1. La littérature de jeunesse : spécificités du champ
p. 13-26
Texte intégral
1Quelle place accorder maintenant à la littérature de jeunesse dans le champ du littéraire et de sa lecture ? Se pose tout d’abord la question d’un champ spécifique désigné sous des termes flottants : « livre pour enfants », « livre de jeunesse », « livre pour l’enfance et la jeunesse », « littérature accessible à la jeunesse ». Quoi qu’il en soit, cette terminologie vise toujours explicitement un être en devenir, jeune lecteur, voire, dès la fin du XIXe siècle, l’enfant non lecteur, et l’édition va donc très tôt décliner les collections en fonction des âges.
Une histoire de corpus et d’acteurs
2Il convient tout d’abord de s’interroger sur la liberté de création d’un auteur sous tutelle, « engagé » dans les contraintes éditoriales et idéologiques qui sous-tendent le marché de l’édition pour la jeunesse. Ainsi, Isabelle Nières-Chevrel s’interroge-t-elle sur une potentielle hiérarchisation des productions :
Poser la question de la valeur littéraire pour qualifier ou disqualifier la littérature de jeunesse est hasardeux. Nous savons combien cette « valeur » dépend d’une série de mécanismes institutionnels. Or ces mécanismes d’évaluation critique jouent nécessairement en faveur des goûts et de la culture de ceux qui évaluent, à savoir des adultes lettrés : tout naturellement ces adultes s’intéressent d’abord à ce qu’ils lisent eux-mêmes, à ces « livres pour adultes » qu’éditeurs et libraires regroupent sous l’expression de « Littérature générale ». Quant aux enfants, ils ne produisent pas de discours critique sur les livres pour enfants ; ils n’en ont ni le besoin, ni la culture, ni les outils. Ils ont une évaluation globale, qui est celle de leur plaisir. Tout au plus rééditions et nouveaux tirages donnent-ils au chercheur une indication quantifiée sur ce qui a – ou sur ce qui eut – « valeur (littéraire ?) » pour eux.1
3On le voit ici, le questionnement d’Isabelle Nières-Chevrel est double puisqu’il nous renvoie à une double interprétation des valeurs : valeurs littéraires (qui peut juger de la littérarité d’une œuvre pour la jeunesse ?) et valeurs sociales à la fois. Cette problématique complexe sera au cœur de mes interrogations en tant que formatrice d’enseignants puisqu’elle renvoie au paradoxe d’une école censée à la fois transmettre des valeurs à travers une littérature patrimoniale, former des enfants à la lecture littéraire et, enfin, leur permettre un rapport intime et fondateur avec la littérature qui leur est destinée. Or ce paradoxe de l’école trouve en partie sa source dans les jeux multiples de l’altérité, aussi bien au sens de règles que de mouvement, activés par l’enseignement d’une littérature écrite et choisie par des adultes pour des enfants.
Livre pour enfants, littérature de jeunesse et éducation
4Depuis que Philippe Ariès a ouvert la recherche sur la culture d’enfance, et que celle-ci s’est par ailleurs intéressée, à la suite de Paul Hazard et de Marc Soriano, au champ du livre pour enfants, s’est opérée une distinction théorique entre « livre pour enfants » et « littérature pour la jeunesse » glosée ainsi par Corinne Gibello-Bernette :
Si on s’intéresse aux publications destinées aux enfants dans une perspective littéraire, c’est-à-dire en s’attachant au corpus des œuvres de fiction mises entre les mains des enfants, on parlera de littérature pour la jeunesse. Si on adopte une perspective historique, en considérant tous les ouvrages écrits et édités pour les enfants – abécédaires, manuels scolaires, documentaires, albums, romans, contes, revues –, alors on parlera de livres pour enfants. Au carrefour des domaines littéraire, éditorial, artistique, pédagogique, l’histoire du livre pour enfants est « celle [des] objets culturels de l’enfance et elle dépend donc de la prise en compte de la spécificité enfantine, c’est-à-dire de la reconnaissance d’un public enfantin et de ses besoins propres2 ». Or cette prise en compte a évolué au long des siècles.3
5Me situant par rapport à cette définition proposée en référence, j’adopterai pour ma part une perspective essentiellement littéraire qui me positionne donc clairement dans le domaine de la littérature de jeunesse, réduisant par là même mon champ d’investigation, ce qui ne résout toutefois en rien la question de la littérarité et des valeurs relatives à accorder au vaste domaine considéré. Toutefois, la place et le statut accordés aux objets culturels de l’enfance ayant évolué au cours des siècles et mon objet n’étant pas ici de dresser un tableau complet de l’histoire de la littérature de jeunesse4, je me contenterai d’une réflexion rapide sur le statut de l’écrivain pour la jeunesse et sur les évolutions récentes de l’album, tant au plan des formes que du regard porté sur l’enfant et des rapports adultes/enfants impliqués, afin de mieux mettre en perspective le travail de l’auteure sur laquelle j’ai choisi de faire porter l’étude.
L’auteur pour la jeunesse, écrivain ou littérateur ?
6Ce titre emprunté à Francis Marcoin5 soulève une des questions récurrentes à propos de la littérature de jeunesse, celle de ses auteurs. Marc Soriano parle d’une « littérature sans auteurs » et ajoute :
Les auteurs y sont nombreux, mais, à l’exception de quelques artistes universellement célèbres, personne ne connaît leur nom. Les individualités, ici, s’effacent au profit d’entités collectives nommées « collections » qui jouent, comme disent les éditeurs, le rôle de « tracteurs ».6
7De fait, depuis ses origines, des auteurs prestigieux ont fait des incursions dans le domaine de la littérature de jeunesse. Se pose alors la question de la légitimité d’auteurs dont la production ne déborde pas le cadre de la littérature de jeunesse : à genre mineur, auteurs mineurs ? Sont-ils trop modestes ou trop relégués dans une zone périphérique de l’institution littéraire pour imposer une quelconque autorité ? Doiventils tout attendre des agents institutionnels (éditeurs, bibliothécaires, universitaires, enseignants, etc.) pour affirmer une certaine présence ou avoir du poids ? Peuvent-ils faire œuvre sans être reconnus comme auteurs « pour adultes » ? D’ailleurs, de quelle autorité peuvent-ils jouir puisqu’ils écrivent pour des enfants ? Quelles figures de l’auteur leurs œuvres proposent-elles, notamment lorsqu’il y a collaboration entre un écrivain et un illustrateur ? Telles étaient les questions, toujours d’actualité, posées par les journées sur « l’auteur de littérature de jeunesse » organisées à l’université Stendhal - Grenoble III par le Cedilit, équipe Traverses 19-21, au printemps 2009.
8Francis Marcoin, en introduction à sa réflexion sur l’auteur, s’interroge sur la nécessité de « souligner quel déclassement affecte traditionnellement l’auteur pour la jeunesse, mais [trouve] instructif de le resituer dans une perspective générale, propre à nuancer la façon dont notre modernité consacre le règne du grand écrivain7 ». Il insiste sur le fait qu’il serait plus juste de parler, fin XVIIIe siècle et courant XIXe siècle, de la naissance d’une « librairie » et non d’une « littérature » de jeunesse dans la mesure où, historiquement, les projets en matière d’écriture pour la jeunesse émanent de la volonté d’éditeurs ou de libraires et non « d’un corps d’écrivains s’adressant à elle », qui n’existe, en quelque sorte, que rétrospectivement à travers le regard de l’historien. Si l’idée bourdieusienne de « champ littéraire » prend effet sous le Second Empire, le romantisme avait déjà sacré l’écrivain comme appartenant à une aristocratie, « la librairie de jeunesse appartient à une autre sphère », poursuit Francis Marcoin, celle des « publicistes » qui destinent leurs écrits à la sphère publique passionnée par les problèmes d’éducation, ceux que l’on nomme aussi « littérateurs ».
9De fait, l’éditeur, même s’il doit composer avec les auteurs, s’impose comme figure dominante, les collections « délimitent un espace de fiction » dans lequel ceux-ci s’inscrivent et « le catalogue d’éditeur fait signature8 ». L’éditeur se présente comme acquéreur des œuvres et sa personne prévaut sur la couverture à travers ses nom et adresse, éclipsant presque de manière narcissique le patronyme de l’auteur parfois absent de la couverture. La littérature naît donc de la commande et de l’adresse à un public ciblé, et la personne de l’auteur serait minorée, « diluée dans une perspective “culturelle” où compteraient seuls les grands courants d’idées et une sorte d’imaginaire collectif plus puissant que l’imagination individuelle9 ».
10Les éditions contemporaines contribuent quant à elles à construire cette figure à part entière des auteurs, faisant dans leurs catalogues une large place à leur formation, leur personnalité, voire à leur vie personnelle, et cette institutionnalisation est particulièrement visible au sein de la Charte des auteurs et illustrateurs de jeunesse qui régule et tarifie les rencontres et animations d’auteurs dans les classes, bibliothèques et associations, « facette à part entière de leur activité d’auteur ». Le site de la Charte fonctionne lui-même comme lieu de promotion des auteurs qui ont la possibilité d’y exprimer leurs motivations à écrire pour la jeunesse. Voici, par exemple, comment Isaac Bashevis Singer justifie son choix d’un public enfantin :
Les enfants lisent les livres, et pas les critiques. Ils s’en foutent des critiques. Les enfants ne lisent pas pour trouver leur identité. Ils ne lisent pas pour se libérer de la culpabilité, pour calmer leur rébellion, ou pour se débarrasser de l’aliénation. Ils n’ont rien à faire de la psychologie. Ils détestent la sociologie. Ils n’essaient pas de comprendre Kafka ou Finnegans Wake. Ils croient encore en Dieu, la famille, les anges, les diables, les sorcières, les farfadets, la logique, la clarté, la ponctuation et d’autres trucs aussi obsolètes. Ils adorent des histoires passionnantes et non pas les commentaires, les guides ou les notes en bas de la page. Quand un livre est ennuyeux, ils bâillent sans gêne, sans avoir peur ou honte. Ils n’attendent pas de leur écrivain chéri de sauver l’humanité. Aussi jeunes qu’ils soient, ils savent que ce n’est pas dans leur pouvoir. Seuls les adultes ont des illusions aussi enfantines.10
11J’ai choisi cette déclaration d’intention car, sur le mode de l’humour, de la provocation et de la connivence avec un public jeune, elle place l’auteur en réaction, ce qui est une posture plutôt répandue, me semblet-il, parmi les auteurs pour la jeunesse. Réaction contre la critique, contre l’intellectualisation et la psychologisation de la littérature et de la lecture, réaction donc contre la vocation didactique initiale du secteur jeunesse. A contrario, Isaac Bashevis Singer se revendique comme conteur et se place d’emblée sous le regard de jeunes lecteurs qu’il considère comme capables d’affirmer leurs choix, d’évaluer sans concessions la qualité des œuvres. L’auteur pour la jeunesse appartiendrait par conséquent à une élite, celle des auteurs capables de s’adresser à un public aussi exigeant, un renversement de la perspective en somme.
12Marie-Aude Murail met également l’accent sur la maturité de l’enfant qu’elle considère comme un lecteur plus attentif et positif que l’adulte :
J’écris pour les jeunes parce que c’est le meilleur moyen d’être lu en famille et de faire dialoguer toutes les générations. J’écris pour les jeunes parce que j’ai besoin des fins heureuses. Comme dit Michel Tournier, « pour un enfant, un livre qui se termine mal est un livre qui ne se termine pas du tout ». J’écris pour les jeunes parce qu’ils lisent plus, écoutent mieux et retiennent davantage que les adultes.11
13Il est intéressant de noter ici l’entreprise d’autovalorisation qu’opère Marie-Aude Murail, revendiquant le lectorat jeunesse comme un choix et le plaçant, de manière rhétorique, en quelque sorte sous « l’autorité » d’un auteur connu et reconnu d’abord en littérature qui écrit en parallèle pour la jeunesse. On trouve également dans son propos la volonté de s’adresser à un double public, volonté régulièrement exprimée par les créateurs pour la jeunesse et qui prend parfois la forme d’un projet éditorial comme chez Olivier Douzou et Thierry Magnier, à la fois auteurs et éditeurs :
Au départ dans toute la chaîne du livre, les acteurs sont des adultes… au bout, on peut espérer un enfant… si l’adulte a bien choisi pour lui. Donc il y a forcément le désir de séduire l’adulte pour lui donner l’envie de partager une lecture. En revanche beaucoup de gens pensent qu’un livre qui plaît aux grands ne peut plaire aux enfants… erreur, dans ces albums il y a plusieurs angles de vue qu’un adulte n’identifie pas forcément (par exemple les enfants ont une manière d’appréhender et de décrypter les images supérieure à celle de l’adulte …).12 Bien sûr. J’espère toujours quand je fais un livre, qu’il y ait quelque chose qui accroche tout le monde, qu’il y ait une multiplicité de niveaux dans la lecture à travers l’image et le texte. Qu’il y ait de l’implicite, des références culturelles, des non-dits. Plus le livre sera riche et plus il sera entendu, écouté, lu par des personnes différentes et chacun pourra y trouver son petit quelque chose. Se dire que dans un livre, je peux toucher une grandmère, un enfant de deux ans ou une grande sœur de douze ans car il évoque un moment ou qu’il aide à surmonter quelque chose qu’ils sont en train de vivre, c’est cela l’universalité et la beauté d’un livre. C’est ce vers quoi on tend en tout cas. Et on essaie de penser à faire des livres pas inutiles et avant tout de vrais livres.13
14Je me limiterai à ces quelques exemples, mais les argumentaires sur l’acceptation, voire la revendication ou non d’un statut spécifique d’auteur pour la jeunesse, sont très fréquents, sans doute parce que la question est presque systématiquement posée aux auteurs ou éditeurs pour la jeunesse, comme en témoignent les nombreux comptes-rendus de rencontres publiés sur les sites de La Joie par les livres14 ou de Ricochet15. Ces questions rejoignent de fait, dans la filiation des auteurs polygraphes du XIXe siècle, celle de la reconnaissance d’un métier à part entière, lié à une formation spécifique. En effet, comme le montre Henriette Zoughébi dans son Guide européen du livre de jeunesse en 1994, nombre d’auteurs-illustrateurs européens pour la jeunesse développent en parallèle une activité professionnelle dans le domaine éducatif, en tant qu’enseignants, bibliothécaires, éducateurs, animateurs d’ateliers artistiques, comme c’est le cas pour Béatrice Poncelet. Je ne prétendrai pas ici à une analyse exhaustive et définitive de cette vaste problématique tant le positionnement relatif de ces deux activités est variable selon les personnes. Certains, comme c’était le cas pour les jeunes écrivains du XIXe siècle, multipliant dans les journaux les publications alimentaires, travaillent dans la publicité ou dans l’enseignement en attendant de vivre de leur plume ou de devenir illustrateurs pour la jeunesse à part entière. D’autres tirent parti de leur expérience d’éducateurs pour nourrir leur création artistique et envisagent leur double identité professionnelle comme indissociable. D’autres enfin, comme le déclarait Béatrice Poncelet lors d’une rencontre d’auteurs à Nantes en mars 2003, considèrent que « faire des livres, c’est une manière de vivre. Le métier, c’est en plus16 ».
L’album de jeunesse
15Dans le vaste domaine de la littérature de jeunesse, j’ai choisi de faire porter mon attention sur l’album, un de ses champs les plus dynamiques et les plus innovants depuis le milieu du XXe siècle. Ici, l’illustration prend son indépendance, loin de paraphraser le texte, elle s’insère dans la page, l’envahit, la bouscule, devient un texte parallèle, questionnant une conception de la littérature essentiellement centrée sur le texte. L’album se caractérise par l’utilisation d’un double langage, celui du texte et celui de l’image, mais à la différence du récit illustré, où le texte fonctionne de façon autonome, texte et image y sont indissociables. Et c’est de l’articulation, du frottement, du jeu entre ces deux langages inscrits dans chacune des composantes du livre (format, couverture, alternance des pages, maquette, typographie, etc.) que naît l’iconotexte.
Un genre dynamique en pleine expansion
16L’album est à l’heure actuelle un des secteurs de l’édition pour la jeunesse, si ce n’est le secteur, qui développe la plus grande richesse, tout en annonçant l’ambition, chez certains éditeurs, de capter aussi un lectorat adulte, en particulier dans le champ contemporain qui m’intéresse ici. À partir des années 1990, on observe en effet, dans la lignée des grands éditeurs historiques, des démarches éditoriales novatrices en même temps que la création de nouvelles maisons d’édition : Bilboquet, Rue du Monde, les Éditions du Rouergue, les Éditions Thierry Magnier… Le Seuil ouvre également un secteur jeunesse particulièrement créatif. Ces nouvelles éditions inversent le rapport de préséance entre texte et image, se rapprochant de la création artistique contemporaine, favorisant un langage visuel et plastique auquel vient s’intégrer le message linguistique. Ainsi les éditions MeMo entendent-elles « offrir aux enfants les œuvres d’artistes du livre d’hier et d’aujourd’hui : des rééditions pour savoir d’où l’on vient, des ouvrages très contemporains pour savoir où l’on va17 ». L’atelier du poisson soluble propose un catalogue résolument éclectique d’ouvrages souvent atypiques et inclassables comme l’implacable et incontournable Corrida de Yann Fastier, paru en 2006, dont le texte énumère les étapes d’une corrida, objectivement, froidement, inéluctablement, tandis que l’image donne à voir la « mise à mort » dans la cour de l’école d’un enfant différent Ainsi donc l’album m’apparaît comme un genre particulièrement dynamique, comme le lieu d’une perpétuelle recherche plastique et poétique très créative. Et le travail de Béatrice Poncelet, dans la lignée des expérimentations les plus audacieuses du XXe siècle, me semble particulièrement représentatif de ce laboratoire littéraire qui postule un enfant réceptif à l’art et à la culture, un enfant capable de s’intéresser à des questions existentielles traitées sans mièvrerie.
Jeux et enjeux d’une double narration
17Dans les iconotextes, le texte génère des images mentales et les images suscitent des mots ; leurs rapports y sont orchestrés de manières diverses selon les auteurs et d’un album à l’autre sans qu’il soit toujours possible de repérer des dominantes propres à chacun d’eux, de donner sens à ces choix. Parfois texte et image occupent des espaces nettement séparés, sur deux pages en regard, sur deux espaces de la page, parfois ils semblent se répondre, s’interpénétrer. L’histoire que racontent les images n’est pas exactement celle que raconte le texte et l’on peut rapidement sérier quelques modes dominants de mise en relation du texte et de l’image : soumission de l’un à l’autre, avec des effets de redondance ou d’insistance ; complémentarité, voire affrontement ou divergence quand la narration est partagée. Parfois le texte et l’image construisent des récits parallèles : par le biais d’une double énonciation l’image peut donner à voir au lecteur des éléments ignorés par le narrateur, prendre le texte au pied de la lettre et jouer à illustrer des jeux de mots, des lapsus ; d’autres fois, des fragments de l’histoire relatée par le texte sont à retrouver dans le « pêle-mêle » apparent de l’image. Ces multiples solutions peuvent coexister dans le même album, elles jouent sur l’explicite, l’implicite et l’économie de narration.
18L’explicite, directement perceptible par le lecteur, est dit par le texte ou montré par l’image. L’implicite se manifeste dans l’album tant au plan de l’image que du texte. Le texte invite le lecteur à s’investir dans ses blancs, dans les images et associations suggérées par la polysémie de la langue et les éléments intertextuels. Les images, quant à elles, l’invitent à se projeter dans les blancs créés par leur discontinuité, leur polysémie et enfin les jeux intericoniques qu’elles proposent, l’illustrateur pouvant citer ses propres images ou celles d’autres artistes dans un jeu d’hommage ou de clin d’œil, créant une connivence supplémentaire avec le lecteur, lorsqu’il les découvre. Du point de vue de la narration, l’image de l’album, par les indications spatio-temporelles qu’elle donne, permet au texte de faire l’économie d’une description des lieux de l’histoire, de la verbalisation du temps écoulé entre deux pages ou deux doubles pages, des notations descriptives relatives aux personnages. Par ailleurs, un des enjeux fondamentaux de la littérature est de donner à penser au lecteur, de lui offrir un espace vide à investir. Dans l’album de littérature de jeunesse, et particulièrement dans le corpus que j’ai choisi d’analyser, le texte reste souvent succinct, d’une extrême densité, d’une grande simplicité, parfois elliptique. Or ces blancs du texte, outre qu’ils permettent au lecteur de s’investir dans leur espace, attendent, de fait, d’être complétés par l’image.
19L’image entretient des rapports parfois complexes avec le réel selon qu’elle montre des éléments d’une réalité quotidienne, qu’elle plonge d’emblée son lecteur dans un monde imaginaire ou, qu’au fil des images, l’imaginaire enfantin vienne se substituer au monde enfantin. De par sa fonction cognitive, elle occupe une place primordiale dans l’album et va fournir des informations immédiatement perceptibles par le lecteur, en particulier par le jeune enfant qui n’a pas encore accès à l’écrit et entend le texte oralisé par l’adulte tandis qu’il « lit » simultanément l’image. Le format, tout d’abord, s’avère déterminant dans la première appréhension du livre. Tandis que les petits formats conviennent à une lecture intime, les grands formats privilégient la lecture partagée et l’immersion dans l’image. Le format à l’italienne offre un espace panoramique idéal pour les grands paysages, tandis que le format carré, plus abstrait, concentre l’image et entre ainsi en résonance avec l’image non figurative. La posture des personnages est également déterminante pour leur construction : interpellation du lecteur par le personnage vu de face ; placé de profil, il guide son regard vers un ailleurs ; hors cadre ou de dos, prêt à sortir du cadre, il relance la narration… Le cadrage va renforcer ces effets de sens, permettant de visualiser les rapports de force ou les états du personnage par le biais notamment des effets de plongée/contre-plongée. La manière dont l’image elle-même est cadrée ou non sur l’espace de la page produit également un effet sur la situation du lecteur : celui-ci s’immerge dans une image à bords perdus ou en pleine page, tandis que le cadre fonctionne comme un espace de mise à distance, de lieu d’où (souvent) le narrateur prend la parole. La couleur et le tracé du cadre influent également la perception de l’image, et le jeu des hors-cadres provoque une illusion de mouvement, de dynamique. Ces effets de rythme sont généralement renforcés par le mode de succession des pages : ellipses entre la page de droite et la page de gauche, entre deux doubles pages, rythme dans l’alternance entre les divers modes de mise en pages… Typographie et mise en espace du texte sur la page participent également par leur matérialité à l’élaboration du sens. En effet, l’album, tout comme le poème, joue de la capacité du mot, du texte à faire image sur l’espace de la page. Les auteurs et maquettistes contemporains jouent ainsi fréquemment sur les caractères typographiques et les polices de caractères, leur taille, les effets de capitales ou d’écriture pseudo-manuelle pour suggérer un surplus de sens au lecteur au-delà du verbal, imitant par exemple les remous, la vitesse et le sens des déplacements, ou modulant par leur taille et leur charge en encre l’intensité des voix narratives, les émotions véhiculées…
20Au sein de l’album littéraire et en particulier chez Béatrice Poncelet, il est rare qu’image et texte se placent du même point de vue, créant ainsi une dynamique de lecture. Des focalisations restreintes réduisent parfois ou morcellent le champ de vision ou de lecture de l’enfant, l’obligeant à construire sa propre image mentale. Si le choix de focalisations restreintes empêche l’album de tout dire, de tout montrer, les auteurs vont parfois jusqu’à priver le lecteur de référent en pratiquant l’art de l’ellipse. À lui de s’investir, d’extrapoler, pour tenter de la combler à sa manière. Parfois, l’ellipse n’est que partielle et l’image vient au secours du lecteur-regardeur en lui offrant des indices, des clefs. Ces indices peuvent être plus ou moins facilement identifiables ; parfois nichés dans le foisonnement de l’image, ils sont autant de perches tendues et leur découverte parfois incidente stimule l’attention du lecteur. Quand l’ellipse narrative est totale, il arrive parfois que l’image vienne dire en silence ce que le texte tait, offrant au jeune lecteur un support à interpréter pour combler le blanc laissé par la parole. Il arrive enfin parfois que les clefs polysémiques proposées par l’image, relançant les choix interprétatifs, ouvrent plusieurs parcours de lecture, en particulier lorsque ni le texte ni l’illustration ne proposent de clôture. Le texte de l’album de littérature de jeunesse pourrait difficilement se suffire à lui-même, il a besoin que l’image l’aide à fonctionner. Ce que le texte ne décrit pas, à l’image de le donner ou de le suggérer, d’ancrer la parole dans un univers sensible.
21La plupart des albums pour enfants relèvent de la narration et soulèvent donc la question du narrateur, qu’il soit homo- ou hétérodiégétique18 selon qu’il laisse ou non paraître des traces relatives de sa présence dans le récit qu’il prend en charge. Ainsi se rencontrent dans les albums pour enfants des narrateurs personnages ou témoins, voire garants de la fiction, souvent à la première personne, ou des narrateurs externes, à la troisième personne, sans « aucun trait d’individualisation qui le constitue comme personnage ». Et comme le fait observer Isabelle Nières-Chevrel :
Le narrateur n’est qu’une instance narrative qui raconte l’histoire et organise l’ordre d’entrée des informations. L’histoire semble se raconter toute seule. Mais un narrateur extérieur peut cependant intervenir dans son récit en explicitant, commentant, évaluant les comportements de ses protagonistes. Précisons que dans un certain nombre de textes pour enfants, le narrateur se fait « raconteur » ; des interpellations mettent en scène un auditeur privilégié. Le « narrateur-raconteur » donne alors une apparence de communication orale au texte écrit par l’écrivain.19
22Lorsque illustrateurs et auteurs sont deux entités distinctes lors de l’élaboration de l’album, il arrive souvent que l’illustrateur interprète le texte selon son propre univers. Or parfois, même quand il y a identité des deux instances narratives, l’illustration semble jouer comme une relecture et une interprétation du texte. L’image, enfin, peut donner à rêver, à imaginer au lecteur au-delà des mots, laisser entrevoir des prolongements, des possibles que le texte n’a pas explorés : au lecteur alors de broder sur ces pistes ouvertes. Isabelle Nières-Chevrel conceptualise cette double narration en parlant de « narrateur visuel » et de « narrateur verbal » :
Si l’on peut ainsi déterminer dans un texte quelle est l’instance qui raconte, qu’en est-il des images que l’on rencontre dans un album ou dans un récit illustré ? « Qui donne à voir ? » La question peut sembler sans pertinence et la réponse évidente : « C’est l’artiste-illustrateur. » Mais est-il certain qu’une distinction équivalente à celle de l’écrivain et du narrateur soit sans fondement dans le domaine des images narratives ? […] la question du « responsable » des images peut être tout aussi complexe que celle du responsable du texte narratif. Il apparaît du même coup tout aussi nécessaire de distinguer l’artiste et l’instance que l’on pourrait appeler le (ou les) narrateur (s) visuel (s). On peut donc émettre l’hypothèse que deux narrateurs sont à l’œuvre dans la majorité des albums, un narrateur verbal et un narrateur visuel.20
23Cécile Boulaire, de son côté, en référence à l’outil d’expression de cet autre narrateur, propose de le nommer plutôt narrateur iconique. Pour elle :
[Le] frottement de ces deux instances, leurs divergences, leurs contradictions éventuelles, provoquent cette mise en danger temporaire inhérente au pacte de lecture et à toute expérience esthétique, celle qui suscite souvent le rire, parfois l’inquiétude ou le doute, et qui fait de la lecture (même d’un album) une aventure au sens étymologique du terme : il va se passer quelque chose.21
24Or l’identification des voix narratives et leur mise en relation avec l’image sera l’un des jeux les plus féconds et les plus complexes des albums de Béatrice Poncelet.
25Au-delà des questions de focalisation, la littérature de jeunesse contemporaine et en particulier l’album, y compris pour les tout jeunes enfants, brouille les pistes énonciatives, joue dans ses pages avec la création littéraire elle-même, le rapport à la fiction, à la lecture et à l’écriture, comme l’a décrit et montré Catherine Tauveron :
Il est, dans une frange de la littérature de jeunesse, des albums qui rompent le pacte de lecture et qui, au lieu de raconter une histoire fictive, prennent pour objet la littérature même, c’est-à-dire remplacent ou recouvrent la narration de l’histoire fictive par la dramatisation de sa création ou de sa réception : l’histoire qu’ils racontent est une histoire de lecture ou de création d’histoire, en d’autres termes une métafiction.22
26Dans le cadre des métafictions entrent en concurrence avec l’auteur et le lecteur réels des auteurs et lecteurs fictifs. Les Mystères d’Harris Burdick de Chris Van Allsburg ou Grimoire de Sorcière d’Elzbieta mettent par exemple en scène, en exergue ou en quatrième de couverture, en tout cas aux bornes de l’album, la découverte (chez un éditeur pour l’un, dans un grenier pour l’autre) d’un matériau littéraire dont ils se sont emparés pour produire un livre. Ainsi Grimoire de Sorcière (dont le titre développé sur la page de garde est : « Grimoire de Sorcière par Galimatia Farigoule : recettes, usages et histoires secrètes/Elzbieta fecit ») se présente-t-il comme un manuel de formation à destination des sorcières, qui expose aussi bien les vertus de leurs animaux de compagnie que des recettes et des récits exemplaires destinés à illustrer ou justifier un propos que l’insertion de citations latines et l’illustration sur le mode de la gravure et du palimpseste viennent authentifier. Ces jeux métatextuels complexes qui entrent dans le champ de la paratextualité mise en évidence par Gérard Genette, se doublent parfois de sauts métaleptiques, de surgissements et d’inversion des rôles qui peuvent causer chez le jeune lecteur des difficultés d’accès, mais aussi provoquer chez lui un plaisir de connivence comme l’atteste Catherine Tauveron, en référence aux travaux de Jean Perrot :
De tradition ancienne, jeux d’illusion-désillusion particulièrement prisés par l’esthétique baroque, [les métafictions métaleptiques] séduisent certes les lecteurs adultes lettrés mais tout laisse à penser qu’elles rencontrent aussi le baroque d’enfance.23
27Personnages qui sortent du livre pour entrer dans la vie du lecteur ou de l’auteur fictifs, interventions du lecteur fictif pour modifier le récit avec un statut de personnage ou même d’auteur : les jeux, décrits par Catherine Tauveron, se multiplient à l’envie jusqu’au vertige dans des albums comme Les Loups de Emily Gravett, Les Sur-Fées de Nadja, Le Livre le plus génial que j’ai jamais lu de Christian Voltz… L’analyse des albums de Béatrice Poncelet, me conduira également à m’attacher à ces phénomènes métafictifs comme une des caractéristiques de son écriture.
Notes de bas de page
1 I. Nières-Chevrel, « Faire une place à la littérature de jeunesse », p. 51.
2 M. Manson, article « Jeunesse, livre pour la », dans P. Foucher, D. Péchoin et P. Schuwer (dir), Dictionnaire encyclopédique du livre, t. 2, p. 684.
3 C. Gibello-Bernette, « Brève (s) histoire (s) du livre pour enfants en France : de l’Orbis sensualium pictus aux Trois brigands », p. 18.
4 Je renvoie pour cela aux synthèses de Corinne Gibello-Bernette (« Brève (s) histoire (s) du livre pour enfants en France »), de Jean-Paul Gourévitch (La Littérature de jeunesse dans tous ses écrits : anthologie de textes de référence, 1529-1970) et enfin de Christian Chelebourg et Francis Marcoin (La Littérature de jeunesse).
5 F. Marcoin, « L’auteur pour la jeunesse, écrivain ou littérateur ? ».
6 M. Soriano, article « Littérature pour la jeunesse », dans Encyclopædia Universalis, http://www.universalis.fr
7 F. Marcoin, « L’auteur pour la jeunesse, écrivain ou littérateur ? », p. 187-188.
8 Ibid., p. 191.
9 Ibid., p. 197.
10 I. Bashevis Singer, rubrique « Pourquoi j’écris pour les enfants », http://www.la-charte.fr [article consulté le 16 août 2009]. Le site de la Charte, modifié en mars 2012, n’offre plus d’accès à ces propos d’auteurs. Le lecteur pourra trouver des arguments similaires sur les sites des auteurs eux-mêmes.
11 M.-A. Murail, rubrique « Pourquoi j’écris pour les enfants », http://www.la-charte.fr [article consulté le 16 août 2009].
12 O. Douzou, « Entretien », septembre 2003, http://www.ricochet-jeunes.org/entretiens/entretien/59-olivier-douzou [consulté le 30 mai 2012].
13 T. Magnier, « Entretien », novembre 2008, http://www.ricochet-jeunes.org/entretiens/entretien/124-thierry-magnier [consulté le 30 mai 2012].
14 http://lajoieparleslivres.bnf.fr/[consulté le 30 mai 2012].
15 http://www.ricochet-jeunes.org/entretiens [consulté le 30 mai 2012].
16 http://www.ecoles.mairie-nantes.fr [consulté le 10 juin 2004, plus en ligne depuis].
17 http://www.ricochet-jeunes.org/editeurs/editeur/81-memo [consulté le 10 juin 2004, plus en ligne depuis].
18 G. Genette, Figures III, p. 252.
19 I. Nières-Chevrel, « Narrateur visuel, narrateur verbal », p. 70.
20 Ibid., p. 71.
21 C. Boulaire, « Les deux narrateurs à l’œuvre dans l’album : tentatives théoriques », p. 21.
22 C. Tauveron, « Voyages transgressifs au-delà des frontières et autres métalepses dans la littérature de jeunesse », p. 177.
23 Ibid., p. 179.
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