de leurs objets fétiches. Ainsi, la sauterelle de bois du plus jeune frère, cousine du Gepetto croqué par Walt Disney, le précède, envoyée en émissaire, et envahit les pages de Chut ! elle lit, lancée à toute vitesse :
Il n’a pas pu s’en empêcher, une fois de plus, se faire remarquer… C’est le plus petit, oui ! mais le plus gâté ! ! […] Alors lancée à toutes forces, on voit passer devant nous […] bravo ! c’est intelligent ! sa sauterelle ! ! ! la grande ! la verte ! !
93L’enfant lui-même n’apparaît pas à l’image. Le jouet, présent dès la première de couverture, le signale, lui permet de s’annoncer, et sa démultiplication hyperactive sur les pages va symboliser l’énergie et la capacité de désordre de l’enfant qui vient en force dynamiter le moment de calme et de lecture demandé par la mère. Les deux fillettes qui épient la scène, commentent ces va-et-vient frénétiques qui occupent le premier plan de l’image : « Elle n’arrête pas de tourner, plusieurs fois : par devant, par derrière, à gauche encore, à droite de nouveau. Ses pattes ne cessent de se croiser, on dirait de véritables aiguilles à tricoter ! » L’animal totem est donc pris en compte ici comme un des éléments clefs de la narration, presque comme un personnage animé, tandis qu’il interviendra comme symbole dans les deux autres albums où il s’intègre uniquement à l’image. Dans Chaise et café, la sauterelle n’arrive que sur la dernière page, immobile mais vibrante puisque tracée de manière tourbillonnante et brouillonne, comme un croquis enfantin, suggérant l’arrivée du « plus petit », symbole d’une enfance et d’une complicité fraternelle toujours renaissantes. Semer en ligne ou à la volée obéit à une double temporalité, temporalité universelle des saisons, temporalité plus intime et subjective de la vie d’un enfant, ce « tu » à qui s’adresse la voix narrative. Au sein de cet album qui s’ouvre et se referme sur des vues hivernales du jardin, se superposent sur la page les éclosions saisonnières et l’évolution des occupations enfantines. La sauterelle y apparaît de loin en loin au fil des pages, sans aucun commentaire dans le texte, comme une matérialisation de la maturation de l’enfant auquel s’adresse la narratrice.
94Dans les premières pages consacrées au printemps, la version initiale, celle de Chut ! elle lit, apparaît à droite de la page frôlant de ses antennes deux évocations du tout jeune enfant : « Aujourd’hui tes gestes sont plus précis, tes mains plus volontaires aussi. […]… mais tu marches, mon grand ! ! Premiers pas ! Debout ! Quel bouleversement ! ! » La construction de la page semble la placer en position d’observatrice, tendre complice de ses progrès. À l’été de l’album, elle passe la tête à gauche, à côté de l’arrosoir, mais sous une forme plus technique, une sauterelle en Meccano probablement élaborée par un enfant d’une dizaine d’années. Au début de l’automne, enfin, on la devine là mais de manière virtuelle, croquis technique sur papier millimétré, symbole des capacités d’abstraction du jeune physicien en devenir, en dialogue avec les équerres, mètres et compas qui jalonnent aussi l’album à partir de sa moitié. Le texte entre automne et hiver se fait l’écho de cette maturation suggérée par l’image et représentée métonymiquement par le jouet :
Vis, rouages… très hétéroclite, tout ça ! ! c’est même encore de temps en temps fait de carton !
Quelques feuilles par terre ! ! Déjà ?…
[…]
Il fait froid, il a gelé pour la première fois : le givre gaine les branches […].
[…] calculs, équations, hypothèses… résistances, fléchissements, dilatations… plus question d’approximation ! !… Et tu ris quand on te parle de l’élastique et des cartons ! !…
95Ces extraits de textes trouvent un écho en amont, dans les pages de Chaise et café et celles du journal de bord des Cubes. Il semblerait en effet que se dessinent en filigrane au long de ces albums, le portrait de deux frères aux centres d’intérêt à la fois divergents et complémentaires, comme une synthèse du modèle éducatif sous-jacent, à la croisée des parcours initiatiques proposés par l’œuvre entière. Dans la chambre-cocon, Chaise et café met en scène un jeune esthète, vraisemblablement étudiant en art, vivant au sein de son « fatras ». A-t-il lui aussi fréquenté la demeure de l’amateur d’estampes présent dans Chez eux, Chez Elle ou chez elle et tiré de lui sa vocation ? Il est en tout cas bien tentant de le retrouver quelques années plus tard dans les pages du carnet intime des Cubes : « Reçu une lettre du grand loup ! Enfin ! Tout va bien semble-t-il. Travail passionnant, délicat (estampes et livres anciens). Restauration [d’un] 1 er Hiroshige seul ! » Le jeune narrateur de Chaise et café, quant à lui, a développé auprès de son frère un goût pour le calcul en comptant les sucres trempés dans le café de l’aîné, et le pantin équilibriste, fabriqué pour lui par ce dernier, va lui permettre en jouant de découvrir certaines lois de la physique pour lesquelles ils se passionnera lorsque, investissant la chambre, il substituera à celui de son frère son propre « fatras » qui envahit l’image : « … des règles et des compas, des rapporteurs et des équerres à angle droit ou non, j’ai aussi une calculatrice évidemment ! Tout ça pour résoudre des problèmes, des équations, étudier les nombres complexes et leurs applications… » Peut-être est-ce à lui que s’adresse cette note du carnet des Cubes, « 3/Poster à notre Nimbus l’article récupéré sur les greffes de nerfs », dont l’extrait d’article inséré sur la double page suivante nous informe qu’elles semblent avoir restitué au premier patient une partie de ses capacités de contraction, « phénomène […] vérifié et confirmé par des enregistrements électrophysiologiques », à la croisée donc de la médecine et de la physique. Enfin, c’est vraisemblablement à lui que s’adresse le cahier biographique de Semer en ligne et à la volée, à lui, passionné par les forces, les rouages et les engrenages, à lui qui fabrique un pantin de carton et conçoit le schéma technique de la sauterelle.
96Ainsi donc se tisse au fil des albums un réseau de personnages, à distance, nous permettant, si l’envie nous en prend, de déplier les textes et de chercher dans les accumulations de l’image pour reconstituer une famille virtuelle et même une temporalité réaliste qui autorise presque une correspondance entre le temps fictif de l’écriture et le passage, pour les personnages esquissés, de l’enfance à l’âge adulte. Ce temps est celui de la transmission, transmission de la passion que voue la narratrice au jardinage comme le suggèrent les derniers mots de Semer en ligne ou à la volée. La transmission est aussi celle du livre dans Les Cubes : « … voilà, tu vois, je ne m’en souviens pas trop mal, non ? […] alors ton livre japonais, traduit, comme tu dis…… t’es pas bien loin ? bravo ! ! le jour où tu le voudras, je te le prêterai et tu le liras, ça va ?… » Ces notions fondamentalement humaines de maturation et de transmission constituent le socle qui soutient l’ensemble de l’œuvre de Béatrice Poncelet, lui conférant un effet de réalité de par leur forte dimension biographique. Influences, sources, thèmes et motifs récurrents, « la part de l’héritage », se conjuguent chez elle pour proposer au lecteur, non pas simplement des albums, mais tout un univers culturel (même si elle se défie du mot « culture »), multidimensionnel, où tous les arts se mêlent pour dire le monde, pour se construire, comme elle le dit elle-même :
Ce qui m’intéresse dans l’existence, c’est cet amalgame de choses de tous horizons et de toute nature qui, prises indépendamment, ne semblent apparemment que des miettes, mais qui, mises ensemble, font que la vie est ce qu’elle est. […] Il y a mille autres choses et il faut arriver à faire une synthèse pour avoir une épine dorsale qui vous permette d’avancer.42
97Béatrice Poncelet fait donc partie de ces artistes, aux côtés des grands illustrateurs Robert Delpire, Warja Lavater et Bruno Munari, qui ont contribué à faire de l’album pour la jeunesse un espace pour la création artistique contemporaine à part entière, de ceux à propos desquels Claude-Anne Parmegiani a pu écrire que :
L’artiste, depuis presque cinquante ans, explore cette dialectique, somme toute très enfantine, qui renvoie le lecteur regardeur et manipulateur de l’objet-livre au livre-objet. Il n’a cessé de puiser dans les modes de représentation les plus modernes : futurisme, cubisme, abstraction, afin de répondre aux besoins réels d’un public composé de petits enfants, en conjuguant l’emploi de nouveaux supports avec de nouvelles techniques.43
Notes de bas de page
1 Propos cités par Denise von Stockar-Bridel dans son article « Rencontre avec Béatrice Poncelet », p. 202-203.
2 Ibid., p. 208.
3 I. Calvino, La Machine littérature, p. 92-93.
4 G. Perec, Espèces d’espaces, « Prière d’insérer ».
5 G. Bachelard, La Poétique de l’espace.
6 . Celle de Guillaume, trempé par punition dans l’encre par le Grand Nicolas dans « L’histoire du garçon tout noir », dans Der Struwwelpeter [Pierre l’Ébouriffé], 1846.
7 . Dans l’esprit des cartes heuristiques et des cartes mentales, ou topogrammes, conceptualisées dans les années 1970 par Tony Buzan.
8 . J.-J. Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, « Cinquième promenade », p. 112.
9 . J. Perrot, Du jeu, des enfants et des livres, p. 24.
10 . R. Caillois, Les Jeux et les Hommes : le masque et le vertige.
11 . Propos cités par Denise von Stockar-Bridel dans son article « Rencontre avec Béatrice Poncelet », p. 210.
12 . Ibid., p. 203.
13 . J. Racine, Phèdre, acte I, sc. iii.
14 . Propos cités par Denise von Stockar-Bridel dans son article « Rencontre avec Béatrice Poncelet », p. 203.
15 A. Cohen, Belle du Seigneur, p. 154.
16 Propos cités par Denise von Stockar-Bridel dans son article « Rencontre avec Béatrice Poncelet », p. 207.
17 É. Fassin, « Femmes, ou genre ? », http://elles.centrepompidou.fr/blog/?p=42 [consulté le 11 juin 2012].
18 É. Fassin, « Le genre en représentation », p. 303.
19 Propos cités par Denise von Stockar-Bridel dans son article « Rencontre avec Béatrice Poncelet », p. 203.
20 M.-P. Litaudon, « Face à faces : pour une poétique du jeu dans l’album Les Cubes de Béatrice Poncelet », p. 208.
21 G. Poulet, Les Métamorphoses du cercle, chap. x, « Nerval », p. 250.
22 N. Batt, « Complexité et complexification », p. 75.
23 Propos cités par Denise von Stockar-Bridel dans son article « Rencontre avec Béatrice Poncelet », p. 206-207.
24 U. Eco, De la littérature, p. 24-26.
25 « Faculté intuitive de se mettre à la place d’autrui, de percevoir ce qu’il ressent. » (Petit Larousse, 2000)
26 R. Barthes, article « Texte, théorie du », dans Encyclopædia Universalis, http://www.universalis.fr.
27 M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, p. 222.
28 G. Genette, Palimpsestes. La Littérature au second degré, p. 453.
29 H. Hoffmann, Crasse-Tignasse, p. 37.
30 P. Delarue, Le Conte populaire français, Catalogue raisonné des versions de France et des pays de langue française d’outre-mer, t. 1.
31 C. Perrault, Le Petit Chaperon rouge, illustrations de S. Moon.
32 M. Proust, Du côté de chez Swann, dans À la recherche du temps perdu, 1954, p. 47.
33 R. Barthes, article « Texte, théorie du », dans Encyclopædia Universalis, http://www.universalis.fr.
34 Propos cités par Denise von Stockar-Bridel dans son article « Rencontre avec Béatrice Poncelet », p. 200-201.
35 C. Baudelaire, Spleen et idéal, dans Les Fleurs du mal.
36 . I. Goldberg, « Calder fait son cirque », p. 82-85.
37 K. Utamaro, « Grenouille et scarabée sur nénuphar », dans Album des insectes choisis, suivi de Concours de poèmes des myriades d’oiseaux [1788-1791], traduit du japonais par C. Marquet, Arles, Éditions Philippe Picquier, 156 p.
38 Bashô, À Kyoto rêvant de Kyoto, traduit du japonais par W. F. Cheng et H. Collet, Millemont, Moundarren, 1991, 130 p.
39 V. Van Gogh, lettre à son frère Theo du 23 ou 24 septembre 1888, http://vangoghletters.org/vg/letters/let686/letter.html [consulté le 16 août 2012
40 J. Perrot, Jeux et enjeux du livre d’enfance et de jeunesse, p. 71.
41 J. Rousset, Forme et signification, p. 65.
42 Propos cités par Denise von Stockar-Bridel dans son article « Rencontre avec Béatrice Poncelet », p. 201-209.
43 C.-A. Parmegiani, « Être ou ne pas être un art : l’illustration pour enfants », p. 88.
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