3. Posture de recherche
p. 37-59
Texte intégral
Quel positionnement théorique ?
1Les albums de Béatrice Poncelet sont conçus de manière très rigoureuse et pensée par leur auteure, rien n’étant pour elle, et selon ses propres termes, « laissé au hasard », comme nous le verrons plus loin. Toutefois, ses iconotextes, par le jeu des accumulations, des superpositions, des chevauchements entre le texte et l’image, du fait d’une organisation spatiale et énonciative très spécifique, constituent un ensemble complexe et mouvant qui invite tout lecteur de son œuvre à trouver à la fois son rythme et son parcours de lecture, comme dans l’espace d’un poème. Ce paradoxe apparent entre une œuvre chargée de sens par l’auteure et ouverte à des expériences de lecture diversifiées me conduit, pour les analyser, à privilégier les axes théoriques qui se fondent sur la complexité, l’interprétation, les interactions et la réflexivité en croisant les champs de la théorie littéraire, des théories de la lecture et de sa didactique. À l’articulation de la littérature et de ses réceptions, mon étude, envisagée dans une perspective de formation à et par la littérature, emprunte également au champ des sciences sociales certains concepts clefs, notamment ceux de complexité, réflexivité, représentations, altérité et transmission.
Élaboration du texte et du sens : de la théorie littéraire à la pratique didactique
2Tout d’abord, dans le champ des théories de la littérature et de la réception, je me placerai dans la perspective de la théorie du rythme pensée par Henri Meschonnic. Elle me semble en effet très proche des expériences de lecture que j’ai menées sur l’œuvre de Béatrice Poncelet et il sera plus porteur ici de me placer, non du point de vue d’un texte conçu comme signe et donc fixé, même s’il offre des blancs dans lesquels le lecteur va pouvoir s’investir, mais du point de vue d’un texte co-construit, mouvant, fruit d’une collaboration active entre projet de l’auteur et expérience du lecteur. De plus, Henri Meschonnic invite à conjuguer les apprentissages dits techniques et le fait que, selon Benveniste, « le langage sert à vivre », ce qu’Henri Meschonnic conceptualise avec son « vivre poème », concevant une poétique qui porte une attention maximale au sujet du poème :
En entendant par poème tout récitatif du continu dans le langage comme invention d’un système de discours par un sujet – le sujet du poème – et invention de ce sujet par son discours, soit en vers soit en prose, à travers tout récit du discontinu, c’est-à-dire du signe, du sens.1
3La référence à la poétique d’Henri Meschonnic me paraît d’autant plus pertinente que, j’y reviendrai plus loin, les albums de Béatrice Poncelet fonctionnent d’un certain point de vue, me semble-t-il, comme des albums-poèmes où s’entrecroisent les voix, où les réitérations verbales et l’indétermination énonciative associées aux jeux icono-graphiques invitent à une lecture pluridimensionnelle, horizontale et verticale.
4Mon travail se place également en écho avec le souci exprimé par Henri Meschonnic de relier langage et métalangage :
Il n’y a pas hétérogénéité entre langage et métalangage, car un langage poétique est déjà connaissance du langage, parce qu’il est transformation, preuve et épreuve dans et par les signifiants, d’une dialectique de la contradiction.2
5En effet, ma démarche de rencontre avec les albums de Béatrice Poncelet, fondée en grande partie sur une appropriation par l’écriture et par l’oral (et en particulier la diction), va conduire les participants à entrer dans une démarche réflexive sur la forme du texte littéraire comme génératrice de sens multiples. Ainsi, le travail sur la littérature sera pour moi envisagé plus comme une expérience de lecture que comme une analyse distanciée, et la théorie littéraire sera articulée à la réflexion didactique, le sens n’étant pas le produit de vérités isolées, celle du texte, celle de l’auteur et celle du lecteur. Il s’agira de penser ensemble texte, auteur et lecteur. À la question théorique : « qu’est-ce qu’un texte littéraire ? », j’associerai une question d’ordre didactique : « que devient le texte dans la relation pédagogique ? ». La question didactique ancrée dans les albums eux-mêmes me conduira à travailler celle de la transmission, comme passage du temps, des générations, mais aussi comme transmission de gestes, en particulier de gestes de lecture et d’acculturation. Cette question prend un sens particulier à l’école, dans la classe, où l’objectif est de transmettre. Il me faudra alors interroger les scènes de lecture proposées, les images des pratiques de la lecture véhiculées par l’école. À côté des scènes idéalement présentes dans les représentations, y compris scolaires, de la lecture silencieuse et individuelle, je penserai la transmission en termes d’échange, d’interactions entre pairs, entre adulte et enfant. Cette question de la transmission est inscrite dans l’herméneutique, en particulier telle que la conçoivent Hans-Georg Gadamer et Hans Robert Jauss. Elle reste toutefois pensée par la théorie de manière abstraite, or le genre « littérature de jeunesse » amène à se poser la question de la transmission dans un contexte social, il repose la question de la lecture non dans l’intimité mais en fonction de scènes de lecture collectives, partagées. Ainsi, la question générale de théorie de la lecture sera reposée dans un contexte particulier : celui de l’école. Mon étude vise l’accès pour les plus jeunes à la littérature. Une réflexion d’ordre didactique sur la place, le rôle et la liberté du lecteur s’avère donc centrale, et il convient également d’interroger les enjeux fondamentaux de celle-ci dans la maturation de l’individu, dans la perspective de Michèle Petit. Pour elle, la lecture est fondatrice en ce qu’elle représente pour les lecteurs « un biais privilégié pour élaborer leur monde intérieur et donc, de façon indissolublement liée, leur relation au monde extérieur3 ».
6Ce « biais » est pour moi un chemin de traverse, une voie oblique qui permet au lecteur, s’appropriant le texte et donc la parole de l’autre, d’y glisser ses propres désirs, angoisses ou questions pour se construire. Gérard Langlade parle de l’ » abandon à l’alchimie de la lecture – où se mêlent illusion référentielle, assimilation aux personnages et découverte de soi – [qui] apparaît comme une expérience riche et structurante4 ». Il se réfère en cela à Michel Picard qui précise que cette lecture mimétique est le propre de « l’enfant qui lit en nous », cet enfant « qui, là-bas, est le joué, le lu, dégagé des lois du logos et des catégories de l’espace-temps ; c’est sur sa crédulité naïve que se fonde hypocritement la tolérance du liseur, ici et maintenant, à l’illusion5 ». La lecture littéraire apparaît de ce fait comme un des lieux de l’imaginaire où se dessine, dans une sorte de miroir, le jeu d’ombre et de lumière de nos angoisses, de nos rêves et de nos fantasmes. En effet, comme l’a montré Vincent Jouve :
[…] l’emprise fantasmatique […] tient essentiellement à la réactivation par le récit des fantasmes originaires au fondement de l’identité du sujet. Rares sont les récits où les « scénarios » imaginaires de l’enfance ne sont pas, plus ou moins clairement, rejoués par les personnages. Le lecteur ne peut manquer de les reconnaître, voire de se reconnaître à travers eux.6
7Dans la même perspective, Noëlle Batt affirme, quant à elle :
[…] le livre crée un espace et un temps transitionnels en ceci que la séparation entre le réel et l’imaginaire (le moi réel et le moi fictif – le personnage –, le monde réel et le monde fictif) y est à la fois affirmée et niée et que leur confusion est aussi nécessaire que la conscience de cette confusion pour l’efficacité de la lecture.7
8Loin d’être superficielle ou périphérique, cette lecture qui relève de la mimesis et dans laquelle le lecteur ne semble s’attacher qu’au contenu de l’œuvre constitue donc le fondement même de l’expérience de la littérature. Mais pour directe, libre et spontanée qu’elle paraisse, cette actualisation et cette appropriation d’une œuvre par la lecture ne peuvent s’exercer sans une intense activité sémiotique qui suppose l’acquisition d’aptitudes, de savoirs et de compétences ; une activité qui exige donc une initiation et une formation du sujet lecteur.
9Ainsi, et surtout parce que je me centrerai ici sur l’école primaire pour laquelle l’expertise n’est qu’une visée à long terme, je privilégierai, à la suite de Gérard Langlade, la « lecture empirique », comprise comme une lecture investie par un sujet lecteur, intégrant « les troubles, les émotions, les rêveries, les associations d’idées, voire les rapprochements impromptus, qui puisent leurs racines dans la personnalité profonde, l’histoire personnelle, les souvenirs littéraires ou d’instants de vie de l’individu qui lit8 ». En effet, « l’ancrage de la lecture dans les expériences du monde particulières des sujets lecteurs ne serait-il pas un des lieux où les œuvres achèvent indéfiniment de s’élaborer dans la diversité des lectures empiriques9 » ? Quelle sont alors les finalités de la littérature et de la lecture littéraire à l’école ? S’agit-il de construire une culture commune, de faire lien et société, s’agit-il, par l’entremise d’un métadiscours littéraire, de construire des compétences d’abstraction et de raisonnement, ou s’agit-il d’un enjeu politique, voire philosophique : construire un sujet lecteur, c’est-à-dire d’abord un sujet ouvert à l’altérité, de l’auteur et du lecteur comme partenaires d’un projet discursif et interprétatif. Ainsi vais-je proposer, en dehors des temps de lecture individuelle, des temps de lecture collective où l’interaction et les partages de lecture dominent.
Une démarche complexe et réflexive qui travaille les représentations
10Mon travail se proposant de mettre en œuvre des expériences de lecture, il va agir sur les représentations sociales et individuelles des participants. Ce concept complexe de représentations se situe au carrefour de plusieurs disciplines : sociologie, psychologie sociale, anthropologie, ethnologie, géographie, histoire et linguistique. Les représentations sociales portent sur l’individu, notamment dans ses rapports avec la société. Le concept trouve son origine dans la sociologie durkheimienne autour de la notion de représentation collective comme conscience, mémoire collective qui structure la vie, légitime les pratiques et les comportements quotidiens de l’individu, en constituant la base fondamentale des comportements humains. Pour Serge Moscovici, les représentations sociales sont des « ensembles dynamiques », « des “théories” […] destinées à l’interprétation et au façonnement du réel. […] Elles déterminent le champ des communications possibles, des valeurs ou des idées présentes dans les visions partagées par les groupes et règlent, par la suite, les conduites désirables ou admises10 ». Le partage des représentations crée donc des liens sociaux et c’est la manière dont chacun, porteur de son histoire, joue individuellement avec elles et les réinterprète qui nous intéressera en premier lieu. Dans mon étude, ces « théories » pourront avoir pour objet aussi bien la posture d’enseignant et d’élève que la littérature et les discours sur la littérature, en partie produits par les représentations. Ainsi tenterai-je de prendre en compte aussi bien les représentations qu’enfants et enseignants ont construites de la littérature et a fortiori de la littérature de jeunesse, les représentations par les enseignants de leurs élèves, de leurs compétences lexiques, des attentes de l’institution scolaire à leur égard, les représentations par les enseignants de mes attentes, aussi bien en tant que chercheuse qu’en tant que formatrice, et enfin mes propres représentations sur les élèves et les enseignants qui constituent le terrain de ma recherche.
11Par leurs interactions, le sujet et l’objet sont amenés à se co-construire. Cette co-construction a également d’autres répercussions sur le sujet, étant donné que pendant qu’il s’exprime, il construit une autre expérience sur lui-même en rapport avec l’objet de la représentation. Ce processus inscrit mon étude dans une dimension réflexive qui vise la construction par le sujet de son savoir, en rapport avec un autre savoir construit dans l’interaction, par la réflexivité comme « aptitude du sujet à envisager sa propre activité pour en analyser la genèse, les procédés ou les conséquences », comme « constitutive de la posture de recherche car elle suppose un travail constant du chercheur sur ses positionnements, ses angles d’attaque et une réactivité permanente11 ». Ainsi, je ne me place pas comme extérieure à mon terrain, mais je contribue à la construction des faits, assumant ma part de subjectivité. Il ne s’agit pas pour moi de faire émerger des données préexistantes, qui me seraient extérieures, mais bien de les co-construire. Cette relation de proximité va me permettre de formuler des hypothèses sur un mode empirique, et mon analyse, partant d’éléments fragmentaires, ne visera pas d’emblée l’universel, la généralisation.
12Adopter un point de vue réflexif m’a amenée à adopter une approche complexe et mon travail se place dans le cadre de la complexité et de la pensée complexe, au sens d’Edgar Morin :
[Opérer] une tension permanente entre l’aspiration à un savoir non parcellaire, non cloisonné, non réducteur, et la reconnaissance de l’inachèvement et de l’incomplétude de toute connaissance. [Dans cette perspective,] « [ c] omplexe » ne signifie nullement « compliqué », encore moins « obscur » ou « abscons », mais désigne cette forme de pensée qui relie un tout à ses parties, articule au lieu de segmenter.12
13De fait, la complexité intervient pour moi à plusieurs niveaux. D’une part, les iconotextes que j’ai choisis comme objet d’étude et dont j’ai proposé la lecture aux élèves et aux enseignants ou futurs enseignants, tissant ensemble texte et image, s’ils sont loin d’être simples, m’apparaissent précisément comme complexes et non « abscons » ou « compliqués », l’œuvre de Béatrice Poncelet fonctionnant comme une loupe et pouvant être tenue pour une forme de radicalité de phénomènes à l’œuvre dans tous les albums. D’autre part, la réflexion que je tente de mettre en œuvre vise à articuler le texte et ses expériences croisées de lectures par des adultes et des enfants, dans une situation de formation en interaction, ce qui m’obligera cette fois à tisser ensemble différents points de vue. L’entreprise est risquée, elle m’a paru parfois insurmontable, mais je partage ce point de vue d’Edgar Morin :
Les vérités polyphoniques de la complexité exaltent, et me comprendront ceux qui comme moi étouffent dans la pensée close, la science close, les vérités bornées, amputées, arrogantes. Il est tonique de s’arracher à jamais au maître mot qui explique tout, à la litanie qui prétend tout résoudre. Il est tonique enfin de considérer le monde, la vie, l’homme, la connaissance, l’action comme systèmes ouverts.13
Une perspective herméneutique
14Cette étude prend également ancrage dans la théorie herméneutique développée par Hans-Georg Gadamer qui met l’accent sur le caractère dynamique de la démarche interprétative :
L’interprétation débute avec des concepts préalables, que remplaceront ensuite des concepts plus appropriés. Le processus décrit par Heidegger est donc le mouvement incessant du projet qui entretient le mouvement de la compréhension et de l’interprétation.14
15Ainsi, chez Hans-Georg Gadamer, l’histoire et l’expérience de l’herméneute font partie intégrante du sens qu’il attribue au monde, et ses préjugés, ses attentes jouent un rôle fondamental dans cette élaboration du sens lorsqu’ils sont confrontés à l’altérité :
Lorsqu’un préjugé est mis en question – par suite de ce que nous disent une autre personne ou un autre texte – cela ne veut pas dire qu’on l’écarte simplement pour accorder immédiatement crédit à une autre personne ou à un autre texte. Croire qu’on puisse faire ainsi abstraction de soi-même témoigne bien plutôt de la naïveté de l’objectivisme historique.15
16Dans cette perspective, les significations ne pouvant être dissociées de l’expérience, le sens est selon Didier de Robillard « une abstraction construite rétrospectivement à partir d’expériences de significations16 ». Par voie de conséquence, et ce sera le cas de mes propres conclusions, il devient difficile de décider « si le savoir produit est généralisable ou non, parce que pour elle, la production ne s’achève que lorsqu’il y a eu “herméneutique”, donc appropriation, transformation17 ». Ayant intuitivement adopté cette posture, ma recherche s’est construite socialement, et j’expliciterai en quoi les positions que j’ai été amenée à prendre par rapport à l’œuvre travaillée et par rapport aux expériences de lecture que j’ai proposées me semblent pertinentes et spécifiques. En effet, si le principe de la transmission littéraire et culturelle qui est un des nœuds de ma réflexion est inscrit dans l’herméneutique depuis son émergence, la littérature de jeunesse comme genre intimement lié à l’éducation m’amène à poser la question de la transmission dans un contexte social, à poser la question de la lecture, non pas dans l’intimité mais en fonction de scènes de lecture souvent collectives. Et ces scènes de lecture partagée qui feront l’objet de ma narration de recherche s’appuient sur la base « anthropolinguistique » de la posture herméneutique dont Didier de Robillard affirme qu’elle « place la narrativité au cœur de l’humanité et de la socialité, [qu’] elle pose donc que le travail des discours, langues, langage(s) dans les échanges avec d’autres est central pour la vie en société, et donc dans les sciences humaines18 ».
Pour quel projet ?
17Ce travail s’inscrit dans une démarche non seulement professionnelle mais aussi personnelle impliquée. Il privilégie les interactions et a été conçu dans une collaboration avec les enseignants et futurs enseignants, avec les élèves aussi. De ce fait, il relève d’une démarche réflexive telle que l’a définie Claudine Moise :
La réflexivité est, dans un premier temps, un retour sur soi, une exploration de son arrière-scène pour saisir ses propres enchevêtrements, ses motivations et envies de recherche. […] Pourquoi un tel terrain ? Pourquoi telles questions ? Pourquoi ces intuitions ? Quels enjeux professionnels, sociaux, personnels ? […] Le retour sur soi ou, plus exactement la compréhension de nos démarches de recherche, est alors une valeur ajoutée pour notre travail ; même si l’exercice est hasardeux, glissant, inépuisable, parce qu’on risque de s’y perdre, il faut y aller et tenter l’aventure, parce qu’il se pose, à un moment donné, en élément nécessaire de notre office.19
Un projet ancré dans l’expérience personnelle
18Mon choix d’une centration sur la littérature de jeunesse, domaine de recherche encore peu légitimé au plan universitaire, se justifie sans doute en premier lieu par le regard très tôt porté sur elle en tant que lectrice littéraire et enseignante de littérature. Formée de manière très classique à la littérature, mon parcours m’a conduite à me positionner très vite sur les textes que je souhaitais offrir à la lecture des élèves et partager avec eux. La lecture attentive du domaine jeunesse, en particulier contemporain, et le plaisir rencontré à y découvrir des œuvres fortes m’ont conduite à considérer cette littérature, non seulement comme un support d’apprentissage de la lecture, mais surtout comme littérature à part entière. Or, une longue pratique de formation initiale et continue m’a permis de constater un fréquent désintérêt des participants pour ces textes, considérés bien souvent, et avec une certaine condescendance, comme des textes mineurs, à destination des enfants et donc peu susceptibles d’intéresser les adultes qui bien souvent les méconnaissent. Nombre d’entre les enseignants que j’ai côtoyés prennent peu le temps, en effet, de lire attentivement une littérature qu’ils considèrent avant tout comme support d’apprentissage de la lecture, dont il laissent bien souvent le choix des titres devant composer la bibliothèque d’école à l’appréciation du libraire, et pour lesquels ils attendent avant tout des propositions « d’exploitation » à appliquer ou transposer dans la classe. Les Instructions officielles de 2002 ont eu le mérite de déstabiliser ces comportements, attendant des enseignants de cycle 3 qu’ils développent leurs propres critères de choix, qu’ils se lancent avec leurs élèves dans l’aventure de la lecture littéraire et s’impliquent dans le partage d’un plaisir esthétique, au sens premier de l’αίσθησις, faculté de percevoir, sensation.
La rencontre de l’œuvre comme enjeu de formation sur un double terrain
19Dans la mesure où j’ai fréquemment constaté combien les enseignants semblaient pour beaucoup peu impliqués personnellement dans leurs choix de supports pour une pratique de la littérature à l’école, comme si les ouvrages lus par les enfants ne les concernaient pas en tant que lecteurs mais simplement en tant que médiateurs, le projet qui s’est alors imposé à moi a été de former à la lecture littéraire des enseignants – souvent peu confiants en leurs compétences parce que polyvalents et pour peu d’entre eux issus d’études littéraires – par les pratiques mêmes que je souhaitais leur voir mettre en place dans leurs classes. J’ai donc pensé un dispositif suffisamment souple pour être proposé à la fois à des enfants et à des adultes, et qui permette de croiser les observations afin de mettre en débat les impressions de lecture et les réactions des adultes au dispositif, tout en les amenant à réfléchir sur des traces d’expériences de lecture menées avec des enfants.
20Ce dispositif réflexif se devait donc d’impliquer le plus possible les participants tout en ménageant des temps de mise à distance, et porter sur une œuvre suffisamment complexe et doublement adressée pour qu’elle puisse offrir matière à interprétation et à débat pour des adultes et pour des enfants. C’est pourquoi mon choix s’est porté sur l’œuvre de Béatrice Poncelet dont j’ai déjà souligné plus haut la plasticité et dont j’expliciterai davantage plus loin les qualités littéraires, l’ouverture à de multiples interprétations en fonction des lecteurs et des lectures successives, une œuvre résistante en somme. Autre argument qui m’a confortée dans mon choix, il s’agit d’une œuvre presque inconnue des enseignants et des élèves et qui donc leur permettait ou les obligeait à se lancer dans la lecture interprétative sans repères, sans savoirs, sans analyses déjà là, autres que leurs expériences de lecteurs, une œuvre suffisamment « provocante », enfin, pour favoriser des réactions vives.
21Le choix de l’album pour travailler avec des élèves et à plus forte raison avec des enseignants de cycle 3 représentait déjà en soi une forme de provocation au moment où j’ai entamé ma recherche. En effet, l’album, de par la grande place qu’il dédie à l’image, est souvent considéré comme un support « facile », et son appartenance à la littérature ne va pas de soi. Les élèves de cycle 3 et leurs maîtres n’y voient pas toujours un support digne de leurs compétences de lecteurs. Consciemment ou non, il renvoie des enfants qui aspirent à grandir, vers leur petite enfance. Nombre d’enseignants quant à eux considèrent que l’album ne permet pas de développer les savoirs sur le texte qu’ils doivent faire acquérir aux élèves, qu’il ne permet pas de développer une expérience légitimée de la littérature. Le pari pour moi était donc de faire découvrir aux enfants et aux adultes que l’album pouvait aussi être « un support pour les grands », mettre à l’épreuve leurs compétences de lecteurs littéraires et générer pour eux un plaisir esthétique. Dans la perspective d’une formation à la lecture littéraire à l’école, il me paraît en effet important de rediscuter avec les enseignants des enjeux scolaires et personnels de la lecture littéraire et de les confronter à d’autres textes, plus déroutants, où la place, l’investissement et l’implication du lecteur sont primordiaux. Ces supports, dont les albums de Béatrice Poncelet me semblent emblématiques, posent la question de la transmission à l’école : comment l’enseignant peut-il parvenir à faire partager son expérience aux élèves et les inviter à se construire à partir de là ?
Un positionnement complexe et réflexif
22Ces questionnements didactiques ont été irrigués par mon implication dans le laboratoire de recherche Dynadiv20 qui m’a aidée à mûrir mon positionnement réflexif et à penser mon rapport à un terrain de recherche non pas neutre et extérieur, mais lieu d’investissement affectif, professionnel et cognitif. De fait, le terrain choisi est protéiforme, puisqu’il rassemble des professionnels en formation continue, d’âge, de formation universitaire et de motivations très diverses, de jeunes adultes en formation professionnelle initiale et, enfin, des élèves d’école primaire suivant un cursus classique et d’autres relevant de l’enseignement spécialisé, parfois marqués par l’échec. La question de l’altérité sera donc centrale dans mon travail afin de me permettre de me positionner non pas « face » mais « avec » ces collaborateurs multiples. La difficulté pour moi sera de parvenir à articuler ces diverses postures et ces différents points de vue, dans la mesure où, comme l’affirme Marie-Madeleine Bertucci, « l’ampleur, l’instabilité, l’hétérogénéité de fait du terrain rendent difficile une description univoque, stable et systématique21 ».
23Tout d’abord, les adultes enseignants effectuent des choix de textes et de stratégies d’une part en fonction de leurs propres représentations de ce que sont la littérature, la lecture littéraire et leur enseignement, d’autre part en fonction de leur compréhension des attentes de l’institution et de la manière dont ils résistent ou non aux perspectives tracées. Enfin, ils se positionnent en relation avec les représentations qu’ils construisent des goûts de leurs élèves et de leur capacité à lire les textes. Ainsi, par exemple, verrons-nous qu’une des principales réserves qu’ils émettent à l’égard des albums de Béatrice Poncelet est ce qu’ils considèrent comme leur caractère « compliqué », le fait qu’ils ne se prêtent pas à une lecture linéaire. C’est partir de l’idée préconçue que le simple pour l’adulte serait le simple pour l’enfant, que l’enfant lirait plus facilement et spontanément de manière linéaire. Or il est fréquent que les enfants fonctionnent par analogie, par association d’idées, sautent du coq à l’âne.
24La posture de chercheuse impliquée que j’ai adoptée lors des expériences de lecture comporte une part d’altérité : mon interprétation des points de vue exprimés par les adultes et les enfants est naturellement influencée par mes propres attentes, sans qu’il soit toujours possible pour moi de savoir dans quelle mesure mon intervention a influé sur le cours des échanges et des discours produits. Or cette part d’indétermination est à intégrer au processus de recherche. Mes hypothèses de recherche sont nées pour une grande part de ce qu’Hans-Georg Gadamer appelle des « préjugés », issus d’une longue collaboration avec les enseignants du primaire. Espérons que cette implication directe dans la formation des maîtres, sans trop nuire à la prise de recul nécessaire dans toute recherche, m’aura permis de nourrir mes interprétations.
25Enfin, le travail avec les enfants a été pour moi une source très féconde de réflexions aussi bien sur l’auteure que j’ai choisi de travailler que sur la lecture littéraire et le degré d’appropriation et d’investissement dont ils ont fait preuve, dépassant parfois mes attentes, déstabilisant parfois mes hypothèses de départ, s’avérant pour moi très fructueux. Car, comme le développe Véronique Castellotti :
Si on veut travailler avec les enfants, faire de la recherche avec eux et non sur eux, cela a des conséquences sur les processus mêmes de recherche et d’interprétation : cela oblige à se poser la question de la diversité entre eux et nous, ainsi que des manières possibles de gérer cette diversité, mais aussi de la pluralité et de l’hétérogénéité entre eux. La dimension réflexive m’apparaît comme particulièrement prégnante lorsque je travaille avec des enfants ou, pour le formuler autrement, ils me semblent particulièrement à même de déclencher et de favoriser une activité réflexive, de la stimuler, voire de l’exacerber et ce, pour plusieurs raisons.
Parce qu’ils apparaissent peut-être comme d’autres nous-mêmes et nous renvoient à notre histoire (notre propre passé d’enfants), mais aussi à leurs interprétations du monde que nous construisons et aux manières dont ils l’interprètent ; en ce sens, ils font écho aux imaginaires que nous construisions quand nous étions à leur place et à l’évolution qui s’en est suivie, ainsi qu’aux projets qu’ils contribuent à nourrir.
Parce que, comme les Papous, ils font preuve d’inhibitions sociales souvent moins installées, moins « fossilisées » que celles des adultes et que, de ce fait, ils contribuent à visibiliser et donc à réfléchir des phénomènes parfois occultés.
Parce que la situation de communication relativement inégale entre eux et nous nous oblige à nous interroger davantage sur le sens de leurs propos, sur les manières de le construire avec eux et donc, sur l’interprétation que nous en donnons. Le choix de travailler avec des enfants, dans une perspective réflexive, invite alors à construire des modalités de recherche qui tiennent compte de ces caractéristiques, et qui permettent, en quelque sorte, de les activer, de les aiguiser afin d’en tirer pleinement parti.22
26Ainsi, les enfants ont-ils « favorisé » et « stimulé » mon activité réflexive, et l’argumentaire de Véronique Castellotti éclaire ma propre expérience de recherche. En effet, si le travail avec les élèves de CM2 a été très intéressant du fait des compétences de lecteurs littéraires, des capacités interprétatives mais aussi réflexives dont ils ont su faire preuve, l’expérience de lecture conjointe avec les élèves de Segpa, et la liberté, la réactivité dont ils ont fait preuve, est sans doute celle qui a fait évoluer le plus mes propres représentations.
Méthodologie et dispositif : un pas de côté par rapport aux Instructions officielles
27Mon travail de recherche impliquée se place dans le contexte d’enseignement de la littérature ouvert par les Instructions officielles de 2002 reprises en 2007, celles de 2008 restant plus évasives sur la littérature qui disparaît en tant que matière d’enseignement à part entière. Il s’agit pour moi, dans la mesure où je me situe dans un projet de formation, et en particulier de formation d’adultes, de prendre ceux-ci pour appui, de les questionner et interpréter. Je me centrerai sur les questions de compréhension, d’interprétation, d’interaction… que je travaillerai à travers les diverses expériences de lecture proposées.
Pratiques prescrites et pratiques déclarées d’enseignement de la littérature
28Le premier volet de ma démarche consiste en une sorte « d’État du Lieu23 » : que comprenons-nous des injonctions officielles et quelle image se dessine pour nous des pratiques enseignantes à partir du déclaratif recueilli ?
29Dans les documents officiels, la question du sens apparaît au sein d’une affirmation qui me semble appeler quelques commentaires :
L’appropriation des œuvres littéraires appelle un travail sur le sens. Elle interroge les histoires personnelles, les sensibilités, les connaissances sur le monde, les références culturelles, les expériences de lecteurs. […] Le sens n’est pas donné, il se construit dans la relation entre le texte, le lecteur et l’expérience sociale et culturelle dans laquelle celui-ci s’inscrit (la signification d’une œuvre n’est pas intangible). L’expérience de lecture engage tout lecteur à se donner une attente par rapport aux œuvres nouvelles qu’il aborde. Cette curiosité-là s’apprend, s’exerce, se développe progressivement. Elle forge les compétences propices à l’entrée en littérature.24
30À destination des enseignants, ce texte semble dans un premier temps les inclure eux-mêmes comme lecteurs des œuvres littéraires évoquées, puisqu’il est question du lecteur et non uniquement d’un lecteur enfant visé. Par ailleurs, il me paraît pouvoir s’inscrire dans les perspectives ouvertes par l’herméneutique et par Hans Robert Jauss, dans la mesure où il y est question des « attentes » et des « expériences de lecteurs ». L’affirmation de la mutabilité du sens pourrait confirmer un tel ancrage théorique, ainsi que la mention de « l’expérience sociale et culturelle » d’un lecteur historicisé. Le sens ne serait alors pas donné mais se construirait dans l’interaction entre texte et lecteur. Toutefois, la conception d’un texte comme entité préexistante à la lecture et la nécessité de guider l’enfant ne sont guère remises en cause, puisqu’en amont, le texte officiel affirme avec fermeté :
La principale difficulté réside dans le travail de compréhension. On ne peut couper le flux de la lecture (qu’elle soit entendue ou faite par le lecteur lui-même) pour expliquer un mot ou une forme syntaxique complexe. Et, cependant, on ne peut laisser les élèves dans l’incompréhension ou dans la compréhension approximative ou inexacte du texte.25
31Ce nouvel extrait me paraît dans une certaine mesure en décalage avec le précédent. En effet, ne semble-t-il pas cette fois sous-entendre l’enfant sous le « lecteur » et, du fait de la référence à la syntaxe, assimiler « complexe » à « compliqué » ?
32Quant aux sens donnés au mot « interprétation », j’en trouve au moins deux qui me renvoient à mes propres questionnements : « L’interprétation prend, le plus souvent, la forme d’un débat très libre dans lequel on réfléchit collectivement sur les enjeux esthétiques, psychologiques, moraux, philosophiques qui sont au cœur d’une ou de plusieurs œuvres26. » Ce premier usage du terme renvoie, semble-t-il, à une capacité de distanciation, très exigeante pour un élève de cet âge, pour approcher les « enjeux » des textes et verbaliser la manière dont les œuvres littéraires travaillent en chacun de nous, nous travaillent. Plus loin, le terme « interprétation » est pris dans un sens moins intellectuel et plus sensible, plus artistique, puisqu’il s’agit cette fois d’interpréter le texte à l’oral comme un musicien interprète une œuvre, même si cette compétence est en même temps déniée aux élèves :
La lecture à haute voix implique une appropriation précise du texte (et donc un travail d’explication préalable qui fait partie de la préparation) qui débouche sur des choix d’interprétation.
La lecture des élèves n’est pas, à ce stade, une lecture interprétative. […] Elle doit simplement permettre une bonne compréhension du texte par l’auditoire.27
33L’interprétation naît alors de l’explication et la lecture à haute voix n’a tout d’abord pour objectif que la production d’une image sonore suffisamment transparente pour permettre la compréhension du groupe, donc la production d’une oralisation intelligible par tous. Plus loin, les textes reviennent sur la lecture interprétative qui doit ajouter « à l’émission intonative de base de la lecture courante des valeurs expressives spécifiques (accents d’insistance, variations rythmiques, jeux sur les intensités, etc.) [pour] soutenir et, souvent, conclure le travail effectué sur une œuvre littéraire28 ». L’interprétation par la lecture à voix haute me semble donc ici envisagée avant tout comme point d’orgue du travail de lecture, la traduction par des techniques vocales de l’explication du texte. Je préfère pour ma part envisager l’oralisation comme mode d’exploration et d’appropriation du texte et comme lieu d’expression de soi à travers la rencontre avec le texte de l’autre.
34Les propositions des Instructions officielles portant plus spécifiquement sur l’album (dont une liste de référence conforte l’entrée de l’iconotexte dans le corpus littéraire pour le cycle 3) manifestent surtout, quant à elles, une attention portée aux modalités de la relation texte/image et à leur incidence, là aussi « dans la construction du sens de l’œuvre […] [pour] mettre en évidence comment les choix iconographiques influent sur le sens du texte, comment l’image, tout autant que le texte, mais par d’autres codes et effets, participe au travail d’élaboration de la signification29 ». Il s’agit là de mettre l’image à contribution pour construire un sens unique, le sens de l’œuvre.
35Ces directives auxquelles sont confrontés les praticiens de l’école m’ont donc incitée à voir comment elles pouvaient être interprétées par leurs destinataires et en quoi elles avaient pu faire évoluer leurs choix de corpus et leurs pratiques. Or, d’après les résultats de l’enquête que j’ai menée auprès d’une centaine d’enseignants de cycle 330, les ouvertures proposées par les Instructions officielles de 2002/2007 semblent n’avoir eu que peu d’influence sur les supports proposés aux élèves. Les pratiques déclarées à cette occasion par les enseignants interrogés réaffirment la domination d’une littérature du signe à l’école, la domination d’une idéologie de la transparence et de la littérature au service de l’apprentissage de la langue. Le peu de place accordé à l’album et les réticences exprimées à l’égard du poétique m’ont confirmée dans mon désir de confronter enseignants et élèves aux albums de Béatrice Poncelet. En effet, c’est justement du fait de leur polysémie, de leur complexité, du fait de l’usage poétique que l’auteur y fait de la langue tant au plan de l’oralité que de l’espace-page, qu’ils me paraissent, par le jeu des associations libres, pouvoir favoriser l’entrée en littérature pour les élèves et leurs maîtres. Les expériences de lecture réalisées entre 2004 et 2007 ont donc touché un double public, adulte et enfantin. Pour ce qui est des enseignants, j’ai sollicité une centaine de professeurs des écoles titulaires participant à cinq stages de formation continue, trois portant sur la didactique de la littérature et deux sur celle des arts plastiques, ainsi qu’un groupe d’une quinzaine d’enseignants de Segpa en préparation au CAPA-SH31. Ont également participé trois promotions d’enseignants stagiaires de primaire en deuxième année de formation initiale, lors d’un travail d’atelier au sein de leur dominante de formation consacrée au théâtre32. Du côté des élèves, j’ai sollicité deux promotions d’élèves de CM2 (2003-2004 et 2004-2005) ainsi qu’une classe de sixième de Segpa (2005-2006)33. Les expériences de lecture, évidemment négociées avec les maîtres référents des classes, étaient susceptibles d’être abandonnées à l’issue de chacune des phases si les enfants se désintéressaient d’un projet dont ils n’étaient pas à l’initiative, mais on verra qu’ils en ont été activement partie prenante. L’expérimentation s’est déroulée en suivant deux dispositifs didactiques articulés : un dispositif de découverte de l’œuvre proposé à l’ensemble des participants, adultes et enfants, et un dispositif d’appropriation de celle-ci proposé aux enseignants en formation initiale et aux élèves34.
Dispositif de découverte de l’œuvre : les communautés de lecteurs
36Comme Béatrice Poncelet le déclare elle-même, elle ne propose pas simplement des albums aux enfants, mais un univers culturel multidimensionnel où tous les arts se mêlent pour dire le monde, d’où l’intérêt d’aller voir comment les lecteurs-médiateurs adultes et les enfants, peu familiers avec la lecture littéraire pour certains, peuvent s’autoriser à inventer stratégies et parcours de lecture afin d’entrer dans son œuvre, d’y construire un sens propre, de s’y construire. Mon intention était alors à double détente : faire vivre tour à tour à l’ensemble des participants, adultes et enfants, une première expérience de lecture individuelle puis collective, impliquée puis mise à distance. La mise à distance était d’autant plus importante pour les adultes qu’ils étaient invités à se questionner sur leur rapport à la littérature, à leur propre lecture mais aussi à leurs pratiques d’enseignement.
37Après lecture libre de l’ensemble des albums de Béatrice Poncelet disponibles au moment de ce travail, adultes et enfants ont renseigné un questionnaire individuel réflexif, en temps libre pour les enfants, sur site et en temps limité pour les adultes. Cette contrainte, due au format d’intervention, conduisait les enseignants à une certaine spontanéité, c’est-à-dire à sélectionner parmi leurs impressions de lecture les plus vives, celles qui émergeront ensuite, immédiatement reprises lors du débat. L’analyse de ces questionnaires, conçus de manière la plus ouverte possible pour laisser place à l’investissement d’un lecteur dont je souhaitais qu’il fasse d’abord retour sur lui-même avant de partager ses lectures, a permis de mettre en lumière les représentations de la littérature privilégiées par les participants et l’évolution de celles-ci au contact d’une œuvre singulière. Adultes et enfants ont ensuite participé à des oraux interactifs qui leur ont permis de confronter les représentations de l’œuvre qu’ils avaient commencé à se forger. J’ai alors pu croiser les impressions et réactions de lecture, livrées par les participants sur les questionnaires individuels, avec l’analyse de leurs discours lors de la mise en place des communautés interprétatives.
38Je me suis donc placée tout à la fois dans une approche qualitative et dans une perspective herméneutique. En effet, le texte ne préexiste pas ici, chaque lecteur de l’œuvre de Béatrice Poncelet est amené à y tracer son propre parcours, à proposer sa propre interprétation. D’autre part, même si mon objectif d’enquête, explicitement formulé auprès des participants, était de recueillir leurs réactions de lecteurs littéraires face à une œuvre complexe inconnue d’eux, je ne considère pas qu’il s’agisse là de données brutes à recueillir pour les analyser. En effet, les entretiens collaboratifs ont été le lieu d’une co-construction des représentations et des lectures de l’œuvre, le lieu d’une élaboration de significations à laquelle j’ai moi-même participé.
39Ainsi, le travail de verbalisation visera à permettre aux participants adultes et enfants d’affiner leur rapport à leur expérience et d’élaborer une position qui ne soit ni rigide, ni grégaire, ni réactive vis-à-vis d’autrui. En les invitant à parler sur les albums et à s’y référer, j’ai ainsi fonctionné, en particulier avec les enfants, dans la perspective de l’étayage proposé Jérôme S. Bruner35. Dans ces échanges, les participants ont été pris comme partenaires compétents d’une action partagée, ce que Bruner appelle « l’enrôlement », qui fonde la position du sujet dans le dialogue et lui permet d’intérioriser et de prendre en charge plusieurs rôles à l’intérieur même de sa prise de parole. Cette démarche apparaît comme le fondement même de la complexification du langage, qu’il s’agisse de prendre en charge un véritable monologue ou de prendre sa place dans un dialogue. Il m’est revenu de tisser, à partir de ces tentatives d’interprétation parcellaire des élèves et des enseignants, un ensemble de liens, de les inscrire dans une continuité discursive. Cette posture dans les interactions verbales m’a donc obligée à prendre une position de retrait, à faire passer au second plan ma lecture de l’œuvre pour porter un regard attentif et interprétatif sur des formulations parfois éloignées de mes propres interprétations.
40C’est là un des points sensibles du dispositif, puisque deux postures s’interpénètrent ici : celle de chercheuse utilisant questionnaire et entretien comme mode de productions verbales à analyser, croisant les points de vue des adultes et des enfants sur l’œuvre, et celle de formatrice entrant dans une démarche interactive pour co-construire des savoirs. Ce double positionnement permet ainsi tout à la fois de nourrir une réflexion sur la posture d’auteure de Béatrice Poncelet et d’envisager des outils de formation.
41Cette expérimentation s’inscrit de façon complémentaire dans le champ de la réflexion sur le sujet lecteur ouverte lors du colloque de Rennes de janvier 2004, puisqu’il s’agit ici d’interroger le rôle de l’école dans la mise en tension entre droits du texte et droits du lecteur, dans la perspective d’Umberto Eco, et de réfléchir à la place à accorder aux expériences subjectives de lecture dans la transmission littéraire. Le double dispositif de lecture élaboré s’est donné pour perspective d’articuler la nécessaire liberté du lecteur empirique et l’initiation à des modes d’interrogation et d’analyse qui ont permis aux élèves de commencer à construire un rapport conscient et distancié au texte littéraire, et aux adultes d’affiner et de conforter leur posture de lecteurs experts. Ces expériences de lecture s’appuient sur des situations ouvertes, elles font interagir lecture individuelle et lecture interactive pour initier (et/ou entraîner) élèves et enseignants aux plaisirs de la lecture littéraire définie par Catherine Tauveron comme « “occupation d’un territoire” de jeu », à savoir une lecture « qui fait de la densité du texte son territoire de prédilection [qui] exige du lecteur une véritable “occupation des lieux” », ou encore « l’acte volontaire et singulier d’appropriation d’un lecteur singulier36 ». Pour ce faire, un dispositif de lecteurs-voyageurs a été conçu, de manière à mettre en œuvre les pratiques courantes dont Italo Calvino dresse la liste dans le dernier chapitre de Si par une nuit d’hiver un voyageur37. Ainsi, élèves et enseignants pratiquent-ils tour à tour une lecture « discontinue et fragmentaire », « à rebours », une lecture « d’avant la lecture » – induite par le titre, la quatrième de couverture ou encore l’incipit –, une lecture « stimulus » qui, s’emparant de quelques lignes, incite l’imaginaire au vagabondage, une « relecture » qui loin de faire « revivre l’émotion d’une lecture précédente » permet au lecteur, « entre les plis des phrases », d’éprouver « des impressions nouvelles et inattendues ». Au sein d’une mise en réseau autour de l’écriture de Béatrice Poncelet, enfants et adultes sont amenés à questionner leurs représentations du genre de l’album pour mieux prendre en compte les dimensions spécifiques des iconotextes que l’auteure leur propose.
Dispositif d’appropriation de l’œuvre : mise en abyme des lectures plurielles
42À la suite de cette première approche des albums de Béatrice Poncelet a été mis en place avec les élèves un dispositif didactique visant à leur permettre d’approfondir leur lecture de l’œuvre, à l’investir, à se l’approprier. Dans son état final, il s’est organisé en deux séquences articulant oraux réflexifs, production d’écrits analytiques et créatifs, enfin mise en voix, en espace et en jeu de fragments des textes.
43La première séquence, centrée sur une démarche de lecture-écriture, proposait aux élèves des deux classes de centrer leur attention sur le seul album de Béatrice Poncelet présent sur la liste de référence pour le cycle 3, Chez eux, Chez Elle ou chez elle. Ce choix s’explique en partie en raison de sa structure facilement identifiable par espaces d’intimité présentant des facettes diverses du travail plastique de l’auteure, mais également en raison de son propos puisque s’y joue la formation de la personnalité d’une enfant au contact des adultes qu’elle côtoie au gré de son entourage38. L’objectif dominant était alors d’amener les élèves à se questionner de manière plus approfondie sur la composition de l’album ; sur les diverses personnalités mises en scène et sur les moyens verbaux et graphiques mis en œuvre pour les rendre sensibles ; sur les traits dominants de l’auteure qu’il permettait de mettre en évidence ; et enfin sur les significations que pouvait prendre, pour eux, ce parcours fictif en résonance avec leur propre expérience. Pour amorcer la réflexion sur l’album, les élèves devaient commenter par écrit la dernière double page, dont le texte sur fond blanc fonctionne à la manière d’un envoi qui synthétise le parcours de l’enfant-narratrice et ses effets sur la construction de sa personnalité. Ces commentaires faisant apparaître les quatre personnages qui servent d’appui à la structure d’ensemble, chacun a fait alors l’objet d’une lecture analytique pour en déterminer les caractères significatifs. Les travaux collaboratifs au sein des groupes de recherche ont ensuite permis une synthèse orale, lors de laquelle s’est co-construite une interprétation collective, permettant la verbalisation des caractéristiques spécifiques de l’écriture iconotextuelle propres à l’auteure et un retour aux écrits de départ, ainsi que sur les hypothèses interprétatives formulées. Il ne s’agissait pas, bien entendu, ici, de mener une analyse littéraire de l’album et de ses fonctionnements, exhaustive et visant à l’expertise – ce type d’analyse restant prématurée à l’école primaire et hors de portée des élèves de Segpa –, mais bien de laisser libre cours à l’expression des découvertes et des sensibilités des lecteurs, aux associations d’idées et même à ce que je suis tentée d’appeler des intuitions littéraires. La production d’un écrit créatif a ensuite invité les élèves à s’emparer des traits d’écriture de Béatrice Poncelet qui les avaient le plus marqués et séduits, pour mettre en scène à leur tour, seuls ou à plusieurs, l’univers d’un personnage fictif ou d’une personne réelle « fictionnalisée » par leur travail d’écriture. Enfin, un échange oral collectif sur les productions leur a permis d’expliciter ce qu’ils avaient perçu du style de l’auteure et de ses thématiques, tout en les aidant à réaliser en quoi ils s’en étaient emparés pour nourrir leur propre travail et inventer. L’objectif était alors non seulement de permettre aux élèves de s’approprier des outils pour écrire, mais aussi de leur faire prendre conscience de l’inscription de leur démarche d’écriture dans le processus global de réécriture qu’est la production littéraire. De ce point de vue, je me suis particulièrement intéressée aux reprises mais aussi aux écarts, aux transgressions imitatives, aux appropriations personnelles d’un mode d’écriture, pour se dire. Cette démarche d’écriture qui invite l’élève à faire retour sur sa lecture en s’interrogeant sur les procédés de mise en mots, mais également ici de mise en espace, d’articulation du texte et de l’image, de jeux typographiques et rythmiques, entre dans les propositions faites aux professeurs des écoles par les textes officiels qui jugent « utile » d’expliciter les liens entre « l’accumulation des lectures » et « les compétences d’écriture », « et de montrer comment, y compris dans la littérature, tout travail d’écriture vient s’appuyer sur le réseau des lectures antérieures39 ». Ces indications entrent en cohérence avec mon approche historicisée et le rôle accordé à l’expérience dans ma démarche. Mon ambition ne se limitait toutefois pas ici, comme le suggèrent les exemples développés ensuite par le texte officiel, à travailler des aspects techniques de l’écriture, je désirais plutôt voir les élèves s’emparer des propositions verbales et graphiques d’un auteur pour les faire leurs, les transformer et, ce faisant, cheminer vers une écriture personnelle, amorcer une posture d’écrivain.
44La seconde séquence du dispositif d’appropriation de l’œuvre, centrée sur l’oralisation des textes, a renvoyé les élèves à l’intégralité du corpus disponible, les invitant à faire retour, après une focalisation sur un album particulier, sur leur lecture panoramique initiale de l’œuvre complète. Cette phase a également été proposée à trois promotions de professeurs des écoles stagiaires de deuxième année, participant à la dominante théâtre sur une période allant de 2003 à 2006. Elle met en œuvre plusieurs modalités de lecture : tout d’abord buissonnière, puis plus analytique et enfin « dégustative », interprétative, revitalisée, dans la perspective des travaux de Georges Jean, par la lecture à voix haute, « déterminante pour créer de nouveaux appétits de lecteurs et amener ces lecteurs à pénétrer dans des textes réputés difficiles40 ». En effet, adultes et enfants sont dans un premier temps partis en quête d’éléments des albums, de fragments qui faisaient sens pour eux, qu’ils avaient envie de porter, de proférer. Le travail de mise à l’épreuve du texte par la mise en voix, en espace et en jeu, dans lequel ils ont été impliqués, avait pour objectif de privilégier une rencontre concrète avec l’auteure, envisagée comme l’activité matérielle et charnelle du lecteur aux prises avec l’œuvre. Là encore, recherche individuelle et implication personnelle ont été croisées avec les lectures et choix de l’autre. En effet, liberté était laissée aux participants de dire leur(s) texte(s) seuls ou à plusieurs, de mettre en relief les mots, le phrasé de l’auteure à plusieurs voix, en écho, en mouvement. Les phases de recherche et donc de négociation, les participants adultes et enfants ayant le plus souvent fait des choix de lectures plurielles, ont alterné avec des phases orales réflexives portant sur les choix interprétatifs, la prise en compte d’éléments sémantiques, mais aussi d’éléments mélodiques et rythmiques de phrasé, en relation avec la disposition, la typographie, la ponctuation des textes.
45Pour les groupes de stagiaires participant à la dominante théâtre et pour les classes de CM2 à partir de 2005, la richesse du passage par l’oralisation des élèves et leur intérêt pour l’activité n’ayant été que trop tardivement prise en compte en 2004, ces expériences de mise en jeu des albums ont ensuite été tissées en un parcours de lecture théâtralisée, donnant à voir et à entendre une lecture collective impliquée de l’œuvre. Des circonstances favorables ainsi que les volontés convergentes des élèves, des stagiaires et du maître de CM2 m’ont permis de provoquer en juin 2005 la rencontre entre enfants et adultes, et ainsi de les mettre en situation de confronter leurs interprétations. Cette mise en abyme des lectures s’est avérée féconde à plus d’un titre. En effet, ce temps d’échange a mis en évidence la pluralité de leurs interprétations, leurs convergences et divergences de choix, il a également renforcé un désir de relectures et, enfin, permis aux professeurs des écoles stagiaires de réaliser la portée de la démarche didactique proposée, non seulement à travers leur propre ressenti, mais aussi grâce à la verbalisation de leur expérience par les élèves.
Notes de bas de page
1 H. Meschonnic, Pour sortir du postmoderne, p. 137.
2 H. Meschonnic, Pour la poétique III, Une parole écriture, p. 213.
3 M. Petit, Éloge de la lecture : la construction de soi, p. 9.
4 G. Langlade, « La lecture littéraire : savoirs, réflexion et sentiments ».
5 M. Picard, La Lecture comme jeu : essai sur la littérature, p. 116.
6 V. Jouve, La Poétique du roman, p. 95-96.
7 N. Batt, « Complexité et complexification », p. 73.
8 G. Langlade, « Le sujet lecteur auteur de la singularité de l’œuvre », p. 81.
9 Ibid., p. 82.
10 S. Moscovici, La Psychanalyse, son image et son public, p. 48-49.
11 M.-M. Bertucci, « Place de la réflexivité dans les sciences humaines et sociales : quelques jalons », respectivement p. 44 et 50.
12 « J’ai élaboré une méthode sans nostalgie du pouvoir absolu », entretien dans Philosophie Magazine, p. 54.
13 E. Morin, Le Paradigme perdu : la nature humaine, p. 233.
14 H.-G. Gadamer, Vérité et méthode : les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, p. 115-116.
15 Ibid., p. 140.
16 D. de Robillard, « Réflexivité : sémiotique ou herméneutique, comprendre ou donner signification ? », p. 170.
17 Ibid., p. 172.
18 Ibid., p. 173.
19 C. Moïse, « De l’arrière à l’avant-scène ou de l’intérêt de la réflexivité en sociolinguistique », p. 177-178.
20 Dynamiques et enjeux de la diversité : langues, cultures, formation (EA 4246), université François-Rabelais, Tours.
21 M.-M. Bertucci, « Place de la réflexivité dans les sciences humaines et sociales : quelques jalons », p. 51.
22 V. Castellotti, « Réflexivité et pluralité/diversité/hétérogénéité : soi-même comme des autres ? », p. 136-137.
23 Le jeu de mot est emprunté à Joël Jouanneau ouvrant ainsi Mamie Ouate en Papoâsie.
24 Ministère de la Jeunesse, de l’Éducation nationale et de la Recherche, Direction de l’enseignement scolaire, Documents d’application des programmes, Littérature, cycle des approfondissements (cycle 3), p. 8.
25 Ibid., p. 7.
26 Ibid., p. 6.
27 Ibid.
28 Ibid., p. 10.
29 Ibid., p. 7.
30 S. Dardaillon, « Quelle place pour l’iconotexte dans les pratiques enseignantes de cycle 3 ? ».
31 Certificat d’aptitude professionnelle pour les aides spécialisées, les enseignements adaptés et la Scolarisation des élèves en situation de handicap.
32 Dispositif de personnalisation des parcours mis en œuvre à l’IUFM d’Orléans-Tours sur quatre années scolaires : 2002-2003, 2003-2004, 2004-2005, 2005-2006. Ce dispositif comportait cinquante heures de formation à la didactique du théâtre à l’école ainsi qu’un atelier de pratique artistique de trente heures.
33 Le CM2 de M. Pierre Audouy à l’école Gérard-Philipe de Fondettes (37) et la 6 e Segpa de M. Frédéric Leboisne au collège Pierre-Corneille de Tours (37).
34 Un récapitulatif des séquences et séances composant ces deux dispositifs est consultable en Annexe 1.
35 J. S. Bruner, Le Développement de l’enfant : savoir faire, savoir dire.
36 C. Tauveron, Lire la littérature à l’école : pourquoi et comment conduire cet apprentissage spécifique ? : de la GS au CM2, p. 18-19.
37 I. Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur, p. 271-277.
38 « Souvent, pour des raisons de grandes personnes que je ne comprends pas, on m’envoie chez les uns ou les autres, un moment, un jour, quelquefois plus longtemps. Je ne choisis pas, c’est comme ça. » (B. Poncelet, Chez eux, Chez Elle ou chez elle, p. 1)
39 Ministère de la Jeunesse, de l’Éducation nationale et de la Recherche, Direction de l’enseignement scolaire, Documents d’application des programmes, Littérature, cycle des approfondissements (cycle 3), p. 6.
40 G. Jean, La Lecture à haute voix, p. 16.
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