Chapitre 3. Parler « payot » vs « castellanois ». Pratiques vernaculaires, insultes de genre et contrôle social entre jeunes des quartiers Nord de Marseille
p. 117-158
Texte intégral
1. Introduction
1L’idée de ce chapitre est née d’un échange en apparence anecdotique qui a retenu mon attention au début de mon enquête de terrain dans les quartiers Nord de Marseille. J’observais un groupe d’une vingtaine d’élèves étudiant l’arabe standard moderne (désormais ASM), dans leur classe d’une école publique du 15e arrondissement de Marseille1. Les élèves, âgés de quatorze ans, étaient nés et avaient grandi dans les cités de La Castellane et de La Bricarde, leurs parents (ou, parfois, leurs grands-parents) étant venus d’Afrique du Nord, de l’Est ou de l’Ouest. Leur enseignante, Mme Chérif, demanda à Mohamed, d’écrire au tableau le nom d’un personnage fictif, « Nabil ». Mohamed se leva et commença à écrire Nabil, « ل- ي- ب- ن » (n-a-b-ī-l). Mais il ne fut pas appliqué et fit des lettres excessivement hautes. Dès qu’il eut fini, Mme Chérif, de quelques coups d’éponge, corrigea ses lettres. Elle fit ensuite remarquer à quel point ses camarades écrirent des phrases bien plus proprement que lui. Mohamed voulut se défendre et dit « mais ma version est plus swag ! ». Mme Chérif, qui n’avait jamais rencontré le terme et que cette nouvelle écriture n’emballait pas, demanda ce que « swag » voulait dire. Avant que Mohamed puisse répondre, Maisara lança, de l’arrière de la classe « c’est homo ! »
2Parmi les élèves de la 3e B que j’ai observée, être « swag » signifiait prendre soin de son apparence, de ses vêtements, de son maquillage, de ses accessoires, conformément aux pratiques médiatisées de la pop culture et de l’industrie musicale occidentales2. Cette association avec l’apparence de quelqu’un date de l’époque où le verbe « swagger » commença à être employé en anglais, vers la fin du xvie siècle. Shakespeare écrit ainsi dans Le Songe d’une nuit d’été : « What hempen homespuns have we swaggering here, so near the cradle of the fairy queen? » (Shakespeare, 1907, p. 35)3. Ici, le verbe « swagger » désigne quelqu’un qui marche en se dandinant ou en ondulant, « de manière affectée » (Wedgwood, 1865, p. 356). Les artistes américains de hip-hop ont ensuite rendu cette attitude « cool » au début des années 2000, avec par exemple « All I need » (Jay-Z, 2001), « Pretty Boy Swag » (Soulja Boy, 2010), « Wonton Soup » (Lil B, 2010) ou encore la star pop Justin Bieber avec « Boyfriend » en 2012. Dans toutes ces chansons, le nom ou l’adjectif apocopé « swag » est entonné dans le refrain. Si l’on feuillette l’Urban Dictionary, un dictionnaire collaboratif en ligne, on trouve pour « swag » ce sens d’« apparence cool » : « la manière dont certains se présentent ; par ex. avoir l’air cool » (2012). Ce sens est conforme à celui indiqué par les élèves de 3e B, qui, lorsqu’on leur demande ce qu’est « le style swag », pointent des stars de l’industrie anglophone du divertissement comme les chanteurs Rihanna et Justin Bieber, ou encore la personnalité médiatique Kim Kardashian.
3Plus surprenant, dans ce milieu social, les élèves masculins décrits comme « swags » par leurs pairs étaient considérés non pas comme « cools » mais comme « homos ». Interrogés sur ce que voulait dire « swag », plusieurs élèves de la 3e B m’ont par exemple expliqué qu’il s’agissait de l’acronyme pour « secretly we are gay4 ». Je considère ici que l’association d’un style « swag » avec l’homosexualité n’a de sens que dans le contexte local d’idéologies différenciatrices de la personnalité et du langage que ces jeunes ont pu développer. Lorsqu’on leur demande de décrire leur propre identité, les élèves de la 3e B se considèrent comme des résidents purs et durs de leur cité, produits de « l’éducation de quartier », comme le disait le jeune Mohamed évoqué au début du chapitre. Ils considéraient plusieurs comportements comme typiques de leur éducation : porter des survêtements et des baskets, ne pas se soucier de l’avis de personnes étrangères à leur groupe, ou parler « Castellanois » (d’après le nom du quartier où ils vivent), une variété linguistique syncrétique de français mâtiné d’arabe. Ils opposaient à cette identité prototypique celle de Français blancs, plus riches, dont ils considéraient les comportements (s’habiller « swag » ou parler un français plus proche du standard national) comme affectés ou « mous ». C’est à la lumière de ce contexte idéologique contrasté que les pairs de Mohamed ont affirmé que ses lettres, plus « swag », étaient « gays ». Maisara, voyant que Mohamed rendait les caractères arabes par une approche stylisée, a conclu qu’il se considérait comme un outsider, et a cherché à corriger cela en lui attribuant des caractéristiques considérées comme négatives par les jeunes hommes des quartiers, comme le caractère efféminé ou l’homosexualité.
4Dans ce chapitre, je me base sur les recherches ethnographiques que j’ai menées pendant l’année scolaire 2012-2013 auprès d’élèves participant à des cours d’ASM dans leur école publique de secteur dans les cités de la Castellane et de la Bricarde ; cette année de recherche m’a portée à formuler des observations sur la manière dont ces jeunes utilisent la langue pour se positionner en matière de classe sociale, de genre, de sexualité et d’ethnicité5. Quatre jours par semaine, j’ai observé des élèves de 11 à 14 ans (de la 6e à la 3e) dans leur classe d’ASM. J’ai fini par me concentrer plus particulièrement sur les élèves plus âgés, car j’ai pu observer les élèves de la 3e B dans d’autres cours (français ou anglais, par exemple), leur proposer du tutorat en ASM et en anglais, et organiser des excursions à Marseille et dans le reste de la France, parfois avec leurs enseignants et parfois avec leurs parents6. Les informations détaillées ici sont donc issues des méthodes ethnologiques traditionnelles (observations des participants, notes de terrain, entretiens ouverts, enregistrements audio), mais aussi de méthodes moins classiques, dont des petites vidéos filmées par les élèves ou moi-même avec un téléphone portable et des interactions via SMS, Facebook ou des applications internet de messagerie vocale comme Whatsapp et Skype. La plupart des interactions analysées ci-dessous sont donc spontanées et centrées sur les pairs, bien que dans certains cas, l’enseignante d’ASM ou moi-même y participions comme interlocuteur additionnel7.
5L’anecdote rapportée en introduction montre la tendance des jeunes du 15e arrondissement de Marseille à considérer comme homosexuel ou personne à la sexualité non normative un pair performant un comportement associé à quelqu’un d’étranger aux quartiers. Plus précisément, ces « étrangers » étaient identifiés comme étant « Français de souche » (ou blancs) et les élèves de la 3e B les localisaient dans des endroits plus ou moins éloignés, comme les riches quartiers Sud de Marseille, Paris ou l’Amérique du Nord. S’il est évident que ce processus de différenciation sémiotique fait partie intégrante de la construction d’identités de groupes en général, un point qui me parait particulièrement intéressant est l’interprétation consistante que font les élèves de ce que Rampton (1995) appelle « crossing », lorsque les jeunes de quartier utilisent des ressources linguistiques qu’ils associent à ces individus étrangers à leur groupe en termes de genre et de sexualité. Comment expliquer la place proéminente du genre et de la sexualité dans les constructions des comportements désignés comme déviants par ces jeunes ? La section 2 présente des comparaisons par rapport à des recherches menées auprès d’autres minorités ethniques vivant dans des contextes majoritairement blancs, suggérant que l’efficacité de ces constructions genrées et racialisées ont la faculté de limiter les comportements qui transgressent les frontières entre groupes. La section 3 soulève la question de savoir si ces constructions des élèves de la 3e B dans leurs interactions avec leurs pairs peuvent être liées à la force des rôles genrés associés à la culture des classes populaires en France (Bourdieu, 1977 ; 1979) ou à la socialisation de ces jeunes dans le cadre de normes musulmanes en termes de sexualité et de genres. Dans cette même section, je compare deux cas de crossing consistant à insérer dans le « registre » (Agha, 2007) de son groupe des formes de français plus standard impliquant respectivement un jeune homme et une jeune femme8. Sur la base des réactions d’élèves face à ces cas, je considère que les élèves de la 3e B emploient des injures à caractère sexuel pour établir des frontières ethnoraciales, de classe ou de religion, qu’ils tiennent à maintenir. En outre, je propose une lecture permettant d’expliquer pourquoi, lorsque de jeunes hommes de La Castellane utilisent un français plus standard, cela suscite une réaction stigmatisant leur homosexualité supposée, alors que dans le cas de jeunes femmes la réaction renvoie plutôt une image d’une femme sexuellement facile (« bandeuse », « folle », « bimbo », « crasseuse », « ħam-ħam »).
6Le présent chapitre s’appuie sur des modèles d’identité existant, tels que celui élaboré par Kimberlé Crenshaw (1992), qui invite à prendre conscience des dimensions sociales multiples et inter-sécantes à l’œuvre dans la vie quotidienne d’individus appartenant à des minorités. Le modèle d’intersectionnalité de Crenshaw montre plus précisément comment certaines composantes de l’identité de personnes appartenant à des minorités, comme l’ethnie ou le genre, peuvent devenir des obstacles à leur manœuvrabilité sociale. Le cadre théorique centré sur le registre (Agha, 2007) employé ici repose quant à lui sur une approche plus sémiotique ou interactionnelle de l’identité, se concentrant sur l’interaction entre la construction idéologique de l’identité et les comportements considérés comme arbitrant ces identités. L’étude de cette interaction, en particulier la manière dont les métadiscours établissent un lien entre constructions idéologiques et comportements, offre une définition de l’identité plus labile. Non seulement on peut observer des changements des méta-discours identitaires dans le temps, mais en outre les identités sont fluides dans la mesure où les comportements peuvent être perçus et interprétés différemment par les gens en fonction des modèles de registres qui leur sont familiers. Ainsi, Mohamed, par son utilisation d’une écriture arabe flamboyante, a voulu montrer à ses pairs à quel point il était anticonformiste et connecté à la mode globalisée ; mais ses pairs ont considéré que son écriture appartenait à un autre « marché linguistique » (Bourdieu, 1977, p. 33), celui des blancs aisés, et ont donc entrepris de le censurer en lui collant l’étiquette d’homosexuel. C’est pourquoi ce chapitre, à la suite d’Alim et Reyes (2011), cherche entre autres à montrer comment « plusieurs axes sociaux d’identification coïncident, émergent ou sont “effacés” » d’Alim et Reyes (2011, p. 381) lorsque quelqu’un emploie un signe, linguistique ou autre. Ce chapitre illustre ces disjonctions en montrant comment chaque actualisation d’un signe doit être lu à travers le prisme changeant des interprétations socio-culturellement situées et des conditions d’interaction. Ainsi, il cherche à comprendre comment les jeunes de ce milieu, à Marseille, éclipsent parfois les notions de genre et de sexualité pour se concentrer sur une identité ethnique en fonction des quartiers, alors que durant d’autres interactions, en particulier celles non normées, rien d’autre n’est visible que le genre et la sexualité de leurs pairs.
2. Perspectives sur la langue et l’identité : intersectionnalité, sémiotique post-moderne et crossing
7Cette analyse de la littérature s’intéressera en premier lieu à la manière dont l’identité ethno-raciale (en tant que construction sociale) et le genre ont été appréhendés par les chercheuses et les chercheurs travaillant dans le cadre de l’intersectionnalité, puis à la façon dont la sociolinguistique et l’anthropologie linguistique ont reconceptualisé ces traits identitaires en analysant les façons dont les pratiques langagières situées (idéologiquement et interactionnellement) peuvent les indexer. Au tournant des années 1980 et 1990, un mouvement, principalement inspiré par les écrits des féministes de couleur de la deuxième vague (Anzaldúa, 1987 ; Morraga, 1983 ; Lorde, 1984), s’est penché sur la question de la grande diversité des expériences des femmes, tout d’abord les activistes féministes autodésignées de la troisième vague (Walker, 1992 ; 1995) puis les femmes travaillant dans le monde académique (Butler, 1990 ; Crenshaw, 1992 ; Baumgardner & Richards, 2000 ; Rehman & Hernández, 2006). En 1992, un article séminal de Kimberlé Crenshaw fait émerger l’intersectionnalité comme cadre de réflexion autour des manières dont les luttes féminines sont intersécantes avec les expériences féminines de race, de classe, d’âge, de sexualité, de religion et ainsi de suite. Grâce à un examen attentif des réactions au cas d’Anita Hill (une avocate Afro-Américaine qui a accusé le juge fédéral Clarence Thomas, également Afro-Américain, de harcèlement sexuel à la veille de sa nomination à la Cour suprême), Crenshaw met en lumière comment Anita Hill s’est trouvée coincée par sa propre position, « au croisement des hiérarchies de genre et de couleur de la peau » (1992, p. 403). Entre le manque d’attention portée par le mouvement féministe de l’époque aux expériences des femmes noires et les aprioris patriarcaux des cercles afro-américains, Hill a eu beaucoup de mal à se faire entendre. Cette analyse incisive a posé les bases d’autres travaux académiques mettant l’accent sur le fait que genre et race ne sont pas « toujours des catégories raciales préconstituées » (Rosa, 2019, p. 7), mais plutôt des productions sociétales ou des constructions idéologiques avec de véritables effets sociaux (Butler, 1990). Pour résumer : la vision académique et communautaire des politiques de représentation des minorités opère, entre la fin des années 1980 et le début des années 1990, un tournant en s’écartant d’une conception des identités individuelles comme catégories unifiées et attribuées, pour se diriger vers une compréhension post-moderne de ces identités comme multiplexes et situées dans des contextes sociaux et historiques spécifiques.
8En anthropologie, le courant de recherche post-moderne maintient l’attention, déjà présente dans la littérature féministe évoquée, portée aux questions « d’indétermination, de performativité et […] de non-reconnaissance » (Lucas, 2013, p. 640). Plus particulièrement, dans le cadre de l’anthropologie linguistique, la recherche post-moderne s’est intéressée à la capacité du langage, d’une part, à refléter ou à performer l’identité de locuteurs, tout en leur permettant, d’autre part, de la modifier en s’engageant dans des métadiscours potentiellement changeants. Cette contradiction apparente dans le rapport langue-identité est résolue par l’anthropologie linguistique grâce au concept d’organisation sémiotique de la langue. Au niveau des pratiques, les formes linguistiques peuvent indexer des identités et leur conférer « une saillance cognitive » (Silverstein, 1976, p. 34). Cependant, la capacité d’indexation de ces formes est fonction du degré de familiarité des locuteurs et des auditeurs avec les significations sociales qui leur sont associées. En d’autres termes, l’expressivité d’une forme varie en fonction de la connaissance qu’ont les individus de la façon dont de telles formes sont liées à des idéologies, lien qu’Agha (2007) appelle « registre ». Il définit ce terme plus en détail comme un :
[…] modèle réflexif de comportement qui évalue un répertoire sémiotique (ou un ensemble de répertoires) comme approprié à certains types d’activités spécifiques (tels que l’accomplissement d’une pratique sociale donnée), à la catégorisation de personnes dont c’est la conduite, et, par conséquent, à des rôles endossables (personæ, identités) et à des relations entre ces derniers (Agha, 2007, p. 147).
9Un registre est donc tridimensionnel : il contient un « répertoire » de formes, soit des signes, linguistiques ou non ; une « dimension sociale » de valeurs pragmatiques, soit les profils de personnes et relations que les formes peuvent indexer grâce à des idéologies en vigueur et un « domaine social », soit l’ensemble des individus socialisés à l’utilisation ou à la reconnaissance de ce registre (Agha, 2007, p. 169). L’indétermination et les changements, donc, apparaissent lorsque la concertation sociale est moindre entre les individus lors d’une interaction à propos du sens social d’une forme linguistique spécifique, c'est-à-dire lorsque des groupes d’individus ont « en-registré » différemment le sens social d’une forme.
10Cette analyse des interactions entre les niveaux pragmatique et métapragmatique de la langue, ou, pour le dire autrement, de la capacité de la langue à fonctionner en interaction tout en évaluant les comportements humains dans une perspective « méta », a montré une lacune importante dans la manière dont la sociolinguistique traditionnelle traite la langue et l’identité. La sociolinguistique variationniste, en se penchant sur les liens entre sexe et langue, par exemple, montre bien comment les analystes, en ne prenant pas en compte l’élaboration idéologique des pratiques langagières, passent à côté des processus spécifiques à une culture et qui régissent de fait ce que les formes linguistiques indexent. Les textes programmatiques issus de cette littérature (par ex. Labov, 1990 ; Trudgill, 1983) hypothétisaient des tendances « universelles » de la manière dont les hommes et les femmes ont un rapport avec la langue. Labov (1990) déclare par exemple que la recherche sociolinguistique a établi que les femmes emploient plus de formes langagières standard que les hommes, à condition d’être conscientes du prestige relatif de ces formes. Pour expliquer ces « principes », Labov suggère que les femmes emploient une langue plus standard à cause d’un besoin d’assurer une supériorité symbolique, étant donné leur inabilité à avoir le même « pouvoir matériel » que les hommes (1990, p. 214). Trudgill (1983), dans la même optique, suggérait que les aspirations des femmes à la mobilité sociale les opposaient naturellement à la langue propre aux classes travailleuses, celle-ci étant associée à la dureté et à la masculinité. Ces affirmations de l’attraction innée d’un sexe pour des formes standards ou non de la langue se basent toutefois sur des hypothèses incertaines. Tout d’abord, le sexe biologique tel que déterminé de manière étique par les chercheurs ne reflète pas nécessairement l’identité de genre du locuteur. Dans leur étude des dialectes des Outer Banks en Caroline du Nord, Wolfram, Hazen & Shilling-Estes (1999), par exemple, ont fait le choix méthodologique conscient de ne pas corréler les variations linguistiques observables avec les gens qui semblaient hommes ou femmes mais avec la manière dont les locuteurs « se classent eux-mêmes […] dans divers groupes sociaux en fonction de leur genre » (p. 10). Un tel choix montre bien la compréhension, formulée par Ochs (1992), que la relation entre la langue et le genre est « non exclusive » (p. 340), c’est-à-dire que les formes linguistiques indexent plus de dimensions de l’identité que simplement le genre du locuteur, et « constitutive » (p. 341), c’est-à-dire que la langue parvient à un sens en fonction du genre via un processus idéologique de création d’une image masculine et d’une image féminine spécifiques à une culture et à un contexte. Les exemples ethnographiques issus d’études plus contextualisées culturellement démontrent cette nature non-exclusive et constitutive de la relation entre langue et genre, suggérant également que la manière dont la langue indexe tout axe d’identité (religion ou ethnie, par exemple) fait parallèlement l’objet d’une médiation idéologique. Il est intéressant de noter, par exemple, que Wolfram, Hazen & Shilling-Estes (1999) ont relevé parmi les femmes des Outer Banks des cas opposés aux tendances soi-disant universelles de Labov et Trudgill9. Si les femmes de l’île Ocracoke qui participaient à l’industrie touristique étaient prêtes à accepter des traits de l’anglais standard, les femmes issues de l’île Harkers plus conservatrice, actives dans leurs rôles domestiques, utilisaient le dialecte brogue traditionnel. L’étude de Barontini et Ziamari (2009) des travailleuses agricoles de Meknès met en lumière une autre dynamique sociolinguistique : ces femmes se servaient d’un registre masculin de l’arabe marocain pour éviter tout comportement irrespectueux de la part de leurs collègues masculins. D’autres travaux, comme ceux de Gallindo (1992, 1993) et Mendoza-Dentón (1996, 2008), ont également trouvé d’autres occurrences de femmes parlant et s’identifiant avec des variétés linguistiques que l’on pensait auparavant exclusivement employées par des hommes. Ainsi, Gallindo donne voix aux Chicanas du Texas, qui ont adopté le Caló, un registre argotique employé par les membres masculins d’une sous-culture originaire d’El Paso, Texas. Pour ces femmes, l’emploi du Caló signifiait adopter la posture « d’une femme libre et émancipée de son rôle traditionnel » (Gallindo, 1992, p. 16). Du fait de cette indexicalité sociale radicale, il n’est peut-être pas étonnant que les hommes faisant partie des cercles sociaux de ces femmes aient réglementé l’emploi du Caló en décrétant que seules les « putas » (prostituées), « cantineras » (barmaids) et « pachucas » (membres féminins des gangs) l’employaient (Gallindo, 1993, p. 27). Dans son travail sur les filles Chicanas appartenant à un gang en Californie du Nord, Mendoza-Dentón montre comment des comportements autres que langagiers aidaient ces filles à performer une identité macha. En « fixant du regard » (les yeux baissés et le menton levé), en portant un long trait d’eye-liner et en ne souriant pas, elles intimidaient et exigeaient le respect, tant pour elles que pour leurs familles (Mendoza-Dentón, 2008, p. 104).
11Dans un contexte européen, et plus précisément, français, des travaux ont confirmé que le choix des formes linguistiques employées pour exprimer la « dureté » dépend d’idéologies de la personnalité spécifiques à un groupe, et que ces idéologies peuvent se référer à la classe, à l’âge, à l’ethnicité ou au genre. Bourdieu (1977 ; 1979), par exemple, a examiné la manière dont les travailleurs français articulaient leur masculinité et leur classe via ce qu’il appelle « le franc-parler » et des emplois associés au travail manuel. Ce franc-parler est décrit comme émanant de tout l’appareil articulatoire (« gueule ») ; les bourgeois, au contraire, parlaient uniquement avec la bouche (« la petite bouche », « cul de poule », « lèvres pincées »), une pratique que les classes travailleuses associaient à la féminité et à l’ascension sociale. De même, c’est la classe et le genre que les « lads » étudiés par Willis (1977) associaient à la langue. Ces « lads » étaient des écoliers dont les pères travaillaient dans les usines des West Midlands. En pratiquant le « badinage », une forme orale à la fois drôle et intimidante, ils cherchaient à s’associer à la contre-culture travailleuse de leurs pères, tout en prenant leurs distances vis-à-vis des classes sociales supérieures, considérées comme conformistes, « intellos » et non adaptées aux hommes. Plus récemment, des travaux menés en France ont montré comment divers groupes de personnes utilisent la langue pour signaler des qualités autres que la masculinité des classes travailleuses. Rubi (2005), par exemple, montre comment un groupe de jeunes femmes des quartiers Nord de Marseille, qui se définissent comme « crapuleuses », utilisent « une langue caustique […] destinée à intimider » (p. 14) pour se forger une réputation de femmes dominantes et indépendantes. Baines (2007), a montré comment les 483 jeunes en âge d’étudier et venus de toute la France qu’il a interrogés emploient des insultes pour exprimer leur identité adolescente ; leur identité basée sur l’âge transcendait donc de fait les différences de genre, d’ethnie et les divergences socio-économiques. Si certaines de ces études se réfèrent aux supposées « natures » sociolinguistiques des hommes et des femmes telles que généralisées par Labov et Trudgill, d’autres au contraire remettent en question ces tendances hypothétiques. Quoi qu’il en soit, l’ensemble de ces études montre l’importance d’examiner le rapport entre langue et genre pour chacun, tout en gardant à l’esprit les autres dimensions d’identités (classes ou ethnie) et les idéologies d’identité spécifiques à un contexte précis.
12Dans la dernière partie de cette revue de la littérature, nous discuterons les cas ethnographiques de « crossing », un terme élaboré par Rampton (1995) pour désigner les occurrences d’individus s’éloignant de leur registre habituel, souvent pour marquer l’appartenance à un groupe social spécifique, et adoptant au contraire un registre largement considéré comme inhabituel pour les membres de leur groupe. Rampton (1995) a, le premier, décrit cette pratique dans son étude de la manière dont les élèves britanniques et d’Asie du Sud-Est dans une école des South Midlands (Angleterre) adoptaient la langue de leurs homologues Afro-Caribéens. Ces jeunes, pour Rampton, se glissaient relativement facilement dans un anglais avec des caractéristiques du créole jamaïcain, notamment parce qu’ils avaient des liens forts avec des groupes de pairs Noirs et venaient également de familles des classes sociales travailleuses du village d’Ashmead. Ce crossing permettait à ces jeunes d’indexer une « identité de classe multiraciale » (p. 136), ainsi que des qualités comme « la détermination, la facilité à verbaliser et l’opposition à l’autorité » (p. 53). Concernant les « anglos posh » (p. 61) des districts plus aisés, cependant, d’importantes barrières sociales les empêchaient de s’associer ainsi aux registres des minorités, que ce soit un anglais influencé par le créole jamaïcain ou par les langues d’Asie du Sud-Est. Les jeunes d’Ashmead décourageaient de fait ces pratiques en féminisant leurs homologues masculins plus riches et en les appelant « posh », « snobs » ou « pleureuses » (p. 61). Les travaux de Rampton attirent l’attention sur trois points se rapportant aux informations que j’analyse dans le présent chapitre. Tout d’abord, il observe qu’il existe des sanctions sociales lorsqu’un individu réalise un crossing vers un espace linguistique ethnique différent. Ensuite, il démontre comment l’emploi d’un registre linguistique aide les individus à indexer certaines qualités ; un registre créole, par exemple, permet aux classes sociales travailleuses blanches et d’Asie du Sud-Est d’établir leur qualité d’opposants à l’autorité. Enfin, il illustre indirectement le fait que le crossing vers un registre associé à un groupe ethnique différent peut résulter en l’indexation du genre du locuteur concerné plutôt que son appartenance de classe ou d’ethnie, par exemple en employant le terme « pleureuses » pour désigner les jeunes hommes blancs posh. Depuis, d’autres chercheurs ont montré, assez précisément, que l’analyse du crossing réifie des ressources linguistiques en leur assignant une appartenance de groupe. Le point de vue adopté dans ces études, en conséquence, est souvent celui de quelqu’un « qui a déjà constitué des catégories raciales […] et des variétés linguistiques » (Rosa, 2019, p. 7). Dans ce chapitre, je résous cette lacune en prêtant une attention toute particulière à la manière dont les locuteurs attribuent des caractéristiques ethniques ou raciales (ou autres) à des registres, ce que Rosa appelle « l’en-registrement raciolinguistique » (p. 7). Je continue donc de parler de « crossing » tout en restant attentive à la manière dont la langue est une construction sociale qui indexe certains sens.
13Le dernier ensemble d’études met en lumière des parallèles fondamentaux avec les jeunes marseillais de la classe de 3e B dont je discuterai dans la prochaine section. Plusieurs sociolinguistes et anthropologues ont analysé les tropes puissants de genre et de sexualité parmi les Afro-Américains, en particulier les hommes Noirs, lorsqu’ils emploient des formes verbales associées à la majorité blanche des États-Unis. Si l’anglais vernaculaire afro-américain (AAVE) est un marqueur fort des expériences noires aux États-Unis, les études mentionnées ici montrent que, au moins pour certains Afro-Américains, l’anglais standard est, par opposition, associé à la blancheur de la peau. Rickford (1985), par exemple, documente la manière dont les Noirs des Sea Islands de Caroline du Sud associent certaines manières de s’exprimer à la population blanche des Sea Islands, en contraste avec ce qu’ils conçoivent comme l’expression de leur identité propre, comme la morphosyntaxe de l’AAVE ou des genres de discours comme les prières populaires du dimanche matin. Rickford note également que, dans ce contexte, « l’approximation ou l’adoption des normes linguistiques de l’autre groupe [blanc] peut être considérée comme négative […] et susciter la suspicion ou l’hostilité » (Rickford, 1985, p. 116). À ce propos, Rahman (2008) examine la position socialement risquée des classes moyennes noires, qui ont accès aux variétés habituelles de l’anglais standard en sus des registres vernaculaires de l’AAVE. Elle indique que ces individus peuvent être accusés de « blanchiment » s’ils standardisent sans raison leur parler lors d’interactions informelles au sein de leur communauté (Rahman, 2008, p. 142) tout en pouvant être critiqués, parallèlement, pour l’emploi de l’AAVE dans un cadre professionnel. Une difficulté essentielle pour les Afro-américains dans cette position provient de l’en-registrement de variétés linguistiques (comme l’AAVE ou l’anglais standard) ainsi que de nombreuses caractéristiques stéréotypiques personnelles. Rahman (2007) montre ainsi dans ses travaux sur les performances comiques noires que, si les personnages Noirs sont porteurs de valeurs telles que « le bon sens », « l’ingéniosité », « l’assertivité et la certitude », « une attitude sans prétention », « le cool » ou encore « l’âme » (l’ensemble formant la couche émotionnelle provenant de l’expérience de la souffrance (Rahman, 2007, p. 67 et 80), les personnages Blancs sont caractérisés par la fadeur, « la mécanicité » (ibid., p. 80), « l’inaptitude, résultant supposément d’une vie stéréotypée faite de privilèges » (ibid., p. 68). L’en-registrement de ces contrastes idéologiques au sein des communautés noires fournit le contexte nécessaire à la compréhension des indexicaux sociaux qui émergent lorsque des individus Noirs s’expriment en anglais standard.
14Quels sont certains des effets sociaux de l’expression dans une langue non AAVE pour les personnes Noires ? Baugh (1987, p. 237) se souvient qu’à Philadelphie « la plupart de [s]es pairs Noirs d’enfance étaient ouvertement hostiles à l’anglais standard, et les garçons qui choisissaient de le parler étaient traités de “tapettes” ou pires ». Fordham et Ogbu (1986) et Ogbu (2004) décrivent, de même, la manière dont les élèves masculins noirs qui « se comportaient et parlaient conformément à la définition des Blancs » (Ogbu, 2004, p. 8), avec de bonnes notes et qui choisissaient des options en cours avaient peur d’être traités « d’intellos pervers » et « d’homosexuels » par leurs pairs (p. 194). Jackson (2005) approfondit ce lien entre réussite éducative ou financière et sexualité perçue. Dans le contexte de la gentrification de Harlem, il décrit comment les « Harlemites » masculins caractérisent les établissements à destination d’un public plus riche comme des espaces « féminisés et homosexuels » (Jackson, 2005, p. 53). Un jeune Noir décrit une boulangerie « gourmet », fréquentée par des clients aisés, Blancs et Noirs, comme « bourrée de tarlouzes » ; Jackson explique que le statut de classe moyenne se verbalise au travers de l’homosexualité (deux versions douces de la vie publique), en contraste avec les performances endurcies plus stéréotypées des hommes Noirs de la classe travailleuse (ibid., p. 54). À ce propos, il n’est pas inutile de rappeler la tendance documentée parmi les communautés afro-américaines à ridiculiser les homosexuels noirs en considérant qu’ils essaient d’imiter la culture blanche (Johnson, 2003, 2004 ; Sears, 1991). Johnson (2004, p. 252) décrit en détail le cas d’un Noir homosexuel appelé « Miss Ann », c’est-à-dire une incarnation stéréotypique d’une femme blanche autoritaire ; ce cas s’appuie à nouveau sur le lien effectué dans les cercles noirs entre attitude efféminée, posture sociale « au-dessus de sa classe » et blancheur.
15Dans cette section, nous avons abordé plusieurs perspectives théoriques de l’identité, comme la reconceptualisation des dimensions identitaires, dont on a vu qu’elles se superposent dans le cadre de l’intersectionnalité, mais aussi l’idée anthropologique et sémiotique que les identités sont formulées en fonction d’une idéologie et exprimées via la langue et les comportements. En outre, la littérature ethnographique en matière de recherches sur le genre permet d’illustrer la nature non-exclusive et constitutive (Ochs, 1992) de la manière dont les formes linguistiques codent le genre et les autres identités. Les cas étudiés ici ont montré que les hommes et les femmes n’ont pas ces « natures » sociolinguistiques universelles qui leur étaient attribuées par les chercheurs variationnistes, mais accordent leur expression par rapport à un parler standard ou non-standard conformément à des modèles spécifiques de personnalité ou d’identité fondée sur le groupe. Sur la base de ces indices, la première partie de la section 3 détaille les nombreux sens que les jeunes (hommes et femmes) de la 3e B donnent à la langue et à d’autres ressources sémiotiques (vêtements, habitudes…) du quotidien. C’est sur la base de ce fondement idéologique que je présenterai des exemples de jeunes employant des formes plus standards du français tout en étant dans les quartiers Nord de Marseille et que je tenterai d’apporter une réponse à la question de savoir pourquoi leurs pairs tendent à genrer ou sexualiser ces locuteurs.
3. La langue et le genre parmi les jeunes de La Castellane et de La Bricarde
3.1 Idéaux jeunes de masculinité et de féminité spécifiques aux quartiers étudiés
16Les quartiers de La Castellane et de La Bricarde sont situés sur une colline du 15e arrondissement de Marseille, au Nord de la ville. Le collège public que fréquentent les élèves de la 3e B (la classe d’ASM mentionnée en début de chapitre) se situe entre ces deux quartiers, et les élèvent n’ont qu’à descendre une volée de marches ou traverser une rue pour arriver à leur école. La 3e B comptait 20 élèves, dont les trois quarts avaient des parents nés en Algérie, au Maroc ou en Tunisie, et un quart des parents nés au Sénégal, aux Comores ou à Mayotte. Deux étudiants avaient un parent né en France (l’un à Marseille de grands-parents algériens, l’autre dans le Nord de la France, de grands-parents blancs français). Malgré la diversité d’origines culturelles et ethniques, ils étaient réunis par le fait qu’ils pouvaient tous parler du « bled » de leurs parents. Le « bled », un mot français emprunté à l’arabe dialectal, fait référence au pays ou à la région d’origine de quelqu’un. Pour les élèves, il était néanmoins évident que La Castellane (où 17 d’entre eux habitaient) et La Bricarde (où 3 d’entre eux habitaient) étaient leur maison, et La Castellane avait parmi eux le surnom affectueux de « capitale de tous les bleds »10. Outre leur possibilité d’avoir un « bled » de référence, grâce à leurs parents, ils avaient aussi en commun leur socialisation dans des familles musulmanes. Cet ancrage culturel dans les traditions islamiques, dans les faits, se traduisait par une stricte obéissance à l’interdiction de consommer du porc et de l’alcool, par l’observation modérée du jeûne du Ramadan et par une attitude décontractée vis-à-vis de l’obligation de faire des prières et de s’habiller conformément aux préceptes religieux.
17Avec ce contexte à l’esprit, je me pencherai maintenant sur les concepts de féminité et de masculinité tels que formulés par les étudiants de la 3e B. Concernant le lien entre langue et genre, Ochs (1992) écrit que, bien que des formes linguistiques permettent d’indexer directement ou de présupposer le genre d’un locuteur par-delà les barrières de la langue, le genre est plus couramment indexé de manière indirecte : les locuteurs établissent un lien idéologique entre des formes linguistiques et certaines postures ou attitudes ; celles-ci, à leur tour, se transforment en images mentales des genres masculin et féminin. Mon étude des questions de genre dans la 3e B n’a pas débuté directement pas des questions sur la masculinité et la féminité, mais en demandant aux élèves de décrire leurs préférences en matière de style et leur attitude envers moi. Étrangement, les réponses des garçons et des filles se superposaient largement, les deux groupes se concentrant en particulier sur une attitude qu’ils considéraient importante et en listant les comportements dont ils considéraient qu’ils étaient exprimés au mieux par cette attitude.
18La question des vêtements était l’une des premières à émerger lorsque je demandais aux élèves de me parler de leurs gouts. À quelques exceptions près, pour les élèves de la 3e B, garçons et filles, le style normal était « survêts-baskets ». Pour Asma, ce choix tient à celui de préférer le confort au style. Elle m’a parlé de son activité à aller de porte en porte dans La Bricarde pendant le Ramadan avec Kenza et Siwar pour distribuer des maqrūḍ, ces biscuits nord-africains fourrés aux dates ; même dans ces moments particuliers, les filles évitaient l’inconfort et la fatigue du maquillage, des talons et des robes. Mais cette importance accordée au confort et à la sobriété ne traduisait absolument pas un manque d’attention au choix des vêtements. Que ce soit en semaine ou le week-end, les filles prêtaient une attention toute particulière à leurs vêtements et à leur coiffure. Kardiatou préférait des survêtements inspirés par Adidas, assortis à des Palladiums montants, des bracelets sénégalais argentés et une queue de cheval. Asma choisissait plutôt des sweatshirts, des jeans et des fausses Nike, sans bijoux mais avec les cheveux lissés. Siwar s’habillait en survêtements larges de toutes les couleurs, alors qu’Anisa préférait le noir, avec une écharpe en faux Burberry et des boucles d’oreilles. Les garçons choisissaient plutôt des survêtements bleus ou verts que les roses et violets prisés par les filles, mais partageaient avec elles un penchant pour les doudounes, écharpes, baskets de contrefaçon et les coiffures élaborées. Kader portait généralement un survêtement avec la tribande d’Adidas, rasait des petites bandes dans ses sourcils et arborait un mohawk plein de gel. Ayman, qui se considérait comme un James Dean des temps modernes, portait une veste de cuir noir, un t-shirt, des jeans slim noirs rentrés dans ses chaussures montantes, une écharpe solidement nouée autour du cou et une coiffure indolente et ondulée. Voici ce que dit Mohamed des normes stylistiques en vigueur dans les quartiers Nord11 :
Mohamed : La mode des quartiers Nord c’est survêts, casquettes… des survêts de clubs de foot et des baskets: Adidas, Manchester, Lacoste, Chelsea. Lacoste avant c’était méchant mais maintenant c’est devenu cramé. |
19Tous les élèves opposaient le style « méchant » (cool) des survêts-baskets et le style « swag », et leur réaction était unanime quand je leur demandais si eux-mêmes étaient « swag »12.
Cécile : Et vous, vous êtes swag ? Toutes : Noooon ! ((rires)) Samia : Non, non, non ((rires)) Kardiatou : Survêts-baskets Anisa : Et ouais, genre, les baskets Asma : Les swag c’est plus eux qui mettent des tricots, les grosses lunettes, les Jordans… Kardiatou : Comme les Américaines ! Asma : Ouais ! Comme les Américaines |
20Plus tard, ces mêmes élèves (filles) m’ont confié l’image négative qu’elles avaient de certaines de leurs paires de la 3e A, qu’elles considéraient comme « swag »13 :
Kenza : Tu connais Juliette et tout ? Anisa : Juliette et ((pas clair)) Asma : Elles font trop les belles ! Cécile : Dans la 3e B ? Kardiatou : Non, non, non Kenza : Dans la 3e A Asma : Eeeeeh dans la 3e B ils font ça et… ((pas clair)) [Les filles de 3e A] elles ont des sous à saper et tout, mais elles sont bêtes dans la tête Cécile : Elles s’habillent comment ? Kardiatou : Elles mettent du fond de teint Kenza : Comment on dit… Cécile : Beaucoup de maquillage ? Kardiatou : Parce qu’elles ont plein de boutons ! ((Kenza rit)) Cécile : C’est des filles arabes ? Kardiatou : Une chinoise, cambodgienne, une autre c’est une chais-pas-quoi Kenza : Une gitane Asma : Une gitane, une arabe Kardiatou : Une autre c’est une-une malgache Cécile : Mais elles s’habillent survêts-baskets ? Kenza : Eeeehm non ! Elles s’habillent bien swag, elles portent des jupes en hiver. |
21Les élèves de la 3e B identifient le style vestimentaire « survêts-baskets » de leur « quartier » comme n’étant pas un « style trop habillé » et comme une norme préférable, pour les filles comme pour les garçons.
22Ce style apparemment sans fioritures indiquait une attitude plus générale des jeunes de la 3e B, qu’un élève (Kader) a résumé comme « mentalité des quartiers »14. D’après ce qu’on m’a expliqué, il s’agit du besoin de montrer les dents, d’être un dur, qu’on soit un homme ou une femme. Pour Mohamed, c’est précisément à cause de cette socialisation des jeunes du quartier à travers ces qualités qu’il prévoyait de continuer d’habiter à La Castellane et d’y élever son futur fils15 :
Mohamed : Rester dans les quartiers comme ça mon-comme ça mon fils il a du-il a l’éducation quartiers, comme ça il a une éducation quartiers. Il se laisse pas faire…Il est dur, c’est il a peur de personne. |
23Cette orientation normative à être un dur se manifestait assez clairement en classe, où tant les garçons que les filles étaient prêts à risquer des sanctions disciplinaires si ça leur permettait d’empêcher un pair de les insulter. Ayman, par exemple, était célèbre parce qu’il ne tolérait pas le moindre affront à sa personne. Un vendredi de mi-mars 2013, Mme Chérif a exclu Ayman de son cours parce qu’il refusait de s’assoir là où elle lui disait de le faire, au premier rang et non à l’arrière de la classe. En octobre 2012, Nacima avait reçu des heures de colle pour avoir enfreint les règles de la classe. Bien que Nacima et Kader aient généralement été en bons termes, un jour Kader s’est adressé à elle en employant l’épithète raciste « King Kong ». Nacima, dont les parents sont comoriens et mahorais, s’est jetée sur lui en l’insultant en comorien et en français16 et en tentant de le griffer au visage. Deux garçons et l’enseignante ont dû la retenir et Mme Chérif a immédiatement collé Nacima pendant trois heures et exclu Kader pendant trois jours. Une fois le calme revenu, Mme Chérif est venue à mon bureau et m’a confié : « je ne pensais pas qu’une fille pouvait parler comme ça »17. Mais la surprise de l’enseignante n’était pas moindre que celles des garçons. Lorsque j’ai évoqué cette bagarre avec une femme d’une vingtaine d’années (Gaëlle) qui travaillait dans un centre voisin avec des publics identiques, elle m’a affirmé que « les filles sont obligées de se masculiniser pour exister »18. L’idée que les filles agissent « comme des garçons », telle qu’expliquée par l’enseignante et l’animatrice, se base sur l’idée qu’on encourage généralement les garçons à être des durs et pas les filles. Je pense au contraire que les jeunes, et en particulier dans le milieu culturel spécifique des quartiers Nord de Marseille, sont encouragés à être durs et à se montrer intraitables, tant pour les hommes que pour les femmes. Lorsqu’une fille de la 3e B agit brutalement, elle agit simplement comme la plupart des autres filles des quartiers populaires.
24Pour soutenir cet argument, il convient de noter que, si l’on attendait autant des filles que des garçons d’êtres des « dur·es », les filles avaient en sus l’injonction d’être modestes dans leur façon de s’habiller, de se comporter et d’avoir des relations avec l’autre sexe. Qui s’assurait que ces règles étaient respectées ? Généralement les filles elles-mêmes, comme le montre la conversation transcrite ci-dessus, dans laquelle les filles de la 3e B critiquent les choix vestimentaires des filles de la 3e A. Ces dernières, qui avaient délaissé le survêt-baskets pour un style plus « swag », étaient jugées comme contrevenant aux canons de la féminité du quartier : trop de maquillage, des jupes qui montrent les jambes, des cigarettes fumées dans les toilettes avec les garçons, et cette attitude de « faire la belle ». Au-delà de leurs paires féminines, ce sont également les parents musulmans qui exigent de leurs filles une certaine réserve, en leur demandant de ne pas passer trop de temps avec les garçons hors de l’école ou de ne pas trop s’éloigner du domicile. Lorsque les filles de la 3e B me rendaient visite dans mon appartement le week-end, un parent en voiture les chaperonnait jusqu’à ma porte, plutôt que de les laisser prendre le bus ou le métro. Au cours d’un entretien filmé (dont la transcription est donnée ci-dessous), Kader raconte une histoire similaire où la mère de Sabrina restreint sa liberté de circulation. Bien qu’il la raconte en plaisantant, l’histoire de Kader se base sur une réalité, celle de parents contrôlant les relations et les mouvements de leurs filles adolescentes dans les quartiers, d’une manière qui ne leur viendrait pas à l’idée pour leurs garçons19.
Cécile : C’est quoi ton quartier préféré ? Sabrina : Rien. Kader : C’est Carrefour Grand Littoral ! ((Sabrina s’exclame de rire)) Elle n’a pas le droit de le dépasser. Sabrina : Non… ((elle lève la main en protestation)) Kader : Je te jure, sa mère elle a fait des traits. “Tu dépasses pas ça !” Tac, tac, tac ((fait un geste comme si il traçait une limite sur le sol)). “Tu dépasses ça, Sabrina…” Sabrina : Non ! Ça va pas ou quoi ? Eh Maisara ! ((en regardant Maisara, en face d’elle, pour qu’elle l’aide)) Kader : Il y a la sonnette qui sonne ! Alors voilà la claquette. Cécile : C’est comme Mohammed ? Sabrina : C’est pas vrai ! Maisara : Ayaaaah ! Sabrina : C’est pas vrai. Ma mère elle me laisse… mais pas trop loin. Elle a peur. Oh, elle a peur ma mère, je suis une fille, hein ! Kader : Ah, la voilà la claquette ! |
25Les filles agissaient comme des dures, et étaient toutefois protégées par leurs parents comme si elles risquaient leur vie à chaque coin de rue20. Mais garçons et filles voulaient tous renvoyer une image d’indépendance. Ici, Sabrina a par exemple cherché à rejeter les insinuations de Kader qu’elle était surveillée par ses parents, ce que Mohamed avait également fait à d’autres occasions. Les jeunes descendants d'immigrés de Grenoble avaient un comportement similaire pour éviter de se voir accoler l’étiquette de « tricard », désignant un jeune strictement supervisé par ses parents (Trimaille, 2004b).
26On peut résumer cette discussion sur les normes de genre pour les jeunes hommes et femmes de ces quartiers en affirmant que les deux genres considèrent et estiment qu’une attitude dure indexe une mentalité ou une éducation de quartier. Les images locales des genres masculin et féminin, en conséquence, se ressemblent fortement en ce qu’elles sont ancrées dans des racines de classe travailleuse comme garder la tête haute, achever quelque chose et avoir une vie sans chichis. Ces valeurs font également partie de la culture des classes laborieuses de Marseille plus généralement, certainement du fait de générations de familles travailleuses, qu’elles viennent d’Europe, d’Afrique ou du Proche-Orient. Là où les valeurs de la 3e B semblent diverger de cette norme, toutefois, c’est en considérant par ailleurs que les filles doivent également être modestes ; cette notion genrée de la modestie est ancrée dans les valeurs islamiques, comme la modestie féminine et la chasteté prémaritale, que les jeunes ont probablement entendues de leurs parents et de leurs familles. Sur la base de ces remarques préliminaires sur la construction d’idéaux de masculinité et de féminité dans les quartiers de La Castellane et de La Bricarde, je vais maintenant m’intéresser à la manière dont cette « dureté » est indexée, linguistiquement parlant, par les élèves de la 3e B. Cela fera l’objet de la partie suivante. Dans les troisième et quatrième parties, je me pencherai sur la question des liens des jeunes avec le français standard en comparant et contrastant deux interactions entre mes jeunes participants lorsque j’étais à Marseille.
3.2 Répertoires linguistiques des jeunes des quartiers et payot
27L’identification d’un crossing comme comportement linguistique (Rampton, 1995) demande aux locuteurs d’établir une distinction idéologique entre les variétés linguistiques et les appartenances de leur interlocuteur. Autrement dit, il faut qu’au moins deux registres (Agha, 2007) soient présents pour attester d’un crossing. Dans la première partie de ce chapitre j’ai présenté l’adhésion masculine et féminine des jeunes à un comportement de « dur ». Je me pencherai maintenant sur la question du registre linguistique à travers lequel ils indexent cette attitude, une manière de parler qu’ils appelaient « castellanois »21. Le castellanois est, selon l’expérience que j’en ai acquise au cours de mon travail ethnographique, un registre de jeunes, principalement fondé sur la langue vernaculaire historique de Marseille, mais avec des interférences syncrétiques (Hill & Hill, 1986 ; Woolard, 1999) de phonèmes arabes superposés et, dans une moindre mesure, d’emprunts. Le terme d’interférence syncrétique implique une reconceptualisation et un élargissement du syncrétisme, conçu comme fusionnement morphosyntaxique (Kurylowicz, 1964), et de l’interférence, généralement définie dans le cadre de l’acquisition d’une seconde langue comme l’intrusion involontaire d’une L1 dans une L2 (par ex. Ellis, 1998). Woolard (1999) et Hill & Hill (1986) ont avancé que les personnes bilingues parlent souvent en mobilisant simultanément leurs deux langues, mais généralement à des niveaux différents (phonologie, morphologie, syntaxe ou prosodie, par exemple), et dans le cadre d’un objectif culturel personnel. Si l’interférence syncrétique est similaire au code-switching dans la mesure où les locuteurs peuvent parler de cette manière volontairement, elle en diffère en ce que les locuteurs diminuent le degré de séparation entre deux systèmes linguistiques en les fusionnant à un niveau donné plutôt qu’en alternant leur utilisation. Hill & Hill (1986) fournissent des exemples illustratifs d’interférence syncrétique dans leur travail sur les bilingues mexicano (náhuatl)-espagnol de la région de Malinche (centre du Mexique). Les locuteurs et locutrices mexicain·es emploient par exemple l’expression « sus personitas de ustedes » pour dire « les personnes qui vous sont chères » (ibid., p. 196). Si l’expression apparait en espagnol et semble être employée dans le sens d’un diminutif espagnol standard, la forme « personitas » est en fait en calque du morphème honorifique mexicano « –itas ». Les auteurs considèrent que cet exemple (et d’autres) d’interférence syncrétique dans leurs données illustre la volonté de certains individus bilingues d’adopter un personnage authentique ou légitimement mexicain. En s’exprimant en espagnol, ces individus adaptent la phonologie, la morphologie, la syntaxe et la prosodie pour adopter un « accent mexicano en espagnol » qui exprimera au mieux leur personnage puriste (ibid., p. 198).
28Le castellanois des élèves de la 3e B est un registre caractérisé par un haut degré d’interférence syncrétique de ce type, avec des éléments d’arabe superposés sur le vernaculaire marseillais22. Les jeunes de la 3e B procédent dans les faits à une superposition créative de la phonologie arabe sur leur français marseillais (Evers, sous presse). Leur conscience aigüe de cette superposition, ajoutée au fait que beaucoup d’entre eux ne sont pas arabophones, contribue à réfuter la possibilité que le castellanois soit un exemple de L1 (arabe) involontairement mixée dans une L2 (français)23. Pour moi, le castellanois sera donc une variété syncrétique créée par les jeunes de la 3e B, et sans doute plus largement du quartiers Nord, principalement via une superposition phonologique, afin de montrer l’appartenance aux quartiers Nord de Marseille. Le castellanois, en ce sens, est donc un registre « à double voix », pour reprendre les termes de Bakhtine (1984, p. 189), c’est-à-dire que les jeunes indexent leur identité centrée sur les quartiers en fusionnant de manière dynamique deux voix : celle du Marseillais historique s’exprimant en dialecte français et celle de l’immigrant arabophone. Cela transgresse les frontières linguistiques et sociales dont ils sont bien conscients24.
29De fait, il était nécessaire, pour indexer une forte loyauté aux quartiers Nord de Marseille, de modifier l’indexicalité sociale bien connue du vernaculaire marseillais. Concernant les connotations typiques du marseillais vernaculaire, « l’accent marseillais », on se réfèrera à Binisti et Gasquet-Cyrus (2003), qui ont montré que, pour la plupart des personnes exposées à cet accent, il évoque le mode de vie ethniquement français des pêcheurs décrits par Marcel Pagnol entre 1930 et 1950. Les locuteurs emblématiques de cet accent sont les « vieux Marseillais », « derniers garants de l’authenticité locale », vivant entre L’Estaque et le Vieux Port historique (Binisti et Gasquet-Cyrus, 2003, p. 112). Souvent décrit comme « chantant », il possède plusieurs caractéristiques phonétiques typiques : la nasale vélaire finale [ŋ], le schwa réalisé à la fin des mots, la voyelle mi-ouverte postérieure arrondie [ɔ] (alors que le français standard aurait une voyelle fermée) et la palatisation ou l’affrication des consonnes occlusives, par exemple25. Étant donnée l’omniprésence du vernaculaire marseillais parmi les classes ouvrières de Marseille, les jeunes de la 3e B avaient l’habitude de reproduire (entre autres) ces formes linguistiques. Ils ne cherchaient cependant pas à véhiculer, par son utilisation, son indexicalité traditionnelle. Au contraire, en castellanois, ils exagéraient et transformaient plusieurs points marquants du vernaculaire marseillais, par exemple en affriquant fortement les consonnes dentales devant les voyelles antérieures /y, ε/ ou la voyelle postérieure /u/ (parfois jusqu’à la spirantisation), en suraccentuant les vélaires nasales et en déformant légèrement les lexèmes vernaculaires (tarpin > tarplin26). D’après le père d’une élève (rapporté par l’élève), la fonction de cette exagération du marseillais propre au castellanois est de montrer qu’ils sont « trop Marseillais, quoi » (Evers, 2016, p. 107). Les élèves de la 3e B se considéraient certainement comme résolument Marseillais (un élève avait par exemple un t-shirt frappé d’un « 100 % Marseillais »), mais pas dans le même sens que celui des pêcheurs évoqués plus haut. Ils se considéraient comme Marseillais des quartiers et en étaient fiers. Il n’était donc pas inhabituel pour les élèves de déclarer « Je m’amuse tous les jours à La Castellane » (Mohamed, 11/02/2013) ou d’affirmer que la vue depuis les tours de La Castellane était meilleure que celle de n’importe quel autre habitant de Marseille27.
30Ces élèves modifiaient également l’indexicalité sociale du marseillais, qu’ils utilisaient couramment, en employant les sons « rugueux » (/χ, ʤ, ʧ/, par exemple) et pharyngaux (/ħ/) de l’arabe dans leur français. Le castellanois des jeunes substituait donc la fricative uvulaire sourde /χ/ à la fricative uvulaire voisée /ʁ/ dans la plupart des contextes, avec des lemmes provenant de plusieurs variétés d’arabe maghrébin ou, plus rarement, du comorien ou du romani. Ils employaient fréquemment le marqueur algérien zaama ([zaʕma], « genre ») et inventaient de nombreux mots à consonance arabe, comme « akha » ([ɑχɑ]), « hé » vocatif, ou « ham-ham » ([ħamħam]), « salope »28. Ces changements établissaient un lien entre la jeunesse et l’histoire de l’immigration en France, à laquelle de nombreux arabophones ont grandement contribué. Les élèves s’engageaient également parfois dans des discours métalinguistiques, établissant des connexions entre tel ou tel son fricatif ou pharyngalisé et l’injonction à être dur tel que décrit dans la première partie du présent chapitre (Evers, sous presse). Ainsi, les jeunes associent leur propre discours et les qualités auxquelles ils aspiraient par un lien de ressemblance, un processus sémiotique nommé « iconisation » par Irvine et Gal (2000). Ce processus apparait lorsque « des éléments linguistiques indexant des groupes sociaux ou des activités sociales semblent devenir des représentations iconiques de ceux-ci, comme si ces éléments linguistiques eux-mêmes montraient ou exposaient la nature ou l’essence inhérente d’un groupe social » (Irvine et Gal, 2000, p. 37). L’indexicalité sociale du castellanois peut donc être largement différenciée de celle du vernaculaire marseillais historique, au répertoire duquel il se superpose largement, et de celle du français standard, comme je le détaille ci-dessous.
31Pour ces jeunes, le castellanois représente le symbole linguistique de leur identité de jeune des quartiers Nord, dont les familles sont venues de diverses régions africaines ; ils identifient le français standard comme indexant un modèle social opposé. L’une de mes premières observations à ce sujet a eu lieu en classe. Si j’entendais les élèves parler relativement normalement durant leur cours de français avec Mme Massi, ils réfutaient dans d’autres situations (hors de la classe) tout familiarité ou proximité avec le français standard. Lorsque je leur ai demandé ce qu’ils pensaient du français standard, ils m’ont répondu qu’il s’agissait d’un type de français parlé par des gens autres qu’eux-mêmes, désignés sous l’appellation de « payots ». Dans la citation ci-dessous, extraite d’une conversation avec Sabrina, Maisara et Fouhda sur les marches de l’école peu de temps après notre rencontre et le début de l’année scolaire, Sabrina explique que le terme de « payot » désigne à la fois le locuteur et le type de discours qui lui est associé29. Ici, Sabrina identifie « les Payots » comment vivant dans les quartiers Sud de Marseille (beaucoup plus aisés que les quartiers Nord) ou à Paris ; ces Payots, par ailleurs, « parlent bien », alors que Sabrina et ses pairs de la 3e B « parlent mal », ce qu’elle affirme un peu plus loin durant notre conversation30.
Sabrina : Payot, c’est les parisiens quand ils parlent. Ils parlent bien ! Cécile : Et il y a des élèves de la 3B qui parlent payot ? Maisara and Sabrina : Degunnng !!! [dɛgəŋŋ] Maisara : Madame, personne parle payot ici. C’est plus les Quartiers Sud là-bas. ((chantant une chanson RnB)) “…et la mélancolie fait partie de ma vie…” Sabrina : Bon Madame si je trouve-si je pourrais, je parlerais comme les payots mais j’arrive pas ici. Cécile : Tu veux parler comme ça ? Sabrina : Oui ! Mais j’arrive pas ici, vous voyez ? C’est trop des gros mots et tout. Donc j’arrive pas à garder… |
32En évaluant le français standard de manière plus positive que le castellanois, Sabrina semble perpétuer la perspective institutionnelle française du paysage linguistique national. Ce discours est celui des institutions, comme l’Académie française ou le ministère de l’Éducation, selon qui le français standard est garant du succès éducatif et professionnel mais aussi de l’unité nationale. En comparant le français standard à d’autres langues standard, Le Page (1989) écrit que le français est, de toutes ces langues, « la plus réifiée, totémisée et institutionnalisée » (p. 12). Armstrong et Mackenzie (2013, p. 219) ne disent pas autre chose lorsqu’ils écrivent que « l’association entre langue écrite et langue orale formelle est peut-être plus forte en français que dans n’importe quelle autre langue comparable). Le contexte éducatif est essentiel pour reproduire l’idée qu’un français similaire à l’écrit est la norme de référence à l’oral. Les activités éducatives au cours desquelles Sabrina, en particulier, a été exposée à cette conception du français, avaient lieu dans chaque matière, même si le cours de français était le plus explicite à ce sujet. Une leçon entière a eu lieu pour aider les étudiants à distinguer « le français familier » (comme le castellanois) du « français courant » et du « français soutenu »31. L’enseignante a expliqué aux élèves que le premier n’est approprié que pour parler à ses pairs, le deuxième pour des activités publiques d’expression orale et écrite, comme en cours, et le troisième pour la rhétorique et les écrits formels. En poursuivant, l’enseignante a dressé plus de parallèles entre le français standard et la réussite, quand, après un brevet blanc peu réussi, elle a rappelé que les élèves devaient travailler sur les nuances des verbes français standard figurant dans les consignes, comme « citer », « identifier », « définir », « comparer », « classifier » et « énumérer »32.
33La remarque de Sabrina, classant le français standard tel qu’appris en cours comme du « payot », montre aussi un enjeu plus complexe pour les élèves de 3e B face à ce registre. Pour le dire simplement, pourquoi ces jeunes, rompus au discours officiel selon lequel le français standard confère à qui le maitrise des bénéfices sociaux, cherchent-ils comme Sabrina à assurer avec insistance que personne (« degun ») dans la 3e B ne parle payot ? Faut-il penser que cette remarque met en lumière l’exposition minimale de ces jeunes au français standard et leur difficulté à l’utiliser ? Ou faut-il plutôt penser que des stratégies sociales et une dose d’agentivité entrent en jeu dans les interactions des jeunes avec ce registre ? On peut faire à cet égard deux observations. Les jeunes de la 3e B avaient parfois du mal avec le français standard. Mme Massi, l’enseignante de français, expliquait ces difficultés par le manque d’exposition au français standard au foyer, par rapport à des jeunes d’autres milieux. Elle faisait remarquer que ses élèves devaient travailler plus dur que les jeunes d’autres quartiers pour être de bons locuteurs d’un français appelé (abusivement) « courant ». Une élève particulièrement assidue, Kenza, a confirmé ces observations. Après avoir fait son stage de 3e année d'enseignement secondaire dans une pharmacie, elle m’a confié qu’elle avait ressenti une certaine insécurité linguistique : celle de ne pas savoir comment accueillir les clients lorsqu’ils entraient, ou de ne pas savoir quelle forme de politesse employer en s’occupant de leur commande. Son inconfort découlait peut-être partiellement d’un manque de pratique des registres plus professionnels de la langue. Mais les réussites de Kenza en cours de français appellent une autre observation. Il est évident que Kenza a peut-être pu trouver socialement artificiel, voire dangereux, d’employer le français standard par elle-même, dans un contexte et un discours moins structurés et moins familiers que ceux de la classe. Les remarques de Sabrina viennent étayer cette analyse. Elle implique que son emplacement géographique « dans les quartiers » rend le fait de parler « payot » socialement peu raisonnable (« si je pourrais, je parlerais comme les payots mais j’arrive pas ici »). Elle ajoute à cela un contraste de personnalité entre le castellanois, associé à la vulgarité (les « gros mots ») et le payot, associé aux bonnes manières. Ce contraste l’empêche d’employer le payot trop longtemps (« je peux pas garder [l’accent payot] »). Je pense que Sabrina décrit son expérience du français standard comme éphémère parce qu’elle et ses pairs ne font qu’emprunter son indexicalité lorsque le besoin stratégique s’en fait ressentir.
34J’ai demandé à Sabrina si des élèves de la 3e B parlaient payot ; elle m’a répondu que personne ne le parlait. Il est donc nécessaire de distinguer ce que Sabrina comprend lorsqu’on dit « parler payot » (ce dont elle affirme que personne ne le fait dans la 3e B) et les cas de crossing avec le payot, que tous les élèves pratiquent de temps en temps en fonction de leur interlocuteur. J’entends par « parler payot » le fait d’employer de manière constante le répertoire du français standard en raison d’une affinité sociale avec le Payot, une personne stéréotypée, blanche, aisée et éduquée. Les élèves de la 3e B y ajoutaient fréquemment l’adjectif « mou », le distinguant ainsi de la personne (homme ou femme) élevée dans les quartiers (Mohamed, 04/04/2013)33. Il est intéressant de noter que la manière dont le lexème « payot » est employé par élèves de 3e B pour parler d’un étranger au groupe est similaire au sens originel de ce terme. Bordigoni et Binisti (2002) font remonter l’usage nord marseillais de « payot » au terme « payo » du dialecte kaló (parlé par les locuteurs romanis de la péninsule ibérique, ou Kalés). Les Kalés désignent par « payo » (masculin singulier) un membre de la majorité sociale, et donc quelqu’un qui n’est pas Romani. Ainsi, si les jeunes des quartiers Nord de Marseille ont neutralisé le genre et le nombre du terme (le kaló écrirait « payos » au masculin pluriel, « paya » au féminin singulier et « payas » au féminin pluriel), ils ont conservé la distinction membre/étranger, peut-être par admiration de l’existence en marge de la société des Romanis (Bordigoni & Binisti, 2002).
35Le tableau 1 illustre les oppositions entre le registre des élèves de 3e B et celui des Payots, concernant la langue, le style de vêtements et les qualités stéréotypiques indexées par l’utilisation de ces répertoires. « Swag », comme analysé en début de chapitre, est l’un principaux styles vestimentaires que les élèves associent à l’idéal du Payot.
Idéal social | Jeune des cités | Payot | |
Répertoire | Vêtements | Survêts-Baskets | Swag |
Langue | Castellanois | Le français payot | |
Qualité stéréotypique | Dur | Mou |
36Si Sabrina récuse l’idée qu’elle parle payot, c’est-à-dire qu’elle aurait recours au français standard et à l’indexicalité qui y correspond localement, la pratique de crossing avec le payot est relativement courante pour elle et ses pairs. Mohamed, par exemple, affirme qu’il emploie des formes proches du français standard avec des figures d’autorité à l’école pour marquer son respect : « dès que je dois parler avec le principal ou la CPE je parle bien. Je parle pas comme ça [en castellanois] » (02/04/2013). Dans son étude sur l’utilisation du tutoiement et du vouvoiement en France, Morford (1996) écrit que ses sujets choisissent l’une ou l’autre forme stratégiquement pour « définir le cadre ou la relation entre les locuteurs » (p. 24). Dans le cas de la 3e B, les élèves emploient un répertoire payot pour marquer leur disposition plus douce, pour colorer leur comportement de cette douceur supposée pour exprimer leur déférence envers les personnes avec qui ils ont quelque chose à perdre ou à gagner, qu’il s’agisse d’un principal adjoint du collège ou d’un employeur potentiel. Dans l’extrait d’entretien transcrit ci-dessous, par exemple, Kader montre à quel point son emploi du payot sert un objectif. Il se rappelle avoir eu besoin d’appeler des commerçants locaux pour organiser un stage d’une semaine34.
Cécile : Vous parlez un peu payot des fois ? ((Sabrina hoche la tête pour dire non)) Kader : “Euh, ouiiii euhhh” ((Sabrina rigole)) Sabrina : Non mais, des fois pour faire des délires, mais- Kader : Ils font que “euuhh oui euhh”- Sabrina : presque jamais non, jamais! Kader : Et moi c’est vrai, pour appeler les patrons je faisais le payot. Sabrina : Ouais voilà mais {genre…} Kader : {“Allez bonjour}, est-ce que vous prenez- Sabrina : après quand {tu demandes} des stages aussi- Kader : -{“un apprenti ?”} Ils me disent non, après ((prononcé [ɑχχɛ])) je dis mais à la fin ((il baisse les bras)) “Bah, va te faire enculer !” Sabrina : ((en rigolant)) Il parle payot après il fait ça ! Non… Cécile : Tu leur parlais comment ? Sabrina: Pour demander des stages. Kader : D’abord je demande, je demande. S’il me dit “oui,” je dis “bah, ça va, merci et tout alors.” Akhé [ɑχχɛ] si ils me disent non je dis “va te faire foutre” ou “va te faire enculer” et je raccroche ! ((en souriant)) |
37Les demandes et réponses de Kader rapportées par lui comme adressées aux commerçants hypothétiques, « en payot », sont indiquées ici en gras. L’utilisation répétée de « euh » pour montrer son hésitation polie, la fricative uvulaire voisée (/ʁ/) dans « bonjour » ou « prenez », ainsi que le champ lexical de la cordialité (comme « Oui, allez, bonjour, merci et tout alors »), constituent des « switches » de son registre habituel vers le « payot »35. Malgré la nature comique de son souvenir, et la façon fanfaronne dont il le met en scène pour l’enquêtrice et peut-être surtout pour sa camarade, Kader montre dans cette histoire le rapport stratégique et de façade qu’il entretient avec le français standard36. Le registre payot, à strictement parler, est celui qu’il est prêt à utiliser pour un employeur potentiel mais uniquement tant qu’il a un stage à y gagner. Lorsque ce scénario hypothétique tombe à l’eau, Kader revient rapidement au castellanois. L’insulte à laquelle il a recours (« Bah va te faire enculer ! ») exprime son indignation à l’idée d’avoir dû jouer le payot au cours de cet échange, pour, au final, essuyer un refus.
38Ces anecdotes montrent bien comment, dans des cas d’interactions à forts enjeux, les jeunes emploient des crossing avec le payot pour marquer leur déférence, avec l’espoir de produire certains résultats. Ces résultats ne sont aucunement garantis, et, comme dans l’histoire de Kader, il est possible que le locuteur en retire de la frustration ou de la désillusion. D’autres difficultés, plus complexes, émergent lorsqu’on se penche sur la question de scénarios de crossing avec le français standard dans des situations où les pairs n’identifient pas d’objectif clairement défini. Deux de ces cas sont présentés ci-dessous, dans la troisième partie du chapitre où j’analyse la manière dont un groupe d’élèves femmes conçoit un pair masculin qui transgresse la norme linguistique du castellanois.
3.3 Qui parle tarplin français ? : Étude de cas de crossing masculin avec le payot
39Les dimanches après-midi, un groupe de six filles de la 3e B venaient souvent dans mon appartement de La Joliette (bordure nord du centre de Marseille) pour pratiquer l’anglais et discuter avec moi. Trois d’entre elles (Asma, Kenza et Sheyreen) avaient été élevées dans le quartier de La Bricarde. Les trois autres (Anisa, Kardiatou et Siwar) venaient de La Castellane. À l’exception d’une d’entre elles, elles étaient toutes nées en France, mais leurs parents avaient des origines variées : les parents d’Asma venaient de Tunisie et de France (Nord) ; ceux de Kenza d’Algérie ; la mère de Sheyreen était algérienne et son beau-père égyptien ; les parents d’Anisa étaient des Kabyles algériens, ceux de Kardiatou des Peuls sénégalais, et ceux de Siwar étaient Algériens. Dans ce groupe de jeunes femmes, Anisa, Asma, Siwar et Kardiatou étaient les locutrices castellanoises les plus admirées37. Pour Asma, le castellanois était la langue par défaut : « Je parle toujours comme ça, à part quand je parle avec des adultes »38. Les filles admiraient en particulier le débit de Siwar, qu’elles appelaient « professeuse de la langue des quartiers » à cause de sa facilité pour s’appuyer sur plusieurs langues à la fois et s’inspirer des paroles de raps39. Sheyreen et Kenza, par contre, étaient moins connues comme locutrices des quartiers, ce que j’analyse ci-dessous.
40Dans la transcription ci-dessous, les filles, assises autour de la table dans ma cuisine, discutent du futur voyage à Paris avec leur classe d’arabe (3e B). Aucune d’entre elles n’a visité Paris, mais elles avaient des intuitions, provenant probablement des médias, de ce que serait la comparaison entre Paris et Marseille et de comment les Parisiens se comporteraient envers elles. En réponse aux commentaires de Sabrina sur qui parle payot, Sheyreen annonce que les Parisiens parlent « français, français, français », tandis que les jeunes de La Castellane « mélangent toutes les langues en fait et ça nous fait notre propre langage ». En employant des déictiques spatiaux et personnels, Sheyreen cartographie de prime abord les types de langues associées à des personnes et à des lieux. Le français standard appartient à Paris la lointaine et aux Parisiens (« eux »), le castellanois forme la base sur laquelle « on » opère « ici » à Marseille. Comme relevé par Wortham (1996, p. 344), le « cadre minimal d’interactions » esquissé par ces déictiques révèle peu de choses sur la façon dont ces pôles interactionnels respectifs (nous vs eux) sont évalués. Pour comprendre l’alignement des participants, il est préférable d’utiliser ce que Gumperz (1982, p. 131) appelle « indices de contextualisation », soit des indications sémiotiques (lexicales, phonétiques, prosodiques ou non verbales) de la manière dont les locuteurs définissent et interprètent une interaction en cours. Dans la séquence suivante de la transcription, Asma intervient pour raconter l’histoire d’un jeune employant le français standard à la boulangerie de La Castellane. La manière dont elle dénigre ce comportement et les réactions de ses amies qui la soutiennent fonctionnent comme des indices de contextualisation. L’interaction au sein du groupe montre, d’une part, l’image négative que ses membres ont du payot en général ; elle indique aussi assez manifestement d’autre part leur désapprobation envers les locuteurs·trices des cités qui emploient le français standard dans une situation autre que celles exigeant une certaine déférence, faisant siennes des qualités de sophistication et de douceur indexées par le répertoire payot.
41Transcription 140. « Du pain, s’il vous plait »
Sheyreen : Non non, moi j’aime pas trop les Parisiens parce que eux ils n’ont pas de culture, tu vois? Nous, ici à Marseille, on mélange toutes les langues en fait et ça nous fait notre propre langage, alors que eux ils parlent français, français, français. Et nous on décou-des fois, on découvre des nouveaux mots. Regarde, et {ceux qui comprennent pas l’arabe} Asma : {Ce que je crains le plus. }- Kenza : -C’est quoi?- Asma : -C’est les garçons qui parlent tarplin français. Ah l’autre fois j’étais à côté de - tu te rappelles - d’un mec. Akhaaa [ɑχɑ::]-t’as vu il était bien stylé et tout mais tu le vois arriver Anisa : -les filles {ça va mieux mais les garçons} Asma : {“Bonjour} un pain [pε̃] s’il vous plait” Sheyreen : Ah! {Une drôle de fille} Kardiatou : {On dirait une gadji} Anisa :{[Les filles ça va} mieux mais… Asma : {Il parle trop…} Kenza : Les filles c’est vrai ça passe hein mais tu vois des garçons Asma : Ouais ! Cécile : C’est qui ? C’est quelqu’un que tu connais ? Comme ça, {un mec ?} Asma : {Non, non} c’était juste un mec qui était venu acheter et tout mais genre il a fait “Bonjour, euh, je voudrais alors un pain [pε̃] ?” {C’est pas beau !} Anisa : {Oh ouais}. Moi j’étais partie en Normandie ils disent “pain” [pε̃] Cécile : Parce que ça fait pas comme vous quoi. C’est ça que tu veux dire ? Asma : Ouais. Ça fait trooop tapette. Cécile :{Trop quo::::::i ?} Anisa : {Pain, pain, pain [pε̃]} |
42Quand Asma raconte son histoire, elle adopte un cadrage (au sens de Goffman, 1981) centré sur les quartiers en parlant castellanois. Ses consonnes occlusives sont affriquées, elle utilise une version modifiée de l’adverbe vernaculaire marseillais tarpin (« tarplin ») et emploie à plusieurs reprises des termes d’argot des cités, qu’ils viennent du romani comme « gadji » (fille) ou qu’il s’agisse de néologismes à consonance arabe comme akha ([ɑχɑ]), qu’on pourrait grossièrement traduire par « oh Bon Dieu ». Il est toutefois plus intéressant de remarquer qu’elle renonce à prononcer « pain » comme en payot, avec une voyelle nasale standard ([pε̃]) et le prononce avec une voyelle vélaire ([pɛŋ]), comme en castellanois. Asma débute son histoire en expliquant ce qu’elle déteste (« crains ») le plus, à savoir les garçons qui parlent « tarplin » (trop bien) français. Elle demande ensuite à Kenza si elle se souvient avoir vu, dans la queue de la boulangerie, un garçon demander du pain en français standard et imite deux fois sa commande, en s’attardant sur les éléments les plus payots, comme le « bonjour », sa manière perçue comme trop polie de demander du pain (« je voudrais alors un pain »), l’emploi hésitant du « euh » et sa nasalisation de la voyelle de « pain ». Les filles identifient immédiatement cette utilisation du français standard dans une situation informelle comme étant contraire à la norme. D’autant plus que, comme le remarque Asma, le garçon était probablement un résident de La Castellane, d’après la manière dont il s’habille (« il était bien stylé et tout »). Puis elles continuent de le juger négativement, en employant des termes qui dénigrent son genre et sa sexualité. Sheyreen lance qu’il est « une drôle de fille », Kardiatou lui attribue ensuite le terme argotique « gadji » (fille), et Asma conclut avec « tapette ». Elles établissent ainsi plusieurs distinctions importantes, explicites ou implicites, entre différents types et degrés d’acceptabilité de crossing payot. Tout d’abord, Anisa et Kenza constatent que ce type de crossing est plus acceptable pour les filles (« les filles c’est vrai, ça passe hein mais tu vois des garçons… »). Ensuite, de manière plus subtile, elles distinguent la manière dont elles-mêmes pratiquent ce crossing et la manière dont le garçon le fait. Dans le cas de la 3e B, comme je l’ai expliqué plus haut, les jeunes ont parfois recours au payot entre eux, et encore plus lorsqu’ils interagissent avec des individus envers lesquels la déférence peut se traduire par des avantages sociaux concrets. Les jeunes s’appuient sur l’indexicalité « douce » du français standard pour montrer qu’ils connaissent et respectent le statut de leur interlocuteur. Par contraste, les filles suspectent que le jeune homme de la boulangerie employait le payot pour se démarquer, se présenter comme différent des autres résidents du quartier, probablement plus éduqué ou plus sophistiqué.
43Cet exemple est intéressant en ce qu’il illustre ce qui se passe lorsqu’un jeune homme habitant une cité contrevient à la norme d’identification des jeunes de cette cité. Dans le paysage culturel du 15e arrondissement, les jeunes doivent parler castellanois (ou son équivalent dans les autres cités) pour indexer des valeurs de dureté, de cran et de solidarité entre jeunes multiethniques. Le crossing vers le payot, un registre associé notamment aux résidents des quartiers plus aisés, est acceptable, voire attendu lors d’interactions avec des gens extérieurs au quartier. Mais l’anecdote d’Asma porte sur un jeune local qui enfreint cette règle, en employant le payot avec les employés de sa boulangerie locale. Cette infraction à la norme locale de la part du jeune homme est donc interprétée comme une marque de sa déviance sociologique : Comme il s’est montré incapable de performer et d’incarner langagièrement la figure sociale empreinte de rudesse prototypique des quartiers, les filles assises à ma table ont pu le décrire comme « une tapette ». Du fait de la ressemblance entre cette anecdote et celle qui m’a servi à ouvrir le présent chapitre (où Mohamed est appelé « homo » pour son style « swag »), je postule que traiter de « tapettes » les jeunes hommes qui s’associent personnellement aux comportements payots est devenu un « trope normalisé » (Agha, 2007, p. 356), c’est-à-dire un trope partagé par tous les jeunes concernés, et peut-être même dans d’autres contextes similaires en France et ailleurs. Agha définit ces tropes comme « des emplois techniquement incorrects mais fonctionnant parfaitement dans les interactions, dans certaines conditions d’acceptation des rôles » (p. 367). Ici, l’incorrection est que ces jeunes hommes ne sont pas, de fait, homosexuels, mais le trope fonctionne dans cette interaction car la personne sociale qu’ils incarnent, le payot, contrevient à la formulation de la masculinité dans les quartiers concernés.
44Au-delà de la simple stabilisation ou diffusion de ce trope sur la sexualité masculine, il est important de signaler que l’attention de ces jeunes aux manifestations de sexualité « déviante », est un moyen de surveiller les transgressions sociales de leurs pair·es. Ce choix de tactiques de contrôle social des comportements de leurs pairs masculins peut avoir plusieurs explications. En raison de leur socialisation dans des traditions musulmanes, par exemple, dont des idées arrêtées sur les rôles genrés et l’hétéronormativité, les accusations d’homosexualité sont un outil de surveillance très fort. Aucun élément ne vient cependant étayer cette hypothèse. D’autres études ont notamment montré que les jeunes hommes de plusieurs endroits, indépendamment de leur milieu religieux, cherchent à assoir leur masculinité en se distanciant de contre-modèles efféminés. Pour Moissinac et Bamberg (2005, p. 150), des adolescents de Nouvelle-Angleterre établissent leur « réputation masculine hétérosexuelle » en ridiculisant les pratiques homosexuelles et donc en se situant eux-mêmes, par contraste, dans la norme. Trimaille (2007) décrit, de manière similaire, comment les jeunes garçons qu’il côtoyait à Grenoble employaient une stylisation parodique d’une voix efféminée, « de tapette », pour affirmer leur virilité, leur hétéronormativité et leur entrée dans l’adolescence. La moralité musulmane pourrait toutefois jouer un rôle dans cette aspiration à adopter l’hétérosexualité comme norme. Pour illustrer l’importance de cette moralité pour les jeunes de la 3e B, la quatrième partie du présent chapitre examine la manière dont les idées musulmanes sur la réserve que doivent adopter les femmes se manifestent dans les discours des élèves. Je m’intéresse en particulier à la manière dont ces idées influencent la perception que les jeunes ont de leurs paires féminines qui, au lieu de se conformer aux normes du quartier, parlent payot et s’habillent swag.
3.4 « Tche une bandeuse ! » : Sexualisation du crossing féminin avec le payot et swag
45Affalée sur sa chaise pendant un cours d’arabe, Sheyreen regardait par la fenêtre un garçon, Idriss, dans la cour de récréation. L’enseignante expliquait pourquoi les élèves devraient apprendre à lire les mots en ASM sans s’appuyer sur les marques vocaliques, mais Sheyreen était distraite par la petite chanson qu’Idriss chantait et qu’elle pouvait tout juste comprendre : « Ta mère fait du stop-euh sans sa culotte-euh… ».41 Sans vraiment s’en rendre compte, elle a commencé à mimer Idriss. Comme j’étais assise près de Sheyreen et d’Ayman, j’ai entendu Ayman lui murmurer « T’es [ʧε] une bandeuse [bəŋdœzə] ! ». La réaction explosive de Sheyreen et le rôle provocateur d’Ayman ont entraîné leur exclusion pour 24 heures. Je vais à présent analyser le trope sexuel dont Sheyreen a été victime ici, entendu comme un autre cas de contrôle social, ici mené par les jeunes hommes sur les comportements payots ou swag de leurs pairs féminins. Sheyreen, parmi ses pairs, avait la réputation d’adopter une langue plus payote et des vêtements plus swags. Ces caractéristiques, associées aux paroles suggestives de la chanson qu’elle chantait en classe, l’a exposée au trope sexuel normalisé de la « salope », figure que les élèves de la 3e B désignait de plusieurs termes, comme « bimbo », « ham-ham » ([ħɑmħɑm]) ou « crasseuse ».
46Sheyreen, on l’a vu, a été élevée à La Bricarde par une mère algérienne et un beau-père égyptien. Elle faisait partie des rares élèves né·es hors de Marseille ; dans son cas, dans le lointain département du Pas-de-Calais. Mais, bien que socialisée localement et défendant avec virulence les quartiers de Marseille, Sheyreen appréciait l’idée de pouvoir adopter auprès de ses amis une identité exotique, celle de quelqu’un né ailleurs. Son discours reflétait également cette attitude d’ailleurs. Dans la transcription ci-dessous, Sheyreen se distancie des jeunes typiques du quartier en disant qu’elle parle moins castellanois et plus payot. Elle considère que parler « français super bien » est son mode de fonctionnement normal ou préféré.
Sheyreen : Ils prononcent tout avec l’accent arabe, en fait. (29/10/12) Ici, en fait, j’ai pas le droit de parler normalement. Si je parle normalement, je sais que je vais me prendre des claquets. Parce que quand on parle correctement, et ben ça se moque de toi et ça dit oui, “t’es une payotte, nia nia nia…” (12/7/13) Je rentre chez moi, je suis une payotte. Donc je rentre chez moi je parle très bien français. Je parle anglais des fois pour m’entrainer. Et c’est tout! Et je parle Hindu [sic] aussi. Je reprends en fait des mots des films [Bollywood] et j’essaie de comprendre. (29/10/12) |
47Face à deux autres filles et à moi-même, Sheyreen semblait avoir très peu de difficultés à proclamer la facilité et le plaisir qu’elle a à parler payot, notamment en sachant pertinemment l’opinion négative de ses pairs au sujet du répertoire associé au payot. Sheyreen transgressait aussi d’autres normes, par exemple en choisissant des habits qu’elle identifiait comme swags. Elle mélangeait des éléments des survêts-basket (comme les jeans trop grands, les baskets, l’absence de maquillage) avec des éléments plus swags, tels que des chouchous à froufrous et des hauts garnis de dentelle transparente qui laissaient voir ses bras et ses épaules. Elle prenait toutefois soin de ne jamais se proclamer swag. En effet, les jeunes de la classe 3e B en étaient venus à comprendre le swag, non seulement comme un répertoire vestimentaire lancé par des vedettes de l’industrie de la musique et de la télévision, mais aussi, et surtout, comme un style de vie occidental axé sur la liberté et une sexualité débridée.
48Cette idée que le swag réfère à un style de vie libéré, voire libertin, a été directement influencée par la star de la télé-réalité Nabilla Benattia. Son programme, Les anges de la télé-réalité, a été diffusé pendant l’année scolaire 2012-2013 sur la chaîne NRJ-12 et les élèves regardaient fréquemment ce programme et en discutaient entre eux. Nabilla était une aspirante modèle, née en 1992 dans un village français proche de la Suisse, d’une mère italienne et d’un père algérien. Dans son programme, entre autres, on suit les efforts de Nabilla pour s’assurer des places dans des shows d’agences américaines tout en vivant dans une maison à Fort Lauderdale, en Floride. Lors d’un épisode, elle pose dévêtue pour un magazine à Las Vegas. Dans un autre, elle invite Kim Kardashian chez elle comme consultante pour savoir comment être plus « swagguée ». D’autres épisodes encore montrent ses relations fréquentes avec les hommes qui vivent chez elle. Une élève de la 3e B, Fouhda, était une exception dans la classe car elle s’habillait swag et assumait d’avoir Nabilla comme modèle. Elle était habillée très différemment du reste de la classe, avec les cheveux lissés, une manucure à la française, du maquillage et des pulls serrés portés sur des jeans troués. Un jour, je lui ai demandé ce qu’elle pensait de l’étiquette de swag que lui collaient ses pairs ; elle a répondu que, comme Nabilla, elle était fière d’être swag : « Je suis comme Nabilla parce que je m’habille comme je veux, ceux qui n’aiment pas… ! »42. En cela, son attitude était différente d’une autre fille de la même année, qui, après avoir été traitée de swag un jour, avait profité de la pause de midi pour retourner chez elle se changer. Pour Fouhda, Nabilla représente la possibilité de résister à l’injonction sociale de s’habiller pudiquement.
49Quelles qu’aient été ses pratiques langagières réelles, Nabilla représentait aussi la locutrice stéréotypique du français standard pour les élèves. Ils s’en sont notamment rendu compte à la suite du désormais célèbre monologue de Nabilla dans un épisode diffusé le 4 mars 2013 ; elle s’y lance dans une diatribe contre deux femmes invitées de l’émission et qui ont fait le déplacement sans emmener de shampoing. Mimant un téléphone, elle s’exclame sur un ton abasourdi « Allô ? Non mais allô quoi ! T’es une fille et t’as pas de shampoing ?! » Cette phrase a été suivie de nombreuses rediffusions et de commentaires sur les réseaux sociaux, ce qui a grandement contribué à sa popularité. Les élèves de la 3e B en sont donc venus à assimiler Nabilla au stéréotype de la locutrice payotte qui s’habille swag43. La frivolité sexuelle est rapidement devenue la troisième qualité sans laquelle il serait difficile de décrire Nabilla. Quelques semaines après ce fameux épisode, par exemple, j’ai interviewé cinq garçons de la 3e B. Avec quelques encouragements, le travail en silence est rapidement devenu un échange énergique de ragots sur Nabilla, au milieu d’un concerto d’imitations de « shampoing » prononcé comme elle44.
Cécile : Vous avez vu le truc de Nabilla avec “allo” ? Nabilla, c’est qui en fait ? Mohamed : C’est une bimbo et elle est toute refaite. Son rêve c’est d’être une “hit girl”. Elle est en plastique. Cécile : C’est une Arabe ? Mohamed : Genre Nabilla en fait c’est pas une Arabe. Elle a dit c’est une Arabe mais, genre, elle a pas eu une éducation d’Arabe. Genre parce que sa mère c’était une espagnole et son père elle l’a jamais vu. Cécile : Donc elle n’a jamais été éduquée en tant que musulmane- Mohamed : -Elle est musulmane mais elle a jamais- Elias : -Elle est avec Thomas dans la piscine !” |
50Dans cet échange, Mohamed semble avoir du mal à concilier le fait que Nabilla puisse être « une Arabe » (la catégorie ethnique et religieuse à laquelle il s’assimile) et qu’en même temps elle cherche à être une vedette (qu’il s’agisse des chirurgies esthétiques ou de ses avances sexuelles à Thomas dans la piscine). Il finit par considérer que Nabilla est arabe et musulmane, mais que, du fait de l’absence de son père algérien dans sa vie, elle n’a pas reçu la socialisation nécessaire dans la moralité musulmane. Comme le montre cette interprétation de la figure de Nabilla, que les garçons appellent durant la conversation « bimbo », « folle » et « crasseuse », parler payot et s’habiller swag sont des comportements auxquels les élèves de la 3e B donnent parfois une connotation sexuelle45.
51Pour en revenir au cas de Sheyreen, on peut donc dire que plusieurs facteurs se sont conjugués pour faire d’elle la cible involontaire d’insultes sexuelles. D’un côté, la 3e B suivait à l’époque une émission de télé-réalité dont l’héroïne, malgré sa famille partiellement musulmane, cristallisait les connexions entre le style swag, le parler payot et la liberté sexuelle. D’un autre côté, Sheyreen elle-même adoptait certains comportements, comme le parler payot et le style swag, mais c’est la chanson « sale » qui a mené les jeunes de la cité à la percevoir comme incarnant des qualités différentes, voire contretypiques, à celles empreintes de dureté qu’ils s’auto-attribuent. Cet incident révèle l’inégalité que les idéologies jeunes locales imposent entre les jeunes hommes et les jeunes femmes. Si les jeunes hommes doivent « seulement » être des durs, les jeunes femmes doivent être à la fois dures et modestes. Si elles ne se conforment pas à cet idéal vestimentaire, qu’elles admirent les vêtements swag ou qu’elles adoptent une langue plus payote que castellanoise, cela entraine des insultes sexuelles, tant de la part des garçons que des filles. Ces constructions sexuelles avaient parfois des conséquences très réelles pour les jeunes femmes de l’école que je fréquentais. Vers la fin de l’année, j’ai interviewé à nouveau Fouhda, et nous avons discuté de ce que nous pensions de Facebook. Elle a déclaré que « depuis qu’ils ont fait la “Page des folles” j’ai fermé mon Facebook » (04/03/2013) et m’a expliqué que des utilisateurs inconnus avaient créé une page listant les « filles swag » locales avec leur photo de profil et l’étiquette « folle » (pour « salope »). La plupart de ces photos récoltaient des commentaires insultants (comme « t’es une crasseuse et tout ») et certains hommes proposaient même des rendez-vous fictifs aux concernées (comme « Viens au Carrefour à 16 heures »). Fouhda, qui avait précédemment écrit le mot « Love » sur son poignet et s’habillait comme elle voulait, s’inquiétait maintenant de ce que son étiquette swag précédente endommage sa réputation, la faisant potentiellement passer pour une « bimbo ». Son excitation à l’idée de passer au lycée l’année suivante n’en était qu’augmentée. Sur l’image 3, on voit le siège d’un arrêt de tram dans le Nord de Marseille, sur lequel quelqu’un a écrit le mot « folle » et ajouté les numéros de téléphone fictifs de ces femmes. Sur l’image 4, on voit le mot « Love » sur le poignet de Fouhda, écrit avec le même feutre qu’Ayman avait utilisé quelques secondes plus tôt pour écrire le mot « Allah » (en arabe) sur le sien. Bien que ces jeunes admettent facilement qu’ils n’observent pas à la lettre les exigences de prière ou du jeûne de Ramadan, cette section finale montre bien la prégnance persistante des normes musulmanes parmi les jeunes nés à Marseille, du moins lorsque la modestie féminine est en jeu.
4. Conclusions
52Dans ce chapitre, nous avons vu comment des adolescents de quatorze ans de deux des quartiers Nord de Marseille négocient leurs identités à travers leurs styles discursifs et vestimentaires. J’ai montré comment les élèves de la 3e B tracent des frontières entre le registre de leur groupe (la langue qu’ils appellent « castellanois » et le style vestimentaire « survêts-basket » leur permettant de performer leur identité « de quartiers ») et un registre d’un exo-groupe, « payot », associé aux Français aisés vivant hors des cités et s’habillant dans un style plus « swag ». Contrairement aux idées de la sociolinguistique labovienne sur le lien entre langue et genre, les sujets de la 3e B ne considèrent pas que le genre de quelqu’un est un élément essentiel lorsqu’il s’agit de décrire la manière dont quelqu’un de leurs cités parle. Les jeunes, hommes et femmes, considèrent que la dureté est une disposition qui les définit idéalement et qui doit être maintenue et réaffirmée à travers les comportements décrits ci-dessus. On peut en déduire que l’idéologie qui détermine leur vision du monde et leur façon de parler efface les différences de genre. Gal et Irvine (2008, p. 38) définissent ce gommage (erasure) comme le processus par lequel « les faits qui sont en contradiction avec le schéma idéologique passent inaperçus ou sont expliqués ». Il est toutefois intéressant de noter que c’est lorsque des individus contreviennent aux normes comportementales du quartier que les différences entre les jeunes hommes et les jeunes femmes font un retour en force.
53Concernant l’emploi du français standard, les élèves de la 3e B ont établi deux normes, plus ou moins explicites. La première est qu’il est acceptable de faire du crossing avec le français standard dans une situation où le locuteur a gros à perdre ou à gagner, par exemple face à des figures d’autorité à l’école ou face à des employeurs potentiels, lorsque les élèves font appel à la douceur stéréotypiquement associée au français standard pour marquer leur déférence. La deuxième est que le recours au français standard quel que soit le contexte ou l’interlocuteur est un comportement anormal. Ainsi, les pairs portent un jugement négatif sur le jeune de la boulangerie qui s’adressait à quelqu’un de La Castellane en payot, ou encore sur Sheyreen et Fouhda qui s’intéressaient à la langue payote et aux vêtements swags. Les transgressions de ces normes entrainaient la catégorisation comme « homos » pour les hommes et comme « bandeuses » pour les femmes, ce qui soutient ma thèse affirmant que les tropes sexuels représentent les stratégies normalisées de compréhension de ces comportements pour les jeunes. J’affirme par ailleurs que si les jeunes ont normalisé ces tropes, la sexualisation de l’emploi anormal des ressources sémiotiques par leurs pairs, avec des conséquences variant d’un genre à l’autre, c’est parce que ces qualificatifs permettent de maintenir efficacement les frontières des groupes sociaux. En employant ces termes insultants comme « homo » ou « bandeuse », les jeunes font appel à des coordonnées culturelles qui leur sont familières. Cela provient, d’une part, de leur socialisation à travers des valeurs musulmanes, une éducation qui ne facilite pas l’idée d’une vie non hétéronormée ; d’autre part d’une pression hégémonique plus vague portant à se conformer à des normes hétérosexuelles lors du passage à l’adolescence (Trimaille, 2007), ainsi que des contrastes symboliques qui existent depuis longtemps au sein de la classe laborieuse française (Bourdieu, 1977, p. 1984), qui valorise le travail manuel plus que l’activité intellectuelle en l’associant à la virilité et à la masculinité. Ces insultes sont donc de forts signaux d’alerte, destinés à éloigner les jeunes de modes de vie jugés inacceptables à différents points de vue.
54Les implications possibles de ces résultats pour l’étude socioculturelle de la langue sont que, comme nous l’avons mentionné précédemment à propos des travaux d’Ochs (1992), la langue n’indexe pas forcément directement le genre. Les images du genre masculin et féminin sont liées à d’autres catégories d’appartenance, comme les catégories ethno-raciales, religieuses et de classe dans lesquelles les gens se regroupent, et des processus sémiotiques complexes peuvent entrainer soit l’effacement soit la mise en avant du sexe et du genre, selon le contexte interactionnel et idéologique. Les éléments analysés dans le présent chapitre montrent que les individus ne sont pas simplement à la merci des identités qui leur sont assignées en fonction de caractéristiques ethnoraciales, sexuelles ou de classe. Au contraire, des outils théoriques comme l’intersectionnalité et des notions sémiotiques comme le registre ou la médiation idéologique, permettent une compréhension plus fine de la façon dont les gens indexent activement leurs identités par un processus d’attribution d’une signification sociale aux pratiques linguistiques, vestimentaires et autres pratiques comportementales. La question est maintenant de savoir quelle est la durée de vie de ces appariements sémiotiques entre pratique linguistique et figure sociale prototypique. Il est probable que, au fil des nouvelles générations d’élèves dans les écoles publiques des quartiers Nord de Marseille, ces jeunes bricoleront de nouvelles significations sociales aux termes comme « quartier », « payot » ou « swag », créant ainsi de nouvelles façons d’être et nouveaux moyens d’affirmer leur identité de jeunes des cités.
Notes de bas de page
1 Pour moi, le « Nord de Marseille » correspond aux quatre arrondissements des quartiers Nord : les 13e, 14e, 15e et 16e arrondissements.
2 Dans ce texte, j’emploie les guillemets pour indiquer la transcription verbatim d’échanges impliquant les jeunes, et l’italique pour les termes en anglais. Les parenthèses indiquent une transcription en phonétique ou des paroles qui s’entrecoupent. J’utilise également les conventions de Schegloff (2007) pour illustrer les conversations. La seule exception que je fais est de mettre les éléments phonétiques entre crochets et les réponses simultanées entre accolades.
3 « Qu’est-ce donc que ces filandreuses brutes qui viennent brailler ici, si près du berceau de la reine des fées ? », trad. François-Victor Hugo dans Œuvres complètes de Shakespeare, Pagnerre 1865, vol. 2.
4 Les élèves donnaient cette étymologie populaire, qui signifie « Nous sommes secrètement gays », en anglais.
5 Cette recherche a été rendue possible par une bourse de la Fondation Wenner Gren (2012-2013) pour le travail de terrain et une bourse de la Fondation Spencer/National Academy of Education (2014-2015) pour le travail de rédaction.
6 Un week-end de printemps, par exemple, j’ai accompagné les élèves et deux mères d’élèves pour voir le concert de Justin Bieber à Paris. Il s’agissait du premier voyage à Paris des étudiants et de leurs mères.
7 Pour protéger l’anonymat des participant·e·s, leurs vrais noms ont été remplacés par des pseudonymes.
8 À la suite d’Agha (2007), j’entends par « registre » un modèle stéréotypé de personnalité dont on attend qu’il se conforme à certains comportements expressifs, notamment en termes de langue, d’habillement et autres.
9 Les propres recherches de Trudgill (1972) à Norwich indiquent que la dureté n’est pas une qualité à laquelle uniquement les hommes aspirent. Lorsque les femmes des classes les plus défavorisées de Norwich discutaient de manière informelle avec leur interlocuteur, elles utilisaient autant de formes non conformes à la « Received Pronunciation » (RP, anglais standard), comme [ən] au lieu de [ɪŋ], que leurs homologues masculins.
10 Rouqiya, note de terrain du 04/11/2013.
11 Mohamed, 02/11/2013.
12 29/10/2012.
13 02/10/2013.
14 Kader, 14/02/2013.
15 Mohamed, 04/04/2013.
16 Nacima a commencé sa phrase en français, avec « va chercher » puis a inséré un objet en comorien. Un autre étudiant, parlant comorien, m’a expliqué qu’il s’agissait d’un mot vulgaire pour parler des testicules, comme « couilles », mais je n’ai pas réussi à écrire le mot en comorien (17/10/2012).
17 Note du 17/10/2012.
18 Note du 23/01/2013.
19 Cet extrait provient d’un entretien filmé avec Kader, Sabrina et Maisara le 12 juin 2013. Le Carrefour Grand Littoral est la grande surface commerciale située au-dessus des quartiers de La Bricarde et de La Castellane. Les élèves et leurs familles y font leurs courses, car il est accessible à pied. Lorsque j’ai demandé si la situation de Sabrina était similaire à celle de Mohamed, je faisais référence à une conversation précédente avec un groupe de garçons, dont Kader, qui embêtait Mohamed (que les garçons trouvaient souvent efféminé) en disant qu’il était soumis aux mêmes restrictions de circulation que les filles.
20 Les parents étaient évidemment aussi protecteurs envers les garçons que les filles concernant certaines menaces propres aux quartiers Nord, comme les coups de feu de Kalashnikov entre groupes de dealers rivaux et attaques de jeunes par des bandes d’adolescents armés de couteaux et de pistolets.
21 Il ne s’agit que d’une étiquette parmi d’autres (comme « langage des quartiers » pour ce registre ; les jeunes de La Bricarde, voisine de La Castellane, étaient tout aussi disposés à parler de cette manière.
22 Dans de nombreux cas, les éléments à consonance arabe ne proviennent en fait pas de l’arabe, qu’il soit dialectal ou standard. Ces néologismes ont une consonance arabe de par leur phonologie uniquement, comme les verbes duh [dəħ] (déranger) ou khéner dégun [χεnε dεgœŋ] (ne pas déranger). Les deux emploient des phonèmes arabes, comme /ħ/ ou /χ/, mais n’ont pas de lien étymologique avec l’arabe.
23 Seuls 5 des quinze élèves descendant·es de parents nord-africains pouvaient converser en algérien, marocain ou tunisien. Un quart des vingt élèves de la 3e B parlaient castellanois tout en provenant de familles comoriennes ou sénégalaises, où l’arabe dialectal n’est pas parlé. Les élèves avaient cependant une expérience significative de la phonologie arabe grâce à plusieurs années d’éducation en ASM, que ce soit via des cours de religion ou via leur cursus dans un programme d’ASM de collège public.
24 La littérature linguistique anthropologique décrit d’autres exemples de registres « à double voix ». On peut par exemple évoquer le style syncrétique des Nuyoricains (anglais-espagnol de Porto Rico, Urcioli, 1996), les codes monolectes lingala-français et swahili-français parlés par les immigrants de RDV en Belgique (Meeuwis et Blommaert, 1998), ou encore le mélange d’hindi et de créole fransise d’une part et de bhojpuri puriste d’autre part, documenté parmi les Mauritiens hindous par Eisenlohr (2006).
25 Il est intéressant de noter que, dans un autre article, Gasquet-Cyrus (2013) indique que, bien que la palatisation et l’affrication des consonnes occlusives aient lieu dans le vernaculaire marseillais traditionnel, il s’agit depuis les années 2000 d’un phénomène toujours plus associé dans les représentations au parler des jeunes des quartiers Nord de Marseille.
26 Merci à Cyril Trimaille, qui a suggéré que « tarplin » était probablement un mélange de « tarpin » (marseillais, « beaucoup ») et de « plein » (français standard) et observé la spirantisation de certaines occlusives.
27 Mohamed, note du 24/05/2013.
28 En transcrivant le castellanois, ces lexèmes peuvent ressembler à des exemples de code-switching stratégique du français dans l’arabe dialectal (« code-switching unitaire », pour reprendre la terminologie de Dabène et Moore, 1995, p. 33). La différence fondamentale réside cependant dans le fait que le castellanois ne consiste pas simplement en l’insertion de lexèmes isolés remplissant une « fonction symbolique » (p. 39), comme dans les exemples de locuteurs de deuxième génération examinés par Dabène et Moore. Le castellanois consiste plutôt en une suite de modifications du vernaculaire marseillais, observable au niveau de son répertoire et de son indexicalité sociale. Si le castellanois, en d’autres mots, est un registre syncrétique (ou à double voix), ses locuteurs indexent une identité « de quartier » même lorsqu’ils emploient des éléments ne provenant pas de l’arabe. Leurs comportements linguistiques doivent être analysés dans une perspective plus vaste, celle d’une collection d’éléments d’origines diverses qui ne définissent pas une identité unique mais un modèle en-registré de personnalité « des quartiers ».
29 Sabrina, Maisara, 12/11/2012.
30 « Ils parlent bien, vous avez vu. Nous quand on parle, on parle trop mal » (Sabrina, 12/11/2012).
31 11/02/2013.
32 Mme Massi, 04/04/2013.
33 « L’éducation de quartier, c’est […] il est dur, il a pas peur » (Mohamed, 04/04/2013).
34 Comme Kenza, Kader a dû faire son stage dans une entreprise locale de son choix (pharmacie, atelier automobile, salon de coiffure, magasins à Darty…) pour valider la fin de ses études secondaires.
35 Le castellanois se ressent dans le payot de Kader uniquement dans son affrication du terme « apprenti » [apʁənʧi]. Toutefois, les jeunes de La Castellane avaient en général particulièrement conscience de cet aspect de leur discours. Le statut presque emblématique de l’affrication à Marseille a déjà été suggéré par Gasquet-Cyrus (2004) et Vernet et Trimaille (2007), qui décrivent cet aspect comme toujours plus associé aux jeunes résidents des quartiers Nord de Marseille.
36 Trimaille et Lambert (2009) décrivent une « voix » similaire employée par les jeunes de Grenoble ; celle-ci serait identifiable au « e » [œw] pré-pausal, à un débit ralenti et au ton aigu. Le fait qu’une voix de payot soit identifiée comme voix de « tapette » parmi les jeunes Grenoblois montre à nouveau que la jeunesse diasporique perçoit un lien entre français standard et efféminité.
37 Asma et Anisa avaient également parmi les meilleures notes de la classe en arabe, et Mme Chérif leur demandait souvent d’expliquer des points complexes ou d’aller, seules, chercher des documents dans le bureau principal.
38 Asma, 29/10/2012.
39 07/12/2013.
40 Entretien du 27/01/2013.
41 Ayman, 12/12/2012.
42 Fouhda, 03/04/2013.
43 Malgré cette catégorisation de Nabilla comme payote, son discours est ici marqué comme non-standard ; on notera par exemple la postposition de « quoi », la prosodie ou l’omission du « ne » de négation. Merci à Michelle Auzanneau pour son apport à ce sujet.
44 04/04/2013.
45 Fouhda ajoutait à cette liste le terme « ham-ham » [ħɑmħɑm], signifiant également « salope ». Il semble qu’il s’agisse d’un néologisme créé à partir du phonème arabe /ħ/.
Auteur
Pomona College, California
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