4. Une œuvre en mouvement
p. 63-106
Texte intégral
1Il s’agit pour moi, à présent, d’interroger l’œuvre de Béatrice Poncelet pour montrer en quoi elle contribue par sa créativité à l’aventure du littéraire, comme exemple d’une exploration particulièrement inventive et forte d’un genre hybride dans la perspective ainsi ouverte par Jean-François Massol :
Si, comme je l’ai rappelé, les genres sont bien a priori une notion littéraire, ils sont désormais devenus une notion transversale dans la culture industrialisée d’aujourd’hui. De ce fait, la notion est en mouvement : elle est à la fois dynamique parce que productive du jeu permanent sur les genres, mais elle peut aussi conduire à un vacillement des genres.1
2Nous verrons en quoi cette œuvre se prête tout particulièrement à une lecture littéraire, en ce qu’elle laisse à tout lecteur, enfant ou adulte, des espaces de liberté à investir. Ainsi affirme-t-elle : « Je fais des livres qui essaient de suggérer. […] Ce que j’essaie de faire avec mes livres, c’est d’offrir des parcelles de miroir. Avec ma suggestion, chacun va pouvoir s’approprier le livre avec ce qu’il est, lui, et en faire son histoire, pas la mienne2. » Béatrice Poncelet pourrait sembler ici paraphraser Stendhal qui attribue à Saint-Réal l’épigraphe suivante : « Un roman : c’est un miroir qu’on promène le long du chemin », épigraphe développée plus loin dans Le Rouge et le Noir, au sein d’une parenthèse discursive adressée au lecteur :
Eh, Monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. Et l’homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé d’être immoral ! Son miroir montre la fange et vous accusez le miroir ! Accusez bien plutôt le grand chemin où est le bourbier, et plus encore l’inspecteur des routes qui laisse l’eau croupir et le bourbier se former.3
3Stendhal explicite là une certaine conception de la fonction mimétique du roman qui semble décharger l’auteur de tout point de vue propre, le présentant comme un témoin neutre des vicissitudes de ce monde, le miroir offert, réfléchissant pour mieux faire réfléchir son lecteur. Béatrice Poncelet me semble, quant à elle, solliciter son lecteur d’une tout autre manière par les fragments de miroir tendus qu’elle évoque. Il s’agit en effet, selon elle, non pas de livrer une vision du monde, si neutre soit-elle en théorie, mais plutôt de suggérer, de solliciter l’investissement de son lecteur pour qu’il revive et écrive sa propre histoire. De ce point de vue, on pourra se demander si, chez notre auteure, malgré un travail extrêmement élaboré qui ne laisse que peu ou pas de place au hasard, l’espace dévolu au lecteur n’est pas beaucoup plus important que dans les textes, essentiellement narratifs, visés par Umberto Eco. Est-il possible d’imaginer un Lecteur Modèle de l’œuvre de Béatrice Poncelet ? Ne devrions-nous pas parler plutôt des œuvres fabriquées par les lecteurs à partir de ses albums, lors de leurs diverses expériences de lecture dans la perspective de la théorie de la réception développée par Hans Robert Jauss, qui place le lecteur au centre du travail d’élaboration littéraire ? En effet, ma réflexion se centre plus particulièrement sur le sujet lecteur-acteur d’un texte en construction, en résonance avec les travaux de Hans-Georg Gadamer sur l’herméneutique, comme art de l’interprétation nécessitant l’investissement du sujet historicisé, non seulement en tant qu’être cognitif, mais en tant que corps parlant pour collaborer au texte. Cette perspective me paraît d’autant plus féconde que les albums de Béatrice Poncelet, aux limites des genres, me semblent avoir à faire plus avec le poétique qu’avec le narratif, et avec une écriture rythmique, au sens de Henri Meschonnic, où les ponctuations par l’image, le blanc et la typographie, ou encore le flot du discours, constituent une « prosodie personnelle » dans laquelle le lecteur est amené à trouver son rythme propre. Et ce vaste espace de liberté proposé par l’auteure ne serait-il pas ouvert, au moins pour partie, par la nature hybride de son travail qui ne propose pas une « simple » narration, mais des fragments narratifs mis en tension avec l’image, aux prises avec une écriture théâtrale et poétique ? C’est en ce sens que j’entends l’aventure littéraire, à la fois dans celui proposé par Catherine Tauveron, dans la perspective des jeux métaleptiques auxquels se livre l’auteure, mais aussi du fait de l’hybridation des albums/poèmes/théâtres produits par Béatrice Poncelet et, enfin, du point de vue du lecteur.
4Considérant également que l’art et le texte littéraire relèvent en grande partie de la mimesis, à la fois comme mode de représentation du réel et mode de connaissance, il convient d’interroger l’œuvre de Béatrice Poncelet du point de vue de ses rapports au monde. Quelle image du réel se construit à travers son œuvre ? En quoi y a-t-il chez elle une entreprise de « dévoilement » au sens où l’entend Jean-Paul Sartre, et quelle vision du monde et de l’enfance propose-t-elle ? Comment permet-elle à ses lecteurs enfants et adultes de se confronter à des images conçues, vues par une autre et en même temps partageables ? En quoi, enfin, peut-elle leur permettre, comme le suggère Marcel Proust, de « développer » leurs propres images ?
Une littérature ouverte à co-construire
5Mon choix de l’album me conduit à analyser un objet complexe dans lequel le sens se co-construit par une juxtaposition, une imbrication parfois, une interaction toujours, entre le texte et l’image, qui exige, comme nous l’avons rappelé plus haut, une lecture spécifique. Si l’image est perçue par le lecteur de manière immédiate, spontanée, globale, et non conceptuelle, ce qu’il perçoit est néanmoins surdéterminé par divers codes graphiques, codes de position, de taille et de récurrence, de perspective, d’encadrement, de couleur… dont il conviendra d’étudier le fonctionnement afin de mieux saisir comment se construit le sens sur la page et au cours du feuilletage de l’album. En effet, même si la perception peut en sembler immédiate, l’impression de globalité de l’appréhension visuelle d’une image dépend de sa taille, de la distance à laquelle elle est regardée, et l’image, tout comme le texte, demande à son spectateur de mobiliser « un ensemble d’activités mentales et de savoirs intériorisés par une stratégie qui lui demande une participation active […] qui suppose une interaction entre l’œuvre et le lecteur ou le spectateur : toute une stratégie discursive4 ». Ainsi l’album de jeunesse, qui favorise la découverte de procédés littéraires comme l’allusion, la citation, la polysémie et la métaphore, appartient-il sans ambiguïté au domaine de la littérature, non pas dans un rapport de concurrence entre le texte et l’image mais bien de complémentarité, puisque, comme l’affirme Françoise Demougin :
Littérature et image proposent […] toutes deux une représentation du monde, ce qui leur donne un statut particulier, celui d’être et de ne pas être en même temps, celui d’exiger du lecteur qu’il passe du visible au lisible, à l’intelligible : le texte et l’image, par leurs mots, leurs phrases, leurs formes, leurs couleurs, leurs figures, leurs implicites, modulent ensemble une partie du monologue intérieur du lecteur engagé dans l’acte de lecture.5
6L’image de Béatrice Poncelet demande en effet, au même titre que le texte, à être interprétée, en particulier, en fonction des transformations (dégradations, palimpsestes, superpositions, etc.) qu’elle opère, mais aussi en fonction des jeux et des effets qu’elle construit, comparables à des jeux de mots, notamment par la pratique de l’anamorphose, de la dissimulation d’autres images dans l’image… De plus, son œuvre propose une initiation à l’image sous diverses formes : imitation, reproduction, détournement d’images figuratives, mais aussi photographie, croquis, images abstraites… Ces variations proposent au lecteur, en particulier enfant, une « école » de l’image, d’une image rarement imposée mais souvent suggérée, partielle, à reconstruire, véritable invitation pour lui à fabriquer ses propres images, à développer des images mentales. Le statut de cette image comme œuvre d’art, du fait de la reproduction éditoriale, reste cependant posé, comme le suggère Claude-Anne Parmegiani :
Rivale, alliée ou comparse du texte, l’illustration participe d’une production industrielle. À ce titre, elle s’oppose à la création picturale et certains lui contestent son statut artistique. Or, classer l’illustration parmi les arts appliqués ne répond pas à la question de savoir si elle est un art ou non. Car la définition de sa fonction ne saurait faire oublier la qualité d’invention de ses représentations.6
7C’est pourquoi il me paraît fondamental de permettre aux adultes médiateurs de prendre conscience de la qualité des œuvres proposées par les grands illustrateurs pour la jeunesse, et en particulier par notre auteure qui porte en elle toute une histoire des arts, en résonance avec les propos de Jocelyne Béguery : « L’album, véritable musée en herbe […] est symptomatique de l’art de notre siècle et d’une histoire de la modernité7. »
8Afin d’entrer plus avant dans ce mode d’images qu’offre Béatrice Poncelet à son lecteur, nous nous pencherons tout d’abord sur la manière dont elle représente le monde et sur ses choix esthétiques privilégiés, puisque, comme elle le dit elle-même, l’image est fondatrice dans son processus de création : « Le point de départ est toujours une émotion […]. Ensuite, même si je travaille les deux ensemble, je pense que je donnerai toujours la priorité à ce qui est visuel. L’image est ce sur quoi je prends appui pour continuer à avancer8. » De fait, de même que le dessin a précédé l’écriture, l’image fonctionne comme un pré-langage, un message synthétique immédiat qui porte en lui nos émotions. Ainsi l’image est-elle dans mon approche doublement première : dans le processus de création et dans la lecture et la contemplation enfantine, les enfants la parcourant et re-parcourant selon des trajets modifiés. Il s’agira ensuite d’observer comment s’opère la circulation du sens entre texte et image, si particulière à notre auteure, et qui fait de ses albums des iconotextes au sens plein, où la forme fait sens, entremêlant visuel et verbal, mots et forme dans un tissu polysémique.
Variation et permanence des styles graphiques chez Béatrice Poncelet
9Chez Béatrice Poncelet, chaque album semble être une expérience personnelle transformée en œuvre d’art, et le monde créé par l’image s’adresse aux sens du lecteur et renvoie à un réel retravaillé par les points de vue, les déformations, les superpositions… L’imitation de fragments d’un monde, recomposé sur la page, le réinvente alors par deux fois, ressuscitant le modèle tout en lui donnant une forme qu’il n’a jamais eue, s’appuyant sur des stéréotypes ou des représentations antérieures pour le réinventer et offrir au lecteur un univers personnel. Ainsi, l’image produite par notre auteure ne peut-elle être séparée des racines profondes qu’elle a dans la mémoire, l’imagination, la culture, la pensée ou le rêve du lecteur. L’utilisation conjointe de techniques aussi diverses que le pastel sec ou gras, l’acrylique, la photocopie souvent colorisée de photos ou de gravures, le photomontage par ordinateur contribue à créer un style graphique personnel. L’image est toujours cadrée, chez elle, en plan serré, et, travaillant sur le fragment, elle propose des compositions graphiques fascinantes pour lesquelles le mélange de techniques qu’elle pratique permet toute sorte d’audaces. Cependant, même si tous les albums présentent des caractéristiques identifiables comme spécifiques de notre auteure, le tissage d’éléments ainsi que le croisement des techniques y sont déclinés de manière diverse et, si certains albums fonctionnent comme des hapax, la plupart peuvent être associés comme appartenant à une même famille graphique.
10Comme je l’ai évoqué plus haut, Je reviendrai le dimanche 39, Je pars à la guerre, je serai là pour le goûter et Je, le loup et moi… inscrivent sur une sorte de toile ou d’écran blanc des éléments dessinés et peints avec un certain réalisme, des pseudo-dessins d’enfants, des photos insérées telles quelles ou retravaillées. Les objets sont le plus souvent traités avec réalisme, dans une relation d’analogie, relevant ainsi de la classe des icônes distinguée par Charles Sanders Pierce9. Présentés comme en volume, ils portent leur ombre sur le reste des éléments, donnant ainsi une certaine épaisseur à l’image, une impression de relief, et renforçant l’effet de réel, comme si le monde reconstruit sur la page retrouvait ses trois dimensions. L’image fonctionne en effet dans ces albums comme une installation au sens plastique du terme, c’est-à-dire comme la mise en scène d’objets disposés là par un narrateur absent de l’image, pour accompagner, ancrer, authentifier son propos. Ainsi, par exemple, l’étal du brocanteur suggéré dans Je pars à la guerre, je serai là pour le goûter me paraît-il emblématique de cette construction scénographique de la double page :
11Ce foisonnement et cette interaction de techniques de représentation diverses, avec un degré plus ou moins fort de réalité, contribuent à créer un brouillage entre des éléments rapportés, non transformés, comme le soldat de plomb, la photographie colorisée d’une fillette ou la pile de Pim, Pam, Poum10 à l’arrière-plan, et des éléments dessinés, interprétés avec un certain réalisme, comme le cochon-tirelire ou la corde à sauter.
12Ombre « réelle » du soldat et « imitée » de la bobine de fil donnent une profondeur certaine à la scène, à la fois spatiale et temporelle, un degré de matérialité qui facilite l’adhésion du lecteur pris au jeu de l’identification et de ses propres souvenirs. Cet étal est présenté au lecteur comme une représentation fidèle de celui de la brocante, il est pourtant décontextualisé, abstrait de son environnement immédiat, et flotte sur le blanc de la page tout comme une image mentale ou le fragment d’un souvenir. Béatrice Poncelet joue alors sur divers plans de la réalité : cet étal a été reconstruit et mis en scène par le narrateur, et tandis que les éléments sont présentés comme amalgamés, sans grande profondeur de champ ou hiérarchisation des plans, le narrateur, lui, n’a vu que le masque à gaz ou, à la rigueur, le sifflet et le bouchon de pêche. Les textes en italique et en gras réorientent le regard du lecteur et recomposent a posteriori l’image.
13Les images de Mais, fée ? et T’aurais tombé, quant à elles, intègrent ces éléments iconographiques à la mise en scène de la narration, comme en témoignent la présence à l’image de fragments de personnages en action : visage du narrateur et fragments corporels de participants du bal masqué dans Mais, fée ?, main de l’adulte lecteur pour le récit-cadre et visages des protagonistes dans le récit enchâssé pour T’aurais tombé. Cependant, même si ces détails, ces traces appartenant aux protagonistes, sont dessinés de manière très réaliste, ils restent toutefois en arrière-plan, contrairement à la plupart des personnages d’album. Non seulement ils restent en fond de scène ou dans un coin de l’image, mais de plus, chromatiquement, ils s’apparentent à de la photo noir et blanc colorisée, ce qui contribue à les placer à part de la scène par ailleurs très colorée.
14Ce qui unit tous les albums, au-delà de la variation stylistique, est l’envahissement de la page par les objets, les jeux et jouets de l’enfance ainsi que les denrées alimentaires. Ainsi, dans Mais, fée ?, le narrateur disparaît-il, comme noyé, englouti sous l’amoncellement au premier plan de chaussures à talons hauts, chapeau haut de forme et falbalas du carnaval jetés là sur la page en taille presque réelle, dans une superposition de représentations picturales réalistes et de tulles et de dentelles insérées directement dans l’image sans transposition graphique. Dans T’aurais tombé, les objets s’accumulent au premier plan de manière significative, soit que toupie, ballon, bretelles et chaussettes viennent perturber la lecture de l’album dans une sorte de mise en scène réaliste, soit que, jetés comme en vrac, de façon chaotique sur la page, ils symbolisent la chute de l’enfant, évoquent de manière métonymique la trace de ses jeux.
15Dans Chut ! elle lit, Chez eux, Chez Elle ou chez elle, … et la gelée, framboise ou cassis ?, Les Cubes, Semer en ligne ou à la volée, l’image envahit toute la page et c’est là que les effets de matières, les superpositions et collages se font les plus variés, en accordant une large place à la matière picturale et aux jeux avec les dimensions et le format de l’album. Le traitement graphique de l’image vise alors un effet esthétique au sens étymologique, αίσθησις désignant dans son acception première en grec ancien (et moderne, d’ailleurs…) la faculté de percevoir par les sens. Béatrice Poncelet évoque (ou provoque) chez son lecteur des sensations, à la fois tactiles, olfactives et auditives, à l’aide de techniques graphiques permettant des effets de texture et de cadrage qui rendent particulièrement perceptibles les atmosphères et les espaces. Ainsi, par exemple, dans l’album Chez eux, Chez Elle ou chez elle, le troisième univers, « chez eux », est-il placé d’emblée dans une autre dimension puisque l’album doit être renversé pour permettre la lecture, la hauteur doublée créant alors un effet de démesure. La matière est en outre à l’exact opposé de celle de l’univers précédent : au poudré de l’aquarelle se substitue la matière épaisse d’une peinture au couteau sur laquelle viennent se superposer des éléments naturels ; le support lui-même est constitué d’un papier artisanal, rugueux, aux fibres apparentes, dont on aperçoit sur les bords les franges inégales ; autant d’éléments qui contribuent à évoquer un univers rustique. Ce choix esthétique est d’ailleurs pleinement assumé par l’auteure qui adapte consciemment, volontairement, sa technique au signifié :
Si je veux parler d’un milieu paysan, que je ne connais pas trop mal, où j’estime qu’on a les deux pieds dans la terre ; quand on est dans l’écurie, il faut parler assez fort parce qu’il y a du bruit, qu’on n’entend pas tout. Eh bien, je travaille comment ? J’ai horreur de l’acrylique mais je l’utilise ; je travaille à la spatule, alors que je déteste cela.11
16Galipette, Chut ! elle lit, et Chaise et café me semblent quant à eux relever d’une esthétique qui leur est propre, dans laquelle la structuration et la matérialisation d’un espace sensible me paraissent les plus manifestes. Galipette propose des figures en mouvement, sur le mode de l’anamorphose et dans une probable intericonicité avec les recherches de l’op art qui, inspiré des travaux de Kandinsky et du Bauhaus, crée à l’aide des jeux sur la couleur et les formes, des effets de vibration, de ballonnement, de gauchissement… Les tourbillons colorés envahissent alors tout l’espace de la double page, utilisant l’allongement du format à l’italienne :
17L’album place cette fois le lecteur au cœur même de la diégèse, il l’implique, quasi physiquement, dans le mouvement qui anime les scènes de jeu, avec une image à focalisation interne. Celle-ci, en effet, vise à rendre perceptibles les sensations de vertige, par un brouillage, un dédoublement permanent des lignes et des formes, jusqu’à provoquer chez le lecteur un haut-le-cœur similaire à celui de l’enfant plongé dans le jeu. En effet, comme dans la galipette évoquée par le titre, les repères sont perdus, le monde se renverse dans une rotation infernale, non pas celle de la roulade, mais celle de l’enfant sur le trapèze, et le lecteur voit par ses yeux. Au vertige de l’enfant correspondent les tours de la toupie ou les arabesques de la crème fouettée répandue. Chaise et café relève d’un projet esthétique bien différent puisque, à l’inverse des tourbillons de Galipette, il adopte une focalisation externe avec une image stable, d’une rigueur toute géométrique qui vise à la construction rigoureuse d’un espace, avec des effets de symétrie, des jeux entre l’ombre et la lumière. Cet album laisse la part belle à de grandes plages blanches, aux lignes de fuites, à des quadrillages qui tracent par métonymie la profondeur de l’espace de la maison et, peut-être aussi, la distance qui sépare le petit de la chambre. Se superposent sur la page formes, surfaces, tracés géométriques servant d’écrin à des représentations artistiques, et irruption de gestes graphiques enfantins, de balayages abstraits dynamiques et aux couleurs franches qui marquent le contraste et la cohabitation de deux états, de deux âges, sur laquelle nous reviendrons plus loin. Dans un cas comme dans l’autre, on peut voir une adéquation de la technique graphique au sujet de l’album : jeux débridés de l’enfance dans le premier cas, construction esthétique et intellectuelle d’un être dans le second, du gribouillage dynamique enfantin aux figures. Chut ! elle lit nous plonge dans un univers marin (ou maternel ?), calme, tout en courbes et de grande profondeur, en adéquation avec Vingt mille lieues sous les mers que lit la mère des deux fillettes narratrices. Nous nous immergeons alors avec elle (elles ?) dans cette douce pénombre, tantôt verte, tantôt bleu sombre ou encore rosée comme les chairs de la lectrice qui plonge dans son roman, devenue inaccessible. Nous sommes dans l’entre-deux du jour et de la nuit, de la veille et du sommeil, entre deux eaux. Ce choix est particulièrement intéressant si nous prenons en compte les valeurs attribuées par Michel Pastoureau à cette gamme chromatique :
Le vert avait jadis la particularité d’être une couleur chimiquement instable. […] La symbolique du vert s’est presque entièrement organisée autour de cette notion : il représente tout ce qui bouge, change, varie. […] dans nombre de langues anciennes, on confond le vert, le bleu et le gris en même temps, la couleur de la mer en somme.12
18Le choix de ce fond coloré devient alors la métaphore du calme fragile de cette fin de journée que va venir troubler le petit, accompagné de sa sauterelle qui fait irruption, seul élément mobile sur la page. Le bleu-vert fondu, légèrement grisé, de l’univers maritime passe ensuite nettement en arrière-plan tandis que se renforcent des jaunes, des bleus roi, présents dès le départ dans le mélange. Comme si les débordements du « plus petit » venaient réveiller des émotions en sommeil. Un jeu analogue avec la symbolique des couleurs se retrouve à l’œuvre dans Le Panier, l’immense panier : la diffusion d’un halo rose poudré, accompagnant l’arrivée du nouveau-né, va en effet faire basculer le système chromatique. Les quelques taches de couleurs vives présentes dès le départ dans un univers à dominantes de gris vont envahir la page, se multiplier dans de joyeux contrastes, bouleverser l’harmonie du début de l’album. Cette révolution par la couleur va se doubler d’un bouleversement de la construction de l’espace de la page : à l’ordre se substitue le désordre, le pêle-mêle, et ce tourbillon gagne l’écriture qui se met elle aussi à danser. Couleurs, construction de l’image et calligraphie constituent alors une métaphore visuelle du renouveau qui s’opère.
19Les jeux de focalisation, d’échelonnement des plans et de profondeur de champ me semblent également particulièrement féconds dans l’image de Béatrice Poncelet, lui permettant d’impliquer à des degrés divers le lecteur dans la page. La plupart du temps, la profondeur de champ est très réduite, notre œil se concentre sur un premier plan dont le traitement panoramique est accentué par l’utilisation privilégiée d’un format à l’italienne et de la double page comme unité graphique et narrative. Ainsi, dans T’aurais tombé, l’image nous place du point de vue de l’enfant qui lit avec sa mère, comme en témoignent les mains présentes au bord de l’image qui semblent se superposer aux mains du lecteur. Les premières pages nous montrent d’ailleurs de manière réaliste l’album lu lors de ce rituel du coucher auquel nous sommes invités. L’illusion réaliste s’arrête cependant là, puisque, très vite, vont se côtoyer sur la page des éléments graphiques (jeux d’ombre, jouets de l’enfant, statuette de l’ange de jardin, mains des brancardiers, etc.) correspondant à divers niveaux de réalité et à divers moments du récit, en dialogue avec le texte, sur lesquels je reviendrai plus loin. Béatrice Poncelet se joue, avec … et la gelée, framboise ou cassis ?, du format oblong de l’album pour nous proposer une « lecture à hauteur de bol », et l’illustration offre un puzzle d’images en accord avec le défilement, la fragmentation, les changements de direction du flux de pensée de la jeune fille. Tandis qu’un flot de sensations, d’images et de questions l’envahit, Béatrice Poncelet, en contrepoint du texte, comme sur une partition, déconstruit, cite, mélange, superpose, se réapproprie l’imagerie picturale classique, forme de nouveaux agencements au rythme des déambulations mentales de la fillette.
Rythmes, respiration et circulation : la forme-sens
20Interrogée sur ses processus créatifs, Béatrice Poncelet refuse de dissocier texte et image qui sont pensés et produits dans une même dynamique, un même mouvement d’inspiration initial : « [J] e ne pense pas du tout être une illustratrice. Pour le reste, vous me mettez où vous voulez. Je n’ai pas de prétention littéraire, même si j’ai toujours aimé écrire. En revanche, il va de soi que j’écris en même temps que je dessine13. » Ce refus d’être identifiée comme productrice d’images, « éclairant » le texte (si je considère l’étymologie d’illustrer), renvoie à cette intrication du texte et de l’image, à ces circulations multiples et jeux de rythmes sur lesquels nous allons à présent focaliser notre attention. Si, dans les premiers albums, l’inscription du texte et des éléments iconographiques sur le blanc de la page marque mieux le contraste entre écrit et image et semble favoriser la lisibilité, dans la plupart des albums suivants, Béatrice Poncelet mêle texte et image dans le même espace, intimement, inextricablement parfois. Le texte fait partie intégrante de l’image, les deux se perçoivent simultanément, le texte étant d’abord vu comme élément graphique constitutif de l’image, puis lu (ou pas) et interprété dans une interaction constante avec l’image, dans un enchevêtrement parfois complexe qu’elle revendique comme constitutif de l’album :
Pourquoi ces langages mêlés ? Je ne peux pas m’empêcher de mettre toutes ces choses ensemble. Pour moi, l’existence, ce n’est pas que des images, ce n’est pas que de la musique, c’est tout cela en même temps. J’essaie donc de mettre tout cela ensemble, sans trucs ni combines.14
21Ainsi, dans Galipette, le texte suit le mouvement giratoire, s’insère dans le tourbillon, obligeant le lecteur à une gymnastique oculaire qui vient renforcer la sensation de vertige, le texte lui-même se fait tourbillon, s’intègre à son tracé. Dans Chut ! elle lit, le texte est comme chuchoté à l’extrême bord gauche de la double page, inscrit en caractères minuscules sur fond gris, puis la typographie évolue, les lignes se mettent à onduler exprimant par leurs courbes comme un prolongement, les mouvements du corps maternel, absent de la page mais suggéré par la rondeur du pied de lampe et la statuette callipyge, à moins qu’il ne suive les variations mélodiques et rythmiques de la musique. Dans Les Cubes, la confusion apparente – variation de typographies, mots et images imbriqués, pièces de jeux de société pêle-mêle, visages pixellisés, phrases tronquées – traduit le chaos de la mémoire et le choc provoqué par la révélation de la maladie d’Alzheimer de la grand-mère. En équilibre instable, des cubes de bois couverts de fragments d’images d’enfance suggèrent la maladie par de subtiles références : la peur (l’ogre du Petit Poucet, couteau levé, dessiné par Gustave Doré), la perte de la mère (Bambi), une âme éternellement enfantine (Mickey), un monde confus (Alice vue par John Tenniel)… Un tigre rugissant et l’Ogre en gros plan expriment métaphoriquement la violence dont la grand-mère, sujette à des sautes d’humeur, peut faire preuve ! Elle confond temps et lieux, a des absences, des pertes de mémoire, puis retrouve certains gestes, tricote, écrit… Et les cubes composent cet abécédaire maladroit. Ainsi, image et texte se relaient, pour mieux traduire le propos, lui donner corps par des voies croisées, complémentaires que le lecteur pourra saisir en fonction de sa propre sensibilité, de ses propres référents et expériences. Cet album complexe pourrait dessiner une image d’un des « Lecteurs Modèles » de Béatrice Poncelet, si tant est qu’ils existent : un lecteur qui accepte de ne pas survoler mais de s’appliquer à comprendre, avec une certaine lenteur.
22Béatrice Poncelet joue ainsi avec la plasticité du texte, portant une attention toute particulière aux valeurs relatives des typographies :
J’ai bénéficié dans mes études artistiques de « miettes » du Bauhaus. Et on sait que la typographie y avait une immense importance… C’est quelque chose que j’ai toujours aimé. Si je lie la typographie à l’image et bien sûr au texte, je dispose alors de l’impact le plus fort qui soit à ma disposition.15
23Ces jeux typographiques permettent à tel ou tel élément de passer au premier ou au second plan de l’image. C’est ainsi que parfois le texte disparaît presque, devient une des composantes de l’image, en tant que signe graphique. Par exemple, dans la section de Chez eux, Chez Elle ou chez elle consacrée à l’élégante, le texte, écrit en blanc sur fond beige rosé, pris dans le drapé des rideaux, à demi dissimulé par les éléments de décor, se fond presque intégralement dans l’image. Ce parti pris iconographique est d’ailleurs sciemment choisi par l’auteure comme une des composantes essentielles de la signification :
Si […] je parle d’un milieu très mondain, très snob et hyper-féminin, il faut utiliser une technique autre, en l’occurrence du pastel, et la lettre que je vais utiliser c’est l’anglaise, une lettre qu’on utilise pour les cosmétiques, les parfums… une lettre extrêmement élégante, qui peut être à la limite de la frivolité.16
24De fait, les paroles, si le lecteur se prend au jeu de les déchiffrer, semblent elles-mêmes futiles, volatiles. Ce jeu de disparition du texte caché en partie par l’image est d’ailleurs un trait caractéristique de notre auteure qui joue à le dissimuler dans la page, comme s’il était un élément parmi d’autres de cette superposition de strates du réel, perturbant ainsi nombre de lecteurs adultes ou enfants comme nous le verrons plus loin. Tous les moyens graphiques collaborent donc à provoquer la participation du lecteur, son implication, dans l’interprétation d’un support polysémique, protéiforme et multidimensionnel.
25L’album comme forme-sens est de fait particulièrement travaillé par Béatrice Poncelet, tant chez elle le texte lui-même, sa disposition sur la page, sa ponctuation, sa typographie font sens et image, comme dans le poème. Ainsi, dans les pages de Chez eux, Chez Elle ou chez elle qui nous plongent dans un univers terrien, non seulement le sens du texte mais sa disposition sur la page, sa fragmentation, sa typographie font image et miment en quelque sorte la situation, en proposent une perception sensorielle :
26Ces choix sont, comme toujours chez elle, pensés, conformes à son projet d’écriture :
Encore une fois, dans cette démarche, je tiens à préciser que rien ne doit être gratuit et que tout doit être choisi en fonction de ce que l’on veut dire, typographie comprise. […] J’utilise une lettre qui s’appelle l’égyptienne lourde. Pourquoi ? Parce que dans l’écurie il faut crier. Comme on n’entend pas tout, qu’est-ce que je fais ? J’enlève des bouts de mots, pas n’importe lesquels parce qu’on doit pouvoir continuer à pouvoir deviner que c’est « Pour[qu]oi ». C’est là qu’intervient la réflexion, tout doit être choisi.17
27Cette manière très spécifique d’inscrire le texte par fragments, comme superposé au récit, comme la sonorisation de l’univers présenté, réclame, pour être interprétée par un lecteur nécessairement coopératif et qui accepte cette mise en relief, un passage par l’oralisation ou, à tout le moins, par une subvocalisation.
28Dans Chaise et café, la double page qui évoque la rupture annoncée par le plus grand, non loin de l’axe de symétrie de l’album, fonctionne à la manière d’un calligramme, le texte se fait image, mouvement, il agit pour donner à percevoir la violence évoquée de la séparation et des sentiments, violence convoquée même :
29La phrase centrale, « Pour moi, ce départ, c’était comme si on m’avait déchiré, coupé en deux d’un coup de hache, tranché de la tête aux pieds… », fonctionne comme un « acte de parole » : elle fend en effet l’image au sens propre, déchire la silhouette de clown, métonymie du petit frère, mais déchire également la parole. Le mot « cassé », écrit en lettres immenses, dans deux typographies différentes (caractères conventionnels d’imprimerie et écriture tremblée et colorée du petit) éclate avec violence sur la page, menaçant dans sa chute d’écraser le personnage. Le monologue intérieur qui rend compte des tentatives impuissantes de l’aîné pour raisonner celui qui souffre est lui aussi déchiré, comme dans un mouvement d’humeur et de révolte18 :
30La mise en espace du texte renforce la violence du propos, la rend sensible par le déséquilibre des mots et des lignes sur la page, y compris la ligne qui matérialise le sol carrelé se dérobant sous les pieds de l’enfant, en écho à son cri. Cette double page fondatrice initiera le changement, la maturation que symbolisera plus loin le passage d’un récit des expériences enfantines calligraphié en italique, plus souple et expressive, à l’évocation de sa situation actuelle par l’enfant devenu jeune adulte, dans un caractère droit et plus commun. Ces choix calligraphiques entrent en dialogue avec des choix graphiques très marqués entre les univers esthétiques policés des deux jeunes adultes et les irruptions enfantines dans un style intensif et débridé pour donner à voir les « tensions psychiques », comme l’a montré Denise von Stockar :
Intentionnellement, l’artiste permet à ses deux langages picturaux si différents de se développer en contraste frappant pour illustrer graphiquement les tensions psychiques contradictoires que le petit frère doit vivre en grandissant. En les alliant si magistralement sur le plan esthétique, elle réussit à symboliser l’intégration positive des expériences enfantines, vécues dans un cadre familial tendre, pour celui qui est en quête d’une véritable individuation adulte.19
31Dans Semer en ligne ou à la volée, le texte fait également image, jouant comme en contrepoint mental.
32Sur la double page de gauche, qui évoque les semis printaniers, le verbe « semer », en écho au texte « La terre a été ratissée, on va pouvoir semer, viens ! En ligne ou à la volée, choisis ! », inscrit le titre dans la diégèse. Les lettres du verbe, en rouge et noir, de tailles diverses, sont elles-mêmes semées, soufflées sur la page comme les enfants soufflent les graines d’un pissenlit (lui-même représenté en bas de la page). La double page de droite, quant à elle, matérialise le jeu de scrabble évoqué dans le texte : « Alors ce mot ? Si chacun mettait aussi longtemps que toi, on ne finirait pas avant trois mois ! ! Plus de voyelles ? prochaine pioche ! Tu passes ? », et les mots composés à l’aide des pièces du jeu, « sarcler », « récolte », « repiquage », « fleurs », renvoient à la toile de fond, à la thématique de cet almanach intime de jardinier.
33Ainsi, Béatrice Poncelet laisse-t-elle volontairement au lecteur des espaces de liberté à investir, voire oblige le lecteur à élaborer son propre parcours, elle produit des objets complexes dans lesquels le sens se co-construit par une juxtaposition, une imbrication, une interaction entre le texte et l’image, un rythme propre, celui de l’écriture, de la voix, de la lecture qui exigent une lecture spécifique, un parcours créatif de la part du lecteur.
Une littérature de la complexité : la construction des signes
34Les spécificités d’écriture, les jeux tressés entre langages verbal, graphique et iconographique analysés plus haut, font de l’album contemporain, et plus précisément chez Béatrice Poncelet, un support de lecture complexe qui impose à son lecteur une activité coopérative parfois intense et, par voie de conséquence, un support d’initiation à la lecture littéraire particulièrement pertinent pour les lecteurs du cycle 3 de l’école primaire et des premières années du collège. Notre auteure nous oblige en effet à rompre avec le préjugé tenace qui limiterait la lecture d’albums aux premiers âges, à un avant de la lecture. Elle rompt avec la linéarité et le respect de la chronologie, fréquents dans les albums pour enfants, obligeant sans cesse son lecteur à s’interroger sur les différents plans de la réalité et du discours, sur le moment de l’énonciation, sur le degré d’immédiateté, sur les énonciateurs explicitement désignés ou non… Notre corpus invite donc son lecteur à l’aventure interprétative, il exige de lui qu’il s’aventure dans des pages dont le sens de lecture n’est pas imposé, qu’il infère, qu’il se projette dans les albums pour y tracer ou y retrouver sa propre histoire. Et c’est précisément cette liberté qui, nous le verrons plus loin, déroute nombre de lecteurs habitués à la sécurité d’écritures plus « guidantes ».
Les jeux de la narration : circularité et temporalité
35L’album pour enfants, comme nombre de contes initiatiques, obéit à une certaine circularité, il se referme sur lui-même et, souvent, la première et la dernière page, situations initiales et finales, sont proches, complémentaires, voire symétriques. Les exemples seraient innombrables de ces circularités narratives et Béatrice Poncelet n’échappe pas tout à fait à cette règle qui constitue peu à peu un horizon d’attente pour le jeune lecteur. Sur un plan narratif, les premiers albums suivent ce schéma. Le narrateur de Je reviendrai le dimanche 39 réintègre sa chambre après son court séjour dans l’atelier paternel : il a fait l’expérience de la solitude et réécrit le message rageur laissé au petit frère. La fillette de Je, le loup et moi… revient transformée de chez sa grand-mère et, forte d’une expérience sensuelle nouvelle, elle porte un nouveau regard sur ses proches… Parfois, Béatrice Poncelet joue même de manière formelle avec cette circularité assumée. C’est le cas dans Chaise et café où l’effet de symétrie entre la première double page, qui ouvre l’album sur l’entrée du plus jeune dans le domaine lointain et quelque peu mystérieux du grand frère, et la dernière double page, qui nous montre l’arrivée d’une silhouette à la fois semblable et différente progressant avec entrain vers un presque même bureau, crée un effet de sens : éternel recommencement des complicités, du partage, du compagnonnage. Semer en ligne ou à la volée propose quant à lui un double jeu, une double circularité. Comme un calendrier perpétuel, il s’ouvre au milieu de l’hiver avec les derniers flocons et les premiers perce-neige de février, et se ferme sur les fêtes du Nouvel An (l’album semble d’ailleurs se fermer sur lui-même avec la reprise de la photographie du jardin sous la neige). À ce fonctionnement annuel et saisonnier vient se superposer le cercle des générations, puisque l’enfant devenu homme s’apprête à prendre le relais en demandant des outils pour cultiver son propre jardin. La complexité – et le plaisir – pour le lecteur sera de devoir articuler ces deux temporalités, en fonction de sa position dans l’album, comme « je » adulte ou « tu » enfant.
36Ce travail sur la circularité est lié chez Béatrice Poncelet à une prise en compte de l’épaisseur temporelle dans le récit. L’album Les Cubes présente de ce point de vue une architecture complexe à appréhender pour un jeune lecteur puisque le récit-cadre, au présent énonciatif de référence, évoque en analepse l’été passé, dont le carnet de bord reproduit est la trace, tandis que le roman japonais renvoie à un présent de la lecture mais à un autre temps, indéterminé, de l’écriture et à un autre, encore plus indécis, de l’expérience biographique de l’auteure qui croise celle des deux voix narratives de l’album. La confrontation sur la page de ces trois expériences, de ces temps multiples, superposés, rend sans doute plus complexe encore la lecture.
37Ce fonctionnement de l’album comme un espace circulaire est par ailleurs l’occasion pour Béatrice Poncelet, comme dans Mais, fée ?, de jouer avec les procédés d’ouverture et de clôture aux limites de l’album, de s’en jouer. Le cri du narrateur enfant, trépignant d’impatience tandis que sa sœur se prépare, « mais, fée ? », s’amorce en effet sur la quatrième de couverture.
38Il est repris dans la même graphie, trois doubles pages liminaires plus loin, en page de titre, avec toujours entre « mais » et « fée » une traînée de lettres agglomérées indistincte. Il faudra attendre la double page suivante pour que ce magma devienne audible/lisible : « … mais qu’est-ce qu’elle fée ? » Le jeu se poursuit sur les pages de garde et deuxième et troisième de couverture parsemées de confettis, cornées par le narrateur qui glisse un œil par l’ouverture ainsi pratiquée, comme de l’autre côté d’un rideau de scène. Le premier texte, placé en amont de la page de titre, donc en quelque sorte en aparté, dans un entre-deux, a une double fonction. Il introduit tout d’abord l’accessoire essentiel que constituent les lunettes, en fonction d’auxiliaire et d’opposant tout à la fois :
J’ai des lunettes, oui, mais des vraies !
Sans, je ne vois rien, très mal en tous cas.
C’est comme ça qu’il m’arrive de ces histoires !
Tiens, l’autre jour encore …
Regarde la page d’après, juste une seconde …
J’enlève mes lunettes : impossible de lire !
C’est tout flou, les lettres sont les unes sur les autres, maintenant je les
remets : la preuve !
fée c’est écrit en gros, même qu’il y a un confetti sur le é.
39Cet accessoire fait, par surcroît, l’objet d’un jeu sur la matérialité de l’album entre le narrateur et son lecteur. En effet, le narrateur se met en scène, lisant le titre de son propre album, commentant le jeu typographique, invitant son lecteur à entrer dans un jeu symbolique qui lui confère, par le biais de l’illusion référentielle, un fort degré de réalité. Ainsi, il légitime sa posture et invite son lecteur à le croire sur parole. La fin de ce texte liminaire a par ailleurs pour fonction d’amorcer l’analepse et d’y inclure le titre de l’album dans le récit :
L’autre jour donc, on devait aller chez un copain, masqué. J’étais très excité : elle, ma copine, y allait aussi, mais déguisée en quoi ? mystère !
C’était l’heure déjà passée : ma sœur, en fée, continuait à se coiffer… attendre, attendre… à la fin j’ai crié…
40Le texte se poursuivant deux pages plus loin par : « … mais qu’est-ce qu’elle fée ? », comme si, dans la précipitation du vécu ou pour imiter les récits souvent désordonnés des enfants, le titre nous entraîne déjà in medias res, fait déborder le récit des limites de l’album, joue sur le sens de lecture. Contrairement aux conventions de lecture, le tout début est à chercher au dos du livre, sur la quatrième de couverture. Aux débordements enfantins répond donc en écho le sens dessus dessous de l’objet-livre que vient renforcer le dernier texte, en position symétrique :
… qu’est-ce qu’on me dit ?
J’ai fait une faute ?
confondu jusqu’au titre, fée et fait ?
Je ne peux pas laisser passer ça !
Je file chercher un stylo,
pour corriger ça…
41L’album se replie alors sur lui-même par ce commentaire du jeune narrateur qui se place comme scripteur et revêt du coup le statut d’écrit enfantin soumis à correction. Le texte final introduit hors des limites de l’album un « on » qui signale la faute : un adulte, la sœur… Ainsi Béatrice Poncelet, transgressant les limites de l’album, donnant la parole à un auteur fictif enfant, joue-t-elle avec les horizons d’attente de son jeune lecteur en matière de narration, pour l’inviter aux jeux de la métanarration.
Des instantanés à narrativiser
42Dans l’album de jeunesse contemporain, nous l’avons vu, l’image n’est pas simplement au service du texte, pour l’illustrer ou le prolonger, c’est elle qui devient parfois fondatrice de la narration. Le lecteur, pour construire le sens, doit apprendre à regarder, « être un œil qui écoute, en silence20 ». « Une merveilleuse et paradoxale définition du lecteur d’album, pris entre le verbal du texte et le silence des images21. » Cette lecture interactive, loin d’être linéaire, réserve bien souvent des surprises au jeune lecteur, l’obligeant à reconsidérer son point de vue, à revenir sur les pages précédentes, à s’attarder sur les nœuds de complexité, les endroits de l’iconotexte qui résistent à l’analyse, demandent une relecture patiente et passionnée permettant à chaque fois la découverte d’une nouvelle strate de sens.
43Ainsi, par exemple, T’aurais tombé, un album d’apparence « simple », ou du moins souvent désigné comme tel et privilégié à ce titre par les médiateurs, présente pourtant une grande complexité référentielle. La quatrième double page entraîne le jeune lecteur dans une analepse, l’accident du héros de Babar sollicitant le souvenir de l’enfant mis en scène : « L’accident d’Alexandre… et le mien, tu t’en souviens ? » Une situation familière et vécue que cette évocation du souvenir déclenchée par analogie, et malgré cela la lecture de l’iconotexte reste complexe pour l’enfant. Il est déjà entré dans une forme hybride avec ce récit mené par des voix alternées qu’organisent, comme dans un théâtre de l’intime, quelques didascalies et indications de mise en jeu écrites en italique par un dramaturge. Voici que l’image, avec peu de profondeur de champ, lui donne à lire d’un seul regard des événements distincts dans le temps. À l’exemple de ce fragment, montrant le transport vers l’hôpital, qui réunit dans un même espace des éléments et des objets appartenant à des temporalités et à des plans de réalité différents.
44Dans la moitié inférieure de l’image, la couronne, au premier plan, évoque le visage de l’enfant, placé lui hors cadre, puisqu’il l’arbore en permanence, d’où les surnoms affectifs de « majesté » ou « notre roi ». Elle coiffe cette fois le ballon maculé de sang, représentation symbolique de l’enfant accidenté, présent lui aussi en motif récurrent sur toutes les pages. Mais cette partie inférieure de l’image fonctionne également comme un instantané de l’accident : le vélo est représenté couché juste après la chute, pédale voilée ; de l’ange obstacle nous ne voyons que le socle brisé ; le ballon, enfin, est marbré du sang de la blessure. La partie supérieure de l’image appartient quant à elle à une phase ultérieure, puisqu’elle nous donne à voir en gros plan la silhouette fragmentée du brancardier transportant l’enfant inerte vers l’hôpital. Ce tableau, sorte de nature morte, ne peut se lire sans qu’on le mette en regard avec le texte, narration par la mère en plongées successives mais non chronologiques dans le souvenir :
Tout à coup, on a entendu hurler ton père et moi… Tu le sais puisque c’était toi : notre roi était tombé. Le temps de courir, te voir à peine et malgré l’envie énorme, surtout ne pas te porter. On a attendu le médecin à qui on venait de téléphoner : il ne fallait plus te quitter.
Enfin l’ambulance est arrivée, la vraie cette fois, et deux messieurs t’ont tout doucement soulevé et mis sur un brancard… tu sais, le lit pour les blessés. Ton visage abîmé, je ne pouvais plus le regarder.
Elle effleure du doigt son nez …
Ton vélo bricolé, tu avais voulu l’essayer. Mais quand dans la descente, tu as voulu t’arrêter pour éviter l’ange que tu avais oublié de ranger, tu as eu beau freiner, freiner …
Le pire c’était tes yeux, pouvait-on encore les soigner ?
L’ange, ce n’était rien, il suffisait de le recoller…
45Le récit va et vient entre l’évocation de cet instant traumatique de la découverte de l’enfant, le compte-rendu du « sauvetage » et la reconstitution, a posteriori et en référence au discours de l’enfant à l’époque, des circonstances de l’accident. Un tel passage va exiger du jeune lecteur qu’il mobilise une connaissance parfois intuitive du fonctionnement des temps. Les deux verbes au plus-que-parfait, « tu avais voulu l’essayer » et « que tu avais oublié de ranger », ne présentent notamment pas tout à fait la même valeur aspectuelle. Le premier se plaçant dans une antériorité strictement chronologique tandis que le second prend une valeur explicative. Notons les multiples voix qui concourent à cet instantané : avec la voix de la mère s’intercalent celle du dramaturge et celle du médecin peut-être, narrativisée, qui ordonne de ne pas quitter l’enfant. À cette complexité du récit s’ajoutent des commentaires à destination de l’enfant. Texte et image font donc là un usage à la fois souple et complexe de la temporalité, des temps de conjugaison et des modes énonciatifs qui contribuent en une seule double page à rendre un effet de vécu. L’image n’est absolument pas pensée comme la photographie de tel ou tel instant mais comme une sorte de condensé que le texte explicite. Or le procédé littéraire, ce traitement éclaté, fragmenté de l’image, de la narration et de la temporalité, traduit avec justesse le fonctionnement psychique de la reconstruction mémorielle d’un souvenir traumatique comme le montre Jean Perrot :
Ce rituel d’exorcisme de la peur est fondé sur le choc des souvenirs d’une chute à bicyclette, sur l’émergence des fantasmes de mutilation dans un délire onirique commandé par des processus de condensation et de déplacement du rêve : au niveau des images ceci se traduit par la juxtaposition de fragments colorés qui reproduisent l’éclatement de la conscience de l’enfant au moment de la catastrophe. Témoin significatif de la veine baroque présidant à ce montage, la petite statue en porcelaine d’un ange jouant du théorbe, est brisée, puis recollée dans une fragmentation et une réunification de ses éclats rythmant le drame.22
46Ceci nous amène à nous interroger sur le fonctionnement et la fonction des divers points de vue développés par texte et image chez notre auteure, qui écarte ses jeunes lecteurs de leurs habitudes acquises puisque, comme l’affirme Isabelle Nières-Chevrel :
Dans la quasi-totalité des albums, le narrateur visuel est extérieur à l’histoire racontée. C’est un il qui représente de l’extérieur les différents protagonistes. À ce narrateur visuel extérieur correspond très fréquemment un narrateur verbal, lui aussi extérieur à la fiction. […] Dans ce type d’albums, l’histoire se raconte elle-même.23
47Or, chez Béatrice Poncelet, pas de narrateur extérieur à la diégèse, mais toujours un « je » impliqué dans la narration. Par ailleurs, à l’exception de la fillette de Je, le loup et moi… dont la photographie ou la représentation dessinée, presque toujours dans la même position, reviennent de page en page, et d’une apparition de l’enfant mis en scène dans T’aurais tombé, le narrateur verbal n’est que rarement et très partiellement figuré par le narrateur visuel.
48Dans T’aurais tombé, par exemple, le narrateur visuel nous donne essentiellement à voir les deux « je » de l’histoire, mère et enfant, représentés de manière métonymique par leurs mains figurant à elles seules les deux protagonistes et leur relation.
49L’image des mains participe alors soit de la mise en scène du récit-cadre, lorsqu’elles tiennent le livre raconté au coucher, soit de l’illustration d’événements antérieurs évoqués simultanément : jeux d’ombre et d’enveloppement. Ainsi sont mis en scène les jeux fluctuants et la temporalité subjective de la mémoire, comme dans un théâtre de marionnettes, en accord avec l’écriture dramaturgique de l’album.
Les jeux de l’interprétation : réticence et prolifération
50Ces quelques éléments d’analyse, portant sur quelques extraits de notre corpus, montrent déjà une certaine complexité de cette littérature que je souhaite proposer aux élèves et aux médiateurs, or ma propre expérience, que ce soit avec les élèves ou à travers les discours des enseignants, me conduit aux mêmes constats que Catherine Tauveron24. Leur première difficulté est bien souvent liée au système des personnages : saisir leur permanence dans le récit, synthétiser les informations qui permettent de se les représenter à travers leur comportement et leurs discours, percevoir les relations entre eux et, enfin, identifier le stéréotype auquel ils se réfèrent. Les apprentis lecteurs rencontrent également des difficultés à saisir la logique des parcours narratifs, à identifier le genre auquel appartient le texte littéraire proposé et à se construire un horizon d’attente adéquat et facilitateur. Enfin, certains obstacles d’ordre psychoaffectif, liés au degré de maturation des jeunes lecteurs, peuvent freiner, voire empêcher leur compréhension/interprétation du texte, deux termes que j’associerai désormais dans mon propos, en référence aux travaux de Catherine Tauveron, afin d’éviter une hiérarchisation entre les deux actes. Et face à ces difficultés potentielles, le choix des textes supports d’initiation à la lecture littéraire représente un enjeu de taille, nous proposant une alternative entre deux familles de textes, entre les lisibles, lisses et les complexes, résistants :
Les récits qu’on peut dire, avec Barthes, « lisibles » ne posent pas de problèmes de compréhension majeurs (l’intrigue suit la chronologie, les relations entre personnages sont clairement posées, les valeurs des personnages nettement affirmées, leurs motivations explicitées…). Ils ne nécessitent aucune compétence de lecture particulière. Certains même, et ce sont ceux-là qu’on sert le plus souvent aux élèves en phase initiale d’apprentissage de la lecture, à force d’être « lisses » finissent par être « morts » : ils ne réagissent en aucune façon lorsqu’on les pique. Pour pouvoir apprendre aux élèves que le texte littéraire a pour caractéristique (pour projet, faudrait-il dire) de ne pas se laisser saisir « automatiquement » et pour pouvoir développer leurs compétences interprétatives, il convient de leur présenter, à côté de ces textes faciles qu’on ne peut ni ne veut en aucune manière évincer, des textes qui ne se laissent pas résumer aisément et/ou des textes qui ne livrent pas leur sens symbolique aisément, en d’autres termes des textes « résistants » (qu’on opposera à leurs contraires, les textes « collaborationnistes »), étant entendu aussi que « la lecture ne devient un plaisir que si la créativité entre en jeu et que si le texte offre une chance de mettre nos aptitudes à l’épreuve ».25
51Mon choix didactique va, je l’ai déjà affirmé, à ces textes qui posent problème au lecteur, qui vont lui permettre d’exercer sa liberté d’interprétation, de s’exercer à combler les lacunes du texte et à faire des choix dans les informations parfois divergentes qu’il propose, en procédant à ce que Dominique Maingueneau appelle un travail d’expansion et de filtrage :
Le texte littéraire sollicite avec force la participation du lecteur dans la construction du sens : d’un côté, il est « réticent », c’est-à-dire criblé de lacunes ; de l’autre, il prolifère, obligeant son lecteur à opérer un filtrage drastique pour sélectionner l’information pertinente. La coopération du lecteur exige donc un double travail, d’expansion et de filtrage.26
52Les albums de Béatrice Poncelet appartiennent à l’évidence à cette catégorie des textes « résistants », réticents parfois, mais surtout massivement proliférants, mais je prendrai quelque distance avec ce filtrage « drastique » dont parle Dominique Maingueneau pour « sélectionner l ’information pertinente ». En effet, de par leur complexité et leur densité, les albums de notre corpus, s’ils imposent en effet à leur lecteur de faire des choix, le laissent toutefois très libre de tracer son propre parcours en prélevant des indices et en comblant les blancs à partir de son propre vécu, en choisissant son mode de lecture entre texte et image, lecture verticale et horizontale. Certaines situations, en effet, ne peuvent être interprétées à coup sûr, et surtout pas de manière univoque comme nous le montrera l’analyse des entretiens interprétatifs conduits auprès des élèves et des médiateurs. Les albums de Béatrice Poncelet abondent en effet en nœuds de complexité, ils ouvrent des espaces poétiques pour le lecteur au sens étymologique de ποιέω, puisqu’il s’agit de l’amener à fabriquer, façonner, composer son propre texte.
53Comment interpréter, par exemple, cette pensée du narrateur de Mais, fée ? pris dans le tourbillon de la fête : « Brusquement, quelqu’un a hurlé, si fort et si aigu, qu’à l’instant tout a cessé : musique, danse et, comment l’appeler ? Le cri, je crois que c’était la fée. » La situation est à imaginer par le lecteur : qui crie ? Pour quelle raison ? Quel sens accorder à ce cri ? La formulation, suivant en cela le trouble du narrateur, est en effet très ambiguë au plan syntaxique du fait de l’indétermination du référent auquel renvoie le pronom dans « l’appeler ». « Le cri » sera sans doute le référent le plus probable, mais non immédiatement lisible pour un jeune lecteur du fait de sa position cataphorique. Et la souplesse de la syntaxe, le caractère spontané de ce monologue intérieur n’interdisent pas des associations plus libres avec la « copine » tant cherchée, mais peut-être est-ce la fée ? Le recours à la modalisation dans « je crois » laisse par ailleurs le lecteur libre de choisir parmi les enfants entremêlés un autre émetteur, féminin sans doute, puisque on a hurlé « si aigu »… Dans quelle situation se trouve la narratrice de Chez eux, Chez Elle ou chez elle qui doit, « pour des raisons de grandes personnes » qu’elle ne comprend pas, aller « chez les uns ou les autres, un moment, un jour, quelquefois plus longtemps » ? La suite de l’album n’éclairera pas le lecteur, rien non plus sur le lien de parenté ou d’amitié qui unit la fillette à ces adultes qui l’aideront à se construire : à lui d’inférer à partir de sa propre expérience. La nature du lien entre les deux protagonistes de Chaise et café, l’identité de ce nouveau personnage qui arrive à la fin de l’album, la nature de la maladie qui ronge l’esprit de la femme âgée dans Les Cubes ne sont pas davantage explicités…
54Très souvent aussi, les textes semblent comme dérobés au regard du lecteur. Ils sont parfois imprimés en noir sur fond sombre comme dans Chut ! elle lit ou Semer en ligne ou à la volée, parfois en blanc sur fond clair comme dans Chez eux, Chez Elle ou chez elle. Parfois, comme dans Semer en ligne ou à la volée, le choix de la typographie, en l’occurrence une typographie manuelle pour les commentaires explicatifs accompagnant les aquarelles, les rend difficilement lisibles. Il arrive enfin qu’ils soient cachés partiellement par d’autres éléments textuels ou iconiques superposés, trace de la conception tridimensionnelle de ces pages élaborées en relief, par accumulation et sorte de mise en évidence de la nécessaire inscription du lecteur in fabula. Le texte n’est donc pas exposé au regard de ce dernier, offert comme évidence, mais intégré à l’image dont il participe à la composition, signe pour lui qu’il ne peut les séparer et qu’il doit se tracer un chemin. Ellipses, ambiguïtés syntaxiques et sémantiques, les jeux tressés entre langage verbal, graphique et iconographique font donc de l’album chez Béatrice Poncelet, un support de lecture complexe qui impose à son lecteur une activité coopérative intense l’obligeant pour comprendre/interpréter à s’impliquer dans l’œuvre.
Modes spécifiques d’énonciation, jeux de focalisation : un miroir tendu au lecteur
55Je pense que tout lecteur de Béatrice Poncelet est susceptible de trouver dans son œuvre un espace pour s’investir, un terrain propice à la réflexivité, du fait de motifs largement partagés en écho à son propre vécu. Cette possibilité, voire obligation, de se projeter dans les albums est renforcée par des modes d’écriture et d’énonciation ancrés dans le discours ainsi que par un traitement spécifique des personnages : aucune notation descriptive, pas de point de vue externe de l’image pour permettre au lecteur de composer une silhouette, pas de prénom… Les albums sont traversés par des voix narratives en « je » qui parfois se superposent et s’entremêlent, brouillant les repères et obligeant le lecteur à une lecture polyphonique.
56Lorsqu’il rappelle les trois approches des œuvres et les trois postures référencées par les travaux théoriques conceptualisant lecture subjective et lecture critique, Gérard Langlade distingue :
[…] la lecture subjective qui renvoie à la sphère du privé et qui concerne l’interprétation personnelle, le retentissement intime des œuvres, la lecture critique qui s’attache à l’étayage d’une interprétation et qui suppose un retour analytique sur l’œuvre lue et, avec un statut certes différent, la lecture savante de type universitaire qui inscrit l’entreprise lectorale dans une perspective culturelle dont l’objectif déclaré est la connaissance de la littérature, de son histoire, de ses codes, de ses grands auteurs, de ses œuvres majeures…27
57Il rappelle par ailleurs combien l’expérience la plus immédiate de la littérature, parfois qualifiée de naïve, est « profondément marquée par des phénomènes d’adhésion et d’assimilation », en accord avec Georges Poulet lorsqu’il écrit :
[…] le phénomène essentiel qui marque [le texte littéraire] dans ses rapports avec nous-mêmes, c’est le phénomène d’identification. Lire, c’est devenir, c’est-à-dire se mettre à participer mentalement (et même physiquement par l’activité mimétique) à la vie particulière du texte lui-même.28
58Le rapport mimétique qu’entretient la littérature avec le réel va donc favoriser, selon Gérard Langlade, l’assimilation du lecteur aux personnages et son adhésion aux événements racontés. Mais c’est la transformation fictionnelle de la réalité par le texte qui va permettre au lecteur, et en particulier à l’apprenti lecteur, de découvrir des modèles d’action et de réflexion étrangers à son propre univers, de construire son rapport au monde. La lecture littéraire offre alors l’expérience de ce que Michel Picard appelle la « réalité fictive29 ». Cette lecture qui privilégie la fonction référentielle va « directement à l’objet, sans s’arrêter à la structure matérielle du signifiant […], elle se fait participative, émotionnelle et identificatoire30 ».
59Marcel Proust a parfaitement décrit cette dimension essentielle de la lecture littéraire lorsqu’il évoque la relation intime qui unit le lecteur aux personnages, la richesse du vécu émotionnel et la force des représentations imaginaires qui renvoient à l’histoire affective du sujet :
[…] les actions, les émotions de ces êtres d’un nouveau genre [les personnages], c’est en nous qu’elles se produisent, qu’elles tiennent sous leur dépendance, tandis que nous tournons fiévreusement les pages du livre […]. Et une fois que le romancier nous a mis dans cet état, […] son livre va nous troubler à la façon d’un rêve, mais d’un rêve plus clair que ceux que nous avons en dormant et dont le souvenir durera davantage, alors, voici qu’il déchaîne en nous pendant une heure tous les bonheurs et tous les malheurs possibles dont nous mettrions dans la vie des années à connaître quelques-uns et dont les plus intenses ne nous seraient jamais révélés parce que la lenteur avec laquelle ils se produisent nous en ôte la perception ; ainsi notre cœur change, dans la vie, et c’est la pire douleur ; mais nous ne la connaissons que dans la lecture, en imagination.31
60Cette question du lecteur dans l’œuvre et par l’œuvre, celle de la lecture subjective, me paraît particulièrement perceptible et sensible chez notre auteure qui travaille la matière biographique. Je tenterai donc de montrer par quels procédés spécifiques l’œuvre de Béatrice Poncelet, en tant que médiation littéraire, permet au lecteur d’accéder à lui-même, dans la perspective de Roland Barthes pour qui « le plaisir du Texte s’accomplit [de la] façon [la] plus profonde ; lorsque le texte “littéraire” (le livre) transmigre dans notre vie, lorsqu’une autre écriture (l’écriture de l’Autre) parvient à écrire des fragments de notre propre quotidienneté, bref, quand il se produit une co-existence32 ».
Une image absente ou fragmentée
61Dans ce genre hybride qu’est l’album pour enfants, à la différence du roman, le personnage n’est pas ou peu caractérisé par la présence de notations descriptives, c’est l’image qui se charge de le représenter. Or si elle permet d’ancrer les personnages de Béatrice Poncelet dans un monde « contemporain », l’image, dans notre corpus, ne donne pas à voir les protagonistes, si l’on excepte les photos et les autoportraits récurrents dans Je reviendrai le dimanche 39 et Je, le loup et moi…, ainsi que le travail sur les visages en mouvement dans Galipette. Pas de portraits, pas de plans larges, contrairement aux choix de beaucoup d’albums pour enfants qui montrent d’un point de vue externe les personnages, le héros, en action dans un décor. L’image de Béatrice Poncelet travaille surtout le gros plan et ne nous présente que des fragments de visages, des éléments partiels de décor, pris la plupart du temps sous un angle subjectif… Nous avons vu plus haut comment, dans Chez eux, Chez Elle ou chez elle, la représentation des quatre personnages auxquels l’enfant est alternativement confiée passe par la mise en place d’éléments de leur décor intime, de leur habitat. Béatrice Poncelet nous propose comme une vision kaléidoscopique, un puzzle à reconstruire à partir principalement d’ambiances graphiques, de gammes chromatiques, d’objets, de notations sensorielles fugitives distribuées dans l’image, le texte, voire la typographie. La confrontation des deux premiers univers, féminins l’un et l’autre, va nous permettre de mettre en évidence cette construction en creux du personnage. Ainsi, c’est la pyramide de livres qui nous aide à esquisser une image mentale de la première « elle », en appui sur des notations comportementales précisées par le texte :
chez elle,
je sais que là, on m’y attend impatiemment,
quels que soient l’heure et le moment.
chez elle,
immanquablement, c’est ensemble qu’on passe le temps.
Comme elle ne peut plus bien courir ni sauter,
et qu’on ne peut non plus
pas toujours aller se promener,
souvent on lit, mais en jouant,
pas comme à l’école sérieusement, non !
62Les adverbes jouent un rôle majeur dans cette esquisse. Dans une position syntaxique presque symétrique après la reprise anaphorique de « chez elle », les deux adverbes modaux « impatiemment » et « immanquablement », renforcés par un emploi gnomique du présent, contribuent à traduire la sérénité, la confiance qu’éprouve l’enfant dans ce premier univers. La disposition typographique du texte doublée du rejet d’» immanquablement », met par ailleurs en valeur l’adverbe « ensemble », encadré qui plus est par un présentatif… Ces quelques lignes suffisent à suggérer un être chaleureux et attentif, anticipant sur son caractère ludique et un rien frondeur puisque « chez elle » on transgresse les attendus de la norme scolaire et sociale qui impose le sérieux à la lecture. L’adverbe temporel « plus » dans la négation composée ajoute quant à lui une donnée supplémentaire : la vieillesse probable du personnage qui lui a permis de constituer une bibliothèque fournie, « amoncellement des livres, plus ou moins récents » dont j’analyserai plus loin les composantes en matière de références littéraires. L’« amoncellement » est par ailleurs traduit par l’image qui encadre le texte et envahit les doubles pages suivantes. La seconde « elle » est, elle aussi, hors champ, mais si le lecteur ne la voit pas, la narratrice l’invite à l’imaginer, passant son temps à se contempler, face au miroir que laisse paraître en arrière-plan la porte-couverture de maroquin qui ouvre ce deuxième univers :
Elle passe ses journées à se regarder, à essayer :
des robes, des chapeaux d’hiver ou d’été,
des chaussures à bouts ronds, vernis, des bottes à lacets,
elle en a même qui ont des diamants !
Elle adore les tissus doux, transparents,
elle a des fourrures à poils ras ou longs …
Elle vit devant son miroir, vérifie sa bouche,
un œil, regarde ses seins, ses mains…
63La progression à thème constant ainsi que la répétition des verbes convergents (« se regarder », « vérifie » et « regarde ») informent le lecteur de manière rapide et efficace du changement d’atmosphère : on passe du partage, de l’» ensemble » au spectacle d’une personnalité autocentrée. L’opposition entre ces deux univers féminins est matérialisée par l’accumulation presque étouffante ou pour le moins étourdissante, de vêtements et d’accessoires féminins stéréotypés dont la masse est encore amplifiée par la présence des points de suspension. Autant d’éléments qui justifient la réticence de l’enfant qui « traîne en y allant le plus possible les pieds ». Les choix graphiques et iconographiques sur lesquels je reviendrai plus loin participent eux aussi de la caractérisation du personnage évoqué. La gamme chromatique dans les ocre-rose, associée à un travail au pastel gras, évoque un univers féminin chatoyant et sensuel. La seconde femme de l’album vit dans un espace très intime et sophistiqué, évoqué par le choix de matières précieuses comme le cristal d’un flacon de parfum, d’une flûte à champagne, d’un vase. L’image suggère des parfums de poudre, de lis et pivoines, mais aussi celui composé par le nez d’un parfumeur. La page est bordée par des rideaux aux matières soyeuses, du sac à main en crocodile sort une écharpe faite d’une mousseline vaporeuse. Les volumes comme ceux des vases boule évoquent les rondeurs féminines, et les surfaces lisses et tièdes, comme celle du maroquin qui permet d’ouvrir ce livre-monde, donnent au lecteur envie de toucher. Le travail de Béatrice Poncelet sur les matières a ainsi pour effet de créer pour son lecteur un univers sensoriel dans lequel il plongera avec plus ou moins de bonheur. Et c’est sans doute cette profonde sensualité qui fera, en fin d’album, revenir la narratrice sur son rejet initial de cet univers sophistiqué : « […] de Chez Elle je ne veux rien ! et pourtant il se peut que… malgré moi… enfin on verra ! »
64Dans l’un et l’autre cas, et ces deux exemples sont typiques de l’ensemble de notre corpus, Béatrice Poncelet propose donc à son lecteur des éléments de nature diverse qui vont, en fonction de son expérience propre, l’inciter, et même l’obliger, à construire lui-même les personnages, puisant pour compléter l’esquisse dans les composantes de sa personnalité, dans un répertoire propre d’êtres vivants connus ou de personnages fictifs déjà rencontrés.
La question du personnage : le pronom comme masque
65Pas davantage qu’elle ne les décrit ou ne les montre à l’image, contrairement aux conventions habituelles de la littérature de jeunesse, Béatrice Poncelet ne nomme jamais ses personnages. Sur le mode du nouveau roman, elle privilégie en revanche le recours aux pronoms personnels, rarement accompagnés d’un référent explicite, ce qui entraîne une indécision quant à l’identification des protagonistes, un effacement du sujet et crée un effet de masque, en écho avec le bal carnavalesque de Mais, fée ? ou les maquillages récurrents. Du coup, ce personnage sans caractérisation propre peut permettre toutes les identifications, il fonctionne moins comme un personnage à part entière que comme un type tel que le définit Victor Hugo :
Un type ne reproduit aucun homme en particulier ; il ne se superpose exactement à aucun individu ; il résume et concentre sous une forme humaine toute une famille de caractères et d’esprits. Un type n’abrège pas, il condense. Il n’est pas un mais tous.33
66Le pronom nominal « je » qu’empruntent les voix narratives est par ailleurs utilisé comme un générique, comme une forme vide à investir par le lecteur. Ce choix soulève la question de l’identification hypothétique du narrateur, de la frontière des sexes, mais aussi des limites de l’album et du personnage :
Il y a parfois des adjectifs dans le texte et je suis bien obligée de les accorder, mais je dirais que le personnage est un être, qu’on comprend plus ou moins – selon ce que je raconte – comme une fille, mais éventuellement comme un garçon. Cette fille, c’est au fond le même personnage que la femme dont je parle ensuite ; et qui pourrait être, comme dans le dernier livre, la personne la plus âgée.34
67Comme le dit ici Béatrice Poncelet, ce « je » peut donc circuler dans l’œuvre, il permet des analogies d’un personnage et d’un album à l’autre. Ainsi, la fillette de Je, le loup et moi… peut-elle très bien se retrouver sous les traits de la rêveuse de … et la gelée, framboise ou cassis ? Leurs préoccupations les rapprochent. C’est au lecteur de se projeter et de se faire sa propre image d’un narrateur souvent énigmatique, indécidable, comme l’explicite elle-même Béatrice Poncelet à propos de… et la gelée, framboise ou cassis ? :
C’est vrai, on y retrouve une femme, enfant, adulte. Mais on ne sait pas qui c’est, jamais. C’est toujours voulu. Moins on précise, plus celui qui a le livre dans les mains arrive à s’identifier. La trouvaille n’est pas de moi. On devine quels sont mes penchants littéraires. C’est plus une gamine… Je pense que ce sont davantage les préoccupations d’une adolescente que d’un adolescent.35
68Le brouillage énonciatif est ici clairement assumé par l’auteure comme un choix d’écriture à la fois issu d’influences littéraires, d’une famille d’écriture, celle du nouveau roman et en particulier de Nathalie Sarraute, revendiquée, et d’une volonté d’engager le lecteur dans un jeu interprétatif. Nous verrons plus loin en analysant les entretiens d’élèves que l’indétermination permet à des adolescents ou de jeunes garçons de se reconnaître dans les préoccupations de la « gamine ». L’identification des voix narratives devient difficile, parfois incertaine, dans les albums de Béatrice Poncelet, parce que celui qui tient le discours n’est jamais figuré par le narrateur visuel. Nous inférons à partir de ses préoccupations que le « je » qui s’adresse à nous dans Je pars à la guerre, je serai là pour le goûter, est celui d’un jeune garçon. D’après ses liens affectifs et ses interrogations, il semblerait que ce soit une fillette qui parle dans Chez eux, Chez Elle ou chez elle. Dans Chut ! elle lit, les deux yeux insérés de loin en loin sur les pages, comme en arrière-plan, marquent à la fois la présence des deux voix qui observent et commentent le spectacle offert de la mère lectrice et, « comme le reflet des nôtres dans un miroir », nous invitent à participer, discrète reprise de l’injonction de Jules Verne, « Regardez », en tête de la page de Vingt mille lieues sous les mers reproduite en fac-similé. Mais qui parle dans Chut ! elle lit ? La paire d’yeux redoublée qu’introduit le narrateur visuel n’apporte aucune information. Seuls, le terme « sœur » et l’accord français du participe passé nous permettent de conclure qu’il s’agit de deux sœurs. S’agit-il de deux sœurs aînées ? Nous n’en saurons pas plus. Ne pas figurer le « je » qui tient le discours peut correspondre à un tout autre projet, qui s’apparente à un usage possible de la voix off au cinéma.
69Ce « je » fonctionne dans un système d’inter-relation avec les « il » et « elle » très présents dans les albums. Dans Chez eux, Chez Elle ou chez elle, qui est ce « on » qui décide de confier la narratrice à tel ou tel pour « un moment, un jour, quelquefois plus longtemps » ? Au sujet lecteur d’inférer, à l’aide de sa propre expérience et de son intuition de la langue : ce « on » (pronom indéfini substitut marquant/masquant les référents, selon Émile Benveniste) qui décide pour l’enfant est sans doute un adulte, un parent responsable de son sort, un père, une mère, un couple. Le lien entre la voix narrative et les personnages évoqués n’est pas non plus défini : sous ces « elle », « Elle », « il » ou « eux », s’agit-il de grands-parents, vivant en couple ou séparés, d’amis de la famille ? Au lecteur, là encore, d’investir l’espace à partir de son vécu. Le « je » entre par ailleurs dans certains albums en relation discursive avec un « tu » qui s’adresse à un protagoniste ou à un interlocuteur, généralement en position de témoin, toujours difficilement identifiable. Dans Galipette, par exemple, la situation énonciative paraît simple : Béatrice Poncelet nous donne à entendre des bribes échangées au sein d’une bande d’enfants absorbée par ses jeux, mais comment décider si « C’est drôle tu sais, quand tu sautes, t’as l’air un peu grande et souvent petite : remarque, c’est normal, t’as que cinq ans ! » et plus loin « Ouaaaah ! t’as vu la balle ? Raquette ou pas, faut être malade pour lancer comme ça, je te ferais dire ! et sur ta sœur en plus ! ! » sont des énoncés produits par un même locuteur et adressés à un même « tu » ? C’est peu probable, la parole circule, tourne, comme le trapèze, les balles, la toupie, sans que rien dans l’image ou dans le texte ne permette de trancher. Dans Je, le loup et moi…, la narratrice semble raconter sa rencontre troublante avec l’homme du bus à un ou une confidente intradiégétique qu’elle prend à partie : « T’aurais dû voir ! » ; « j’aurais voulu que tu vois ça ! » ; « tu vas peut-être rire ». À moins qu’il ne s’agisse d’un « tu » réflexif comme celui qu’utilise parfois le rédacteur d’un journal intime, ou encore d’une adresse au lecteur de l’objet album, comme pourrait le laisser entendre le « Tu me vois en photo ? » de la deuxième double page.
70Parfois un autre niveau énonciatif vient se superposer en arrière-plan. C’est le cas dans Galipette, puisqu’au dialogue enfantin se surajoute en italique celui, plus tendu, des parents, en écho au texte Vous les entendez ? de Nathalie Sarraute : « … Dites-moi, vous les entendez ? […] Excusez-moi… Qu’est-ce qu’ils font, vous entendez ? […]… C’est curieux, silencieux, je n’entends rien… et vous ? » Ainsi, deux dialogues, l’un entre enfants, l’autre entre adultes, se superposent dans deux graphismes et deux espaces différents, sans jamais se rencontrer, sauf de manière fortuite et stylistique à la fois, l’album se refermant de manière symétrique sur un « Au fait, les parents… vous les entendez ? ? ». Cette dernière question repose, voire même renverse l’identité de l’émetteur. Ces deux discours, énoncés comme dans deux univers physiques ou psychiques parallèles, renvoient le lecteur parent ou enfant à son expérience propre de cette impossible communication parfois entre des enfants absorbés par leurs jeux et le monde des adultes, à leur capacité à jouer plusieurs rôles à la fois. L’altérité s’inscrit donc au cœur même du texte. De même, dans … et la gelée, framboise ou cassis ? sont mis en scène deux plans distincts de la réalité : le monologue intérieur de la fillette et les bruits d’une conversation autour de la table familiale, qui la sollicite mais qu’elle élude le plus vite possible. La conversation extérieure est transcrite en capitales grasses, et si les adresses sont parfois clairement destinées à notre rêveuse éveillée comme dans ces brefs échanges : « tu m’entends ? cassis ou framboise, je dis ? ? ? framboise, bien sûr ! attends… […] le beurre !… mais tu fais quoi ?… le beurre non, je n’oublie pas mais je n’en étais pas là… », il est parfois impossible de déterminer qui désigne le « tu » de cette voix pragmatique et combien de convives sont assis autour de la table ; le plus souvent cette voix semble faire partie d’un fond sonore. La fillette utilise elle aussi le pronom « tu » à trois reprises, mais une seule fois dans une situation de dialogue partiellement transcrit : « … dans combien de temps ? vingt minutes ! je suis loin d’être prête ! tu m’attends ? bon… » Les deux autres usages du « tu » sont plutôt des usages généraux et introspectifs : « … de soleil ? oui, pour jouer les stars ! ! par coquetterie, quoi ! !… je ne sais pas ! !… ça oui, c’est rigolo : personne ne sait qui tu es, à cause des verres noirs, tu te ballades “incognito”, comme on dit dans les journaux… »
71Le jeu sur les pronoms se double également parfois, chez Béatrice Poncelet, d’un jeu sur le narrateur présenté comme auteur fictif de l’album, proposant à son lecteur d’entrer dans le jeu métanarratif évoqué plus haut. Dans Mais, fée ?, à la manière d’un adulte donnant des consignes de réalisation ou en écho aux deux premiers albums du Père Castor, Je fais des masques et Je découpe, le narrateur invite son lecteur à entrer dans le bal en s’appropriant un des masques, prévu à son intention, sur la page :
Celui-là, c’est ton masque : prends des ciseaux pointus, fais attention à ne pas te blesser et pique au milieu des yeux, découpe-les. En mettant ta tête derrière la page, tu seras un peu des nôtres : s’il ne te plaît pas, tourne la page, la même et fais pareil. Tu as le choix entre l’Auguste et celui qui porte une veste à carreaux.
72À la dernière page de l’album, le narrateur commente également une des ambiguïtés du titre :
… qu’est-ce qu’on me dit ? J’ai fait une faute ? confondu jusqu’au titre, fée et fait ? Je ne peux pas laisser ça !
Je file chercher un stylo, pour corriger ça…
73La mise en évidence par la typographie d’une erreur homonymique, difficile à maîtriser pour la plupart des écoliers en apprentissage de la norme orthographique, ainsi que le souci bien enfantin de correction, place alors notre narrateur dans la position de scripteur, d’auteur de l’album, et suscite, nous le verrons plus loin dans les entretiens, une réaction complice et un plaisir esthétique du lecteur enfant en proie aux mêmes incertitudes et sensible au jeu de mots.
74L’usage d’une autre typographie, comme l’imitation d’une écriture manuelle enfantine dans Je reviendrai le dimanche 39 ou, plus tard, de l’italique, est caractéristique des premiers albums de Béatrice Poncelet. Cette dénivellation permet au narrateur de développer à l’adresse de son lecteur des commentaires qui semblent émerger a posteriori, comme le fruit d’une relecture. Je reviendrai le dimanche 39 est l’un des albums où l’usage d’un autre niveau d’écriture est le plus riche d’un point de vue discursif. Parfois, comme le suggère une flèche tracée à la règle qui oriente la lecture, il s’agit de préciser ou de légender des schémas de montage : « c’est le gobelet du yaourt aux fraises que mon petit frère mange pour son dessert. […] j’ai récupéré ces roues sur une vieille auto presque fichue ». Ces commentaires manuels ont ailleurs pour effet d’ancrer l’album dans le réel en dotant les objets d’une profondeur, d’une histoire, d’une épaisseur vécue : « voilà mon mickey. je l’avais gagné à la fête au tir à la carabine. il y avait aussi des ballons. moi, j’aime mieux les mickeys » ; ou en faisant part des états d’âme du narrateur : « mon petit frère, je ne voulais pas qu’on m’en parle. je le trouvais vilain, méchant, trop petit, pas beau et plein de choses encore ! ».
75Dans T’aurais tombé, l’italique transcrit une voix hors jeu qui contextualise le dialogue mère-enfant, le théâtralise, à la manière des indications scéniques, des didascalies. Le lecteur identifie alors cette voix comme celle d’un récitant, d’un dramaturge ou d’un metteur en scène réglant la représentation de ce rituel du coucher. En revanche, sur la toute dernière page, il est plus hasardeux d’identifier le locuteur qui commente l’image : « Tiens, un patin dont le frein est dévissé ! » À nouveau, Béatrice Poncelet brouille les pistes et nous pousse à nous interroger sur l’identité de celui qui assume le récit, amorcé comme par un narrateur extradiégétique. L’hypothèse la plus vraisemblable est peut-être de voir dans cette phrase finale une incursion de l’auteur fictif de ce récit théâtralisé que rythment les didascalies, en particulier sur la fin de l’album :
Il est huit heures vingt-trois.
Mais… tu dors ?
L’enfant a lâché son ballon. Il ne parle plus… n’entend plus.
Il dort et pour de bon.
Alors, sans un bruit, presque sans respirer pour ne pas le réveiller, sa mère
ferme le livre et s’écarte de lui très doucement …
Elle pose comme un bijou sa tête sur l’oreiller et met sa marionnette près
des livres, à côté de l’ébouriffé, celui qu’il faudra recoller.
Bonne nuit majesté !
Tiens, un patin dont le frein est dévissé !
76L’album se termine alors sur une sorte de baisser de rideau, la fragmentation en paragraphes, la syntaxe elle-même, par les respirations que donne la ponctuation du texte, suggérant un rythme, une temporalité vécue dans le jeu guidé par les indications scéniques. D’autre part, l’usage de la troisième personne et les changements typographiques que j’ai tenté de transcrire entretiennent une certaine ambiguïté du point de vue de l’identification des locuteurs. Si les deux répliques « Mais… tu dors ? » et « Bonne nuit majesté ! » sont de mon point de vue vraisemblablement à attribuer à la mère, Jean Perrot en propose une tout autre interprétation, puisqu’il donne la parole à l’ange : « À la fin de l’album, ce musicien, jusque-là silencieux, prend la parole pour déclarer : “Bonne nuit, Majesté !”. C’est qu’il trône au centre de la couronne d’or que l’enfant portait avant de tomber36. » Le lecteur peut également s’interroger sur « Il dort et pour de bon » ainsi que sur la remarque concernant le livre à recoller : commentaires du narrateur extradiégétique ou réflexion intérieure de la mère ? Par ailleurs, le renvoi de la dernière phrase, « Tiens, un patin dont le frein est dévissé ! », au bas de la toute dernière page suggère une longue pause, un blanc et donc, peut-être, une remarque hors récit, un commentaire du narrateur, mais alors d’un narrateur plus impliqué qu’il n’y paraissait tout d’abord… À moins que ce commentaire n’émane d’un lecteur fictionnel, mimant l’enfant en train de lire le livre. Comme le fait observer Christiane Connan-Pintado :
Chez Poncelet, [le personnage] n’est jamais nommé, ni décrit, et n’apparaît pas davantage sur les images ; anonymé, neutre, parfois asexué, après gommage de sa part historique, sociale, individuelle, il peut tendre vers l’universalité ; il devient une voix, simple support de la parole, et, comme chez Sarraute, cette voix est adressée.37
77Jeux de cache-cache et de mise en abyme métaleptiques se multiplient qui contribuent à brouiller les repères aussi bien spatio-temporels qu’énonciatifs et, s’ils risquent de dérouter le lecteur en l’obligeant à interpréter, ils peuvent aussi lui permettre de s’impliquer dans une fiction à laquelle aucune frontière discursive ne l’empêche de participer.
Une écriture du discours et de l’oralité
78Si les personnages restent hors champ de l’image, Béatrice Poncelet nous les donne à entendre, elle entrecroise les points de vue dans un fonctionnement polyphonique du texte, l’essentiel de la narration passant chez elle par des voix, des monologues intérieurs, ce qui confère à sa prose un rythme très irrégulier, comme si l’écriture, tout comme la parole, s’élaborait au fil de la lecture. Les albums donnent à entendre une voix propre, un phrasé, des effets de reprise et de rythmes qui s’apparentent au champ de la prose poétique ; l’œuvre tout entière semble traversée par une voix particulière telle que la définit Jean-Paul Goux : « La voix dans l’écriture est cette activité du corps dans le langage que constituent l’oralité et son rythme ; elle est marque de la subjectivité, et elle est une fonction continue dans le discontinu de la langue38. » Le texte relève le plus souvent chez Béatrice Poncelet de la focalisation interne, le lecteur accédant aux pensées intimes, à la subjectivité d’un ou de plusieurs personnages-narrateurs. Leur point de vue est donc partiel, partial, autocentré : ainsi les bribes de paroles décousues qui émergent dans la section de Chez eux, Chez Elle ou chez elle consacrée à la coquette rendent-elles compte de la perception qu’en a l’enfant qui s’ennuie : « … l’allure ?.. oui ?.. tout petit… ma chérie ?.. mais non, R… ce n’est pas important,.. pas… c’est plus joli, ravie ?… les ongles… rien ?..... bien sûr en taxi,… » Imprimé en blanc sur fond clair, partiellement caché par l’image, ce texte de la femme à qui la narratrice a été confiée apparaît comme un discours décousu, abscons, superficiel, il tourne à vide. Difficile de comprendre à qui s’adresse ce monologue : à la femme elle-même, à l’enfant, à une amie avec laquelle elle discute probablement au téléphone ? Tous ces cas de figure sont envisageables et sont compatibles au sein d’une situation de communication complexe et elliptique, rendue dans sa vérité puisque vécue par une narratrice qui pense à autre chose, laisse vagabonder son esprit, en proie à l’ennui. Et ces bribes de conversation, sans intérêt pour elle, sont livrées au lecteur à travers le prisme de sa subjectivité.
79Si, dans la plupart de ses albums, Béatrice Poncelet nous donne à entendre une voix unique, autocentrée, … et la gelée, framboise ou cassis ? met en scène un dialogue de sourds qui entrecroise du coup focalisation interne et externe :
… et de trois ! preuve qu’il y en a, des femmes qui ne vieillissent p… ÇA COULE MON CHOU ! ! ! SUR TES DOIGTS …
outrageusement maquillée ? ? on est d’accord ! ! […] non… moi grande, j’aimerais qu’on me regar… SUR TON MENTON MAINTENANT ! ! !… de plus… LÈCHE ! on imagine ses cheveux… épais, noirs, très noirs…
80La fillette est certes interrompue dans le cours de son monologue intérieur, mais rien ne permet de penser qu’elle intègre le discours de sa mère, quoique le choix typographique et les ponctuations exclamatives suggèrent une incursion sonore et violente dans sa rêverie. Les remarques maternelles nous la donnent par ailleurs à voir de l’extérieur, si abandonnée à la méditation, tellement tournée vers son monde intime, qu’elle perd le sentiment de la réalité triviale portée par les exclamations impatientes et ne perçoit pas sur son menton la confiture qui coule. La scène dans laquelle nous sommes projetés en tant que lecteurs nous est présentée alternativement, voire presque simultanément, par des jeux de focalisation multiples, complémentaires, mais parfois peu lisibles, difficiles à identifier. Dans Galipette, le choix du discours donne l’impression au lecteur que l’action se déroule sous ses yeux, à l’instant même, et là encore, le texte, quelque peu décousu, fragmenté, interrompu, inscrit dans le tourbillon de l’image, semble pris sur le vif : « Oui, je te tiens toujours ! ! Qu’est-ce que tu dis ? tu veux descendre ?… mal au ventre… envie de… pas… vite ! » La parole se perd, se tord, nous n’en percevons que des bribes, comme si nous étions nous-mêmes l’enfant qui se balance sur le trapèze. L’écriture nous donne alors un sentiment d’immédiateté et, en osmose avec la déformation de l’image, contribue à créer une impression de vertige. Ce jeu de Béatrice Poncelet avec la perception du lecteur semble alors, en écho aux propos d’Antonin Artaud sur la poésie théâtrale : « faire venir le langage à exprimer ce qu’il n’exprime pas d’habitude, […] s’en servir d’une manière nouvelle, exceptionnelle, inaccoutumée […] lui rendre ses possibilités d’ébranlement physique39 ». Par ces voix enfantines, elle nous entraîne en effet dans la matérialité du jeu : nous ne sommes plus des lecteurs distanciés mais bel et bien impliqués. Les écouter nous replonge dans nos propres souvenirs, notre expérience d’enfant, nous invite à partager la sensation restituée par cette formulation complexe, hasardeuse et collaborative, traduisant les enchâssements de la parole enfantine et si proche des jeux symboliques : « Tu dis que tu dirais que tu marcherais au ciel et que tout bouge ?… » Alors, pour reprendre les termes de Michel Picard, nous entrons de plain-pied dans la lecture comme jeu, dans la position du « lu », pris au jeu, sujets à l’illusion référentielle.
81Les albums de Béatrice Poncelet nous donnent donc à entendre, à surprendre, comme dans la vie, des voix, des dialogues ou du moins des fragments interrompus, des monologues, des variations mélodiques ambiguës de l’un à l’autre. Reprenons, par exemple, les premières phrases de Chut ! elle lit, tout à fait caractéristiques de cette musique si particulière :
… déjà ? et pourquoi ? parce que… parce que c’est tard.
Voilà, on a tout rangé, ou presque …
Nos parents nous ont dit l’autre jour que si on rit, on chante ou on crie comme on le fait, parce que ça, on le reconnaît, on ne s’en prive pas ! on doit au moins le soir, s’arrêter, se calmer, pour nous d’abord et eux ensuite. Qu’ils ont besoin de moments silencieux pour se causer, lire ou penser.
82Cet extrait nous propose un traitement très personnel, très libre de la phrase, ou devrais-je dire plutôt, du phrasé. En effet, l’écrit s’approche ici de l’oral, de ses hésitations, de ses pauses, de ses répétitions, de ses apartés. Les points de suspension qui débutent le texte nous font entrer dans une discussion, dans une réflexion en cours. Béatrice Poncelet semble faire là un usage plus prosodique que syntaxique de la ponctuation. La première « phrase » est scandée par l’usage de ponctuations fortes et expressives qui ne l’interrompent pas pour autant, n’étant pas suivies de majuscules. Le commentaire en aparté « parce que ça, on le reconnaît, on ne s’en prive pas ! » n’est pas davantage signalé, il semble sur le même plan de la phrase, comme dans une énonciation orale directe. L’exemple n’est pas isolé, Béatrice Poncelet réitère les phrases à l’envie, très proche en cela de l’écriture de Nathalie Sarraute, dont elle dit : « Voyez Nathalie Sarraute qui répète des riens en les modifiant sans cesse. Quelle leçon40 ! » Cette reprise de phrases, de fragments qui viennent rythmer les albums apparente l’écriture de notre auteure à la prose poétique. Et elle privilégie dans son travail une écriture de l’oralité, non seulement dans le phrasé mais dans des formulations qui semblent relever davantage de la norme de l’oral que de celle de l’écrit : omniprésence du « on » en lieu et place de « nous », phrases souvent inachevées, disloquées, syntaxe libre, variation… Les premières pages de Galipette nous en donnent quelques exemples :
un peu plus loin,
… à moi !
Triché, triché ! ! ça tombe toujours sur toi !
On recommence, et même masqué,
cette fois, c’est moi qui le fais.
Une autre en plus :
… Dites-moi, vous les entendez ?
… à l’ombre …
[…]
On dirait aussi que t’as beaucoup d’z’yeux ; […]
Excusez-moi… Qu’est-ce qu’ils font, vous entendez ?
Ouaaaah ! t’as vu la balle ?
Raquette ou pas, faut être malade pour lancer comme ça, je te ferais dire ! et sur ta sœur en plus ! !
83Cet extrait nous montre tout d’abord le tressage opéré entre les différents niveaux d’énonciation. L’album s’ouvre sur un syntagme cadre (« un peu plus loin », « … à l’ombre… ») qui vient s’intercaler de manière narrative pour contextualiser en quelque sorte la scène de jeu dans laquelle nous entrons de plain-pied. Les voix enfantines sont par ailleurs ponctuées par le questionnement quelque peu angoissé des adultes (« … Dites-moi, vous les entendez ? », « Excusez-moi… Qu’est-ce qu’ils font, vous entendez ? »), et si l’espace de la page impose une succession, les deux discours sont à entendre comme contigus, superposés, perçus dans l’immédiateté. Le jeu polyphonique installe de ce fait la variation langagière au cœur de l’album, entre formules de politesse, vouvoiement adulte et langue enfantine plus familière (« faut être malade », « je te ferais dire »). Le « on » de l’oral est par ailleurs omniprésent comme substitut du « nous » dans cet échange entre pairs. Si les phrases sont bien souvent elliptiques (« Triché, triché ! ! »), parfois la phrase ou plutôt la période se construit au fur et à mesure de l’échange, avec une préférence pour la parataxe, par ajouts successifs, dans un mouvement d’hyperbate (« Raquette ou pas, faut être malade pour lancer comme ça, je te ferais dire ! et sur ta sœur en plus ! ! »). Enfin s’ajoute une dimension expressive dans la transcription de cet oral fictif. Le cri de l’enfant surgit, telle une onomatopée (« Ouaaaah ! ») dont l’allongement graphique mime l’émission vocale, dans l’esprit des ponctuations expressives par points d’exclamation redoublés et points de suspension qui, là encore, scandent l’énoncé et lui rendent sa dimension rythmique, sa respiration.
84La démarche d’écriture de Béatrice Poncelet plonge donc son lecteur dans les bribes d’une conversation, d’un échange animé, surpris, et ce choix esthétique peut se rapprocher de l’innovation créatrice d’Apollinaire qui invente le poème-conversation, avec « Lundi rue Christine », écrit en 1913, « au courant du crayon, sur le bord d’une table », dans un café de ladite rue, et publié en 1918 dans Calligrammes :
Ça a l’air de rimer
Des piles de soucoupes des fleurs un calendrier
Pim pam pim
Je dois fiche près de 300 francs à ma probloque
Je préférerais me couper le parfaitement que de les lui donner Je partirai à 20 h 27
Six glaces s’y dévisagent toujours
Je crois que nous allons nous embrouiller encore davantage
85Apollinaire compose là un poème montage, juxtaposant des bribes de conversations de café saisies au vol, des vers décrivant le décor et les clients du café, des commentaires ironiques du poète lui-même sur son propre texte, singeant pour les prévenir les remarques des « nostalgiques de l’idéal » poétique (« Ça a l’air de rimer », « Je crois que nous allons nous embrouiller encore davantage »). Cette première expérience ouvrira la voie à la tentative de transcrire le simultané, le polyphonique, propres à la vie urbaine, pour créer une poésie de l’état brut, celle de la rue, pour peu qu’on sache l’entendre. Le poème-conversation est de ce fait emblématique de la nouvelle esthétique que propose Apollinaire, qui exalte l’hétéroclite, et cette esthétique se trouve explicitée avec une visée programmatique dans « Zone », le poème liminaire d’Alcools. Apollinaire s’affranchit alors du beau idéal et de l’harmonie, référencés à Apollon, pour se tourner vers Dionysos. La poésie n’est plus sélective dans son vocabulaire ou ses thèmes, ni ordonnancée. Elle accepte le chaos et le hasard, elle n’est plus seulement dans les livres mais éclate au regard : « Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut/Voilà la poésie ce matin […]41 ». L’anodin, l’insignifiant, le trivial même sont repris en charge : « Te voici à Marseille au milieu des pastèques42 ». La poétique moderne s’oppose à l’ancien discours en vers : au continuum logique sont opposées l’asyndète, la rupture, la défaillance, à ce qui consolide, ce qui se brise, à ce qui progresse dans le temps, ce qui existe simultanément.
86Ce choix d’écriture qu’opère Béatrice Poncelet sur les traces d’Apollinaire donne une grande vitalité et proximité au texte qui, par sa dimension orale et théâtrale, va imposer un rythme presque respiratoire de lecture, va se prêter à une vocalisation intérieure, voire à des jeux d’oralisation, des jeux d’appropriation par la voix et le corps qui nous intéresseront plus loin sur un plan didactique. L’ambiguïté générique au croisement de la narration, de la théâtralité et de la poésie, la complexité des iconotextes de Béatrice Poncelet fonctionnent d’un certain point de vue comme des anti-textes et obligent de ce fait leur lecteur à inventer ses propres modes de lecture. Tout est fait pour que le lecteur s’investisse. L’instabilité l’oblige à une certaine autonomie et nous rejoignons alors les théories de Hans Robert Jauss ou d’Henri Meschonnic pour qui la signification est plus importante que le sens, le processus plus important que le résultat, tandis que chez Umberto Eco ou Michael Rifaterre, qui postulent un Lecteur Modèle et donc un texte préexistant, le signe précède le sens. Les albums de Béatrice Poncelet se prêtent donc à une réception fluctuante qui oblige le lecteur à une reconstruction. Le travail de Béatrice Poncelet invite ainsi à la co-construction, à l’appropriation, à l’interprétation et nous oblige donc à poser autrement la question de la littérarité comme un processus, en acte.
Notes de bas de page
1 J.-F. Massol, « Genres, séries, médiums. À propos des albums de BD et pour enfants d’Yvan Pommaux », p. 33.
2 Propos cités par Denise von Stockar-Bridel dans son article « Rencontre avec Béatrice Poncelet », p. 203.
3 Stendhal, Le Rouge et le Noir, respectivement livre premier, chap. xiii, p. 97, et livre second, chap. xix, p. 431.
4 M. Joly, L’Image et les signes : approche sémiologique de l’image fixe, p. 85 et 87.
5 F. Demougin, « L’album, entre lisible et visible », p. 137.
6 C.-A. Parmegiani, « Être ou ne pas être un art : l’illustration pour enfants », p. 80.
7 J. Beguery, Une esthétique contemporaine de l’album de jeunesse, p. 14.
8 Propos cités par Denise von Stockar-Bridel dans son article « Rencontre avec Béatrice Poncelet », p. 200.
9 C. S. Peirce, Écrits sur le signe.
10 R. Dirks, The Katzenjammer Kids, inspiré de Max und Moritz de W. Busch, 189 7.
11 Propos cités par Denise von Stockar-Bridel dans son article « Rencontre avec Béatrice Poncelet », p. 212.
12 M. Pastoureau, Le Petit Livre des couleurs, p. 53, 54 et 57.
13 Propos cités par Denise von Stockar-Bridel dans son article « Rencontre avec Béatrice Poncelet », p. 200.
14 Ibid., p. 202.
15 Ibid., p. 200.
16 Ibid., p. 212.
17 Ibid.
18 La mise en page adoptée tout au long de cet ouvrage pour citer les textes des albums tente de rendre compte de la spatialité adoptée par l’auteure. D’autre part, les citations respectent typographie, orthographe et ponctuation des albums de Béatrice poncelet.
19 D. von Stockar, « Chaise et café », p. 35.
20 C. Ponti, L’Arbre sans fin, p. 10.
21 I. Nières-Chevrel, colloque « L’illustration pour la jeunesse », Nantes, 6-7 mai 1999.
22 J. Perrot, Art baroque, art d’enfance, p. 269.
23 I. Nières-Chevrel, « Narrateur visuel, narrateur verbal », p. 71.
24 C. Tauveron, Lire la littérature à l’école : pourquoi et comment conduire cet apprentissage spécifique ? : de la GS au CM2.
25 C. Tauveron, « Comprendre et interpréter le littéraire à l’école : du texte réticent au texte proliférant », p. 18.
26 D. Maingueneau, Pragmatique pour le discours littéraire, p. 38.
27 G. Langlade, « La lecture littéraire : savoirs, réflexion et sentiments », p. 1.
28 G. Poulet, « Lecture et interprétation du texte littéraire », p. 66.
29 M. Picard, La Lecture comme jeu : essai sur la littérature.
30 J.-L. Dufays, L. Gemenne et D. Ledur, Pour une lecture littéraire 1. Approches historique et théorique, propositions pour la classe de français, p. 93.
31 M. Proust, Du côté de chez Swann, 1988, 1 re partie « Combray », p. 105-106.
32 R. Barthes, Sade, Fourier, Loyola, p. 12.
33 V. Hugo, William Shakespeare p. 209.
34 Propos cités par Denise von Stockar-Bridel dans son article « Rencontre avec Béatrice Poncelet », p. 206.
35 Ibid., p. 207.
36 J. Perrot, Art baroque, art d’enfance, p. 270.
37 C. Connan-Pintado, « Des lectures pour tous : les “bouquins” de Béatrice Poncelet », p. 175.
38 J.-P. Goux, La Fabrique du continu : essai sur la prose, p. 147.
39 A. Artaud, Lettres à Jean-Louis Barrault, p. 31.
40 B. Gromer, « Tête à tête avec Béatrice Poncelet », p. 37.
41 G. Apollinaire, « Zone », v. 11-12.
42 Ibid., v. 106.
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