Introduction1
p. 7-22
Texte intégral
1Le présent ouvrage est le résultat d’un travail collectif qui a cristallisé en un projet de recherche des échanges et des collaborations qui existaient préalablement au sein d’un réseau informel. Des chercheuses et des chercheurs de différents ancrages disciplinaires (linguistique, sociolinguistique, dialectologie et anthropologie linguistique) et de différents pays (Espagne, États-Unis, France, Maroc) proposent des descriptions et des analyses linguistiques et sociolinguistiques d’usages juvéniles de plusieurs villes, au Maroc, en Libye et en France. Les quatre chapitres qui le composent ont pour objet de décrire divers aspects des usages socio-langagiers de jeunes locuteurs et locutrices vivant dans différents contextes sociolinguistiques autour de la Méditerranée, en s’intéressant à des terrains ou à des locuteurs dont les pratiques restent, à notre connaissance, non ou encore peu explorées. Non pas que les usages langagiers des jeunes soient dans leur ensemble sous étudiés : bien au contraire, ils ont fait l’objet, depuis la fin des années 1980, d’une importante sollicitude (Boyer, 1997) à la fois médiatique et scientifique, que ce soit en France, en sociolinguistique francophone ou ailleurs en Europe et dans le monde (notamment Androustopoulos, 1998, 2005 ; Nortier & Svendsen 2015). Quels que soient leurs objets précis ou leurs angles d’analyse, on ne compte plus en effet les travaux, articles, projets qui, de façon centrale ou plus incidente, se sont intéressés à différents aspects des usages linguistiques juvéniles. Fruits de ces travaux divers, plusieurs colloques, ouvrages collectifs ou numéros de revue sont venus, régulièrement, notamment ces dernières années, compléter le corps des travaux francophones existant, proposant à la fois de nouvelles descriptions de différents pans des usages juvéniles mais également une approche que l’on pourrait considérer comme critique de la notion de « parler/langage jeune ». On peut mentionner le workshop « Youth languages. The age of maturity? » qui s’est tenu à Nanterre en juin 2018, le numéro spécial du Journal of French Language Studies (Cheshire & Gardner-Chloros, 2018), deux numéros de Langage et société consacrés à ce thème au cours de ces dernières années (Auzanneau et Juillard, 2012 ; Gadet, 2016), le numéro 29 de la revue Glottopol (Auzanneau et al., 2017) ainsi que l’ouvrage collectif dirigé par F. Gadet (2017). Dans ce dernier volume consacré aux « parlers jeunes » en Île de France multiculturelle, F. Gadet réaffirme que les usages linguistiques de jeunes n’ont rien de marginaux et qu’ils sont bien (une actualisation) du français, dont l’étude apporte des éléments de connaissance du français dans son ensemble. S’inscrivant dans cette démarche, les chapitres de ce volume entendent avant tout documenter et analyser des usages langagiers de jeunes locuteurs et locutrices marocain·e·s, libyens et français·e·s, plus qu’ils ne cherchent à mettre en évidence des « spécificités jeunes ».
2En ce qui concerne le Maghreb en effet, si l’Algérie a vu se développer et se diffuser un nombre conséquent de recherches sur les jeunes Algériens et leur usages langagiers2, les descriptions linguistiques et sociolinguistiques des usages juvéniles demeurent rares et/ou peu accessibles pour le Maroc et plus encore pour la Libye : c’est cette absence relative que deux des chapitres présentés ici entendent commencer à combler.
Origines et intentions du projet éditorial
3Trois des quatre contributions rassemblées dans ce volume rendent compte d’études réalisées dans le cadre du projet « D’une rive de la Méditerranée à l’autre : approche comparée des parlers jeunes en milieu urbain »3. Ce projet, tel qu’il a été déposé et accepté par l’AUF, définissait 3 objectifs :
- « Interroger la catégorie “parler jeune” à partir des différents terrains explorés, en regard de pratiques urbaines et populaires ». En la matière, il nous semblait pertinent et important de ne pas reproduire la focalisation souvent privilégiée en France jusqu’alors sur les pratiques de jeunes « banlieusards » et, au contraire, de tenter d’observer les façons de parler de jeunes de toute condition sociale. L’un des enjeux était de rompre avec une vision qui tendait à opposer des usages caractéristiques de périphéries géographiques et sociales, avec des usages « du centre » qui étaient (et demeurent) en réalité peu décrits. Cette démarche nous semble toujours d’actualité, puisqu’à partir de l’étude du grand corpus d’oral spontané recueilli en Ile de France dans le cadre du projet Multilingual Paris French (MPF), F. Gadet (2017) montre que les « parlers jeunes » peuvent difficilement être catégorisés comme tels, tant sur la base de l’absence de spécificités des formes en usage, que sur la circulation hors des tranches d’âges pouvant renvoyer à la jeunesse. Elle avance des arguments convaincants pour que soit retenue l’expression de Ben Rampton (entre autres 2011) « Vernaculaire Urbain Contemporain ».
- « Décrire certains phénomènes précis des parlers jeunes selon leurs dynamiques sociolinguistiques situées » en privilégiant une approche multi-site, une diversité de terrains et d’approches méthodologiques, de façon à construire des descriptions permettant une mise en perspective et fournissant des éléments de comparaison entre des usages de jeunes d’origine socio-géographiques et de profils variés.
- « Considérer la circulation de ces parlers et leurs influences réciproques, leur convergence dans la divergence, à travers les échanges transnationaux et notamment les pratiques musicales ». Dans un monde globalisé et connecté, la Méditerranée n’est plus (ou plus seulement) une frontière séparant deux continents. La circulation de produits culturels facilitée par la mobilité – non linéaire et non uni-directionnelle – des sujets, les médias et des réseaux sociaux renforce l’exposition, de part et d’autre, à des variétés ou des façons de parler différentes.
4La quatrième contribution est le fruit d’une recherche menée indépendamment du projet dans le cadre de la réalisation d’une thèse de doctorat. Elle a été incluse en raison des contacts entre son autrice et des participant·es au projet, des multiples zones de convergence, tant en ce qui concerne le terrain (Marseille) que la démarche de recherche (approche ethnographique) ou les questionnements scientifiques aux premiers rangs desquels figurent les variations, les contacts de langues, les rapports de genre, et les processus de construction de positionnements identitaires.
« Parler jeune », usages ou pratiques langagières juvéniles ?
5Au-delà de ces convergences, les quatre contributions qui constituent ce volume présentent indéniablement une diversité de points de vue et de questionnements. En effet, bien que ces chapitres s’attachent à décrire et à tenter d’apporter des éléments de compréhension d’usages linguistiques, discursifs et interactionnels de jeunes locuteurs et locutrices, le présent ouvrage ne vise pas, ni ne prétend offrir, un état actualisé de ces usages juvéniles dans différents lieux, espaces ou contextes sociolinguistiques. Il récuse également l’idée de décrire des (et a fortiori un) « parlers jeunes », réalités linguistiques quelque peu idéalisées, avatars de la quête originelle des vernaculaires par la sociolinguistique (Auzanneau, 2015) qui ont tendu à produire des effets de focalisation sur le déviant, d’homogénéisation, voire même de la folklorisation :
« La constitution même de ce domaine, et certaines approches développées en son sein, ont en effet eu progressivement pour conséquence de négliger la diversité sociologique interne de la jeunesse et certaines formes de différenciations sociolinguistiques qui la traversent » (Auzanneau, Lambert, Maillard-De La Corte Gomez, 2017, p. 3).
6La diversité des sujets, des terrains et des contextes sociaux et sociolinguistiques étudiés dans ce volume, la diversité des observations et des questionnements que soulève chacune des contributions ici présentées, nous paraissent de nature à limiter la tendance à l’homogénéisation que n’ont pas manqué de produire certaines études des « parlers jeunes », tendance qui n’est pas sans rappeler celle qui peut avoir eu cours dans d’autres contextes :
« Les études des « parlers jeunes », en particulier, ont ainsi façonné un nouveau locuteur idéal typique socialement et géographiquement ancré, le NYUM (nonmobile younger, urban man), alter ego du locuteur NORM [Non Mobile Old Rural Male] de la dialectologie traditionnelle. Le caractère pluriel, pluri-scalaire et mouvant des environnements des jeunes urbains et la façon dont ils les investissent, les configurent et leur donnent sens, en partie par le langage, sont donc restés largement inexplorés » (Auzanneau & Trimaille, 2017, p. 355).
7Si l’on ne peut pas « parler de “parler(s)” » (Trimaille & Billiez, 2007), peut-on alors substituer à cette expression sans doute trop réifiante ou essentialisante la notion de pratiques langagières ? Si l’on considère (et nous le faisons), notamment avec Boutet et al. (1976)4 que les usages langagiers ne sont pas le reflet linguistique de réalités sociales extralinguistiques mais qu’ils sont des pratiques sociales qui font partie intégrante de ces réalités sociales, et qu’à ce titre elles sont traversées et structurées par des rapports de pouvoir, alors il nous semble légitime de mobiliser la notion de pratiques langagières, parfois « galvaudée » ou partiellement vidée de son sens. En effet la plupart des descriptions et analyses de pratiques linguistiques qui constituent les quatre chapitres qui suivent, prennent non seulement en compte leur inscription dans un contexte social, mais envisagent également leur participation à la configuration de ce contexte, qu’il soit interactionnel et donc très local, très micro, ou plus largement social et culturel.
Contextes : Maroc, France, Libye au début du xxie siècle…
8Un des intérêts du projet initial résidait dans l’exploration des usages juvéniles dans un large pourtour méditerranéen et par conséquent dans sa dimension multi-sites. Les matériaux empiriques analysés ont été constitués dans différents contextes urbains de trois pays : des études de terrain ont ainsi été menées à Alhoceima, Casablanca, Marrakech, Meknès et Tétouan, au Maroc, à Montpellier et à Marseille en France, et enfin à Tripoli en Libye5.
9Dans leur grande majorité, les pratiques ont été enregistrées et observées dans des échanges oraux et en face à face entre pairs, dans des situations que l’on peut qualifier de proximité. Sur certains terrains des observables sont constitués d’interactions recueillies en milieu scolaire (Alhoceima, Tétouan, Montpellier, Marseille), et s’il ne s’agit évidemment pas de les considérer comme équivalentes du point de vue situationnel/contextuel, ces interactions n’en demeurent pas moins intéressantes dans les pratiques langagières qu’elles permettent d’analyser, notamment en termes de mise en scène ou de performance.
10Il convient de noter enfin que pour le contexte marocain les descriptions et analyses portent principalement sur des échanges oraux mais également sur des écrits numériques recueillis sur des réseaux sociaux en ligne.
Des jeunes, oui mais lesquel·le·s ?
11La définition des notions de jeunesse et d’adolescence ont été et restent l’objet de débats et de critiques (voir notamment Bourdieu, 1984 ; Bucholtz, 2002 ; Trimaille, 2004a). Si la jeunesse existe indubitablement pour de nombreux sujets, qu’elle correspond pour eux à une réalité sociale et qu’elle est par conséquent sans doute plus qu’un mot (Bourdieu, 1984), sa définition ne fait l’objet d’aucun consensus. Dans un document consacré notamment à l’attractivité des villes étudiantes, l’INSEE (Brutel, 2010) comptabilise en France « 12 millions de jeunes entre 15 et 29 ans », incluant des adolescent·e·s dans la catégorie jeune, ce qui n’est pas toujours le cas, comme l’atteste cette synthèse du Centre d’observation de la société :
« L'âge de la jeunesse comprend les personnes qui ont quitté l'adolescence, sans être encore entrés dans [sic] l'âge adulte. On emploie parfois l'expression « jeunes adultes ». Cet âge est marqué par différentes étapes (quitter l'école, disposer d’un logement autonome, fonder un couple puis une famille, etc.) qui jalonnent un parcours progressif vers l'autonomie, la maturité.
Il n'existe pas de définition officielle de l'âge de la jeunesse. La plupart des travaux scientifiques considèrent comme « jeunes » les personnes âgées de 15 à 24 ans. Il s'agit de la définition des Nations Unies, et aussi l'intervalle le plus utilisé par l’INSEE. L’expression « jeunes adultes » désigne en général les plus de 18 ans qui vivent seuls. Cette catégorie est étendue, dans certaines études, à 29 ans. D'une manière plus large, on considère dans certains cas l'ensemble des moins de 25 ans : les jeunes regroupent les enfants (approximativement les 0-11 ans), les adolescents (11-17 ans) et les jeunes adultes (18-24 ans). Bien d'autres limites d'âge peuvent être utilisées. Ainsi, par exemple, on est jeune entre 12 et 25 ans pour la SNCF, et les missions locales s'adressent aux 16-25 ans (Centre d’observation de la société, 2015)6.
12Alors que l’OMS7 considère que l’adolescence s’étend de 10 à 19 ans, une étude parue en 2018 (Swayer Susan et al., 2018) en déplace la borne supérieure à 24 ans, arguant de l’allongement de cette période de transition entre l’enfance et l’âge adulte, sur la base augmentant ainsi la durée de cette période de plus de 50 %.
13Concernant l’âge, nous avons pris le parti de considérer la catégorie « jeunes » de façon relativement extensive. Au moment des recueils / constructions d’observables (qui se sont parfois étendus sur plusieurs années, comme ce fut le cas à Tripoli), les sujets dont les pratiques sont décrites avaient entre 23 et 30 ans. De même, sur le terrain de Casablanca au Maroc, les âges des informateurs et informatrices s’étendent de 16 à 28 ans. Les pratiques langagières des plus jeunes sujets ont été recueillies sur les terrains français à Marseille et à Montpellier. On trouvera dans le tableau suivant les tranches d’âge des sujets dans les différents sites.
Occupations des sujets
14On peut voir dans le tableau 1 que tous les adolescent·e·s dont l’âge est inférieur à 17 ans étaient scolarisés dans le secondaire (sauf un sujet à Meknès). Les locuteurs et locutrices les plus âgé·e·s avaient terminé leurs études et étaient diversement inséré·e·s dans l’emploi (les jeunes hommes libyens venaient d’obtenir leur diplôme d’ingénieurs mais étaient encore célibataires et résidaient chez leurs parents).
Pays | Villes | Âges des sujets | Genre | Occupations | Type d’observables |
Libye | Tripoli | 23-30 | M | Jeunes ingénieurs | Interactions entre pairs |
France | Marseille | 14 ans | F+M | Collégiens et collégiennes | Interactions entre pairs ; entretiens collectifs à/et hors de l’école ; données ethnographiques |
Montpellier | 13 ans | F | Collégiennes | Entretien collectif, interactions entre pairs, parfois en présence d’un assistant d’éducation | |
Maroc | Al Hoceima | 15-20 | F | Lycéennes | Interactions entre pairs |
Meknès | 17-22 | F+M | Jeunes adultes, tous et toutes en formation sauf 3 adolescents déscolarisés | Interaction entre pairs et avec l’enquêtrice au cours d’entretiens collectifs informels (relation de proximité) | |
Tétouan | 15-20 | F+M | Lycéens·et lycéennes | Interactions entre pairs | |
Marrakech | 15-30 | F | 2 étudiants dans le secondaire et 2 jeunes hommes de 30 ans enfants de la bourgeoisie traditionnelle de la médina | Interactions entre pairs en présence de l’enquêteur (relation de proximité) | |
Casablanca | 16-22 | F+M | Adolescents fréquentant la maison des jeunes d’un quartier populaire de la ville | Interactions entre pairs | |
18-28 | F+M | Artistes, musiciens | Échanges sur réseaux sociaux et interventions dans des émissions radio-TV |
Présentation des chapitres
15Si, comme nous l’avons rappelé, les études descriptives des pratiques langagières jeunes en France sont relativement nombreuses et visibles, celles relatives à des terrains comme le Maghreb sont beaucoup plus rares. Dans le premier chapitre, Karima Ziamari, Dominique Caubet, Catherine Miller et Ángeles Vicente décrivent des pratiques langagières de jeunes Marocain·e·s pour tenter de les mettre en relation avec des différences diatopiques et dialectales et finalement s’interroger sur leur portée sociale.
16Les analyses portent, d’une part, sur des conversations orales collectées à Casablanca, Meknès, Tétouan et Marrakech, et, d’autre part, sur des observables collectés dans des émissions de radio ou sur Facebook. Ces descriptions de pratiques situées sont donc de première importance pour le Maroc, contexte sociolinguistique pour lequel elles font à ce jour encore défaut. Les usages décrits sont mis en perspective avec des questions qui touchent la construction de positionnements et d’identités dans des espaces sociaux divers.
17Consacrée au plan linguistique, la première section de ce chapitre se focalise d’abord sur des analyses des niveaux phonétique, phonologique et prosodique. Au niveau phonétique, la pharyngalisation des phonèmes comme /z/ et /l/, l’affrication de /t/ et un allongement vocalique particulièrement marqué caractérisent les pratiques des jeunes marocain·e·s. Autant d’éléments qui confèrent une certaine réalité empirique à un « accent jeune », voulu et/ou perçu comme « viril », « rugueux » et « violent ». Ensuite, le chapitre décrit un certain nombre de caractéristiques morphologiques et syntaxiques présentes dans les échanges étudiés. Au niveau morphologique, il est intéressant de noter que la troncation de mots (souvent décrite dans les usages juvéniles) est présente à Marrakech, Tétouan et Casablanca mais l’est moins à Meknès. Un autre phénomène très fréquemment observé par les autrices est le changement de catégorie grammaticale qui suppose un glissement sémantique de substantifs ou adjectifs utilisés comme appréciatifs ou dépréciatifs.
18Au niveau lexical, un certain nombre de procédés d’innovation est décrit. La création de nouvelles formes par dérivation est très productive, les schèmes utilisés étant ceux qui opèrent généralement en arabe marocain. Les autrices décrivent également des glissements sémantiques et la réutilisation de certains termes anciens, qui se trouvent ainsi remis au gout du jour. Comme dans d’autres contextes sociolinguistiques, elles documentent la productivité des procédés sémantiques de néologie tels que la métaphore, la comparaison (notamment dans les champs sémantiques de la sexualité, de la beauté et de la drogue), ainsi que le recours à l’emprunt – à l’arabe standard, au français ou à l’anglais – qui alimentent la créativité lexicale des jeunes.
19À la croisée des niveaux lexical et pragmatique, l’étude montre également un usage abondant de termes d’adresse qui se présentent sous forme de mots affectueux, symbolisant l’amitié et la fraternité, ainsi que d’insultes plaisantes ou de vannes, montrant une nouvelle fois que les joutes verbales constituent un élément important des pratiques langagières juvéniles. S’appuyant notamment sur la rime et mettant en avant virtuosité verbale et performance interactionnelle ces joutes verbales prolongent une tradition orale très ancrée dans la société marocaine.
20Enfin, la dimension bilingue est une autre caractéristique des pratiques des jeunes locuteurs et locutrices au Maroc, comme en France ou dans d’autres contextes post-migratoires et/ou postcoloniaux. Le contact de langues, marquant la situation linguistique du Maroc, alimente aussi les pratiques jeunes à travers le code-switching ou l’emprunt.
21La deuxième partie du chapitre cherche à situer les pratiques observées et décrites par rapport aux variétés dialectales. Les autrices soulignent certes la présence d’une variété jeune urbaine à dimension supralocale, mais également le fait que les pratiques langagières décrites présentent des traits qui apparaissent inhérents à chaque ville, soutenant l’idée que le nivellement dialectal n’est pas aussi avancé que dans d’autres contextes sociolinguistiques. Parmi ces spécificités régionales relevées sur le terrain, les autrices ont par exemple observé à Meknès, chez certains jeunes, un phénomène de neutralisation des oppositions entre les phonèmes /s/ et /š/ ainsi qu’entre /z/ et /ž/, ou encore documenté à Casablanca l’usage d’une forme de javanais à fonctions identitaire et cryptique.
22Le dernier point discuté par les autrices du chapitre concerne la portée sociale de ces pratiques qui sont associées à la transgression de tabous sociaux. Malgré un contrôle social encore très présent dans les médias, cette transgression s’opère notamment grâce à des usages humoristiques de langage « cru » aussi bien chez les garçons que les filles, dans l’espace privé et dans une moindre mesure dans l’espace public, particulièrement sur les réseaux sociaux. Les autrices soulignent le lien étroit entre les évolutions des usages jeunes décrits et le développement ainsi que la visibilité croissante de la scène culturelle urbaine qui a largement contribué à les faire apparaitre sur la scène publique.
23Le deuxième chapitre débute par une revue de littérature sur la façon dont le masculin et sa construction sociale ont été appréhendés en sciences du langage. Puis, Claudine Moïse, Christophe Pereira, Ángeles Vicente et Karima Ziamari y analysent des expériences de construction socio-langagière du genre au Maghreb, à partir de corpus de productions orales constitués sur deux terrains, en Libye et au Maroc.
24En s’appuyant sur une étude ethnographique de longue durée menée à Tripoli au cours des années 2000, la première partie empirique propose une description des pratiques sociales et langagières de jeunes hommes libyens, et une analyse de la construction langagière et discursive de leur masculinité. Ces jeunes hommes évoluent dans un pays musulman et conservateur, où pudeur et oppressions régissent les pratiques sociales et linguistiques. À la fin de leurs études supérieures et avant le mariage, ils traversent un temps de transition vers l’âge adulte qui est pour eux une période de mal-être pendant laquelle ils se cherchent des formes d’évasion. L’étude décrit comment, pendant cette période, le groupe de jeunes se livre à l’exaltation de valeurs virilistes et à la mise en avant d’un hétérosexisme par des pratiques langagières transgressives, obscènes et hautement expressives, dans lesquelles se reflètent une identité contrainte par une société traditionnelle et un manque de liberté sexuelle. La virilité est performée à travers l’affirmation discursive d’une sexualité hétérosexuelle tarifée hors mariage, l’usage d’un humour fondé sur une utilisation de l’axiologie péjorative genrée et à tendance fortement homophobe, ainsi que par une mise en scène de soi. L’expression du pouvoir apparait constamment dans leurs interactions par l’omniprésence d’énoncés sexistes et homophobes, où femmes et homosexuels sont construits comme étant les « autres inférieurs » aux membres du groupe de pairs. Cette étude montre comment performer domination, rudesse et insensibilité permet aux jeunes gens de s’affirmer, de se distinguer de ce qu’ils construisent comme des figures d’altérité repoussoir et contribue à la reproduction des modèles hégémoniques de masculinités.
25La seconde partie empirique de ce chapitre présente les résultats de deux enquêtes réalisées auprès de jeunes filles marocaines. La première a été menée dans deux villes du nord du Maroc, Tétouan et Alhoceima où des jeunes filles de 15 à 20 ans, étudiantes dans des établissements espagnols ont été enregistrées lors de conversations entre pairs. La seconde enquête a été effectuée à Meknès avec onze jeunes filles, âgées entre 17 et 22 ans dont les échanges ont été enregistrés au cours d’entretiens collectifs que l’on peut définir comme des situations de proximité sociale. Au Maroc, à l’image de ce qui se passe à Tripoli et dans bien d’autres contextes, le genre est appréhendé de façon binaire, dans la dualité masculin/féminin et les images stéréotypées polarisées de ces deux notions. Les rapports de genres et les pratiques langagières qui y sont attachées fonctionnent également dans ce cadre binaire. L’étude présentée montre comment certaines pratiques langagières perçues comme féminines sont stigmatisées et de ce fait évitées par les informatrices, et, corollairement, comment des formes langagières et discursives qui sont traditionnellement attachées à la masculinité sont prisées par les filles pour qui elles jouent un rôle important dans la mise en scène de soi. Ces dernières recourent ainsi dans certains contextes d’échanges intimes à des traits linguistiques perçus comme rudes et fortement connotés comme masculins, ce que documente et décrit cette section.
26Au plan sémantico-lexical et discursif, les productions langagières des filles se caractérisent par l’emploi de mots grossiers, d’insultes et d’un langage obscène. Il est notable qu’au Maroc, comme dans d’autres contextes, les jeunes filles s’approprient l’usage de termes relatifs au sexe masculin, à la fois en signe d’émancipation mais également de reproduction de la « norme » dans une société où le masculin est vénéré. Des expressions généralement typiques de la performance de la masculinité apparaissent aussi dans l’emploi de termes d’adresse masculins, dans l’utilisation du genre grammatical masculin au lieu du féminin en parlant entre femmes et dans la reprise de stéréotypes négatifs relatifs aux femmes, adoptés par les informatrices elles-mêmes.
27L’étude conclut que les jeunes femmes marocaines, comme les jeunes hommes libyens, utilisent un parler masculinisé et indexant généralement la virilité. Si en transgressant ainsi les normes attendues, elles cherchent une certaine forme d’émancipation, cette façon de s’exprimer révèle aussi une manière de reproduire le mécanisme de la domination sociale que les filles subissent elles-mêmes.
28Dans le troisième chapitre, Cécile Evers rend compte d’une approche qualitative qui s’inscrit dans le courant de l’anthropologie linguistique, tant par la démarche ethnographique, mise en œuvre sur son terrain de thèse mené pendant 14 mois dans deux quartiers HLM de Marseille, que par les références, les concepts et les notions mobilisés et articulés. Les sujets de cette étude sont âgés de 14 ans environ, et scolarisés en classe de troisième, c'est-à-dire dans la quatrième année de la scolarité secondaire en France.
29Ce chapitre porte sur la façon dont des adolescents de deux cités des quartiers nord de Marseille mobilisent, identifient et thématisent un certain nombre de ressources sémiotiques qui leur permettent non seulement de construire leur identité mais également, corollairement, de construire et de mettre à distance des altérités. Les observations et les analyses saisissent un processus classique de discrimination intergroupes (Tajfel & Turner, 1986), par lequel les adolescent·e·s de deux cités construisent, affirment et valorisent leur appartenance à un groupe local. Elles montrent la façon dont sont construits en pratiques et en discours deux styles (au sens de Eckert, 2000) ou deux registers (Agha, 2007) qui indexent deux identités vécues comme bien distinctes et idéologiquement hiérarchisées. D’un côté, une identité de l’endogroupe valorisée, reposant sur une forte hétéro-normativité, qu’indexent une rudesse revendiquée ainsi qu’une constellation de formes langagières perçues comme locales et spécifiques, formes cristallisées en une variété nommée « le castellanois ». Et, de l’autre côté, un exogroupe avec des sujets désignés comme payots et payotes qui s’habillent « swag » (à la mode), parlent un français plus standard et moins marqué localement, ou perçu et considéré comme tel.
30Plus spécifiquement, l’autrice examine la façon dont les filles des quartiers HLM performent leur féminité, au plan vestimentaire par le port de « survêt-baskets » et le rejet du maquillage et de vêtements trop « sapés » (qualifiés de swag) ; les usages langagiers des filles tendent aussi vers une forme d’affirmation de dureté (toughness) et de virilité que l’autrice ne considère pas, dans ce contexte, comme des usages féminins d’attributs masculins mais bien comme des performances de la féminité cohérentes localement. Filles comme garçons performent ainsi des comportements langagiers et sémiotiques ostensiblement empreints de rudesse, faisant perdre à la catégorie de genre sa pertinence distinctive.
31L’étude de discours épilinguistiques des adolescent·e·s, permet enfin de montrer comment ces jeunes locuteurs et locutrices mobilisent des ressources différentes de leur répertoire pour indiquer une identité syncrétique qui leur est propre.
32Dans le quatrième et dernier chapitre, Laurence Buson, Claudine Moïse et Cyril Trimaille font le choix de s’intéresser aux pratiques langagières, discursives et interactionnelles d’adolescentes ne correspondant pas aux sujets prototypiques des nombreuses études menées en France sur les parlers dits jeunes et/ou de banlieue. En outre, l’une des différences majeures avec les approches développées dans les chapitres précédents est l’orientation très micro-sociolinguistique et qualitative, puisque sont analysées trois séquences d’une interaction de trois jeunes locutrices enregistrées lors d’un focus group. C’est donc dans une perspective sociolinguistique interactionnelle, interprétative et compréhensive, que sont explorés les aspects discursifs et interactionnels de leurs activités langagières (au-delà des dimensions segmentales ou lexicales), et particulièrement le rôle des procédés dialogiques dans la présentation de soi et dans la construction d’une solidarité de groupe. Par l’analyse de trois « temps » interactionnels spécifiques – un récit co-construit d’un évènement passé, une discussion, et une mise en scène parodique – ce chapitre met en lumière les dynamiques de négociation de rapports de places, entre autres, dans des formes de connivence, de mise en scène de soi et de construction d’une solidarité entre pairs, notamment par la stylisation, fréquente, de la parole de l’autre et de la sienne propre.
33Les autrices et l’auteur montrent qu’au niveau linguistique, ni les variantes lexicales et syntaxiques ni les traits prosodiques et phonétiques observés ne rattachent les usages des trois filles à ceux décrits notamment décrits par Fagyal (2010) ou Trimaille & Billiez (2007) : les productions apparaissent comme sociolinguistiquement peu marquées. Mais leurs analyses montrent comment les locutrices construisent les moments de conversation, d’argumentation et de narration, et comment la manière qu’elles ont de raconter et de se raconter, participe à une mise en scène de soi et du groupe potentiellement caractéristique des interactions adolescentes. Leur usage remarquable et massif de particules discursives, les stylisations fréquentes, la co-construction des énoncés à un rythme accéléré, marquent une forte revendication d’ancrage des locutrices au sein du groupe duquel elles se réclament, en opposition récurrente avec les « autres », ceux et celles auxquels elles ne s’identifient pas et qu’il s’agit de mettre à distance. La prise en compte micro-sociolinguistique des divers procédés discursifs et interactionnels à l’œuvre dans les discours – les manières d’argumenter, de raconter et de se raconter – permet ainsi de mieux comprendre les modalités de construction d’une identité adolescente.
34Au-delà des particularités qu’elles peuvent présenter, les pratiques langagières de jeunes constituent une sorte de témoin de l’état d’une langue, et les travaux rassemblés dans ce volume mettent en évidence des degrés de nivellement différents entre la France et le Maroc où, au-delà du développement de formes supra-locales, d’importantes particularités spécificités régionales subsistent. À l’échelle de deux villes méridionales en France également, on peut observer de fortes disparités du degré de nivellement (aussi bien diatopique que diastratique), puisque le nivellement du français des collégiennes montpelliéraines dont les échanges sont décrits dans le chapitre 4 est bien supérieur à celui du « castellanois » des collégien·es marseillais et même du style des « payot·es ».
35À la lecture des différents chapitres, la diversité des terrains, des profils des sujets ou encore des questionnements, des approches et des méthodes apparait comme une richesse, mais aussi comme un éclectisme qui n’autorise pas de réelles comparaisons, par exemple quantitatives. Le fait que certaines données datent des années 2000 ou du début des années 2010 et que les analyses aient été réalisées il y a déjà quelques années peut aussi apparaitre comme problématique. Mais ce décalage temporel n’est pas en soi qu’un écueil, dans la mesure où ces observables et analyses, pour datées qu’ils soient, n’en offrent pas moins un jalon dans la description des usages juvéniles dans des espaces urbains qui par essence changent. Il nous semble en revanche qu’en ne se limitant pas à un niveau d’analyse, mais en essayant de les analyser conjointement, tous les chapitres traitent la façon dont les jeunes locuteurs et locutrices, quels que soient leur âge, leur contexte culturel et sociolinguistique utilisent des ressources langagières pour construire, actualiser, performer, revendiquer des appartenances à différentes entités sociales ou au contraire refuser d’endosser certaines assignations. Quelles que soient les positionnements construits, revendiqués ou montrés, il semble pertinent de souligner l’importance, quantitative et symbolique, que prennent un certain nombre de procédés qui contribuent à la mise en scène de soi et des autres, ainsi qu’au déploiement interactionnel d’une forte expressivité, par exemple grâce à un usage fréquent de formes d’emphase et d’exagération, de ponctuants ou de procédés de stylisation :
In particular, heavy use of taboo words, discourse markers and certain processes of word-formation and formal modification, such as clipping or syllable reordering, are often seen as typical features of youth speech. Vernacular use in adolescence is generally explained with reference to indexical and symbolic values of vernacular speech, such as toughness, streetsmartness or an anti-establishment stance. (Androutsopoulos & Georgakopoulou, 2000, p. 4)
36Au-delà de l’usage d’un certain nombre de procédés bien décrits, il nous semble qu’une question s’impose face à l’un des aspects récurrents de ces études : une certaine rudesse pourrait-elle être considérée comme typique des usages des adolescent·e·s et des jeunes, au-delà des frontières linguistiques, culturelles et de genre ? Si cette tendance n’est pas nouvelle, il est intéressant de noter que, contrairement à des représentations et des assignations peut-être encore ancrées, la rudesse linguistique semble être aujourd’hui une constante chez les jeunes filles, seules les plus jeunes filles montpelliéraines de classe moyenne, ne semblant pas avoir adopté cette attitude.
37Et nous touchons là, nous semble-t-il, un des axes majeurs des différentes contributions de cet ouvrage, qui résulte du choix de terrains et des sujets, mais également des questions de recherche que chacun·e des auteurs et autrices a été amené·e à construire. Les différents chapitres contribuent tous à documenter des processus de socialisation genrée. Dans trois des quatre contributions les questions de rapports de genre, de reproduction et/ou de subversion de rapports d’hégémonie/de domination qui leur sont associés dans un contexte donné sont en effet centrales. L’on peut également se questionner sur la façon dont, dans différentes villes du Maroc ou dans les cités populaires de Marseille, les jeunes hommes vivent l’investissement par des jeunes femmes de traits linguistiques et plus largement sémiotiques indexant la masculinité, voire la virilité, et la possible « désiconisation » et resémentisation sociale de ces traits. Un besoin de redifférenciation (Billiez & Trimaille, 2001) masculine se fera-t-il jour, et, si tel était le cas, quels procédés, il conviendra de documenter quelles formes ou quelles unités pourraient être investis pour (ré)indexer la masculinité ?
Notes de bas de page
1 Les autrices et les auteurs remercient chaleureusement les deux relectrices, Michelle Auzanneau et Maria Candea pour leurs commentaires, remarques et critiques.
2 À la faveur notamment des magistères et des thèses réalisés dans le cadre de l’École doctorale algéro-française.
3 Le projet, D’une rive de la Méditerranée à l’autre : approche comparée des parlers jeunes en milieu urbain financé par l’Agence universitaire de la Francophonie [(PI-DLF-ARR 2009-02/1072)] a été piloté par l’INALCO et dirigé par D. Caubet. Il impliquait plusieurs institutions de recherche dans 3 pays : l’Université de Provence – Aix-Marseille I (devenue depuis Aix Marseille Université), le Centre Jacques Berque de Rabat, l’Université Aïn Chok de Casablanca et la Faculté des Sciences Dhar Mahraz de Fès, l’Université d'Avignon, l’Université Abdelhamid Ben Badis, Mostaganem, et enfin l’Université Stendhal-Grenoble III (devenue Université Grenoble Alpes) qui a rejoint l’équipe. Une partie des collaborations et des contributions initialement envisagées n’ont pu être menées à bien ce qui explique que tous les terrains envisagés ne soient pas représentés dans le présent volume.
4 Voir également Boutet (2002).
5 Initialement, des enquêtes de terrain en Algérie devaient compléter ces sites, mais pour diverses raisons, les recherches n’ont pas pu aller à leur terme.
6 Centre d’observation de la société, <http://www.observationsociete.fr/definitions/jeunes.html>, consulté en ligne le 3 mai 2020.
7 « Développement des adolescents », OMS, <https://www.who.int/topics/adolescent_health/fr/>, consulté en ligne le 3 mai 2020.
Auteur
Univ. Grenoble Alpes, LIDILEM
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