Chapitre 4. « C’est celui qui le dit qui l’est ». Interactions adolescentes et expression de soi
p. 159-181
Texte intégral
1. Introduction
1Les études sociolinguistiques, notamment sur les pratiques langagières de jeunes, montrent que les éléments de variation sont avant tout caractéristiques de l’oral (Auzanneau, 2009 ; Billiez & Trimaille, 2007 ; Gadet, 2003), que ces pratiques actualisent des compétences communicatives et interactionnelles (Auzanneau, 2009 ; Auzanneau & Leclere-Messebel, 2007 ; Lodge, 1999) et notamment des jeux rhétoriques (Moissinac & Bamberg, 2004) et que, contextualisés, à l’instar de nombre de comportements verbaux ou non verbaux, ils sont potentiellement porteurs/marqueurs de positionnements interpersonnel, social, d’affirmation de soi et d’identité. En cela, on ne saurait les distinguer de la constante construction d’ethos discursif et langagier qui caractérise avec plus ou moins de force toute prise de parole (Amossy, 2010a ; Gumperz, 1989 ; Kremnitz, 2008).
2Le parti pris au sein du projet Approche comparée des parlers jeunes en milieu urbain, pour sa partie française, était de chercher à étudier les pratiques langagières de jeunes locuteurs que l’on pourrait considérer comme des jeunes sujets « lambda ». C’est la raison pour laquelle nous observons et analysons dans le présent chapitre des échanges entre des adolescentes choisies parce qu’elles ne correspondent pas aux sujets prototypiques de nombreuses études : adolescents plutôt de genre masculin, de banlieue ou d’un quartier populaire, dont les parents ou grands-parents ont migré, notamment de pays d’Afrique, et recrutés parce qu’ils ont recours à des traits d’une soi-disant/supposée « variété jeune ».
3Comme nous avons déjà tenté de le faire ailleurs (Buson, 2009, 2017 ; Trimaille, 2007 ; Trimaille & Lambert, 2009) nous nous attachons à explorer les aspects discursifs et interactionnels de ces pratiques langagières et particulièrement le rôle des procédés dialogiques dans la présentation de soi (cf. partie 4). Mais avant cela (partie 3), nous relèverons un certain nombre de traits linguistiques, dans une perspective sociolinguistique interprétative et compréhensive, pour tenter de saisir le sens que les acteurs sociaux donnent à leurs actions parmi lesquelles leurs activités langagières. Cette démarche rejoint et complète celle de Trimaille et Lambert :
la diversité des traits utilisés pour styliser, particulièrement les traits voco-prosodiques, conforte le choix de l’approche qualitative, interactionnelle et multi-niveaux, pour chercher à saisir le sens social non de variantes isolées, mais de traits en co-occurrences (Trimaille & Lambert, 2009).
2. Contextualisation et présentation du corpus
4L’interaction choisie pour l’analyse est un polylogue qui s’est déroulé dans le cadre d’un focus group (désormais FG) auquel participent quatre sujets montpelliérains : trois adolescentes scolarisées en classe de 4e (Ma, An et Il ont toutes les trois 13 ans au moment de l’enregistrement et leurs parents appartiennent à la classe moyenne) et un assistant d’éducation. Cet entretien collectif a été mené et enregistré1 au collège par l’assistant d’éducation qui était chargé à la fois d’animer la discussion et d’introduire différents thèmes en relation avec la vie et les représentations des élèves2. La discussion dure 33’30. L’analyse porte sur 8 minutes de FG, situées à la fin de l’interaction, pendant lesquelles les trois adolescentes mènent à bien diverses activités langagières : elles se livrent à une stylisation parodique (corpus interview parodique, annexe 1), conversent sur leur avenir en l’absence de l’assistant d’éducation (corpus conversation, annexe 2), et co-construisent une narration (corpus narration, annexe 3). C’est sur la base de ces activités différentes que nous avons scindé le corpus en trois sous-corpus que nous analyserons d’abord d’un point de vue formel, avant de nous intéresser aux aspects discursifs et interactionnels.
3. Éléments de description : de l’analyse linguistique au focus sur les spécificités discursives
5Cette partie présentera les analyses à différents niveaux linguistiques : les aspects syntaxiques et lexicaux, puis phonétiques, et enfin la dimension discursive.
3.1. Sur les plans de la syntaxe et du lexique
6Les phénomènes variationnels que l’on peut observer dans notre corpus sont assez conformes à différentes descriptions d’usages oraux polygérés, caractérisés par la proximité sociale et souvent considérés, de façon un peu hâtive, comme populaires ou jeunes. Ces phénomènes sont largement utilisés à l’oral, dans des situations très diverses, et ne représentent plus des formes marquées. Une recherche menée auprès de jeunes stagiaires en formation continue en Ile de France (Auzanneau, 2009) montre que le français utilisé présente « les caractéristiques de l’oral adapté aux situations informelles » marqué par des traits tels que
la négation simple, l’inachèvement, la reprise, la répétition, la dislocation du sujet, l’usage fréquent de déictiques, la parataxe, la fréquence faible de connecteurs, un lexique courant, des élisions d’unités grammaticales ((il) faudrait que), neutralisation du genre. […]. La description de ces discours montre donc que la langue parlée par les jeunes observés ne présente que peu de spécificités permettant de noter l’émergence ou l’originalité d’un parler ou d’une langue (Auzanneau, 2009, p. 879).
7Nous retrouvons ces phénomènes dans le corpus étudié ici, comme par exemple la négation simple entre autres iwp2, 11, 24 ; nar5, 11, 26 ; conv3, 4), les reprises et l’inachèvement, la dislocation (conv36-38), les fréquentes élisions d’unités grammaticales (conv18).
ipw1 | Ma | ouais le sujet de l’avenir qu’est-ce que voilà tu vois + les filles et les garçons: c’était< c’est pas mal comme question les garçons |
ipw12 | Ma | non mais les bébés voilà quoi c’est> ((interrompue par les rires)) +e non mais les bébés voilà c’est:< c’est toute ma vie pa(r)ce que vous tu< vous comprenez c’est: + je sais pas [ʃepa] c’est c’est s’en occuper c’est voilà c’est |
conv36-8 | Il | ma sœur aussi hein (…) ma sœur aussi ils lui ont proposé alternance quand elle est.allée en troisième |
conv18. | Ma | ouais (il) faut pas euh + moi euh je (l)ui dis <+ |
8Seule la neutralisation du genre n’apparait pas, aussi peut-être parce qu’il n’y a pas de reprise d’un nom féminin par un déictique qui pourrait alors être masculin.
9Le lexique est courant sans marque spécifique estampillée « jeune », même si nous notons la présence de lexèmes qui renvoient à l’usage d’axiologiques péjoratifs, et dont on peut se demander s’ils ne sont pas utilisés de façon privilégiée par des locuteurs jeunes : les verbes « adresser », « traiter », et « insulter » (nar95, 96).
3.2. Au plan phonétique
10Dès les phases de recueil et de transcription, nous nous sommes posé la question de la présence de traits indexant une inscription/appartenance régionale, montpelliéraine et/ou méridionale. Plusieurs études variationnistes mettent en évidence un processus de nivellement dialectal. Elles montrent que la fréquence de certains traits méridionaux tend à se réduire de génération en génération (Armstrong & Pooley, 2010). Si l’on observe bien le maintien d’un certain nombre de schwas chez les trois locutrices (ainsi qu’une diérèse [nar36 : hier] une seule occurrence en finale nous semble toutefois pouvoir être considérée comme marquée régionalement [nar58 : elle boite]). On n’observe pas d’autres indicateurs diatopiques lexicaux ou phonétiques tels que la nasalisation tardive ou absente de voyelles nasales. Bien que l’on ne dispose pas d’études systématiques portant sur des caractéristiques phonétiques de la parole des jeunes montpelliérains, l’usage des trois jeunes filles apparait assez conforme à une variété urbaine du sud assez fortement nivelée en regard de ce que l’on peut observer dans d’autres grandes villes situées en zone d’oc (Toulouse, Marseille).
11Nous avons également cherché à repérer, dans la parole des trois jeunes filles, des variantes socialement marquées/marquantes, qu’elles renvoient, de façon toujours plurivoque, à une origine socio-économique et/ou linguistico-culturelle et générationnelle.
12Le maintien de certains schwas n’empêche nullement que les simplifications de groupes consonantiques complexes (et particulièrement la chute des liquides) soient le phénomène le plus fréquent. Les /l/, s’ils sont plus souvent maintenus que les /r/, chutent fréquemment dans les pronoms sujets « il » et « elle » avant consonne. Ainsi, le taux de suppression des liquides se situe autour de 60 % pour An et Il et monte à 87 % pour Ma. Nul besoin de développer le fait que ce trait n’est pas un trait jeune et qu’il est un exemple de marqueur (au sens de Labov, 1972), stratifié socialement et stylistiquement.
13On peut également évoquer la présence de consonnes dentales affriquées (/t/ et /d/) chez les 3 adolescentes. Cette articulation est relativement fréquente chez Ma et An (environ 1 occurrence affricable sur 2 est affriquée). Néanmoins, la fréquence et l’intensité du phénomène sont moindres que dans d’autres corpus de productions d’adolescents grenoblois (Trimaille, 2010) ; le phénomène est peu saillant perceptivement et beaucoup des affrications sont produites sur le /t/ du pronom tu.
14Quelques autres traits marqués/non standards sont à relever. Un énoncé de Ma (conv41) actualise en effet une prosodie qui à certains égards rappelle celle décrite pour des jeunes banlieusards (Fagyal, 2010 ; Lehka-Lemarchand, 2007). Les élisions courantes du /y/ de t(u) devant voyelle, de même que des phénomènes de contraction parfois jusqu’à l’élision d’autres voyelles (p(ar)ce que), ou semi-voyelles (s(u)icide) rappellent celles notamment décrites par Fagyal (2010).
15Au total, au plan phonétique, peu de phénomènes apparaissent immédiatement saillants, si l’on excepte les e prépausaux (Gadet, 2007, p. 83), qui, ajoutés aux « euh » d’hésitation (cf., dans Candea, 2002, la distinction entre ces deux réalisations), qui servent, comme nous allons le voir, narration et stylisation parodique. La combinaison de ces deux phénomènes phonétiquement proches peut induire la perception d’un discours hésitant, dans lequel abondent les marqueurs du travail de formulation (Candea, 2000), phénomène qui mériterait que l’on sy intéresse de façon systématique.
3.3. Particules discursives et e prépausaux
16Parmi les traits qu’il nous a semblé intéressant de relever dans ce corpus, figurent les particules discursives. Ces « petits mots » émaillent tous les discours oraux quel que soit l’âge des locuteurs, et revêtent diverses fonctions interactionnelles dont la connivence et la recherche d’approbation ; ils sont généralement liés à la présence de polyphonie énonciative (Bruxelles & Traverso, 2001 ; Guerin & Moreno, 2015). Ces traits sont particulièrement présents et saillants dans les parlers adolescents. Tagliamonte (2005), qui a étudié trois particules discursives en anglais (so, like et just) auprès de jeunes Canadiens âgés de 10 à 22 ans, constate, par exemple, que les particules discursives seraient plus fréquentes chez les adolescents que chez les jeunes enfants et préadolescents3. Une étude contrastive auprès d’enfants de 6/7 ans, menée par Slosberg Andersen, Brizuela et al. (1999) et portant sur l'anglais américain et l’espagnol aux États-Unis, ainsi que le français à Lyon, montre en outre que c’est en français que l’éventail de particules discursives utilisé est le plus large. Les autrices concluent alors que ces formes linguistiques sont davantage investies en français que dans d'autres langues, et que leur usage possède une valeur stylistique spécifique :
the major cross-linguistic difference among the three language groups was that the French children used significantly more of these markers generally […], regardless of the role being portrayed (Slosberg Andersen et al., 1999, p. 1347).
17De la même manière, Kyratzis & Ervin-Tripp (1999) notent une présence massive de ces traits dans les moments de stylisation.
18Pourtant, peu de recherches sur les pratiques langagières adolescentes ont pris en compte ces particules discursives, comme le soulignent Andersen (2000), ou encore Tagliamonte (2005), qui insistent sur l'intérêt majeur que représentent ces marqueurs dans l'étude des pratiques langagières des jeunes.
19Ces points de vue ainsi que l’abondance de ces particules dans notre corpus nous ont conduits à prendre en compte cette dimension dans l’analyse des interactions entre les trois adolescentes. Nous avons pu relever une vingtaine de ces mots et expressions qui ont prioritairement une fonction pragmatique et discursive : ouais, ben/bah, hein, mais, tu vois, tu sais, tu comprends, quoi, oh, machin, là, voilà, en fait, franchement, euh, sérieux, enfin, et tout, genre (cf. relevé dans tableau 1 en annexe). Nous verrons que ces particules discursives, qui représentent environ 6 % du nombre total de mots de notre corpus, assument des fonctions diverses et centrales dans les processus de présentation de soi et de cohésion de groupe, phénomènes déjà mis en lumière par Kyratzis et Ervin-Tripp (1999) qui montrent que ces marques indexent les relations d’amitié, d’intimité et de connivence.
20Les e prépausaux ont également fait l’objet d’une attention particulière, notamment quant à leur usage dans les moments de stylisation. Nous en avons relevé une petite quarantaine, leur présence étant plus marquée dans le corpus narratif (cf. tableau 2 de relevé en annexe). Ce phénomène phonétique, qui a été considéré tour à tour comme typiquement parisien, jeune, branché, ou encore féminin (Carton, 1999), est aujourd’hui appréhendé par certains auteurs comme ayant un fonctionnement comparable aux particules de discours tels que « quoi » (Hansen & Hansen, 2003). Cette proximité avec le fonctionnement pragmatique des particules discursives ainsi que la difficulté, occasionnellement, à les distinguer des « euh » marqueurs du travail de formulation (Candea, 2000), nous ont conduits à les associer dans nos analyses.
3.4. La dimension discursive et l’activité narrative
21Il nous semble donc que la description linguistique ne permet pas d’attester la présence massive de formes linguistiques décrites comme jeunes à quelque niveau que ce soit. Tout au plus pouvons-nous constater que certaines formes non standard relevées actualisent des tendances présentes dans des descriptions d’usages de jeunes locuteurs et locutrices, formes qui ne nous semblent spécifiques ni de ces trois jeunes filles ni, plus largement, de pratiques langagières juvéniles.
22En revanche, ce que l’on pourrait considérer saillant dans les échanges préadolescents et adolescents, est la compétence à négocier les rapports de places et plus précisément connivence (Auzanneau & Leclere-Messebel, 2007), à styliser son dire ou à développer une argumentation narrative. L’activité narrative (Oraofiamma, 2002, 2008 ; Ricoeur, 1990), dans un balancement avec l’action, est au centre de la construction du sujet. Histoire(s) de soi, mais aussi histoire(s) des autres ou de l’autre, permettent dans une distanciation et valorisation de s’affirmer comme sujet singulier, tout en jouant de connivence avec les interlocuteurs. La mise en discours narrative est une pratique de conversation entre pairs, enfants, jeunes ou adultes, et s’actualise dans des « histoires courtes » (Bamberg, De Fina & Schiffrin, 2011), quotidiennes et familières. Mais la particularité de l’activité narrative adolescente tient sans doute à sa force argumentative et à son emphase manifeste (Andersen, 2000) et aux effets de mise en scène dans les interactions, qui participent à la « présentation de soi » (Amossy, 2010a, 2010b) et à la construction d’un ethos tout particulièrement à l’épreuve dans cette période de vie.
23Ces aspects vont donc faire l’objet d’analyses plus fines dans la partie qui suit. Celle-ci s’articulera autour des différents moments et activités langagières identifiées dans notre corpus, à savoir des échanges informels et informatifs, un épisode de mise en récit/narration, et un enchainement d’occurrences de stylisation parodique.
4. La construction d’une identité adolescente : analyse microsociolinguistique des interactions
4.1 Argumenter pour s’affirmer dans les échanges
24Les procédés argumentatifs servent une visée persuasive mais reposent aussi sur des effets de pathos, élément traditionnel de la rhétorique (Rinn, 2008). Le pathos est l’effet émotionnel produit sur l’allocutaire mais ce n’est pas systématiquement celui ressenti par le sujet parlant. Le recours aux émotions, dans un cadre de connivence, sert autant le polémiste à convaincre son auditoire de ses bons arguments qu’à susciter à son égard une certaine compassion (Moïse, 2012). Les émotions sont souvent liées et emboitées aux argumentations logiques relevant du logos et elles se répondent étroitement les unes les autres à des fins communes de persuasion et d’émotion (Angenot, 2008).
25La partie de l’échange à laquelle nous nous intéressons ici se déroule en l’absence de l’assistant d’éducation. Ma et An développent une série d’arguments pour persuader leur amie Il de renoncer à suivre une scolarité en alternance. En l’espèce, il s’agit autant pour les énonciatrices de convaincre des biens fondés de leur propre point de vue que d’affirmer des opinions qui permettent une mise en avant de soi. L’argumentation, construite selon des procédés assez attendus dans la conversation, s’articule entre logos et pathos mais rend compte, avant tout, d’une forme de mise en scène de soi. L’éthos manifesté résulte alors d’un emploi relativement fréquent de particules discursives dans des moments stratégiques de l’usage argumentatif.
26Le topic conversationnel de cette séquence est centré autour de la question des études en alternance lancée par Il à l’adresse de Ma (conv3).
conv3. | Il | oh :: et franchement l’année prochaine les filles sérieux + et si l’année prochaine vous euh +> toi tu sais que°: tu vas pas faire alternanceE: et tout |
27L’assertion assez claire formulée par Il pose le cadre de la discussion « toi tu sais que°: tu vas pas faire alternanceE ». Elle commence par situer le cadre temporel « l’année prochaine » mais semble avoir besoin d’un appui de vérité (ou de renforcement de son assertion qui contrebalance une possible hésitation, marquée par le « vous euh toi ») signalé par le terme d’adresse « les filles », doublement marqué par « franchement » et « sérieux » pour annoncer la suite de la discussion. Il semble se mettre en retrait et laisser alors la portée argumentative à Ma et An dans un effacement énonciatif de son « je », phénomène que l’on retrouve aussi dans la phase de stylisations (cf. 4.3). La particule d’extension « et tout » (pour une synthèse Guérin & Moreno, 2015) vient confirmer à la fois le thème circonscrit et la mise en avant possible de Ma et An, ce qui va d’ailleurs se confirmer dans les prises de parole suivantes.
28Ma va montrer qu’elle n’a pas le profil des élèves qui sont en alternance. Elle va donc utiliser un argument d’autorité en rapportant les propos de son enseignante.
29Ces propos sont appuyés par le « non mais » où le « mais » sert de renforcement pour affirmer une position d’affirmation de soi, signifiée aussi par l’expression d’une distinction « pour des gens comme toi ? c’est pas bien » (conv6). Ma va filer ensuite les propos de son enseignante. Les « ouais », après les « non mais » marquent en amorce une valeur déontique, c’est-à-dire la position haute de Ma vis-à-vis de Il (elle lui dit ce qu’elle doit faire, c’est-à-dire ne pas choisir l’alternance) : « ouais + i(l) faut pas » (conv16 et 18). Cette position haute de Ma est signifiée aussi par sa position énonciative dans une reprise anaphorique du « je » par le pronom appositif « moi » : « moi je (l)ui ai dit » (conv20), accentué par l’amorce en « mais » et le conclusif « ouaisE : » (que l’on retrouve tout au long de la conversation comme en conv37). Finalement l’argument s’actualise dans sa complétude démonstrative (« donc ») et injonctive (« fais ») : « (il) vaut mieux que tu fasses général. donc ?fais? général » (conv26), avec la valeur déontique, la mise en avant énonciative, le discours rapporté, et la causalité « pa(r)ce que moi j’ai demandé à la prof », tous ces procédés appuyés par un « mais » en amorce, un « ouais », et un « et tout » en conclusion (conv24).
30On peut remarquer que cet argument (la question de l’école) est repris différemment par An « désolée de te dire ça mais c’est un peu pour les ?moisis? en fait qui d+> ? e(lle)s? aiment pas l’école + », c’est-à-dire par une exemplification à valeur de preuve. Et le « en fait » annonce la logique de la causalité. Argument de causalité qu’elle réutilise encore (conv15 et 17) et qui justifie l’injonction : « parce que toi i(l) faut pas que tu fasses ça si tu veux faire de° la médecine », « Il+ i(l) faut que tu fasses générale hein ». Cet argument demande une validation avec le « hein » qui appuie la valeur déontique de l’injonction (conv15 et 17) voire de conseil (conv21). Le nouvel argument utilisé par An (« tu vas te reprendre » [conv25]) est marqué par une certaine empathie, c’est-à-dire, une attention à l’autre, qu’exprime le « si ça se trouve » ou le « tu vois », formes de modalisation argumentative (conv25 puis 38). On voit là que les formes argumentatives utilisées par An sont moins tournées vers elle-même que celles utilisées par Ma et, pour preuve, le thème lancé par An filé jusqu’en conv38 (« [en)]fin tu peux te reprendre tu vois ») n’est pas repris par Ma qui affirme avec toutes les modalités analysées plus haut, et notamment la prise de position énonciative en « je », le choix que doit faire Il (conv39). Aux arguments rationnels, Ma en ajoute un dernier plus personnel, arguant que si Il choisit DP3, elles seront ensemble.
31L’argumentation développée au cours de cette séquence de conversation par deux adolescentes concernant l’orientation de la troisième, au-delà de sa visée illocutoire et de son potentiel effet perlocutoire (persuasion), repose sur des moyens variés : affirmation énonciative, discours rapporté, causalités, injonctions (conv28 par exemple avec le « hein » de recherche d’approbation), procédés pour lesquels les mots du discours servent d’appui pour une plus grande expression de soi. C’est également le cas dans la suite de l’interaction, la narration collaborative à laquelle nous nous intéressons à présent.
4.2 (Se) raconter, évaluer, convaincre et renforcer les liens entre pairs : analyse d’une mise en récit
32Cette partie de l’interaction se déroule après que l’assistant d’éducation est revenu dans la salle. Elle s’organise en deux mouvements, chacun suivant un fil thématique. Le premier thème (qui poursuit celui initié plus tôt dans la conversation) est introduit par une question de l’assistant d’éducation : « est-ce qu’il y a d’autres choses qui peuvent vous inquiéter pour le futur ». Deux des adolescentes évoquent leur peur de ne pas réussir alors que la troisième, An, continue d’affirmer avec conviction et confiance son projet consistant à travailler dans le domaine de l’équitation. Mais l’évocation de l’éventualité d’un échec de ce projet l’amène à dramatiser son propos en affirmant à deux reprises qu’elle se suiciderait si elle ne parvenait pas à le mener à bien. C’est autour de ce thème du suicide que s’opère une transition qui va amener les jeunes filles à se lancer dans un récit « à tiroirs » dont on va voir qu’il a bien d’autres fonctions que celle de rappeler un épisode partagé de la vie au collège. Il (nar1, 3) introduit de façon allusive une référence à un évènement partagé lié au thème du suicide :
nar3 | Il | & t(u) étais en train de refaire Ch. M. ((1’ - rires des trois filles semblant être forcé ou exagéré)) |
33Le rire partagé, semble-t-il un peu forcé, aiguise la curiosité de l’assistant d’éducation qui cherche à en savoir plus (nar4, 9), mais la première réaction des filles est de refuser et de qualifier (en co-énonciation, avec une reprise proche d’une reprise en écho) l’histoire d’inracontable (nar11).
nar11 | An | NON NON NON NON c’est.une histoire c’est.une histoire on peut pas te raconter ((le débit s’accélère)) |
nar12 | AE | je l’éteins ((parlant de l’enregistreur)) |
nar13 | An | < c’est.une histoire énormeE: tu comprends > ((stylisé ; débit se ralentit)) |
34Elles disent ne pas pouvoir raconter notamment en raison de la présence de l’enregistreur, et, nous semble-t-il, peut-être par volonté de ménager un effet de suspens et de secret partagé.
4.2.1 Histoire inracontable ou teasing pré-narratif ?
35Au vu de la diversité des arguments fondant ces réticences à livrer cette histoire (longueur, complication4, confidentialité et impossibilité de narrer devant l’enregistreur), puis du zèle pour la raconter avec force détails et rebondissements5, on peut interpréter le caractère apparemment un peu exagéré du rire commun des adolescentes comme une forme de mise en intrigue concernant l’épisode en question, et comme un début de mise en scène de la solidarité et de la connivence que sa narration va permettre de développer. Elles amènent le narrataire potentiel à formuler plusieurs demandes explicites de raconter. Pour Adam (1994, p. 431-432), raconter engendre nécessairement la « règle pragmatique de pertinence », c’est-à-dire que pour « raconter », il faut non seulement que l’évènement, par sa singularité, provoque une certaine tension (intéresser l’autre) dans une situation d’interactions mais aussi que celui qui raconte se construise au regard de l’autre (Labov, 1972). Dans son approche interactionnelle du récit oral, Labov distingue les parties proprement narratives du récit de celles qu’il appelle évaluatives, la complication et la résolution. Les parties évaluatives comprennent les résumés, orientation, évaluation et coda, et permettent de saisir le récit à travers l’interaction qui la sous-tend. Il arrive que le récit soit précédé d’une ou plusieurs propositions le résumant, même si elles sont inutiles à la stricte économie du récit. Selon Labov, la fonction du résumé est autre : il n’est ni un substitut (le narrateur ne « propose pas le résumé à la place de l’histoire, il n’a nullement l’intention de s’arrêter là »), ni une annonce. Mais c’est une évaluation, il ne dévoile pas le sujet du récit « il en révèle le but et l’intérêt ». Bres (1994, p. 79) note également combien le résumé « sert à occuper l’espace social […] à légitimer par avance, en suscitant l’intérêt, cette prise de parole qui est une prise de LA parole ». Il souligne aussi que le résumé fonctionne comme une négociation avec le narrataire, et sert à montrer que ce qui est à dire est extraordinaire, mérite d’être raconté. Or, autant les trois filles semblaient d’accord pour ne pas raconter l’anecdote, autant, une fois lancées, elles co-élaborent le récit d’une série d’évènements intriqués, en le replaçant dans une histoire interactionnelle et conversationnelle conflictuelle.
36Sous la narration d’un épisode de la vie collégienne, en apparence anodin vu de l’extérieur, se construit une argumentation à multiples facettes, qui, par sa densité évaluative, vise à la fois à dégrader l’image d’une tierce protagoniste (leur camarade Ch., « l’autre » de l’histoire) et de sa mère, et à construire les narratrices comme « normales », de bonne foi et solidaires. Comme le précise Bres,
[l]e récit est toujours récit pour l’autre ; il est quête de l’assentiment de l’autre. L’intention du narrateur n’est pas simple intention de communiquer une chronologie événementielle : c’est aussi l’intention de produire un effet (Bres, 1994, p. 83-84).
37Et l’on va voir que, ainsi que l’énonce Eder, plus spécifiquement, dans les narrations entre adolescent·e·s, l’un des effets recherchés est de construire et de renforcer la solidarité entre pairs :
Although collaborative talk occurs in a number of forms, collaborative narratives are of particular interest because the very strategies that are required to produce a coherent narrative also lead to a greater perception and feeling of solidarity among group members (Eder, 1988).
4.2.2 Dialogisme et argumentation dans la co-narration
38La narration, qui présente des évènements de façon anti-chronologique, est structurée par de nombreux énoncés à teneur dialogique. Les locutrices y convoquent des discours et des voix autres, sous forme de discours rapporté (en forme de discours direct, discours indirect ou discours indirect libre), souvent associés à des procédés de stylisation6 des tiers-locuteurs (Ch., sa mère, la mère d’An). Cherchant à emporter l’adhésion de leur interlocuteur et peut-être d’un tiers auditeur (commanditaire de l’enregistrement) autant pour s’affirmer que pour critiquer les protagonistes, les filles produisent différentes formes d’évaluations qui donnent à l’histoire une orientation fortement argumentative. Ce qui nous semble remarquable est que cette fonction argumentative, qui tourne à une forme de bashing, est développée quasiment sans recours à des termes intrinsèquement axiologiques (Kerbrat-Orecchioni, 2009) (excepté « dégueulasse » en nar92), le plus fortement axiologique (pute) étant attribué à deux reprises à Ch. Elle est essentiellement mise en place par une utilisation abondante de mots/particules de discours qui jouent un rôle clé dans la stratégie de mise à distance, d’altération (au double sens de « rendre autre » et de « dégrader »), et ce de deux façons. Ils permettent, d’une part, la stigmatisation de la parole de l’autre (Ch. et sa mère) en en colorant négativement la restitution grâce à la stylisation :
nar30 | An | et elle a dit <ouais je veux plus qu’il y a ait de° problème comme ça machin machin> |
39D’autre part, ces marqueurs de discours assurent la légitimation de sa propre parole en lui conférant des valeurs d’évidence ou d’authenticité :
nar80 | An | <en fait elle a inventé une chanson sur elle et et elle lui a chanté en arts plastiques> |
nar81 | Il | en fait du genreE: moi cette+> franchement E : dis la vérité + c’est pas de ma faute si Ma et An m’aiment plus qu’elle + |
40De fait, la narration prend la forme d’une attaque en règle de l’image d’une collégienne et, dans une moindre mesure, de celle de sa mère. Cette dégradation de l’image d’autrui semble servir une stratégie de présentation de soi dans le cadre d’une représentation d’équipe (Goffman, 1973), comme l’a décrit, entre autres, Eder :
[t]hrough both self-presentation and altercasting – that is, projecting an identity for others (Weinstein & Deutschberger, 1963) – storytellers propose a particular outlook on their situation, distinguish themselves from other people, and indicate the values they share with their audience. (Eder, 1998, p. 82).
Nous allons voir que ces attaques prennent différentes formes.
4.2.3. Valorisation de sa propre parole et dévalorisation de la parole autre
41Le premier procédé d’auto-valorisation de la parole des trois adolescentes nous semble résider dans la mise en intrigue qu’elles opèrent et qui parvient à susciter la curiosité et l’attente de l’interlocuteur, qui demande explicitement et avec une certaine insistance, qu’elles livrent leur récit. Au-delà de la représentation d’équipe, An arrive à exprimer l’injustice qu’elle ressent7 et à se présenter comme une victime. La mise en récit apparait ici comme une forme très efficace de l’argumentation et donc de la persuasion.
42Ce procédé de storytelling est notamment utilisé dans les discours politiques : comment raconter des histoires pour émouvoir le public et emporter son adhésion ? Susciter d’une part de l’empathie, voire de la pitié, émotion reliée à la fois à des valeurs morales et au sentiment d’injustice (Amossy 2010a, p. 188), et, d’autre part, de l’indignation, qui est « l’effet d’une action dont on peut imputer la responsabilité à un agent » (Micheli, 2008, p. 136).
43En dévalorisant les actes, les paroles, et in fine les « êtres » de Ch. et sa mère, les narratrices se rangent du côté des victimes. Ici, par la mise en récit, le discours rapporté et l’usage stylisé des marqueurs de discours, se joue la construction d’une normalité adolescente, par la légitimation de son propre propos et la dévalorisation des propos des « autres ». Ce processus de discréditation porte d’abord sur la pertinence ou la bienséance des contenus propositionnels rapportés, sur la mise en cause de leur caractère de vérité et sur les modalités voco-stylistiques de leur énonciation première.
Contenus propositionnels
44Bien que ce ne soit pas le procédé le plus utilisé, l’évaluation négative du dit est néanmoins bien présente. Ainsi, l’épisode de l’histoire conversationnelle qui déclenche la narration est la « menace » de suicide produite par Ch., qui apparait comme une réaction exagérément dramatique (par sa nature et sa répétition) aux aléas de la relation entre collégiennes. À cinq reprises, les locutrices reprennent cet énoncé de Ch. (nar24, 27, 65, 68).
45Une autre façon de discréditer « l’innocence » de leur « ennemie » se construit par l’utilisation de verbes locutoires intrinsèquement péjoratifs (traiter de, mais aussi des traiter et adresser utilisés sans complément) :
nar31 | An | voilà + et sa fille elle m’a traitée ↓ un peu de pute° + hier doncE: merci + et voilà + |
nar95 | Il | hein pa(r)ce que Ch. ?elle a/n’a? pas dit à sa mère que°: que°: elle m’avait : elle m’a adressé et tout |
nar96 | An | Ch. elle nous traite tout le temps + |
46Le choix de ces verbes locutoires axiologiques fait peser sur Ch. la responsabilité du conflit et a pour fonction de légitimer la prise de distance à son égard et son exclusion du groupe d’amies. La responsabilité de cette rupture amicale est également imputée à Ch. par les locutrices qui lui attribuent des comportements dérogeant à une règle sociale de modestie/égalité entre pairs, comportements à composante partiellement verbale :
nar97 | Il | et en plus elle fait la maline avec nous euh:: franchementE |
nar98 | An | tu sais elle se la pète Ch. genre xxx |
Intervenant quand la narration est déjà bien avancée, cette accusation renforcée par les particules de discours (franchement et tu sais) constitue une nouvelle « justification » du positionnement des trois camarades.
Mise en cause de la valeur de vérité des propos et de la probité des locutrices
47Cette mise en cause qui concerne les propos rapportés de Ch. et de sa mère est en premier lieu actualisée par des formes plus ou moins subtiles d’allégation de dissimulations ou de mensonges. En premier lieu, c’est la véracité même du motif de la brouille (la douleur de Ch.) qui est mise en doute. An en appelle au nombre de témoins qui pourraient confirmer sa version des faits, selon laquelle elle n’a pas fait mal à Ch. Cette probité revendiquée contraste avec le comportement et les propos prêtés à cette dernière qui apparaissent comme une simulation mal intentionnée équivalant à accuser à tort An. Le caractère différé de l’exhibition de la douleur est confirmé par l’hyperbole d’Il (nar58) :
nar54 | An | et si tu veux y a tout le monde tout le monde qui le sait que je lui ai pas fait mal |
nar58 | Il | et et trois cents ans plus tard elle boite° |
nar59 | An | non non + après e(lle) dit + ah elle m’a fait mal cette pute + après e(lle) va voir le prof et là elle se° met à pleurer |
48Revenant à la genèse du différend qui l’oppose à Ch., Il mentionne que cette dernière a dissimulé à sa mère le fait qu’elle l’avait insultée :
nar95 | Il | hein pa(r)ce que Ch. ?elle a/n’a? pas dit à sa mère que°: que°: elle m’avait : elle m’a adressé et tout |
49Évoquant la visite de la mère de Ch. au collège, Il insinue également par la description du déroulement des faits que l’adulte s’est comportée de façon hypocrite avec les trois jeunes filles :
nar44 | Il | & elle est allée à l’administration puis elle nous a vues elle est revenue et après: euh: + genreE elle se° re°tient d’aller à l’administration |
50Le schéma ici adopté est de juxtaposer le récit d’une action accomplie (elle est allée à l’administration, sous-entendu pour se plaindre du comportement des filles) et un énoncé rapporté dont la non correspondance amène l’allocutaire (l’assistant d’éducation) à considérer la mère comme hypocrite. La particule discursive genre tend à renforcer cette interprétation, ce qui nous amène à constater que la vérité du dit par les « autres » est aussi mise en cause plusieurs fois par des procédés classiques de connotation/modalisation autonymique (Authier-Revuz, 1982) :
nar30 | An | ((rapide)) sa mère est ve°nue me° voir parce que soi-disant je lui avais fait mal au pied ((clic)) + et elle a dit < ouais je veux plus qu’il y a ait de° problème comme ça machin machin > |
51De surcroit, la locution pantonymique « machin machin » utilisée comme marqueur de discours / particule d’extension, participe à la dévalorisation de la parole de la mère de Ch.
52Nous avons noté dans cette analyse le rôle central des discours rapportés, souvent stylisés. La stylisation s’observe massivement, dans notre corpus, à la fois au cours de cet épisode narratif, et au cours des interviews parodiques portant sur les métiers (corpus iwp en annexe), épisode de jeu de rôles spontané permettant aux trois filles de se projeter dans leur avenir professionnel.
4.3 Mise en scène de soi et expressivité par la stylisation dans un jeu de rôles spontané
4.3.1. Sur la stylisation
53Cette pratique discursive par essence polyphonique nécessite l’exploitation de certaines ressources langagières et stylistiques que le locuteur associe à un individu ou un groupe social selon un stéréotype que son interlocuteur sera a priori en mesure de reconnaitre dans le cadre de connaissances sociolinguistiques partagées. Les traits pivots de cette stylisation doivent en effet être signifiants pour les interactants qui les emploient et les reçoivent. Ils sont le plus souvent des traits saillants dans un style ou une variété sociale (Snell, 2010). Pour reprendre la description de Rampton (2003), ils sont présents en co-occurrence, à tous les niveaux linguistiques (traits socialement ou stylistiquement « marqués », phonétiques, syntaxiques, lexicaux, et prosodiques), et se manifestent par des changements abrupts (Rampton parle d’abrupt prosodic shifts) et identifiables dans le flux de la parole, sous la forme de commutations stylistiques, des style-switchs pour faire un parallèle de fonctionnement avec les code-switchs inter-langues (Buson & Billiez, 2010).
54Ce procédé permet au locuteur de s’approprier, de reproduire ou de contester certains stéréotypes (Rampton, 1999), ainsi que de réactualiser des stéréotypes sociaux et des idéologies sociales et linguistiques. Il a donc pour effet, en retour, de renforcer la stabilité de la ou des signification(s) sociale(s) des traits convoqués et les idéologies qui les sous-tendent (Trimaille, 2007). Ce lien étroit au stéréotype, individuel ou social, se retrouve d’ailleurs dans la terminologie de Barbéris (2005) qui parle à la fois de stéréotypisation et de stylisation parodique. Trimaille (2007, p. 199) propose par exemple un extrait de corpus illustrant ce phénomène avec une stylisation recourant au E prépausal, exploité comme une marque stéréotypique d’un style féminin adolescent, que le locuteur stigmatise en même temps qu’il l’actualise :
ouais / celle qu(i) a dit ‘ouais mais i(l) m’a pas fait de bisou aujourd’huiE’
55Georgakopoulou (2005) ajoute que le choix du terme de stylisation, préféré par exemple à celui de citation, d’imitation, ou de mise en voix, permet d’insister sur l’importance de l’expressivité et de la dimension de performance dans cet usage de formes ou de ressources sortant des routines courantes et de l’idiolecte des locuteurs :
The term stylization is chosen here over terms such as quotations, enactments of voices, etc., to capture the fact that such instances involve exaggerated and performed shifts to “codes” other than the one of the surrounding talk (and, for that matter, the participants’ baseline idiolect) (Georgakopoulou, 2005, p. 182).
56L’extrait auquel nous nous intéressons dans la partie qui suit correspond à un échange entre An, Il et Ma à un moment où l’assistant d’éducation n’est pas présent. En réponse à la consigne qui leur a été donnée par l’assistant d’éducation, elles choisissent un sujet de discussion parmi la liste fournie et se lancent alors dans une parodie d’interview sur le thème des métiers qu’elles souhaiteraient exercer ; chacune leur tour, elles vont prendre la parole et se mettre en scène dans leurs futures professions.
4.3.2. Quand je serai grande, je serai… : auto-stylisation projective
57Cette interaction a retenu notre attention pour plusieurs raisons. Tout d’abord, parce que, comme le remarque Maybin (2006) les jeux de rôles spontanés sont fréquents dans les conversations enfantines et adolescentes et constituent en cela une modalité d’interaction non marginale pertinente à analyser :
One of the things that first struck me when I listened to the tapes I collected was how frequently children quoted and reported other people’s voices. In the course of relating an experience, arguing a point or giving an explanation they frequently reproduced the words of parents, teachers, friends and other people in their lives (Maybin, 2006, p. 75).
58Ensuite parce qu’ils permettent d’observer des ressources langagières différentes de celles des conversations ordinaires8, ce qui permet d’approcher d’autres facettes des répertoires stylistiques. Enfin parce qu’ils sont essentiels dans le processus de construction dialogique de la perception que les locuteur·trice·s ont d’eux-mêmes9, d’autant que, dans cet échange particulier, les trois filles se mettent en scène elles-mêmes (au lieu de jouer d’autres personnages), par une auto-projection dans l’avenir qui nous renseigne sur la façon dont elles se (re)présentent elles-mêmes, et sur leurs positionnements respectifs.
59Ajoutons que ces jeux de rôles sont en quelque sorte des contextes « extrêmes » de stylisation, de par leur caractère conscient, volontaire, et filé10, ce qui en fait des moments privilégiés pour l’observation et la compréhension des phénomènes de présentation de soi. Dans cet extrait, il est d’ailleurs frappant de constater le contraste entre le faible apport informatif des propos tenus11 et la complexité de ce qui se joue sur le plan de la mise en spectacle des différents acteurs. Celle-ci nous semble en outre singulièrement ancrée dans un usage massif et signifiant des particules discursives qui véhiculent, dans certaines prises de parole, l’essentiel du sens de ce point de vue. Le tour iwp11 en est un bon exemple : alors que l’essentiel du contenu propositionnel a déjà été énoncé en iwp8, ici, ce sont les particules discursives qui vont structurer la prise de parole et signifier l’engagement et l’expressivité de Ma :
iwp11 | Ma | non mais les bébés voilà quoi c’est> ((interrompue par les rires)) + non mais les bébés voilà c’est:< c’est toute ma vie pa(r)ce que vous tu< vous comprenez c’est: + je sais pas ((réalisé [ʃepa])) c’est c’est s’en occuper c’est voilà c’est |
60La particule discursive composée « non mais », souvent présente dans les moments d’effervescence argumentative (cf. entre autres nar 45, 61, 62), marque une réfutation ferme et un effet d’affirmation de sa propre parole en opposition. C’est ici aussi une lutte des places pour conserver la parole : Ma récupère ainsi son tour afin de poursuivre sa tirade qu’elle juge inachevée. Elle entre alors dans un crescendo mélodramatique ponctué de « voilà » et « voilà quoi », qui lui permettent d’une part de préserver son tour de parole, et d’autre part de mettre en scène sa passion des enfants qui semble telle qu’elle peut difficilement être décrite par des mots. L’expressivité prend le pas sur l’argument, Ma surjouant l’évidence du choix et l’engagement conversationnel12. Cette stylisation de l’emportement passionnel s’accompagne d’une recherche d’approbation et de connivence avec l’auditoire, marquée par « vous comprenez », qui trouve un écho complice dans le commentaire de Il en iwp12, « arrête tu vas me faire pleurer », qui interrompt la tirade et la clôt en signifiant ainsi à Ma que son but a été atteint, les rires qui s’ensuivent sonnant comme des applaudissements après la performance. Cette particule discursive marque en effet, au-delà d’une demande d’approbation effective, une affirmation voire une revendication du lien qui unit les interlocutrices13, et qui est ici convoqué entre Ma et Il La connivence au sein du groupe d’amies est ainsi mise en scène.
61La mise en scène de soi revêt une forme singulièrement différente dans la tirade de An. Elle se (re)présente avec un ton beaucoup plus posé et affecté, marqué par la fréquence des schwas réalisés ainsi que des /E/ prépausaux (en iwp1 et iwp4). An en fait un usage stylisé répété, lui permettant de se mettre en valeur, d’attirer l’attention sur elle, et de réaffirmer son assurance, en particulier sur cette thématique de l’avenir professionnel pour laquelle elle se sent en confiance14.
62An affiche en cela une posture qu’elle tiendra tout au long de cet extrait, et ce même quand Il tente à son tour de jouer son rôle parodique. Cette dernière sera la seule, au cours de cette parodie d’interview, à ne pas réussir à produire un bref moment de monologue stylisé (iwp14 à iwp26). Elle se fait immédiatement couper la parole par An qui, après avoir parlé en même temps qu’elle, prend le contrôle de l’interview en jouant un rôle de modératrice. Il se retrouve cantonnée à une attitude réactive, elle répond aux questions d’An, puis de Ma, ce qui l’empêche de construire indépendamment son discours. Il est d’ailleurs remarquable de constater que ce passage ne comprend presque plus de marqueurs de discours, Il ne parvenant pas à se mettre en scène comme ont pu le faire les deux autres. Les deux occurrences de « hein » (An et Ma, iwp19 et iwp25) marquent une affirmation de légitimité de leur parole de la part des deux filles, ainsi que l’ascendance qu’elles ont sur Il dans cet échange15, créant ainsi un fort effet d’asymétrie des places et des positionnement respectifs.
63Cette analyse d’un échange en partie ritualisé mettant en scène des adolescentes se stylisant elles-mêmes nous semble mettre en lumière un phénomène fort de mise en scène de soi par un recours massif aux particules discursives dans les monologues parodiés. La prépondérance de ces unités à fonction discursive sur les contenus propositionnels (qui apparaissent comme secondaires) met en scène une certaine jubilation narcissique, une expressivité exacerbée, et une forme d’emphase sans doute caractéristiques du discours adolescent.
5. Conclusion
64Les divers procédés discursifs décrits dans cet article ne peuvent, de notre point de vue, se départir des enjeux interpersonnels des locuteurs et être dissociés des enjeux de reconnaissance et d’identité, ce qui les rend selon nous particulièrement pertinents pour l’analyse des parlers adolescents. Ils s’inscrivent par ricochet dans des stratégies discursives d’affirmation de soi avec peu de formes de négociation, et permettent alors aux acteurs d’une interaction de se positionner vis-à-vis de l’autre. Dans une telle perspective, l’argumentation se co-construit entre les interlocuteurs et s’actualise dans un va-et-vient nécessaire (arguments contre arguments, attitudes contre attitudes, rapports de face contre rapports de face), marqués par l’emploi de mots du discours circonstanciés. Il s’agit de trouver un terrain d’entente, de confirmer ou d’infirmer des opinions, de s’influencer les uns les autres et d’affirmer une image de soi.
65Ces procédés traditionnels de l’argumentation s’actualisent chez les adolescentes de notre corpus d’une manière singulière. Comme nous l’avons vu dans les premières analyses linguistiques, le discours des trois adolescentes ne comporte pas de traits massivement et essentiellement spécifiques de ce qui est habituellement désigné par le terme de « parlers jeunes » : le lexique et la syntaxe correspondent à ceux des conversations « ordinaires » et les traits prosodiques et phonétiques observés n’indexent pas directement les parlers des trois filles aux usages notamment décrits par Fagyal (2010) ou Trimaille & Billiez (2007). En revanche, la manière dont les locutrices construisent les moments de conversation, d’argumentation et de narration, la manière qu’elles ont de raconter et de se raconter, participent à une mise en scène de soi et du groupe potentiellement caractéristique des interactions adolescentes. Leur usage remarquable et massif de marqueurs de discours, les stylisations fréquentes, la co-construction des énoncés à un rythme accéléré, marquent une revendication d’ancrage forte des locutrices au sein du micro-groupe duquel elles se réclament, en opposition récurrente avec les « autres », ceux et celles auxquels elles ne s’identifient pas et qu’il s’agit de mettre à distance. Au-delà des positionnements de groupe et des rapports de connivence et de solidarité, les procédés argumentatifs et dialogiques servent les rapports de place entre les adolescentes elles-mêmes, chacune prenant sa place et s’affirmant à sa manière au regard des autres. Au-delà du caractère particulier de l’analyse menée ici, il nous semble que la prise en compte micro-sociolinguistique des divers procédés discursifs et interactionnels à l’œuvre dans les discours permet de mieux comprendre les modalités de construction langagière d’une identité adolescente.
Notes de bas de page
1 Ces données ont été recueillies dans le cadre d’un projet plus large autour de La création d’un observatoire local de la tranquillité publique à Montpellier répondant à une demande du Conseil local de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD) local. L’observatoire de la tranquillité publique devait répondre à des objectifs précis, à la fois fonctionnels et d’analyse et devait avoir pour mission de traiter les données transmises régulièrement par chacun des partenaires, données remarquables et significatives en termes d’insécurité. Elles serviraient à alimenter les rencontres des groupes territoriaux, à fournir au Maire des indicateurs quantitatifs et qualitatifs permettant de piloter la politique publique locale de tranquillité publique, à enrichir le débat et la concertation au sein du comité restreint du CLSPD, bref de fournir une connaissance affinée des faits d’incivilité, basée sur une réflexion distanciée et réflexive, en marge des statistiques policières.
2 Les principaux thèmes proposés étaient : les filles et les garçons, les petit·e·s copains/copines ; la vision de futur et les éventuelles inquiétudes par rapport à leur avenir.
3 Elle constate aussi qu’ils sont plus fréquents chez les filles que chez les garçons, ce à tous les âges de son échantillon.
4 On découvre plus avant dans la narration que cette complication renvoie à plusieurs étapes d’une histoire interactionnelle par laquelle s’est construit un conflit interpersonnel.
5 Ces rebondissements interviennent après que l’AE a éteint puis rallumé l’enregistreur, ce qui explique que le tout début du récit n’a pas été enregistré et que l’on ait renoncé à en étudier systématiquement l’aspect séquentiel. Nous avons choisi de l’appréhender sous l’angle des ressources linguistiques, discursives et interactionnelles qui y sont mobilisées par les trois adolescentes.
6 Stylisation que l’on pourrait définir comme la façon dont les locuteurs utilisent des ressources langagières (traits, formes, variétés linguistiques ou “langues”) dans leurs pratiques discursives, « pour s’approprier, reproduire ou contester des images et stéréotypes de groupes auxquels ils n’appartiennent pas eux-mêmes directement » (Rampton, 1999, p. 421 ; notre traduction). D’autres procédés de stylisation, développés dans une sorte de jeu de rôle, sont décrits et analysés en 4.3, et particulièrement des procédés de stylisation parodique (Barbéris, 2005b, p. 164).
7 Il. a mis une claque à Ch. et sa mère n’a rien dit alors qu’elle a fait un scandale pour le « bobo » consécutif au jeu « anodin » de l’épervier, qui, au passage, ne semble pas correspondre à la version canonique en vigueur dans les cours d’école.
8 Voir par exemple Ervin-Tripp & Mitchell-Kernan (1977), Slosberg Andersen (1990), Hoyle (1998), Blanche-Benveniste (2003), Blum-Kulka (2004).
9 Voir encore Maybin (2006, p. 77) : « The dialogical and multi-voiced intricacy of children’s conversations among themselves served them well in their representation and exploration of the multi-voiced and complex world of people, relationships and practices which filled their daily lives ».
10 Les stylisations intégrées aux conversations ordinaires, comme celles que nous analysons dans la section précédente dans le mini-récit, sont plus ponctuelles et se déroulent rarement sur plusieurs tours de parole.
11 Nous formulons certes ici, un peu à l’emporte-pièce, un jugement de valeur sur les contenus des discours, mais il nous semble que ceux-ci apportent en effet peu d’informations, en particulier en comparaison des échanges qui suivent sur cette même thématique (corpus « conversation »). D’ailleurs, là n’est pas l’objectif de ces moments parodiques, qui sont avant tout ludiques.
12 Nous pouvons ici nous référer à Vincent & Sankoff (1992) selon qui les « ponctuants » marquent le degré d’engagement du locuteur dans la communication.
13 Cf. cette affirmation de Fernandez : « Ce n’est d’ailleurs pas « la connaissance mutuelle effectivement partagée qui compte, mais l’affirmation de cette connaissance, par laquelle le locuteur crée un lien d’intimité, voire de connivence » (Fernandez, 1994, p. 72). Voir aussi sur cette question Andersen (2007) avec son étude sur la particule discursive « tu sais ».
14 Ce qu’elle démontre à plusieurs reprises dans notre corpus, comme par exemple en conv50.
15 La thématique abordée n’est sans doute pas pour rien dans ce rapport de force, Il étant celle qui semble avoir le plus de difficultés scolaires et qui se trouve donc sans doute la plus en insécurité par rapport à la question de l’avenir professionnel, ce qu’entérine la discussion qui suit (corpus conversation).
Auteurs
Univ. Grenoble Alpes, LIDILEM, 38000 Grenoble, France
Univ. Grenoble Alpes, LIDILEM, 38000 Grenoble, France
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