Introduction
p. 5-10
Texte intégral
« J’ai bien aimé ce livre mais, à quelques moments, je n’ai pas compris. Mais ce qui est bien dans ce livre, c’est que ça arrive en vrai. » (Aline)
1Aline, élève de cours moyen deuxième année (CM2), nous montre par sa remarque à propos de l’album Chez eux, Chez Elle ou chez elle de Béatrice Poncelet, à quel point une enfant peut se montrer sensible à la dimension existentielle de la littérature, se sentir et se dire touchée, concernée, sans pour autant exiger de tout comprendre. Belle intuition de ce qu’est fondamentalement la littérature : le lieu où se donne à voir l’expérience humaine… Avec ses mots d’enfant, Aline rejoint en quelque sorte Marcel Proust, lorsqu’il écrit :
En réalité, chaque lecteur quand il lit est le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument d’optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans ce livre il n’eut peut-être pas vu en soi-même. La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre est la preuve de la vérité de celui-ci […].1
2Marcel Proust invite là le lecteur à une lecture vagabonde, il l’invite à faire son miel des mots de l’autre, à devenir lecteur de soi-même dans les blancs du texte, à écrire son propre texte.
3Or c’est précisément la question de l’investissement du lecteur dans le texte qui m’intéresse à propos de l’œuvre spécifique de Béatrice Poncelet, laquelle me questionne aussi bien en tant que lectrice littéraire qu’en tant que médiatrice culturelle. Quelle réception de l’œuvre par un public d’enfants et de médiateurs ? Quelles conceptions de la littérature et du texte actualisent ses albums et dans quelle mesure remettent-ils en cause l’opposition intégrée au plan éditorial et critique entre littérature pour adultes et pour enfants ? Quels types de lecture induisent-ils : lectures solitaires et intimes, lectures interactives et croisées ? Dans quelle mesure invitent-ils à poser autrement la question de la transmission culturelle, en particulier à l’école ?
4C’est dans cette perspective que je pose ici la question de l’accès à la littérature pour les jeunes enfants, en me plaçant dans une optique à la fois littéraire et didactique afin de susciter, d’encourager, de favoriser une rencontre. Quels sont les enjeux d’une entrée en littérature pour les élèves de l’école primaire ? Quels corpus et dispositifs privilégier ? Quelles stratégies de formation professionnelle mettre en place pour permettre cet accès à la littérature à des médiateurs enseignants polyvalents qui ont parfois raté leur propre rencontre initiale avec la littérature et se remémorent surtout les pesanteurs de l’analyse littéraire ?
5Pour construire un enseignement de la littérature dès l’école primaire, les documents d’accompagnement des programmes proposaient en 2002 des dispositifs privilégiant l’interactivité : le débat littéraire, la mise en réseau des œuvres, la lecture à haute voix et l’écriture. Par ailleurs, la présence d’une liste d’ouvrages recommandés, réactualisée en 2004 et 2007, problématise le choix d’un corpus de littérature de jeunesse « dont la qualité littéraire ne fait aucun doute », sous-tendue par des « enjeux esthétiques, psychologiques, moraux ou philosophiques2 ». Tout semble donc pensé et pourtant cette incitation prête, bien sûr, à discussion : qu’est-ce qu’un ouvrage « dont la qualité littéraire ne fait aucun doute » ? Il semblerait que la littérarité, « c’est-à-dire les procédés par lesquels [les œuvres littéraires] relèvent de l’art et d’un fonctionnement esthétique du langage3 », fasse consensus, que tout usager des textes officiels puisse la reconnaître parmi les titres disponibles… Les « enjeux » qui la soustendent doivent-ils être considérés comme une glose de ce que les textes officiels entendent par qualité littéraire et que le choix des ouvrages proposés en référence illustre ?
6Or, qu’englobe-t-on sous le nom de littérature de jeunesse ? S’agit-il des textes publiés par des éditeurs spécialisés ? D’une littérature produite pour un public ciblé par des auteurs souvent issus des milieux éducatifs ? Ou d’une littérature créative qui, du fait d’un public neuf, peut se permettre toutes les audaces ? Pour ma part, je séparerai le champ du « livre pour enfants » correspondant à une logique économico-commerciale et qui recouvre des productions de nature très diverse, et celui de la « littérature pour la jeunesse » visé par la transmission culturelle scolaire. La production du « livre pour enfants », abondante, disponible, sans cesse renouvelée, très dynamique au plan économique peut, en effet, s’avérer être un lieu de reproduction des formes, d’adaptations édulcorées, affadies, des textes de la « grande littérature ». Faute de faire confiance au littéraire, éditeurs et écrivains se limitent parfois à la mise en jeu d’un vécu fantasmé de l’enfant, où se reproduisent des thèmes et des formes suivant les principes d’une littérature contrainte. Historiquement conçu dans une perspective étroitement éducative, le livre pour enfants garde de fait les stigmates de cet héritage et tend à demeurer une littérature « mineure », sous surveillance thématique, esthétique et idéologique. Or, dans la perspective d’un véritable apprentissage culturel, les lectures de jeunesse n’ont pas seulement pour but de distraire ou d’habituer les enfants à se servir des textes, mais elles se doivent d’être ce à travers quoi se forment les personnalités, les intelligences, les caractères, la culture, le jugement esthétique… Deux questions centrales s’avèrent alors récurrentes : celle du destinataire et celle de la posture de l’écrivain.
7En quoi peut-on parler légitimement de littérature à propos de la littérature de jeunesse ? Selon Hans Robert Jauss, toute œuvre en correspondance absolue avec les horizons d’attente de son lecteur ne peut être considérée comme une œuvre littéraire, mais comme un produit commercial puisque :
L’horizon d’attente propre à la littérature se distingue de celui de la praxis historique de la vie en ce que non seulement il conserve la trace des expériences faites, mais encore il anticipe des possibilités non encore réalisées, il élargit les limites du comportement social en suscitant des aspirations, des exigences et des buts nouveaux et ouvre ainsi les voies de l’expérience à venir.4
8La littérature de jeunesse que je privilégie ici prend le risque de l’écriture. Par un foisonnement des significations, elle permet des parcours, des lectures multiples. Cette littérature pose les grandes questions de l’existence en puisant sa force dans l’imaginaire, dans la recherche d’une voix juste, d’un rythme propre. Elle invente des formes nouvelles, s’offrant au lecteur comme un lieu qui attend d’être habité, comme une œuvre. Elle doit enfin dire ce qu’on n’entend nulle part ailleurs, parce que la littérature est un lieu d’émergence, l’espace où la langue joue entre oral et écrit, signifiant et signifié, forme et signification, pour créer formes et sens.
9Dans le champ de la littérature pour la jeunesse, je me centre ici sur l’album, genre le plus spécifique de ce domaine, à la fois le plus travaillé par les auteurs-illustrateurs, le plus créatif, mais peut-être le plus suspect quand il s’agit de légitimer les productions pour la jeunesse dans le champ littéraire puisqu’il naît d’un dialogue entre le texte et l’image. Au sein du genre album, j’ai choisi de focaliser mon attention sur les productions de Béatrice Poncelet, à la fois auteure et illustratrice, afin de rendre plus féconde une analyse interactive du texte et de l’image, d’autant que, graphiste de formation, elle accorde une importance toute particulière à la matérialité du texte. De plus, cette auteure-illustratrice m’apparaît comme l’un des artistes contemporains qui travaille le plus en profondeur les ressources de l’iconotexte défini par Alain Montandon comme « une œuvre dans laquelle l’écriture et l’élément plastique se donnent comme une totalité insécable [provoquant] des glissements plus ou moins conscients, plus ou moins voulus, plus ou moins aléatoires dans l’effort d’ accommodation de l’œil et de l’esprit à deux réalités à la fois semblables et hétérogènes5 ».
10En outre, Béatrice Poncelet a produit une œuvre suffisamment large pour nous permettre de mieux percevoir la richesse de son travail, ses axes thématiques, ses spécificités d’écriture, ainsi que ses divers courants d’inspiration ou ses liens avec la Bibliothèque dont parlait Malraux, toutes caractéristiques qui l’inscrivent avec force dans ce qui me paraît être une littérature de jeunesse inventive, créative, poétique, foisonnante.
11Protéiforme, son œuvre questionne par ailleurs les théories de référence de la critique littéraire. Dans une conception sémiotique, encore dominante dans le champ des lectures de jeunesse, il s’agit de fixer le texte, de construire une science du texte, un protocole de lecture, d’inventer une science de l’interprétation des textes qui en garantisse le sens. En revanche, dans une conception herméneutique, le texte s’élabore comme le produit d’un acte à la fois individuel et social, la lecture. Peut-on verrouiller le sens d’un texte ou le texte fait-il partie d’un processus, d’une expérience ? Jusqu’à quel point Béatrice Poncelet ouvre-t-elle à une pratique de la littérature qui privilégie le texte ? Cette question nous paraît très importante dans le débat scolaire : le malaise de certains enseignants face aux albums de Béatrice Poncelet ne viendrait-il pas, en effet, de leur difficulté à se considérer comme lecteurs autonomes et à laisser les enfants l’être, voire les aider à le devenir ? Ainsi la réflexion sur les lectures de notre auteure nous permet-elle d’ouvrir un débat sur la littérature comme expérience ou comme texte, dans une perspective à la fois théorique et didactique. Hans Robert Jauss et Hans-Georg Gadamer considèrent la compréhension non pas comme un acte individuel gratuit, mais comme un acte existentiel et relationnel : comprendre, c’est se construire, non pas seul mais face à l’autre, avec l’autre. Or l’album, chez Béatrice Poncelet, apparaît comme un support privilégié pour permettre cette construction ; l’expérience des lectures de ses albums ouvrirait ainsi sur une expérience fondatrice de ce qu’est la littérature. L’œuvre de Béatrice Poncelet oblige à des formes d’oralisation, de partage ; son texte n’est pas fini. De par le rapport qu’elle entretient avec la langue et avec la poésie en matière de création verbale, de système d’images, de rythmes propres dans la composition texte-image, de récurrences et de jeux d’écho, elle se place dans la perspective développée par Henri Meschonnic dans Pour la poétique I en 1970 ; pour le poète et théoricien, en effet, le rythme, lié au physiologique, permet à la poésie de créer un autre réseau sémantique avec et contre le réseau habituel de la langue.
12Par ailleurs, Hans-Georg Gadamer, suivant en cela Paul Ricœur, considère que l’individu produit son identité par son récit personnel, par la production de son histoire et qu’il ne peut sortir de celle-ci, sauf à la croiser avec celle de l’autre. Or, chez Béatrice Poncelet, ce sont précisément les récits croisés qui permettent de construire l’histoire. Le débat interprétatif, les appropriations par l’écriture et la mise en voix que son œuvre peut susciter au plan didactique permettent de croiser les histoires et d’éclairer le texte. Il s’agira ainsi d’exposer en quoi la rencontre avec une œuvre aussi complexe et ouverte que la sienne va permettre aux enseignants médiateurs et aux élèves, parfois même aux plus disqualifiés en matière de lecture, de mettre en place un véritable comportement de lecteur littéraire. Je tenterai de montrer comment ce sont justement le foisonnement et les ramifications de cette œuvre qui vont permettre aux lecteurs de faire leur chemin propre, de s’investir eux-mêmes en investissant les blancs du texte et comment, parfois, en particulier pour les enfants de Segpa6, ces iconotextes si complexes vont faciliter la construction d’un rapport à l’autre et à la lecture.
13Ces choix interrogent la légitimité qu’il y aurait à faire supporter à l’album les critères de la littérature. Ce genre hybride ne doit-il pas développer son propre système critique ? Se pose aussi la question du décalage parfois évident entre les goûts des lecteurs experts, ceux des enseignants médiateurs et enfin ceux des élèves… En effet, le travail de Béatrice Poncelet, bien que reconnu par l’institution du fait de l’inscription d’un de ses albums sur la liste de référence pour le cycle 3, se trouve pour l’instant peu diffusé et peu travaillé à l’école, perçu souvent par les médiateurs comme difficile d’abord, élitiste, ancré dans une culture savante plutôt que populaire et donc comme inaccessible pour les publics scolaires. Je croiserai les représentations initiales d’élèves et de médiateurs pour voir en quoi ce qui perturbe parfois le lecteur adulte permet justement à l’enfant de s’investir. Se posera aussi la question de la transmission à l’école et plus particulièrement de ce que l’œuvre de Béatrice Poncelet permet de transmettre en termes de représentations du monde, d’univers enfantin et de rapports entre les êtres. C’est précisément cette fusion des univers, présente dans les albums et suscitée par les expériences de lecture, qui va m’intéresser dans une perspective didactique, tant du point de vue de la pratique littéraire en classe que du point de vue de la formation des maîtres. Béatrice Poncelet occupe, en effet, une place centrale dans les interrogations sur la littérature, non pas comme « auteur bifrons » mais comme créatrice d’une œuvre à double destination, fonctionnant comme un lieu de rencontre entre l’adulte et l’enfant, apte à favoriser la transmission d’une posture de lecteur.
14Quels seraient alors les dispositifs à privilégier pour permettre aux élèves, mais également aux adultes en formation d’enseignant, non seulement de faire évoluer leurs représentations initiales mais d’entrer dans une démarche de lecture littéraire, d’interpréter l’œuvre et de se l’approprier pour construire un parcours personnel ? Je privilégierai pour ma part la mise en place de communautés interprétatives, la pratique d’écrits réflexifs et artistiques, enfin le travail au et par le corps de l’œuvre de Béatrice Poncelet, en proposant aux élèves et aux enseignants des dispositifs de mise en voix, en espace et en jeu débouchant sur une « lecture-parcours » théâtralisée.
15Le projet développé ci-après fait le pari du plaisir esthétique, né de la confrontation avec des textes exigeants, résistants, dès le cycle 3 et ce, quel que soit le milieu socioculturel d’origine. Ce travail sur la réception scolaire des albums de littérature de jeunesse analysés, qui conjuguent simplicité apparente du texte et complexité de l’interprétation, devrait nous permettre, grâce à l’analyse des glissements opérés à partir des premières lectures empiriques, de nous interroger sur l’impact de la médiation par l’adulte et sur la vocation de l’école d’amener les enfants vers ces productions qui bouleversent les modes habituels de la lecture scolaire.
Notes de bas de page
1 M. Proust, Le Temps retrouvé, dans À la recherche du temps perdu, 1987-1989, t. 4, p. 489.
2 Ministère de la Jeunesse, de l’Éducation nationale et de la Recherche, Direction de l’enseignement scolaire, Documents d’application des programmes, Littérature, cycle des approfondissements (cycle 3), p. 6.
3 O. Ducrot et J. -M. Schaeffer, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, p. 196.
4 H. R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, p. 83.
5 A. Montandon, Iconotextes, p. 36.
6 Section d’enseignement général et professionnel adapté.
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