Chapitre 2. La construction socio-langagière du genre :
jeunes hommes libyens, jeunes femmes marocaines et rapport à la masculinité
p. 81-116
Texte intégral
1Les études de genre, dans la mouvance des réflexions nord-américaines des années 1990-2000, ne se réduisent plus aujourd’hui à questionner le féminin mais à revoir la construction sexuée d’un point de vue de la diversité sociale et humaine (Butler, 1990). Elles ne se limitent plus ainsi à une répartition femme / homme mais interrogent aussi, par là même, le masculin, redéfinissent les gay and lesbian studies et se déclinent autour des queer qui font éclater les assignations identitaires attendues pour circonscrire des formes hybrides d’identités genrées, dysphories, transgenres, intersexes… Si les études de genre sont portées avant tout par l’histoire, la sociologie et la philosophie, les sciences du langage ont renouvelé leurs propres approches (Cameron, 1998) pour voir comment, à travers des interactions situées, le genre est performé (Greco [dir.], 2014 ; Greco [dir.], 2015).
2Il s’agit alors dans ce chapitre de s’inscrire dans cette perspective et d’examiner la co-construction de la catégorie du masculin à partir de pratiques langagières situées. On considère que le genre est une construction sociale et relationnelle, langagière et située, et qu’il dit des rapports de domination, déterminés économiquement, ethniquement et socialement, entre les hommes et femmes. Tout d’abord, il s’agira de voir comment a été appréhendé le masculin en sciences du langage. Ensuite, et à partir d’interactions, on analysera comment, dans l’expression de soi, certains jeunes hommes libyens performent leurs paroles à des fins genrées hégémoniques et certaines jeunes femmes marocaines s’approprient cette catégorie pour manifester des velléités de sortir d’assignations attendues autour du féminin. Il s’agira de comprendre si ces jeunes femmes qui se croient dans la transgression voire l’émancipation de leur genre, ne reproduisent pas, par cette affirmation de soi, des catégories stéréotypées dans un repli viriliste ou si, a contrario, elles affirment une « identité intime » (Mak, 2012).
1. Le masculin en sciences du langage
1.1. L’approche traditionnelle des études féministes
3Les études de genre dans les pays francophones et dans la mouvance des luttes féministes des années 1970 ont, jusqu’à peu de temps, été centrées sur la question des femmes, dans une perspective hétérosexuelle et comme si le masculin allait de soi. Le féminin est construit philosophiquement dans une opposition au masculin : l’homme représenterait l’universel, l’espèce humaine, dotée de pensée et de raison, sujet à part entière tandis que le féminin serait en opposition à ce masculin (Héritier, 2002 ; Héritier, 2005) ; les femmes seraient spécifiques par rapport aux hommes. Cette caractéristique a été aussi celle des sciences du langage qui ont envisagé les réflexions de cette façon tant d’un point de vue des faits de langue, du genre grammatical, des questions d’aménagement linguistique ou de diglossie (Duchêne & Moïse, 2011), même si, à ce jour, les études se multiplient dans une perspective interactionnelle et performative (Greco [dir.], 2014 ; Greco [dir.], 2015).
4Les études sur le genre grammatical ont montré que, dans la langue, le genre masculin est le trait considéré comme premier, générique et non marqué (Elmiger, 2013), tandis que le féminin reste souvent le genre morphologiquement dérivé voire dépréciatif (une crapule, une canaille, une fripouille). Les trente dernières années ont vu aussi se développer les études sur la féminisation lexicale des noms de métiers, ce qui a permis, en partie, de revaloriser le féminin (Houdebine, 2003). Les règles proposées dans la circulaire de mars 1986 en France et sur les noms de métiers sont plus ou moins en usage aujourd’hui même si la féminisation discursive soulève encore bien des oppositions (Dister & Moreau, 2013) parce qu’à travers la féminisation de la langue se joue une féminisation du pouvoir (Baudino, 2001).
5D’un autre point de vue et dans la mouvance des études sur la diglossie et sur la transmission des langues minoritaires dans les années 1970, de nombreuses études se sont penchées sur le rôle des femmes dans le maintien des langues, notamment régionales et/ou minoritaires. Les femmes auraient utilisé davantage les variantes standard dans une perspective d’ascension économique et de valorisation sociale (Trudgill, 1972 ; Taylor, 1988 ; Pooley, 2003), alors que les hommes, détenteurs de pouvoir, pourraient s’en passer. En ce sens, les femmes seraient plus sensibles aux normes prestigieuses pour investir un plus grand capital symbolique voire économique et manifesteraient, de fait, une forte insécurité linguistique. D’une façon comme une autre, ces études ont tenté de caractériser les parlers féminins à l’aune des parlers masculins, dans une différenciation des sexes a priori hiérarchisée, approches qui s’inscriraient dans des idéologies autour du déficit et de la domination.
1.2. Les analyses interactionnelles et performatives
6Il a alors fallu s’affranchir des études binaires, du féminin en regard du masculin. Les recherches portent désormais sur des processus dynamiques en interaction pour voir comment les identités s’accomplissent et se performent en co-construction, entre pratiques et représentations. Si les études sur la variation se sont peu intéressées à la différenciation socialement genrée (Armstrong, Beauvois & Beeching, 2001), la réflexion autour de la construction du genre s’est alors renouvelée à travers des notions de style ou de stylisation comme processus de différenciation et d’appartenance identitaire (Eckert & Rickford, 2001 ; Coupland, 2007). Ainsi, il semble que les écarts langagiers observés sont relativement faibles entre les pratiques des filles et celles de garçons mais que les usages seraient largement amplifiés dans les représentations (Billiez, Krief & Lambert, 2003), phénomènes qui permettraient aux jeunes filles de s’identifier à des catégorisations préconstruites de parlers genrés.
7Il a ainsi fallu revoir les points de vue, remettre en question les rapports entre usage normatif et ascension sociale, politesse et insécurité linguistique prétendues des femmes. Les critiques ont touché les méthodes d’enquête quand les hypothèses reposaient sur des idées reçues et une doxa qui affirmaient une différence sexuée féminine des parlers en regard du masculin. Ces études auraient reproduit certaines valeurs communes attendues tandis qu’il s’agit davantage de questionner la variation genrée en fonction des réseaux et des contextes sociaux. En ce sens, le sexe ne serait pas un facteur de variation en soi mais, les modulations utilisées par les hommes ou les femmes permettraient en contexte d’affirmer des identités multiples, des prises de pouvoir et des éléments de résistance. Il s’agit alors de ne plus s’interroger (voire de chercher à ne plus reproduire) les différences mais de mettre en exergue les processus et les raisons qui performent des identités genrées.
1.3. Pour en venir au masculin
8C’est de cette manière qu’il faut aussi penser à déconstruire le masculin1, à le (re)considérer non plus dans une dimension naturaliste et essentialisante mais dans sa dimension située. La masculinité sociale a longtemps été (est encore ?) associée à la virilité où dominent force physique, courage et responsabilité (Corbin, Courtine & Vigarello, 2011). Cette construction culturelle a traversé les âges et, entre la caserne, le travail et le café, les récits entre hommes s’exposent à l’encontre de ceux qui ne porteraient pas les critères d’identification virils, les femmelettes, mauviettes, pédés, formes bien souvent féminines qui servent à insulter des hommes en leur prêtant un caractère efféminé (Raemdonck, 2011).
9Pourtant les sociétés ont offert de temps à autre d’autres modèles. Au xviiie siècle, les hommes de la société de cour se poudraient et portaient bas et perruques, les poètes romantiques ont su s’épancher, « les nouveaux pères » savent aussi être dans le « care », le « soin » avec leurs enfants… Ainsi, à l’aune de ce constat social et face aux progrès, même lents, de l’égalité des sexes, les recherches sur la masculinité, peu questionnée il y a encore quelques années, se sont construites comme un espace à part entière en lien avec les gender studies. La différence entre les sexes, qui prend donc en compte le masculin et le féminin, occupe de nombreuses études de la psychologie différentielle (Halpern, 2012 ; Kimura, 2001) ou évolutionniste (Pinker, 2009) ; les études historiques et sociologiques (Duret, 1999 ; Guénif-Souilamas & Macé, 2006 ; Welzer-Lang & Zaouche-Gaudron, 2011 ; Renahy, 2010) montrent comment s’exprime la masculinité au-delà des stéréotypes attendus, de normes contradictoires et d’une prétendue crise de la « masculinité ». Si l’on peut identifier une norme masculine hégémonique (Connell, [1995] 2014) qui se construit en opposition à la féminité et à ses expressions imaginées (sensibilité, pleurs et affection), dans une volonté de faire face aux évènements ou d’exhiber un côté guerrier de soi (Guionnet & Neveu, 2009), formes de virilité intransigeante et autoritaire avec les privilèges de sa domination, le travail sur la masculinité permet de circonscrire toutes les façons d’être homme, notamment, celles non dominantes (Magnuson, 2008).
10Les études interactionnelles, dans le cadre des Men’s studies, commencent alors à déconstruire les parlers dits féminins ou masculins, qu’il s’agisse de montrer les stéréotypes langagiers, qui structurent les représentations culturelles de la masculinité (Kiesling, 2007) ou qui servent la construction « d’idéaux communicatifs et sociaux » et « l’expression d’un désir » (Bailly, 2008), d’analyser comment les drag kings s’approprient les masculinités pour les interroger dans une perspective performative (Greco, 2014).
2. Le parler de jeunes hommes libyens : construction virile ou recherche de soi ?
11Dans le même sens, et parce ce qu’il n’y a pas de modèle masculin universel et que la masculinité diffère, en effet, d’un point de vue historique, social ou générationnel, il s’agit plutôt de parler de masculinités au pluriel (Connell, [1995] 2014). Elles ne peuvent alors s’envisager qu’en prenant en compte les structures sociales, les valeurs culturelles, ainsi que les systèmes de croyances et de pratiques dans lesquels elles se construisent. Par conséquent, même si elles se performent en interaction, les masculinités observées à partir des pratiques langagières de jeunes hommes libyens ne peuvent faire l’impasse de leur contexte socioculturel.
2.1. Contextualisation du corpus
2.1.1. Les informateurs
12Les enregistrements sur lesquels se base cette étude ont été recueillis à Tripoli dans les années 20002. Les informateurs sont nés à la fin des années 1970 et sont originaires de la capitale libyenne. Ils sont musulmans modérés. De plus, leur comportement et leur discours ont toujours évoqué leur hétérosexualité. Lors des enquêtes de terrain, ils étaient célibataires et vivaient encore chez leurs parents. Ils venaient de terminer leurs études d’ingénieur et avaient des doutes concernant leurs perspectives d’avenir. Ils allaient bientôt devoir se retrouver face à leurs responsabilités : s’insérer professionnellement et se marier, c’est-à-dire acquérir les attributs de l’homme adulte. Cette période charnière correspond à un moment qu’on peut qualifier de cheminement vers l’âge adulte, d’emerging adulthood (Arnett, 2000) : phase idéale pour examiner la corrélation entre leurs usages linguistiques et l’élaboration de masculinités ainsi que l’expression de la virilité (Pereira, 2020).
2.1.2. Le contexte du recueil des données
13La relation d’amitié et de confiance développée avec les informateurs a permis de les enregistrer sans limites et d’avoir accès à leurs conversations les plus intimes, notamment celles qui traitent de sujets tabous et de sexualité. Les enregistrements, menés par le chercheur lui-même, Christophe Pereira, ont toujours été effectués dans un cadre privé, à l’abri de personnes étrangères aux membres du groupe de pairs. La discrétion y est de rigueur, notamment par crainte d’être pris en faute par des membres extérieurs au groupe de pairs. De ce fait, c’est souvent dans la voiture, lorsqu’elle roule, que les informateurs parlent des choses les plus secrètes de façon spontanée ; la voiture étant un des rares espaces d’évasion et de liberté pour les jeunes Libyens, notamment parce qu’ils évoluent dans une société fermée et à risque. On se situe, en effet, entre 2002 et 2011, dans un pays musulman et conservateur, mais aussi dans une Libye où pudeur et oppressions régissent les pratiques linguistiques. Ce texte porte ainsi sur des pratiques sociales situées dans le temps, que les bouleversements récents et actuels sont très probablement en train de reconfigurer.
2.1.3. Une jeunesse frustrée et désespérée
14En Libye, le quotidien est monotone, comme le décrit, sur un ton humoristique, un informateur, lorsqu’il dit à propos de la langueur du temps (1) :
(1) | kull | yōm | nafs-ǝl-bǝrnāmǝž… |
chaque | jour | même-le-programme | |
« Chaque jour, le programme est le même… » |
Sans parler du vendredi, le seul jour chômé, dont il dit (2)3 :
(2) | ḥne | ʕənd-na | yōm-əž-žumʕa | ksād | hālba ; | |
nous | chez-nous | jour le-vendredi | stagnation | beaucoup | ||
tgūl | tlāt | īyām | lāṣgāt | fi | baʕḍ. | |
tu dis | trois | jours | collées | dans | RECP | |
« Nous, nous avons le vendredi, nous nous ennuyons beaucoup ; on dit que ce sont trois jours agglutinés. » |
15De nombreux termes et expressions couramment employés en arabe libyen rappellent ce contexte, tels que ksād « stagnation, dépression, morosité », ainsi que le participe de même racine mkǝssǝd « stagnant, déprimant, morose », termes à la charge sémantique forte, désignent ce vide, cette lassitude.
16En outre, les activités délassantes pour le corps et l’esprit sont rares, sans parler du fait que la Libye est un pays où l’alcool est interdit et où une des façons pour des jeunes hommes célibataires d’avoir des aventures est le recours à une forme tarifée d’actes sexuels (Pereira, 2010b).
17En situation de soumission (domination familiale et poids des traditions), de crainte de répressions politiques (le régime les prive de liberté), mais aussi d’injustice sociale (ils vivent dans un pays exportateur de pétrole et de gaz, et se demandent à quoi servent les revenus de ces ressources), un profond sentiment de rage les anime. Inquiets pour leur sort, l’un d’entre eux dit (3) :
(3) | ǝl-qadǝr | mnayyǝk | ya | ʕǝnn-dīn-kum ! |
le-destin | baisé | oh | malédiction-religion-votre | |
« Le destin est foutu, maudit de votre race ! » |
18Face à cette situation difficile, ces jeunes hommes interviewés sont néanmoins capables d’humour et d’autodérision. Employées entre membres du même groupe de pairs, la malédiction ya ʕǝnn-dīn-kum « oh maudit de votre race » n’est pas performée comme une insulte personnelle, mais de manière impersonnelle, comme interjection4, sur un ton humoristique.
2.2. Virilité, masculinités et pratiques linguistiques
19Dans la société libyenne, société aux relations de pouvoir asymétriques et hiérarchisées, paraitre viril5 constitue un impératif. Le regard des pairs y prend une importance considérable, d’autant plus qu’il s’agit d’une société viriarcale6. Être un homme viril s’y relève d’une quête de reconnaissance des pairs et les jeunes hommes tentent donc de s’agripper à des modèles de virilité, d’en afficher des signes extérieurs pour se forger, dans l’exaltation de valeurs virilistes, une réputation sous l’œil réprobateur des autres membres du groupe de pairs. La virilité s’y élabore ainsi dans un entre-soi, dans un enfermement viriliste (Guénif-Souilamas, 2002), mis en partie en scène à travers le langage.
20Les stéréotypes de genre, qui ont une fonction de socialisation et d’intégration à travers les normes du groupe de pairs, sont en effet véhiculés par l’usage d’un type de langage transgressif. Ils sont ainsi entretenus et perpétués de même que des rapports de pouvoir tels que l’hégémonie masculine hétérosexuelle (Butler, 1990 ; Connell, [1995] 2014), pas uniquement dans l’opposition entre hommes et femmes, entre masculin et féminin, mais aussi au sein du groupe des hommes.
2.2.1. Registre transgressif
21Leur style langagier habituel est principalement marqué par l’emploi important d’obscénités et de mots tabous (sexuels et religieux)7, qui sont normalement perçus comme offensants et choquants dans les sociétés musulmanes en général (Ziamari & Pereira, 2012). Le recours à un registre transgressif est principalement caractérisé par l’omniprésence de vocabulaire sexuel, comme on peut en avoir un avant-goût dans le dialogue suivant (4). Il s’agit d’une conversation entre deux amis, enregistrée dans une voiture, lors de laquelle l’un fait part à l’autre de son ras-le-bol. De nombreuses répliques comportent des expressions familières, voire grossières (en caractères gras) principalement construites à partir de termes liés à la sexualité.
A – | āne | nfax | ḥyāt-i | mwallya | ḷ-aẓ-ẓaḅḅ | fhamt-ni ? | |
moi | gonflement | vie-ma | devenue | à-la-bite | tu as compris-moi | ||
« J’en ai trop marre, ma vie est devenue de la merde, tu vois ce que je veux dire ? » | |||||||
R – | mā-fī-š | ḥadd | məš | nfax | ḥatta | āne | nfax |
NEG-dans-NEG | quelqu’un | NEG | gonflement | même | moi | gonflement | |
ḷ-aẓ-ẓoḅḅ | lākən | ǝǝǝ | šən | bə-tdīr ? | |||
à-la-bite | mais | euh | quoi | IRR-tu fais | |||
« On en a tous trop marre, moi aussi j’en ai trop marre mais euh qu’est-ce que tu veux faire ? » | |||||||
A – | āne | fāhm-ək | ʕlāš | zmān | lamma | tži | |
moi | comprenant-te | pourquoi | auparavant | lorsque | tu viens | ||
tūgəf | baḥdā-na | hekke | mṭaṛṛəm | ḷ-aẓ-ẓoḅḅ, | |||
tu restes | à côte de-nous | ainsi | faisant la moue | à-la-bite | |||
maṛṛāt | hekke, | yənʕən | dīn-zəkk-umm-lībya ! | ||||
fois | ainsi | il maudit | religion-cul-mère-Libye | ||||
« Moi (maintenant) je comprends (mieux) pourquoi avant tu restais à côté de nous à faire la gueule, comme ça parfois, que la Libye aille se faire foutre ! » | |||||||
R – | (rires) | yənʕən | dīn-zəkk-umm-lībya… | ||||
(rires) | il maudit | religion-cul-mère-Libye | |||||
« (rires) Que la Libye aille se faire foutre… » | |||||||
hīya, | taʕṛaf | šəni | tamsaḥ-ha | ? | tamsaḥ-ha | safṛa. | |
elle | tu sais | quoi | elle efface-la | ? | elle efface-la | voyage | |
« Tu sais ce qui résoudrait ça ? C’est un voyage qui résoudrait ça. » | |||||||
A – | waḷḷāhi | tamsaḥ-ha | safṛa | ḷ-aẓ-ẓaḅḅ ! | |||
par Dieu | elle efface-la | voyage | à-la-bite | ||||
« Carrément, c’est un voyage qui résoudrait ça putain ! » | |||||||
R – | waḷḷāhi | tamsaḥ-ha | safṛa | ḷ-aẓ-ẓaḅḅ | taʕṛaf | təmši | |
par Dieu | elle efface-la | voyage | à-la-bite | tu sais | tu vas | ||
tnīk | safra | u | tži | talga | ṛūḥ-ək | ||
tu niques | voyage | et | tu viens | tu trouves | âme-ton | ||
mīya | mīya… | ||||||
cent | cent | ||||||
« Carrément, c’est un voyage qui résoudrait ça putain, tu sais, tu te tapes un voyage et quand tu reviens tu es en pleine forme… » |
22Ainsi, parler de manière virile à Tripoli, c’est avoir recours à un langage cru et ordurier, et employer de façon exacerbée des mots de la sexualité, qui vont refléter un comportement rude et tapageur, en lien avec l’affirmation de l’hétérosexisme. Cela implique l’usage récurrent de termes qui servent à désigner l’organe sexuel masculin, tels que zǝbb, zǝbr, kātsu « bite » et dlāwǝz « couilles » ; l’acte sexuel comme nāk-ynīk « niquer, baiser », nēk « fait de baiser » et mnayyǝk « baisé, foutu » ; la prostitution comme gaḥba « pute » et son pluriel gḥāb « putes », ainsi que les verbes qui en sont dérivés gaḥḥǝb « être super bien » et tgaḥḥǝb « être trop nul, faire chier » (Pereira 2010). Le recours à ces mots tabous permet de performer rudesse et indélicatesse. À titre d’exemple, dans l’extrait précédent, le terme nfax « gonflement, tuméfaction », utilisé comme métaphore du ras-le-bol, permet d’exprimer leur écœurement et leur déception lorsqu’ils aboutissent au constat que leur vie est déplorable : ḥyāt-i mwallya ḷ-aẓ-ẓoḅḅ « ma vie est devenue de la merde ». Le terme zǝbb « bite » y entre dans la construction de la locution interjective et adverbiale ḷ-aẓ-ẓaḅḅ « putain (de) ». Puis, le verbe nāk-ynīk « niquer, baiser » y est employé comme verbe support de nominalisation dans tnīk safra « tu te tapes un voyage ». Aussi, l’expression zǝkk-umm- « le cul de la mère » est insérée entre le verbe et le complément d’objet, comme dans l’insulte prononcée à l’encontre de la Libye yənʕən dīn-zəkk-umm-lībya littéralement « qu’il maudisse la religion du cul de la mère de la Libye ».
23Outre leur caractère transgressif, ces innovations sont utilisées dans l’interaction à des fins expressives : formulées sur un ton ludique et humoristique qui caractérise également de façon générale du discours de ces jeunes hommes. C’est d’ailleurs sur ce mode et sur ce ton que va s’exprimer l’hétérosexisme, que les jeunes hommes vont se mettre en scène, qu’ils vont exacerber les stéréotypes de la masculinité et ainsi dominer.
2.2.2. Les insultes genrées
24Un exemple frappant de la solidarité masculine qui s’instaure à travers le langage est celui des insultes qui représentent autant de transgression de tabous très prégnants dans une société musulmane. D’un point de vue axiologique, le terme péjoratif ou potentiellement dégradant pour la face n’est pas performé comme insulte personnelle mais comme terme d’adresse (Trimaille & Bois, 2009).
25On note ainsi deux types d’insultes genrées : certaines unités lexicales employées comme termes d’adresse entre membres du même groupe de pairs qui n’ont pragmatiquement pas de valeur d’insulte et des insultes envers les cibles susceptibles d’être dominées, notamment ceux que les membres du groupe de pairs excluent : les « pantins sans virilité » (Le Breton, 2015, p. 11). On verra aussi à travers l’insulte que les modèles hégémoniques de masculinité entrent en conflit avec d’autres masculinités : masculinités alternatives, masculinités considérées (subjectivement) comme moins viriles, etc.
2.2.2.1. Termes d’adresse et construction identitaire
26Les insultes s’emploient comme termes d’adresse entre membres du groupe de pairs. Il s’agit des termes zāməl – au pluriel zwāmǝl et mazmǝl (5), ainsi que tēs – au pluriel matyǝs (6) qui veut également dire « bouc ». On y retrouve l’expressivité à travers l’insulte.
(5) | mazmǝl | ḥne | mxallyīn | faraġ | l-ǝl-kābāb, | ḥne | zwāmǝl | ēh ! |
pédés | nous | laissant.PL | vide | pour-le-kebab | nous | pédés | oui | |
« Qu’est-ce qu’on est débile de laisser de la place pour le kebab, ouais on est con ! » |
27
(6) | fi | fṛānsa | Ġādi | Ya | matyǝs | ā-hu |
dans | France | là-bas | oh | boucs | voici-lui | |
ngūl | l-ək | ʕlāš | ḍʕif | anta… | Antu | |
je dis | à-toi | Pourquoi | maigre | toi | Vous | |
fi | fṛānsa | tnīku | dīma | (rires) | ḥne | |
dans | France | vous niquez | toujours | (rires) | nous | |
n-nēk | našbḥu | fī-h | maṛṛa | fi | sana… | |
la-baise | nous voyons | dans-lui | fois | dans | année | |
« Là-bas en France oh bande de pédés, je vais te dire pourquoi tu es maigre… Vous en France vous baisez tout le temps (rires) nous la baise nous ne la voyons qu’une fois par an… » |
28Les jeunes hommes utilisent aussi entre eux des termes potentiellement insultants pour s’interpeller ou se mentionner telles que ṣāyǝʕ « voyou » (7), frūx-ǝl-gaḥba « fils de pute » (8), ainsi que kǝlb – au pluriel klāb – « chien » (9).
(7) | wēn | tdūḥ | ya | ṣāyǝʕ ? |
où | tu erres | oh | voyou | |
« Où est-ce que tu traînes oh voyou ? » |
29
(8) | kāna | Hāda | ya | frūx-ǝl-gaḥba | gāʕǝd | ndūṛ | ġādīkāya ! |
si | celui-ci | oh | petits-la-pute | restant | je tourne | là-bas | |
« Si c’est comme ça, oh bande de fils de pute, je me vois déjà là-bas [à l’université] en train de tourner [et de continuer de draguer les filles] ! » |
30
(9) | wēn | dāru | zǝkk-umm-ha | lǝ-klāb ? |
où | ils ont mis | cul-mère-sa | les-chiens | |
« Où est-ce qu’ils ont bien pu la mettre, sa mère, les chiens ? » |
31Bien qu’ils soient ici employés sur le ton de la plaisanterie pour s’insulter entre pairs ou par autodérision, ces termes d’adresse entrent dans une construction socio-identitaire. Il s’agit pour celui qui l’emploie d’exclure celui à / de qui il parle du monde des « vrais » hommes et d’exprimer ainsi domination et virilité tout en maintenant la cohésion du groupe. C’est précisément parce qu’ils sont utilisés à contre-emploi sans valeur d’insulte personnelle entre pairs, que ces expressions menaçantes pour la face sont des éléments de renforcement des liens dans le groupe de pairs (Trimaille & Bois, 2009).
2.2.2.2. L’assujettissement de l’autre (l’hétérosexisme)
32On retrouve également ces termes employés en lien avec l’assujettissement de l’autre, sur un ton moqueur voire insultant. En effet, outre le pouvoir et l’autorité, la compétitivité et la soumission, ainsi que la dureté, la façon dominante d’être un « vrai » homme (hétérosexuel) est typiquement opposée à l’assujettissement (notamment des homosexuels, mais aussi des femmes).
33Ainsi, tous les termes désignant les homosexuels mentionnés précédemment sont également employés comme insulte, auxquels il faut ajouter mībūn – au pluriel mwǝbbna, ainsi que bġəl – au pluriel bġūla, qui signifie aussi « mulet » (10-13). Selon les membres du groupe de pairs, ces termes désignent également des gens dépourvus de valeur. On associe donc homosexualité et personne sans dignité, sans valeur, méprisable.
34En parlant de quelqu’un qu’on rejette, sur un ton dépréciatif8 :
(10) | Hāda | mībūn ! |
celui-ci | pédéraste passif | |
« C’est un pédé / C’est quelqu’un sans dignité, de méprisable ! » |
35
(11) | Hāda | bġəl ! |
celui-ci | mulet | |
« C’est un pédé / C’est quelqu’un dépourvu de valeur, de capacités ! » |
36Pour provoquer verbalement, certaines phrases qui riment sont aussi utilisées par les membres du groupe de pairs. Elles permettent d’insulter sur un ton ludique et humoristique (12 et 13). Il s’agit d’insultes rituelles, chantées, qui permettent de chambrer de manière amplifiée et caricaturale.
(12) | Ya | zāmǝl | ya | tēs | / | naḥši | l-ǝk | būbṛēṣ ! |
Oh | pédé | oh | bouc | / | je fourre | à-toi | gecko | |
« Oh pédé oh pédé je te fourre un gecko (dans le cul) ! » |
37
(13) | Ya | bġǝl | / | naḥši | l-ǝk | fi | tīnt-ǝk | tǝll ! |
Oh | mulet | / | je fourre | à-toi | dans | cul-ton | barre de fer | |
« Oh pédé je te fourre une barre en fer dans ton cul ! » |
38Trouver et construire des cibles susceptibles d’être méprisées ou dominées discursivement s’impose au garçon pour prouver son existence en tant que mâle viril dominant. Les qualifications obsessionnelles de « pédé » sont des exclusions virulentes des « faibles » hors du monde des « vrais hommes ». L’insulte et surtout l’insulte homophobe (et misogyne) renforce la domination masculine et le culte de la virilité (Welzer-Lang, 2002, p. 19).
39Aussi, les modèles hégémoniques de masculinité entrent en conflit avec d’autres masculinités considérées subjectivement comme moins viriles. À ce sujet, l’extrait (14), prononcé par un jeune homme de Tripoli agacé après qu’il s’est aperçu qu’on se moquait de lui le considérant comme efféminé montre bien que les critères de virilité ne sont pas forcément les mêmes d’une personne / d’un groupe à l’autre.
(14) | tašbḥū-ni | hēkke | təḥsābū-ni | mā-nnīk-ǝːːːš ? |
vous voyez-moi | ainsi | vous croyez-moi | NEG-je nique-NEG | |
bǝ-llāhi | nnīk-kum | wāḥǝd | wāḥǝd !!! | |
par-Dieu | je nique-vous | Un | un | |
« Vous me voyez comme ça et vous considérez que je ne baise pas ? Je vous assure que je vous baise un par un !!! » |
40Ce jeune homme lance un défi à ceux qui se considèrent comme de « vrais hommes » : celui de leur prouver sa virilité et notamment de leur confirmer physiquement sa capacité à être l’actif, à travers la forme érectile et pénétrante qui caractérise la sexualité masculine virile exprimée au moyen du verbe nnīk « je baise »9.
41Dans le discours des jeunes hommes, l’affirmation de la virilité et de l’hétérosexualité, liée au mépris de l’autre et notamment des homosexuels, des efféminés, de ceux considérés comme dépourvus de valeurs, et donc méprisables, a, dans la société libyenne, le monopole de la sexualité légitime. L’hétérosexisme y apparait comme une « police des genres » destinée à rappeler à l’ordre symbolique, et confirme ainsi la domination masculine dans les rapports de sexe.
2.2.3. L’hétérosexualité revendiquée
42La sexualité permet de performer la virilité. C’est en effet par son sexe et son activité sexuelle que le jeune homme prend le mieux conscience de son identité et de sa virilité ; activité sexuelle qui permet d’afficher aux yeux des autres membres du groupe de pairs son hétérosexualité. Par exemple, à travers le dialogue suivant qui permet de revendiquer l’hétérosexualité, on voit comment se performent la virilité et la domination à travers un type de sexualité. Il s’agit pour ces jeunes hommes tripolitains de n’avoir recours à la prostitution que pour forniquer, cette pratique symbolisant leur virilité.
(15) | |||||||
A – | fi | gḥāb | ɑẓ-ẓɑḅḅ | fi | ma | nnīku | ẓ-ẓɑḅḅ? |
dans | putes | la-bite | dans | quoi | nous niquons | la-bite | |
« Il y a des putes putain, il y a de quoi baiser putain ? » | |||||||
B – | āmta | tawwa ? | |||||
quand | maintenant | ||||||
« Quand en ce moment ? | |||||||
A – | ti | ēh… | |||||
EXCM | oui | ||||||
« Bah ouais… » | |||||||
[…] | |||||||
B – | fi | wāḥda | swēla. | ||||
dans | une | Mate | |||||
« Il y en a une mate de peau. » | |||||||
A – | bāh ! | mlīḥa ? | |||||
d’accord | bonne | ||||||
« D’accord ! Elle est bien ? » | |||||||
B – | tǝbbī-ha ? | ||||||
tu veux-elle | |||||||
« Tu la veux ? » | |||||||
A – | ʕādi ! | ||||||
normal | |||||||
« Ouais ! (pourquoi pas ?) » | |||||||
B – | b-ǝl-flūs | lākǝn | ṛā-h ! | ||||
par-le-argent | mais | FOC-lui | |||||
« Mais il faudra payer ! » |
43Dès la première phrase de l’extrait, on note que le locuteur A demande s’il y a des « putes » – gḥāb – et à travers ce terme un rapport de domination est exprimé : la notion de domination apparait dans le contexte de la prostitution, où celui qui a l’argent paie et domine. Puis, sans transition, le même locuteur, dans le même énoncé demande s’il y a « de quoi baiser » – fi ma nnīku ? – en employant le relatif ma qui est utilisé pour faire référence aux objets. On y observe la dévalorisation suivie de la réification de la prostituée qui est d’emblée présentée comme un objet sexuel qui permettra de se défouler et d’exprimer ainsi hétérosexisme, domination et virilité, dans un contexte où, obsédés par leur virilité, les jeunes hommes ne considèrent plus vraiment leur sexe comme un organe de plaisir, mais comme un outil : l’instrument de la performance (Badinter, 1992, p. 204).
44Puis, dans la suite du dialogue (16), leur comportement sexuel est présenté comme brut et brutal, puisqu’il s’agit de « tirer » une pute, à travers l’emploi de l’emprunt à l’anglais shoot : tšūt-ha « tu la tires ».
(16) | |||||||
A – | ēh, | bāh ! | swēla, | ʕbēda, | mlīḥa | wāla | nafǝx ? |
oui | d’accord | mate | noire | bonne | ou | emmerdement | |
« Oui, d’accord ! Une brune, une noire, elle est bien ou c’est un plan foireux ? » | |||||||
B – | swēla ! | la, | la | mlīḥa ! | |||
mate | non | non | bonne | ||||
« Une brune ! Non, non, elle est bien ! » | |||||||
[…] | |||||||
A – | ṣangṭa ? | ||||||
bien foutue | |||||||
« Elle est bien foutue ? » | |||||||
B – | la, | la, | mǝš | ṣangṭa, | mlīḥa, | žisǝm-ha | bāhi |
non | non | NEG | bien foutue | bonne | corps-son | bien | |
lākǝn | tugʕud | fī-k | ṣannǝt-ǝs-swēlāt | ǝl-gaḥba | baʕd-ma | ||
mais | elle reste | dans-toi | odeur-les-petites mates | la-pute | après-que | ||
tšūt-ha. | (rires) | ||||||
tu shootes-la | (rires) | ||||||
« Non, non, elle n’est pas très bien foutue, elle est bien, elle a un beau corps, mais putain l’odeur des noires te colle à la peau après que tu l’as baisée. (rires) » | |||||||
A – | āh ! | ||||||
ah | |||||||
« Ah ! » | |||||||
B – | ʕrǝft-ha | ṣannǝt-ǝs-swēlāt ? | lākǝn | š-šʕaṛ, | š-šʕaṛ | ||
tu as su-la | odeur-les-petites mates | mais | les-cheveux | les-cheveux | |||
ǝl-mǝlwi… | |||||||
le-ondulé | |||||||
« Tu sais l’odeur des noires ? Mais les cheveux, les cheveux bouclés… » | |||||||
A – | m̃… | m̃… | |||||
hmmm | hmmm | ||||||
« Hmmm… Hmmm… » | |||||||
B – | lǝ-ʕyūn | mlawwnāt, | ʕyūn-ha | mlawwnāt | xuḍuṛ… | ||
les-yeux | colorées | yeux-ses | colorées | verts | |||
« Les yeux colorés, ses yeux sont verts… » | |||||||
A – | l-gaḥba ! | ||||||
la-pute | |||||||
« Putain ! » | |||||||
B – | uqsum | bi-llāh | u | šwāṛǝb | ʕǝnd-ha | mlāḥ | ḷ-ɑẓ-ẓɑḅḅ… |
je jure | par-Dieu | et | lèvres | chez-elle | bons | à-la-bite | |
« Je te jure et elle a de ces putains de lèvres trop bonnes… » |
45À aucun moment, dans ce dialogue, où il est question d’une prostituée, sensualité ou érotisme ne sont exprimés ; en effet, les sentiments et les marques d’affection sont, dans les stéréotypes, associés aux filles et seraient interprétés comme non viriles. Il s’agit donc de pratiques sexuelles dissociées de sentiments et d’affection.
46Néanmoins, le locuteur B a des propos moins abstraits décrit la prostituée dans des termes plus laudateurs et précise qu’elle a un beau corps : žisǝm-ha bāhi ; les cheveux bouclés : š-šʕaṛ ǝl-mǝlwi ; les yeux verts : ʕyūn-ha mlawwnāt xuḍuṛ; et de très très bonnes lèvres : u šwāṛǝb ʕǝnd-ha mlāḥ ḷ-ɑẓ-ẓɑḅḅ ; propos qu’on peut interpréter comme vantards lui permettant ainsi d’insinuer qu’il la connait déjà (dans le détail), qu’il a déjà eu quelque relation avec elle et qu’il est donc hétérosexuel actif et accompli. Ces propos sont renforcés par la remarque à caractère injurieux et raciste où il précise qu’après l’acte sexuel il s’est retrouvé avec « l’odeur des noires » – ṣannǝt-ǝs-swēlāt – qui lui collait à la peau. À travers ce dialogue, B exprime sa virilité en s’exhibant, en se mettant en scène et en se vantant ; la vantardise étant également une caractéristique des jeunes hommes pour dominer et obtenir la reconnaissance des pairs (Coates, 2003).
2.2.4. La mise en scène de soi genrée
47Les mises en scène de soi ont surtout lieu dans les narrations à travers lesquelles sont performées l’identité masculine et la virilité. Tout d’abord, à travers le choix d’insultes et de mots tabous, ainsi qu’à travers la narration d’exploits sexuels, violents ou liés à l’alcool, lors desquelles sont mis en avant des comportements virilistes, considérés comme masculins (Coates, 2003). On peut l’observer dans les extraits suivants.
48Dans le premier extrait (17), le locuteur C raconte son projet d’aller à l’étranger quelques jours pour se saouler et se laisser vivre sans rien faire. Une escapade à l’étranger lui donnerait en effet accès à des loisirs qu’il ne peut s’octroyer en Libye :
(17) | |||||||
C – | b-nəmši | waḷḷāhi | ngūl | l-ək | ḥāža | m-əl-āxīr ? | |
IRR-je vais | par Dieu | je dis | à-toi | chose | de-le-final | ||
b-nəmši | nəsker | u | b-nasraḥ | ʕale | ṛūḥ-i | ||
IRR-je vais | je m’enivre | Et | IRR-je sors | sur | âme-mon | ||
hekke | sbūʕēn | tlāta | u | bə-nrowwaḥ… | |||
ainsi | deux semaines | trois | et | IRR-je reviens | |||
« J’irais, vraiment, je te dis un truc franchement ? J’irais me saouler la gueule et m’éclater comme ça deux trois semaines et je reviendrais… » | |||||||
D – | ēh ! | ||||||
oui | |||||||
« Ouais ! » | |||||||
C – | sukrān | hekke | Fāqed | tlāt | sābīʕ | u | xlāṣ… |
ivre | ainsi | Perdu | trois | semaines | et | suffisant | |
« Bourré comme ça foutu trois semaines et c’est tout… » | |||||||
D – | (rires) | ||||||
(rires) | |||||||
(rires) | |||||||
C – | m-əl-āxīr… | ||||||
de-le-final | |||||||
« Franchement… » |
49Il fantasme à travers une construction imaginaire qui lui permet de se mettre en scène : il se transporte à l’étranger, où il pourra perdre le contrôle. La virilité s’y exprime à travers l’exploit qu’il va accomplir : se saouler d’alcool. Il s’agit d’un exercice ludique qui permet, sur un ton humoristique, à la fois d’attirer l’attention, de s’exhiber et de dominer.
50On le voit également dans le deuxième extrait (18) où le locuteur E raconte un épisode qui l’a fâché, en lien avec un appel téléphonique. Les exploits mis en avant sont l’ivresse et la violence verbale envers un autre jeune homme.
(18) | ||||||||
E – | lamma | XXX | taʕṛaːːːf, | wāḥəːːːd, | hɑ̄ḍɑ̄ḳɑ | l-maṛṛa, | ||
lorsque | XXX | tu sais | un | celui-là | la-fois | |||
fi | lēla | sukṛān | əl-mudda | lli | fātət, | u | nāk | |
dans | nuit | ivre | la-fois | REL | elle est passée | et | il a baisé | |
ttaṣṣəl, | nnīːːːk, | ttaṣṣəl | gult | āne | ālōːːː, | sakkəṛ, | nnīk | |
il a appelé | je baise, | il a appelé | j’ai dit | moi | Allo | il a fermé | je ba | |
nabʕat | l-a | māsəːːːž, | ma | fī-hā-š | kaləmtēn | mūfīdāt | ||
j’envoie | à-lui | message | NEG | dans-elle-NEG | deux mots | utiles | ||
f-žurrət | baʕḍ-hum… | |||||||
dans-file | RECP-leur | |||||||
« Lorsque XXX tu sais, un mec, cette fois-là, une nuit, j’étais bourré, la dernière fois, et putain il m’a appelé, putain de merde, il a appelé, je lui ai dit allo, il a raccroché, je lui ai envoyé un putain de message, il n’y avait pas un mot pour rattraper l’autre… » | ||||||||
F – | w | ənta | sukṛān ? | |||||
et | toi | ivre | ||||||
« Et toi tu étais bourré » | ||||||||
E – | ma | fī-hā-š | kalma | ma | fī-hā-š | sabba ! | ||
NEG | dans-elle-NEG | mot | NEG | dans-elle-NEG | insulte | |||
« Il n’y avait pas un mot qui n’était pas une insulte ! » | ||||||||
F – | w | anta | sukṛān ? | |||||
et | toi | Ivre | ||||||
« Et toi tu étais bourré » |
E – | ēh | u | kull-a | fʌk | fʌk | fʌk | fʌk | fʌk | fʌk | fʌk | |||||||
oui | et | chaque-lui | fuck | fuck | fuck | fuck | fuck | fuck | fuck | ||||||||
fʌk ; | ju | wɛn | ju | ff# | koːl | δə | fʌkiŋ | fʌkiŋ | fʌkiŋ ; | ||||||||
fuck | you | when | you | ff# | call | the | fucking | fucking | fucking | ||||||||
ju | dont | hæŋ | ʌp | δə | fʌkiŋ | foːn ; | ju | dont | fʌkiŋ | ||||||||
you | don’t | hang | up | the | fucking | phone | you | don’t | fucking | ||||||||
fʌkiŋ | fʌkiŋ | fʌkiŋ | koːl ; | āy | kallamt-a | ma | bā-š | ||||||||||
fucking | fucking | fucking | call | oui | j’ai appelé-lui | NEG | il a voulu-NEG | ||||||||||
iṛədd, | fhamt-niːːː ? | ||||||||||||||||
il répond | tu as compris-me | ||||||||||||||||
« Ouais et tout était fuck, fuck, fuck… » | |||||||||||||||||
« Ouais, je l’ai appelé, il n’a pas voulu répondre, tu vois ce que je veux te dire ? » |
F – | ēh ! | |||||||
oui | ||||||||
« Ouais ! » | ||||||||
E – | ənnīːːːk | l-a | mə # | māsəž… | ||||
je baise | à-lui | mə# | message | |||||
« Je lui ai envoyé un putain de message… » | ||||||||
F – | māsəž | kull-a | fʌkiŋ. | |||||
message | chaque-lui | fucking | ||||||
« Un message où il n’y avait que des insultes. » |
51Contrairement à l’extrait précédent, le locuteur E se met en scène dans une rixe téléphonique où, énervé, il domine l’autre à travers l’insulte. Il a en effet recours à un langage cru, obscène, avec des insultes en anglais fʌk et fʌkiŋ, ainsi que l’emploi du verbe nāk/ynīk dans des constructions verbales en série (comme dans nnīk nabʕat l-a māsəːːːž « je lui ai envoyé un putain de message ») et comme verbe support (ənnīːːːk l-a mə # māsəž… « je lui ai envoyé un putain de message… »). Virilité, domination et vantardise sont ainsi affichées : il cherche à se faire remarquer avec son comportement tapageur, lié à l’ivresse et, surtout, il se présente comme ayant eu le dernier mot dans cet affrontement par textos.
52La domination apparait également à travers le monopole de la parole, comme une façon de s’imposer au sein de groupe de pairs. On note que E domine F l’empêchant d’intervenir, lui coupant la parole, ne l’écoutant pas. Par exemple, F est obligé de poser sa question w ənta sukṛān ? « et toi tu étais bourré ? » à deux reprises avant d’obtenir une réponse.
53Ces parades masculines, ces performances masculines, sont homosociales et cette mise en scène permet d’obtenir la reconnaissance des pairs. Les thèmes choisis permettent de faire des choix sur comment on se présente, on se montre, on veut apparaitre, ce qui joue un rôle crucial dans la construction identitaire (Coates, 2003).
54Finalement, à travers toutes ces conversations spontanées d’oral non surveillé, recueillies in situ directement au sein du groupe de pairs, on se rend compte que les usages linguistiques performent à Tripoli des masculinités traditionnelles, stéréotypées, hégémoniques (Kiesling, 2007, p. 657) à travers des comportements virilistes.
3. Le parler dit masculin de jeunes filles marocaines : émancipation, identité intime ou reproduction de stéréotypes ?
55La deuxième étude que nous présentons se base sur deux enquêtes menées auprès de jeunes filles de trois villes marocaines et deux régions différentes : Tétouan, Al Hoceima10 et Meknès11. Dans l’ensemble de nos données, à l’image de celles recueillies à Tripoli, tout comme dans les sociétés patriarcales (Badinter, 1992, p. 172), le genre s’exprime à travers la dualité et l’opposition masculinité versus féminité et des manifestations stéréotypées : le cru et la violence12 d’une part, la politesse et la retenue d’autre part. Ainsi, certaines pratiques langagières reproduisent ce que la société marocaine considère comme propre au discours féminin, tandis que d’autres pratiques, également attestées, sont des reproductions de ce qui est attendu d’un discours masculin. Il existe donc des stéréotypes relatifs au discours féminin et d’autres au discours masculin, stéréotypes qui vont être mobilisés chez les hommes et chez les femmes pour créer leurs propres identités en concordance avec le genre tel qu’attendu dans la société marocaine. Il va donc s’agir ici à la fois de décrire ces stéréotypes, d’en comprendre les pratiques et les fondements et de voir dans quelle mesure leur emploi décalé peut être considéré comme transgressif.
3.1. Contextualisation du corpus 1 : Tétouan
56Le premier des corpus utilisé pour cette étude a été recueilli dans la ville de Tétouan à partir d’un travail de terrain réalisé entre 2008 et 2010, où on a enregistré dans deux des établissements scolaires espagnols de la ville,13 des jeunes filles d’origine tétouanie mais aussi de la ville d’Al Hoceima. Il s’agit de sept étudiantes, âgées de 15 à 20 ans, qui pour plupart ont donc été socialisées à Tétouan, une ville dont les caractéristiques particulières ont eu des conséquences sur son évolution historique, sociale et, bien sûr, linguistique.
57L’isolement géographique de Tétouan par rapport à l’axe Rabat-Casablanca a empêché des rapports fluides entre les régions centrales et méridionales du pays et celle-ci, située au nord.14 Cette situation a fait que Tétouan s’est repliée sur elle-même, et qu’elle s’est rattachée seulement à son environnement le plus proche : Tanger, Chefchaouen, la région du Rif occidental (Jbala-Ghomara) et la ville de Ceuta. Par ailleurs, Tétouan est devenu un pôle urbain régional, jouant le rôle de centre administratif, industriel et même éducatif surtout pour les villages ruraux alentour, mais aussi pour d’autres villes plus éloignées. Ainsi, le développement de Tétouan s’est fait plus tardivement et rapidement qu’ailleurs, approximativement depuis quinze ans, et a produit divers changements économiques et sociaux dans la région. Avant cette date, tout le Nord marocain était marginalisé et sous-développé, laissé volontairement en déshérence par le pouvoir, durant près d’une quarantaine d’années, pour des raisons politiques.
58Tous ces changements, qui ont touché surtout la société traditionnelle, ont favorisé les migrations vers la ville. Une situation qui a encouragé la mixité sociale et des interactions linguistiques dont la conséquence principale est la lente apparition d’un nouveau parler urbain (Vicente, 2017).
59Ce cas n’est pas isolé, car des situations identiques avec l’apparition de « nouveaux parlers urbains » ont été décrites pour des grandes et petites villes du nord de l’Afrique (Miller, 2007, p. 10). Cependant la situation de Tétouan présente des différences : d’une part il n’y existe pas de dialectes arabes de type bédouin, très présents dans d’autres régions du pays, par exemple, à Casablanca et, d’autre part, la variété arabe de Tétouan se caractérise par un fort conservatisme, avec la présence de traits typiquement septentrionaux qui, fonctionnant comme schibboleths, stigmatisent les locuteurs de Tétouan dans d’autres régions marocaines15. On voit donc que l’isolement géographique a eu aussi un impact sur le plan linguistique, car la variété d’arabe considérée comme la plus prestigieuse au niveau national, celle de Casablanca, ne fonctionne pas ici comme un agent de nivellement et surtout, dans le cadre de cette étude sur les pratiques langagières des jeunes, on voit que le parler de Casablanca comme moteur de la modernité ne joue pas ce rôle à Tétouan comme c’est le cas dans d’autres villes marocaines. Une influence dont les effets, on ne peut pas le nier, se font toutefois ressentir peu à peu, et de façon inévitable, notamment grâce aux nouvelles technologies de la communication, mais plus lentement qu’ailleurs.
60Un dernier facteur important pour mieux comprendre les pratiques linguistiques des jeunes de Tétouan est la présence de la langue espagnole ; ainsi les hispanismes et l’influence de la culture espagnole distinguent cette région septentrionale du reste du pays 16.
3.2. Contextualisation du corpus 2 : Meknès
61Le second corpus marocain se compose de conversations spontanées enregistrées auprès de onze jeunes filles de Meknès entre janvier et octobre 2010. Au moment du recueil, ces jeunes filles étaient âgées de 17 à 22 ans et elles fréquentaient le centre-ville de Meknès pour divers motifs : sorties, études, attache affective, etc. Le centre-ville a toujours été considéré comme branché, cette ville, au centre du Maroc, étant renommée pour sa musique et ses musiciens. De nombreux jeunes se sont inscrits dans la lignée de leurs ancêtres et ont choisi de se distinguer dans le rap. Au Maroc, ce genre musical a connu ses premières apparitions, entre autres, dans cette ville. Parmi ces jeunes filles, certaines sont des rappeuses ou fréquentent des rappeurs.
62S’introduire dans un réseau de jeunes, gagner leur confiance et enquêter auprès d’eux n’est en général pas une tâche aisée, et l’est encore moins au Maroc. Il a fallu cibler des cercles ou des réseaux d’amies. Une informatrice de l’entourage de l’enquêtrice a permis le premier contact et a été une guide précieuse, ce qui a facilité le recueil des données. Les enregistrements d’interactions ont été réalisés chez l’enquêtrice ou chez l’informatrice guide dans le cadre de soirées d’anniversaires, de sorties du samedi soir.
3.3. Les pratiques langagières dites féminines chez les filles au Maroc
63Quelques pratiques langagières sont considérées féminines dans les représentations de nos locuteurs. Ainsi, par exemple, l’utilisation d’une variante différente qui ne correspond pas à la plus utilisée, peut être considérée aussi quelquefois comme efféminée (Miller, 2003, p. 484).
64Dans l’enquête à Tétouan, nous avons cherché les représentations de ses habitants sur les deux variétés d’arabe parlées aujourd’hui dans la ville. Nos informateurs jeunes interrogés considèrent l’utilisation de la variété arabe traditionnelle de la ville (très prestigieuse dans une époque antérieure) comme marquée de féminin et snob, donc à éviter, même si les hommes plus âgés de la ville l’utilisent encore. On voit ici un changement dans la représentation de l’utilisation de cette variété citadine de l’arabe marocain. Elle est jugée efféminée et arrogante par les plus jeunes mais reste, pour un informateur plus âgé et habitant dans le quartier traditionnel de la ville, la vieille médina, un signe de prestige, une preuve d’appartenance à la « vraie et pure » identité de Tétouan.
65Les caractéristiques du discours dit féminin (caractéristique des femmes) au Maroc ont été déjà analysées, par exemple, par Fatima Sadiqi (Sadiqi, 1995 ; Sadiqi, 2006). Même s’il faut tenir compte de certains facteurs différentiels comme le niveau d’études, l’accès à la modernisation, le degré d’urbanité versus ruralité, pour cette autrice, les pratiques langagières féminines sont le reflet du statut social des femmes dont le rôle dans la société est très limité (Sadiqi, 1995, p. 71)17. Elle montre, d’un point de vue phonétique par exemple, que les « parlers féminins » ont une tendance à la faible pharyngalisation des phonèmes emphatiques.
66De fait, il existe au Maroc une façon de parler propre aux femmes et dont les femmes auraient elles-mêmes conscience :
« a good percentage of women think that there is a language of women in Morocco (…) Moroccan women in general are conscious of the fact that they speak differently from men » (Sadiqi, 1995, p. 70-71).
67Ainsi, sur le plan prosodique, nous avons observé de nombreux passages en voix aigüe et, d’un point de vue des stratégies discursives, l’emploi de salutations longues avec de nombreuses questions sur les membres de la famille18 est attendu d’un discours féminin pour amorcer la conversation19. Ces caractéristiques ne font pas partie du discours dit masculin, du moins pas au même degré.
68Dans nos données, on peut trouver des échanges continus de questions en cascade sur les membres de la famille et ce à n’importe quel moment de la conversation. Voyons comment dans cet extrait d’une conversation enregistrée dans une école de Tétouan (19), deux locutrices, camarades de classe, même si elles parlent depuis un moment et se sont déjà saluées, multiplient les questions :
(19) | -īwa, mǝzyāna ? |
oui, bien ? | |
« Alors, tu vas bien ? » | |
-l-ḥamdu li-ḷḷāh | |
la louange à Dieu | |
« Dieu merci » | |
-māmmāk kīf hiyya ? mǝzyāna ? | |
mère-ta comment elle ? bien ? | |
« Comment va ta mère ? Va-t-elle bien ? » | |
-l-ḥamdu li-ḷḷāh | |
la louange à Dieu | |
« Dieu merci » | |
-u bābāk u xwātǝk ? | |
et père-ton et frères-tes | |
« Et ton père et tes frères ? » (Tétouan) |
3.4. Une « féminisation » des hommes ?
69Les traits décrits ci-dessus et d’autres considérés comme propres au discours féminin, sont évités par les hommes car leur utilisation remet en question leur virilité (Dendane, 1998, p. 30).
70Comme par « contagion », les hommes qui seraient trop en contact avec des femmes, donc avec ce parler dit féminin, perdraient de leur masculinité et, par féminisation, de leur crédibilité. L’extrait (20) ci-dessous présente ce stéréotype où B, une fille de Meknès, se positionne par rapport à ce qu’est un homme fréquentant les femmes, un homme jugé comme manquant de virilité ou « efféminé » en lui attribuant le surnom « Maria » :
(20) B.-ǝl-wǝld fāš ka ykūn f wǝṣṭ xǝmsa d lǝ-bnāt huwwa lli f wǝṣṭhum mariyya le-garçon où tam il est dans milieu cinq de les-filles il qui dans milieu-son maria « Quand le garçon se retrouve au milieu de cinq nanas on l’appelle Maria » K.-šnu ? quoi « Quoi ? » B. -maria, ha maria žāya Maria, voici Maria qui vient « Maria, voici Maria qui débarque » (Meknès) |
71L’extrait suivant (21) est une discussion dans une soirée d’anniversaire entre trois jeunes filles, K, B et Messi, où l’on parlait de B., nouvellement mariée et qui racontait comment elle avait rencontré son mari (suite à une rencontre sur le net). Messi lui pose des questions sur le comportement de son mari :
(21) | Messi à B. -ʕəmmṛək ma šəkkīti fīh zwīmil |
jamais-tu non tu as soupçonné dans-lui petit-pédé | |
« Tu n’as jamais soupçonné qu’il soit homo » | |
K. -awwāh awwāh | |
wow wow | |
« Wow wow » | |
Messi -ma nəʕṛəf ṛāh ta ykūnu nəṣṣ nəṣṣ | |
non je sais voilà-le tam ils sont moitié moitié | |
« Je sais pas, ils sont moitié moitié (moitié homme, moitié femme) » (Meknès) |
72Ainsi, les informatrices ont une série d’expressions pour désigner un homme qui n’est pas « masculin »20. əṛ-ṛūžūla lāwya « la virilité fanée », wžǝh lǝ-qlāwi f ḥālāt ġaybūba « le visage des couilles dans un état d’évanouissement/impuissance ». Des expressions différentes de celles-là sont utilisées entre les hommes eux-mêmes, beaucoup plus directes comme zāməl « pédé » ou avec d’autres connotations plus péjoratives comme ḥassās « pédéraste ».
73Finalement, les espaces d’interaction mettent en scène des rapports de genres et des pratiques langagières qui leur sont attribuées, où masculin et féminin fonctionnent selon une répartition binaire et occupent des places bien spécifiques. Toutefois, comme on va le voir, l’expression discursive de la masculinité joue d’un fort pouvoir symbolique de force et de domination pour les jeunes femmes (Ziamari, 2014, p. 157).
3.5. Les traits linguistiques considérés masculins chez les filles au Maroc
74À côté du discours attendu des filles, on trouve aussi un usage, à certains moments, de quelques formes masculines. Nous avons pu constater au cours de nos enquêtes à Tétouan et à Meknès qu’il s’agit d’une pratique stigmatisée utilisée seulement dans les ambiances intimes et amicales, c’est-à-dire, dans des contextes très particuliers. Les locutrices sont conscientes du sens et des connotations de certaines de ces variantes21, et elles sont évitées ou adoptées intentionnellement. Ces pratiques et leurs représentations sont similaires dans les deux contextes étudiés22.
3.5.1. L’expression du masculin
75Dans les pratiques linguistiques de jeunes filles, le masculin est donc représenté, le plus souvent, par ses supposés attributs, la dureté et la rugosité, comme le montre cet extrait (22) d’une discussion entre filles dans une soirée d’anniversaire :
(22) | K. -u šnu hiyya ǝṛ-ṛūžūla ? |
et quoi elle la-masculinité ? | |
« Et c’est quoi la masculinité ? » | |
B.-ǝṛ-ṛūžūla anna bnādǝm ykūn ṛāžǝl hiyya… | |
la-masculinité que personne est un homme, elle | |
« La masculinité c’est qu’une personne devienne un homme, c’est… » | |
-ykūn ḥṛǝš | |
est rugueux | |
« Il devient rugueux » | |
-qāṣǝḥ f ǝl-muʕāmala dyālu | |
dur dans le-comportement gen-lui | |
« Dur dans son comportement » | |
K. -šnu zəʕma ḥṛǝš ? | |
quoi c’est-à-dire rugueux | |
« C’est quoi alors rugueux ? » | |
Sm-qlīl fāš ka təlqāyǝh ka yǝḍḥǝk | |
peu où tam tu trouves-le tam il rit | |
« C’est rare que tu le surprennes en train de rire » (Meknès) |
76Cette rudesse semble également indexée par la prononciation et la prosodie. Ainsi, comme on l’a déjà signalé, la faible pharyngalisation des phonèmes emphatiques est considérée comme plus féminine, tandis que
le contraire, la forte pharyngalisation, est une manifestation de masculinité (Vicente, 2009, p. 17). On trouve aussi quelques différences d’intonation entre les hommes et les femmes23. De cette façon, les femmes/filles qui veulent performer la masculinité commencent par éviter de produire une voix trop aigüe dont on a parlé.
77La rudesse peut aussi se refléter dans l’usage d’un certain vocabulaire. Ainsi, comme le suggère Sadiqi, il existerait un lexique propre aux hommes et un autre propre aux femmes :
Moroccan women (working and housewifes) are conscious of the fact that there are words and expressions that are only used by men (…) men also tend to use more slang and violent speech that women (…) Women assume that there are words and expressions that are tipically used by women (Sadiqi, 1995, p. 70).
78La continuation de ces différences contribue à maintenir le statu quo régulateur des rapports de genre dans la société marocaine, mais on assiste aussi à l’existence d’autres stratégies féminines différentes de la norme établie. L’appropriation de certains attributs linguistiques masculins par les filles comme l’emploi de termes d’adresse masculins, l’utilisation du genre grammatical masculin en parlant entre femmes, la répétition de stéréotypes négatifs relatifs aux femmes adoptés par elles-mêmes et l’emploi de mots grossiers et d’un langage obscène renversent alors le rapport assigné de genres, tout en continuant à les reproduire, et affirme donc « une violation des tabous linguistiques considérés comme régulateurs de l’ordre social » (Ziamari & Meskine, 2014, p. 487)
3.5.2. L’appropriation des formes dites masculines par les filles
79Le plus important est l’appropriation et l’actualisation lexicale et discursive du « phallus » comme partie du corps, à la fois signe d’émancipation mais également de reproduction de la « norme » dans une société où le masculin est vénéré. On trouve cette caractéristique dans la conversation (23) de deux filles de Al Hoceima et étudiantes à Tétouan :
(23) | u nti, a zəbbi, hdərti mʕāh, l-ḥmāra ? |
et tu, voc bite-ma, tu as parlé avec-lui, la connasse | |
« et toi, ma bite, tu as parlé avec lui, la connasse ? » (Al Hoceima) |
80Comme entre les filles de Meknès (24) :
(24) | A. (s’adressant à son amie Kw.) |
-ʕṭīni ši manteau a zǝbbi sərbi | |
donne-moi un manteau voc bite-ma dépêche | |
« Donne-moi un manteau ma bite dépêche » | |
K. -yāki A. ka txǝṣṛi l-hǝḍṛa | |
N’est-ce pas A. tu abimes la parole | |
« N’est-ce pas ? A tu dis des gros mots » | |
A. -āna ʕyīt ma nəqdərš nəṣḅǝṛ nǝbqa āna ǝl-ʔunūta ṣāfi zǝbbi | |
je je suis fatigué non je peux-non je supporte je reste féminine suffit bite-ma | |
« Moi je suis fatiguée je ne peux plus supporter de rester féminine moi, ça suffit ma bite » | |
K.-nāri ʕlāh nti ʕǝndǝk zǝbb ? | |
feu-moi pourquoi toi chez-toi bite | |
« Eh bien ! Comment toi tu as une bite ? » | |
A.-wa dāba yəxṛǝž b quwwǝt hād-ǝl-fǝqṣa ġādi txǝṛṛžu li Kw | |
et maintenant il sort avec cette-la-irritation tam tu feras sortir à moi Kw | |
« Ah ben maintenant elle va sortir avec toute cette irritation, Kw va me la faire sortir » | |
K.-ʕlāš ? | |
Pourquoi | |
« Pourquoi ? » | |
A. -mǝfqūṣa | |
Fâchée | |
« Je suis fâchée » | |
Messi -lli mǝfqūṣ yxəṛṛǝž zǝbbi, ǝz-zǝbb ʕalāmat ǝl-ġāḍaḅ | |
qui fâché il fait sortir bite-ma, la bite signe la-colère | |
« Celui qui est fâché il fait sortir ma bite, la bite c’est signe de colère » (Meknès) |
81Cet extrait (24) est un échange autour de la perception des filles de la mention/appropriation du sexe masculin (zǝbb)24. A., étant pressée pour sortir voir son « mec », s’adresse à sa copine en utilisant ce « phallus » comme terme d’adresse. L’enquêtrice (K.) l’interroge sur cet emploi. D’autres informatrices apportent leur explication.
82C’est justement quand les informatrices ne se surveillent pas et se livrent spontanément que des expressions avec zǝbbi sont utilisées, comme c’est le cas de l’informatrice dont le pseudo est Rappoussa (25) et parlant de son expérience avec le voile :
(25) | -ma bqa fīha la ʔixwān la zǝbbi |
non il a resté à-elle ni voile ni bite ma | |
« Il ne lui reste ni voile ni ma bite » (Meknès) |
3.5.3. Les termes d’adresse
83Pour parler à la manière des garçons, les filles utilisent souvent des termes d’adresse masculins. Bādāwi, « campagnard », est un adjectif masculin et un surnom donné à une informatrice ; a ṣāḥbi « hé mon pote » (26), a xūya (Meknès) (27) / a xāy (Tétouan) « hé mon frère » (28) sont aussi mobilisés par les filles.
(26) | -a ṣāḥbi wālākin ka nəbqāw āṣəl min ḥūsīma |
voc ami-mon mais tam nous restons origine de Al-Hoceima | |
« Mon amie, mais notre origine est encore d’Al Hoceima » (Al Hoceima) |
84
(27) | -āna ḥfəḍt a ṣāḥbi ḥfəḍt dāk əš-ši dāz |
je j’ai étudié voc ami-mon j’ai étudié cette-la-chose il est passé | |
« Moi j’ai étudié, mon ami (à une fille, au lieu de ṣāḥbti), j’ai étudié, ce qui s’est passé » (Al Hoceima) |
85
(28) | -waḷḷāh yǝʕfu a xūya ḷḷāh yǝʕfu |
et-Dieu ils préserve voc frère Dieux préserve | |
« Dieu nous préserve du mal mon frère (à une fille, au lieu de xti) Dieu nous préserve du mal » (Meknès) |
3.5.4. Le changement de genre
86L’arabe, comme le français, est considéré comme une « langue genrée », dans la mesure où la norme donne le masculin comme la forme non-marquée et le féminin la forme marquée. Le pouvoir symbolique et social de la masculinité serait alors inscrit dans la grammaire, miroir d’une situation sociale (Sadiqi, 2003, p. 122)25 et marqueur d’une hégémonie masculine. Cependant des cas d’usage de formes masculines au lieu de formes féminines dans un discours entre femmes ont été déjà décrits, par exemple par Rosenhouse & Dbayyat (2006) et par Sa’ar (2007)26. À ce propos, cette dernière a affirmé :
While it may be interpreted as active participation in women’s own subordination or even silencing, it also can be seen as a form of appropriating the language of domination, hence facilitating participation rather than producing exclusion (Sa’ar, 2007, p. 408-409).
87Dans les extraits (29), (30), (31), les locutrices utilisent le genre grammatical masculin quand elles parlent entre filles, façon, encore une fois, de s’approprier le parler masculin27.
(29) | -ītūb ʕlīk ka tǝfhǝmni (à une fille, au lieu de tfǝhmīni) |
cool sur-toi tam tu comprends-moi | |
« C’est cool tu me comprends » (Meknès) |
88
(30) | -wa ṛāni mǝqṭūʕ žību li ġi ši sǝbsi (à une fille au lieu de mǝqṭūԑa) |
et voilà-moi en manque apportez à-moi juste une pipe à kif | |
« Eh je suis en manque apportez-moi juste une pipe à kif » (Meknès) |
89
(31) | -ki dāyǝr mʕa l-qrāya? (à une fille, au lieu de ki dāyra) |
comment tu fais avec les études | |
« Comment vas-tu avec les études ? » (Tétouan) |
3.5.5. Les stéréotypes négatifs à l’égard de femmes
90Les stéréotypes à l’égard des femmes sont très présents dans la langue et la culture marocaines (Sadiqi 1995 ; Ziamari & Meskine, 2014) et les adopter permet aux filles de s’en distancier et donc, d’une certaine façon de « renverser le stigmate ».
91Dans cet extrait (32), Rapoussa échange sur son expérience avec une femme. Elle se réapproprie les stéréotypes masculins où la femme est un objet sexuel masculin par excellence. La troisième personne « il » renvoie à l’homme, capable de s’approprier le corps féminin quand il le désire :
(32) | -ġi twǝqfi yǝʕti l ṃṃǝk hakka |
juste tu te mets debout, il donne à maman-toi comme ça | |
« Tu n’as qu’à te mettre debout, il t’encule ta mère comme-ça » (Meknès) |
92Dans une discussion mixte entre filles et garçons (33), A. raconte son vécu par rapport à la drague sur Facebook : elle reprend une insulte qu’elle a faite à un homme qui la harcelait sur le net :
(33) | A. -a wžǝh ṭǝbbūn lǝ-ḥmāra (insultant un garçon) |
voc visage vagin la-ânesse | |
« Le visage du vagin de l’ânesse » (Meknès) |
93B (34) parle des images que l’on accole à la femme selon ses attributs physiques :
(34) | B. -mǝʕfiyya u xāṭīra hādīk lli ka tǝʕṭīh |
exemptée et dangereuse, celle qui tam tu donnes-le | |
« exemptée (de cul) et dangereuse, celle qui se fait enculer » (Meknès) |
3.5.6. L’emploi de mots obscènes
94Le discours féminin attendu par la société interdit l’usage d’obscénités et de grossièretés, mais, pour défier les normes établies ou pour faire face aux propos des hommes, les filles s’en emparent. Voilà quelques exemples, (35 à 41), des conversations entre les filles de Tétouan et entre les deux filles d’Al Hoceima :
(35) | -wāš ma ka dzǝbbǝlši ? |
ptcl non tam tu dis des gros mots-non ? | |
« Tu ne dis pas de gros mots ? » | |
-āna la, ma ka nzǝbbǝlši, ntīna ka dzǝbbǝl ? | |
Je non, non tam je dis des gros mots-non, tu tam tu dis des gros mots ? | |
« Moi, non, je ne dis pas de gros mots. Tu dis de gros mots ? » | |
-iyyǝh, ḍārūri | |
oui, nécessaire | |
« Oui, c’est nécessaire » (Tétouan) |
95
(36) | -āna mqawwda mʕa dīk l-ustāda |
je foutue avec cette la-professeure | |
« Je suis foutue avec cette professeure » (Tétouan) |
96
(37) | -ka yətsəmmāw l-qḥāb |
tam ils nommes les-putes | |
« on les nomme des putes » (Tétouan) |
97
(38) | -nqawwdu hna, in šāʔa llāh rāni məllīt f hād-təṭwān |
nous sommes foutues nous, si veut Dieu voilà-moi j’en marre dans ce-Tétouan | |
« nous sommes foutues ici, si Dieu le veut, j’en ai marre ici à ce Tétouan » (Tétouan) |
98
(39) | -āna dāzli mqawwəd ḥīt əṣ-ṣārāḥa ma ḥfəḍtš |
je il a passé à moi foutu car la-sincérité non j’ai étudié-non | |
« je n’ai rien fait foutu car, sincèrement, je n’ai pas étudié » (Al Hoceima) |
99
(40) | -ūlād əl-qaḥba hādūk mqawwəd ʕlīna a xti |
garçons la pute ceux foutu sur-nous voc sœur-ma | |
« ce sont des fils de pute, cela nous emmerde, ma sœur » (Al Hoceima) |
100
(41) | -zāməl u qutt lu a zāməl ʕād nəržəʕ ʕandək |
pédé et j’ai dit à-lui voc pédé tam je reviens chez-toi | |
« pédé, je lui ai dit eh pédé, je m’occuperai de toi » (Al Hoceima). |
101Finalement, les mots grossiers voire les insultes expriment des situations de domination symbolique sur l’autre et quelques femmes arrivent à les manier pour garder le contrôle d’une situation difficile. « Parler comme un homme c’est savoir insulter, passer par la violence verbale, maitriser la surenchère des mots qui connotent la force et la domination physique et psychologique » (Barontini & Ziamari, 2009, p. 159).
Conclusion
102Ainsi, les jeunes hommes libyens et les jeunes femmes marocaines usent dans leurs conversations, et très explicitement, d’un parler viril, « masculin », mais à des fins genrées distinctes.
103D’un côté, l’exaltation de valeurs virilistes et la mise en avant d’un hétérosexisme à travers des pratiques langagières transgressives, très obscènes et hautement expressives, révèlent une identité contrainte par une société traditionnelle et un manque de liberté sexuelle. La reproduction des modèles hégémoniques de masculinités permet aux jeunes gens de performer domination, rudesse et insensibilité, afin de se distinguer des femmes et de s’affirmer. La virilité s’actualise à travers l’affirmation discursive d’une sexualité hétérosexuelle tarifée hors mariage, un humour avec insultes genrées et à tendance fortement homophobes, et une mise en scène de soi qui définissent une part importante de l’homosociabilité, tandis que l’expression du pouvoir apparait constamment à travers des énoncés sexistes et homophobes, où les femmes et les homosexuels sont construits comme étant les « autres inférieurs » aux membres du groupe de pairs. Cette construction socio-identitaire, employée soit par autodérision, soit afin d’assujettir l’autre, permet ainsi aux jeunes hommes de prouver leur existence en tant que mâles dominants.
104D’un autre côté, les jeunes filles marocaines usent aussi d’un parler masculinisé. Mais, ce faisant, contrairement aux jeunes hommes libyens, elles transgressent les normes attendues. Elles rompent ainsi les tabous dans une certaine forme d’émancipation. Ces emplois déplacent les limites imposées par une féminité prescrite et imposent des formes de provocation à l’interlocuteur. Mais ils sont aussi, d’une certaine façon, le résultat de la reproduction de mécanismes de la domination linguistique et sociale qu’elles subissent elles-mêmes. Ainsi, par une expression jugée très masculine par leurs interlocuteurs à cause du lexique (par exemple, ītūb ʕlīk : c’est cool), des termes d’adresse (par exemple, a ṣāḥbi : mon ami) ou des mots grossiers utilisés, ces filles, avec l’intention de rompre les tabous liés au genre imposés par la société marocaine, participent, en retour, à la reproduction et au maintien du statut de la langue des hommes en tant que langue dominante.
105Ainsi, d’une façon comme d’une autre, jeunes hommes et jeunes femmes sont assigné·e·s à une identité imposée par les conditions sociales qu’ils subissent. Il est intéressant de voir que leur production langagière vise à les émanciper des contraintes qu’ils/elles vivent mais qu’en même temps ils/elles reproduisent des formes attendues et des comportements imposés, dominants. Ce qui est alors vécu comme transgressif voire émancipatoire sert des catégories stéréotypées, qui, loin de participer d’une identité sexuelle intime, personnelle et choisie, enferme chacun.e dans des cadres préconçus.
Notes de bas de page
1 À ce sujet, voir notamment les travaux de Scott Kiesling, disponibles sur <https://sfkiesling.com/>, consulté en ligne le 8 mai 2020.
2 Les enquêtes de terrain en Libye ont été réalisées par Christophe Pereira.
3 Les abréviations suivantes ont été utilisées dans les gloses : EXCM = exclamatif ; FOC = focus ; GEN = génitif ; IRR = irréel ; NEG = négation ; PL = pluriel ; PTCL = particule ; RECP = réciprocité ; REL = relatif ; TAM = temps-aspect-mode ; VOC = vocatif ; ːːː = allongement vocalique expressif. Voir Moroccan and Libyan Arabic list of glosses, <https://corpafroas.huma-num.fr/fichiers/Moroccan_Libyan_Arabic_Glosses_final.pdf>, consultée le 9 mai 2020.
4 Et rappelle les emplois comme interjection de sa mère et de sa mère la pute, ainsi que de sa race et de putain de sa race en français.
5 Dans le Dictionnaire critique du féminisme, Pascal Molinier & Daniel Welzer-Lang indiquent que « [l]a virilité […] est apprise et imposée aux garçons par le groupe des hommes au cours de leur socialisation pour qu’ils se distinguent hiérarchiquement des femmes. La virilité est l’expression collective et individualisée de la domination masculine » (Molinier & Welzer-Lang, 2000). Daniel Welzer-Lang précise que « [l]a virilité constitue […] l’attribut principal des hommes, des garçons, dans leurs rapports au monde, aux femmes et aux hommes, à travers les rapports sociaux de sexe. Les rapports sociaux de sexe organisent les représentations et les pratiques des hommes et des femmes en les constituant comme hommes et comme femmes dans des relations de pouvoir asymétriques et hiérarchisées, ce que Bourdieu appelle la violence symbolique » (Welzer-Lang, 2002, p. 10).
6 Les sociétés viriarcales sont des sociétés à dominance mâle. Le terme « viriarcat » a été proposé par Nicole-Claude Mathieu, qu’elle définit comme le pouvoir des hommes, qu’ils soient pères ou non, que les sociétés soient patrilinéaires, patrilocales ou non (Mathieu, 1985).
7 L’emploi important de mots tabous est une des principales caractéristiques des parlers jeunes (Androutsopoulos, 2005, p. 1499 ; Stenström, Andersen & Hasund, 2002, p. 64-66).
8 Les termes mībūn et bġǝl peuvent également être employés comme termes d’adresse entre membres du groupe de pairs.
9 Le verbe nāk-ynīk « niquer, baiser » (être l’actif) s’oppose à la forme verbale tnāk-yǝtnāk « être baisé, se faire baiser (être le passif) ».
10 Le corpus de Tétouan et d’Al Hoceima a été recueilli par Á. Vicente.
11 Le corpus de Meknès a été recueilli par K. Ziamari.
12 La violence rattachée à la virilité a été décrite par K. Ziamari dans le contexte des travaux agricoles au Maroc (voir Ziamari, 2014).
13 Il s’agit du Colegio « El Pilar » et de l’Instituto « Juan de la Cierva », établissements visités avec l’autorisation de la Consejería de Educación à Rabat. On voudrait remercier ici l’aide et l’amabilité des directeurs de ces établissements pendant le travail de terrain, et plus particulièrement de Domingo Blanco, enseignant à l’Instituto « Juan de la Cierva ».
14 L’absence de réseau ferroviaire national des trains et l’existence d’un aéroport obsolète, faisant des taxis collectifs le moyen de transport le plus utilisé entre les différentes villes de la région, sont plusieurs des causes de cet isolement.
15 Pour cette variété septentrionale de l’arabe marocain, voir Sánchez & Vicente, 2012.
16 Voir Vicente, 2011.
17 On peut constater le rôle dominant du discours masculin au Maroc par exemple dans la façon de nommer les femmes, voire dans l’espace de travail (Ziamari & Meskine, 2014 ; Barontini & Ziamari, 2009).
18 Cet aspect va dans le sens de Fishman (1980) qui attribue la différence entre le discours masculin et féminin à la façon différente de commencer et de maintenir des conversations.
19 Il faut tenir compte du fait que quelques stratégies considérées féminines par les chercheurs font partie aussi de généralisations et de stéréotypes sur le parler dit féminin (Hachimi, 2001).
20 « Être un homme, ce n’est pas être un homosexuel » (Badinter, 1992, p. 172). Être viril et homme, ce n’est pas être à moitié féminin.
21 Voir Al-Wer, 1999, p. 54 et Miller, 2003, p. 484.
22 Voir aussi le travail de Barontini & Ziamari 2009 pour la ville de Meknès, ainsi que Ziamari 2015.
23 Cette caractéristique a été observée dans d’autres variétés arabes, comme par exemple, celle parlée à Bagdad (voir Abu-Haidar, 1988, p. 156).
24 Voir l’usage de ce mot comme changement de catégorie grammaticale : le cas des appréciatifs/dépréciatifs dans le premier chapitre.
25 Hellinger & Bußmann (2001-2003, p. 9-10) font référence à la possible relation entre l’usage de la forme féminine comme la forme non-marquée et l’existence de structures sociales matriarcales dans quelques langues aborigènes d’Australie ou d’Amérique.
26 Rosenhouse & Dbayyat (2006) ont déjà décrit ce phénomène, qu’elles appellent « gender switch », dans les villes de Tire et Nazareth, mais les causes de ce changement ne sont pas les mêmes. Dans le cas de ces femmes arabophones, il s’agit d’une influence de l’urbanisation, et on peut le trouver même chez les femmes âgées. Une situation semblable est décrite par Sa’ar entre quelques femmes d’Israël et de Palestine où l’autrice affirme qu’il s’agit d’un phénomène qui « transcende les différences d’âge, de classe, et de groupes ethniques » (Sa’ar, 2007, p. 407, notre traduction). Dans notre cas, il s’agit d’un phénomène lié plutôt aux jeunes filles.
27 Il faut tenir compte du fait que dans la variété arabe parlée à Tétouan la distinction de genre n’existe que dans la 3e personne du singulier, pour les verbes et pour les pronoms. De cette façon, ce phénomène n’est pas si marqué qu’à Meknès. Dans l’exemple (31), il s’agit d’un participe, un nom verbal qui doit s’accorder en genre.
Auteurs
Univ. Grenoble Alpes, LIDILEM, 38000 Grenoble, France
INALCO, LaCNAD
Universidad de Zaragoza, Área de Estudios Árabes e Islámicos
GRAL, Moulay Ismail University of Meknes
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le patois et la vie traditionnelle aux Contamines-Montjoie. Vol. 1
La nature, les activités agro-pastorales et forestières
Hubert Bessat
2010
Paroles de philosophes en herbe
Regards croisés de chercheurs sur une discussion sur la justice en CM2
Jean-Pascal Simon et Michel Tozzi (dir.)
2017
Multimodalité du langage dans les interactions et l’acquisition
Audrey Mazur-Palandre et Isabel Colón de Carvajal
2019
Sociolinguistique des pratiques langagières de jeunes
Faire genre, faire style, faire groupe autour de la Méditerranée
Cyril Trimaille, Christophe Pereira, Karima Ziamari et al. (dir.)
2020
Grammaire descriptive de la langue des signes française
Dynamiques iconiques et linguistique générale
Agnès Millet
2019
Des corpus numériques à l’analyse linguistique en langues de spécialité
Cécile Frérot et Mojca Pecman (dir.)
2021
Les routines discursives dans le discours scientifique oral et écrit
Milla Luodonpää-Manni, Francis Grossmann et Agnès Tutin (dir.)
2022
Enfants et adolescents en discussion philosophique
Analyse pluridisciplinaire du corpus A(p)prendre
Anda Fournel et Jean-Pascal Simon (dir.)
2023