2. Les Mémoires du chevalier d’Arvieux
Une aventure seconde
p. 41-50
Texte intégral
Du parcours scriptural…
1Malgré ce parcours existentiel et viatique d’une grande richesse, le chevalier d’Arvieux resta plutôt dans l’ombre de son vivant. Aujourd’hui encore, les études spécialisées le laissent d’ordinaire de côté. Quelles pourraient être les raisons de cette méconnaissance ?
2Nous pouvons en déceler quelques-unes à même d’expliquer le peu d’intérêt qu’il suscite au xviie siècle. D’abord, son peu de fortune (dès le début et même tout au long de sa vie) et d’envergure à la cour, ensuite, le succès partiel de ses missions à l’étranger malgré le savoir-faire accumulé au cours de ses voyages. Il ne réussit, en outre, à obtenir ni le poste de professeur d’arabe au Collège royal, finalement attribué à Pierre Dipy, ni celui de résident à la Porte, malgré une première nomination.
3Une autre raison pourrait tenir au statut même de ses textes. Œuvre composite, ils relèvent aussi bien du genre du journal (de voyage ainsi que de négociations) que de celui de la relation de voyage1. Il semble cependant que, longtemps, d’Arvieux n’avait pas eu la moindre intention d’écrire des Mémoires et que, sans les pressions exercées par de nombreux amis et d’illustres personnages2, il ne se serait jamais donné la peine de mettre tout ce matériel disparate en ordre, d’autant plus qu’il doutait sérieusement de la qualité de son style3. Ses manuscrits avaient donc au début un caractère privé, étant, tout au plus, réservés à un public restreint, ses journaux de négociations renfermant, vraisemblablement, des informations secrètes4. Ce peu d’intérêt, voire cette réticence de la part de d’Arvieux à donner son texte au public, s’explique d’autant plus par le caractère souvent intime de ce genre d’écrits, mis en évidence par François Moureau : « La relation de voyage était considérée […] comme un document personnel, familial, réservé à quelques intimes quand on en faisait tirer copie5. » Grégoire Holtz note aussi, à ce sujet, que « Cette réticence […] peut être étendue à un très grand nombre de voyageurs européens, dont les manuscrits ne furent pas publiés de leur vivant6 […] », une explication supplémentaire pouvant être que « La réécriture permanente du mémoire, toujours prêt à être corrigé et amplifié, correspond à une pratique commune à un grand nombre de voyageurs européens qui, aux xvie et xviie siècles, ne confient pas les manuscrits de leurs tribulations aux ateliers des imprimeries7. »
4De nos jours, le chevalier d’Arvieux demeure dans un quasi-anonymat, n’ayant pas fait jusqu’à présent l’objet d’investigations sérieuses, à la différence de ses contemporains plus chanceux, comme Thévenot, Galland, Tavernier, Chardin et d’autres. Alors qu’il voyagea durant la deuxième moitié du xviie siècle, ses textes n’ont vu le jour qu’au début du xviiie siècle. Une première édition, celle de Jean de La Roque, datant de 1717, ne recouvre en fait que la première moitié du troisième tome dans l’édition de 1735 (il s’agit du récit de son séjour prolongé chez les Arabes du mont Carmel). La seule édition complète des Mémoires du chevalier d’Arvieux est celle du père Jean-Baptiste Labat, de l’ordre des Prêcheurs, parue en 1735.
5Ici cependant, on bute sur la question de l’authenticité. Cet aspect, de la plus haute importance, a été porté à l’attention de la critique, entre autres, par Mary Hossain qui, la toute première, a fait une étude comparative de l’édition de 1735 du père Labat et d’un manuscrit non autographe des écrits du chevalier d’Arvieux, datant de la fin du xviie siècle8. Dans son article de 19979, Mary Hossain a relevé dans l’édition du père Labat toute une série d’écarts10 par rapport au manuscrit Lebaudy, en les désignant par le terme de « réflexions » qui se retrouve d’ailleurs dans le titre même de l’édition de 1735. Ce qu’elle remarque en tout premier lieu, ce sont des interventions mineures, mais constantes, au niveau de la syntaxe et du vocabulaire, ainsi que de nombreuses transcriptions erronées de termes ou phrases entières en arabe ou en turc, orthographiés pourtant correctement dans le manuscrit11. D’autres particularités identifiées chez Labat sont, d’une part, une tendance à abréger certains passages, d’autre part, l’ajout de commentaires et de réflexions personnelles sur des sujets de prédilection comme les spécialités culinaires propres à chaque pays, la critique des médecins, des avocats, des femmes, ainsi que celle des autres groupes confessionnels (surtout les juifs et les chrétiens d’Orient). Qui plus est, sa tendance à dramatiser certaines séquences narratives pousse parfois le père Labat à y ajouter sa touche personnelle jusqu’à y introduire des épisodes qui, soit s’y trouvaient sous une forme réduite, soit n’y figuraient point. Un autre trait, le scepticisme dominant du Voyage aux Lieux Saints, devrait être mis en grande mesure toujours au compte de l’éditeur.
6Ces techniques de réécriture du témoignage d’un voyageur par un tiers ne sont cependant pas inédites à l’Âge classique. Bien au contraire, elles relèvent d’une série de pratiques éditoriales propres à celui que Grégoire Holtz désigne par le vocable ghost writer qui pourrait s’appliquer à tous ces médiateurs professionnels auxquels on confie bien souvent la mise en forme et en récit de mémoires et relations de voyages en vue de la publication. En se penchant sur la figure de Pierre Bergeron, polygraphe très apprécié du début du xviie siècle, Grégoire Holtz en vient à formuler non seulement une typologie des médiations éditoriales spécifiques de l’époque, mais aussi une typologie des trois principaux procédés de composition du témoignage que nous pouvons retrouver également chez le père Labat12.
7Cependant, malgré les modifications apportées au texte original de d’Arvieux – du moins dans la seule forme à laquelle nous avons encore accès aujourd’hui –, Mary Hossain montre toutefois que l’éditeur a suivi, dans les grandes lignes, l’itinéraire et l’ordonnancement des chapitres sans réécriture intégrale ni bouleversements majeurs. Bien que cela n’affecte point le fond de la pensée du chevalier d’Arvieux, comme le pense également Francis Assaf13, Mary Hossain déplore en fin d’analyse la difficulté pour le chercheur de faire la part entre les deux voix qui, parfois, se mêlent de façon inextricable14, ce qui relève, par ailleurs, de la « complexité d’une écriture à quatre mains15 ».
8À la suite de notre propre consultation du manuscrit Lebaudy16, nous pouvons, en effet, confirmer dans les grandes lignes les conclusions de l’article de Mary Hossain. En jetant de nouvelles lumières sur notre recherche – centrée principalement sur la figure de l’Autre oriental –, cette étude comparative nous a permis également de nous apercevoir que, du moins du point de vue de l’exégète, la toute première figure de l’Autre, mystérieuse et fuyante, à prendre en compte, est celle du chevalier d’Arvieux lui-même. Cet épaississement de l’ambiguïté quant au véritable visage du chevalier d’Arvieux nous a toutefois amenée, selon un va-et-vient entre le manuscrit Lebaudy et l’édition de 1735, à pouvoir mieux dégager, de manière peut-être paradoxale, certains de ses traits particuliers17 qui ne nous étaient pas apparus de façon si saillante dans un premier temps.
9Cela s’explique d’abord par des informations biographiques bien plus fournies, rassemblées en grande partie dans la « Préface au lecteur » et le premier chapitre, « De la Maison et Famille d’Arvieux », apparaissant chez Labat soit sous une forme condensée, soit ayant tout simplement été éliminées. Il en va de même d’autres données, disséminées à travers le texte, comme, par exemple, les références à sa sœur, quasi absentes chez Labat.
10Cette schématisation de son portrait et de son histoire personnelle va de pair, chez Labat, avec ce que l’on pourrait appeler une « héroïsation » du voyageur. Nous pouvons ainsi identifier certains passages où le chevalier d’Arvieux version Labat aime à se donner le beau rôle, témoignant d’un sérieux un peu guindé qui fait défaut dans le manuscrit. Ici, du moins dans la première partie, nous avons affaire à un jeune d’Arvieux ingénu, craintif au début, mais porté aux divertissements de toutes sortes. Si, dans les Mémoires, l’une des motivations centrales de la découverte du monde oriental – mis à part l’enjeu commercial – semble être le désir de s’instruire, le d’Arvieux du manuscrit ne se fait pas faute d’invoquer tout simplement comme moteur principal de ses actions le désir, voire le plaisir du divertissement, avec une désinvolture bien vraisemblable pour son jeune âge.
11Ce penchant à mener joyeuse vie se reflète, au niveau formel, à travers un style naturel, bien plus familier çà et là que dans l’édition publiée, témoignant d’une simplicité et d’une fraîcheur que lui-même désignait souvent à l’aide de l’adverbe « naïvement ». Cela se traduit aussi parfois par des nuances significatives en matière d’humour – dont les deux versions sont bien pourvues, d’ailleurs –, les traits d’esprit de la version Labat faisant place dans le manuscrit à un humour moins intellectuel, plus cru, relevant, une fois de plus, d’une certaine sincérité et d’une légèreté propre au novice.
12Ce regard naïf et inexpérimenté porté dans un premier temps sur l’Ailleurs présente également l’avantage d’être bien plus dépourvu des préjugés qu’un blanc-bec d’une vingtaine d’années n’a pas vraiment eu le temps d’absorber complètement. Il s’ensuit que la version Labat fait plus souvent appel à une « interprétation idéologique18 » de l’Autre, la voix de l’éditeur se glissant çà et là, comme l’a souligné à son tour Mary Hossain, pour émettre des jugements sévères et profondément dépréciatifs à l’égard de certains ethnotypes ou groupes confessionnels. Quant à l’auteur du manuscrit, il a l’air assez innocent au début et observe bien plus qu’il ne juge. Si ces stéréotypes et jugements réducteurs ne sont pas non plus totalement absents du manuscrit, ils sont parfois plus atténués. En outre, ce qui est le plus souvent implicite dans le manuscrit se retrouve explicité par le père Labat, les explications qu’il a besoin de fournir aux lecteurs français le portant souvent à un dogmatisme nettement plus marqué que dans le manuscrit.
13Une autre observation importante concerne le rapport à l’Orient et aux Orientaux, ou ce que l’on désigne aujourd’hui par le terme d’orientalisme. Là aussi, on peut identifier chez le père Labat deux penchants beaucoup moins marqués dans le manuscrit, à savoir une sorte d’« exotisation » de l’Autre, doublée d’une « orientalisation » renforcée. Si le premier va dans le sens d’une exagération de certaines spécificités de l’Autre jugées extraordinaires, mais parfois bien stéréotypées, comme dans l’épisode des femmes turques déguisées et barbues, que nous analyserons plus loin, dans le deuxième cas, l’Autre est déjà, en tant qu’« Oriental », sujet à des jugements généralisants et, le plus souvent, dévalorisants. Si, dans le manuscrit, l’Autre est également désigné par les termes l’« Oriental » / les « Orientaux », les jugements restent souvent implicites – nous aurons l’occasion de le constater dans le chapitre « Connaître l’Autre » consacré à cette question. D’autre part, la profusion, dans le manuscrit, de termes et citations en langues turque et arabe crée un « effet d’altérité » bien plus fort et plus authentique que ne le fait l’édition de Labat19.
14Ces considérations sommaires pourraient nous faire pencher vers une étude fondée principalement sur le manuscrit de Versailles. Cependant, comme la seule édition publiée, complète et citée par les rares chercheurs qui s’y sont intéressés, reste celle de 1735, nous allons nous-même nous y rapporter dans ce qui suit20. Nous signalerons toutefois les situations où les différences entre les passages correspondants des deux textes entraînent des modifications au niveau de l’interprétation ou introduisent certaines nuances significatives.
… au cheminement herméneutique
15Ce miroitement de sens entre les versions ne saurait cependant porter aucunement atteinte au constat d’originalité des Mémoires du chevalier d’Arvieux, que ses éditeurs du début du xviiie siècle ainsi que certains chercheurs contemporains n’ont pas manqué de faire déjà ressortir. Tenu à tort d’enfiler des redites, le chevalier d’Arvieux apparaît chez le père Labat sous un jour plus que favorable, ce dernier s’ingéniant à annoncer toute son originalité :
On est assure que ceux qui les liront y trouveront des lumieres, qu’ils ne trouveront pas dans tous ceux sans exception qui se sont mêlez de parler de ces Païs.
Quelques personnes d’ailleurs habiles avoient jugé à la seule inspection de ces Memoires, qu’on n’y trouveroit que des repetitions de ce que les autres Voyageurs avoient dit ; c’étoit une prévention, et ils se trompoient comme ils l’ont reconnu eux-mêmes, quand ils ont bien voulu prendre la peine d’examiner ces Memoires plus en détail. Ils ont reconnu que ce n’étoit pas un commerçant ordinaire […] Ils y ont vû des recherches curieuses et bien détaillées, des descriptions exactes, des critiques judicieuses, des remarques interressantes, non-seulement sur le commerce que l’Auteur sçavoit à fond, mais encore sur la Religion, les Mœurs, les coûtumes, les usages des Turcs, des Arabes, des Turcomans, des Drusses, des Juifs, de tous les Chrétiens Orientaux, et de tous les differens Peuples de ces vastes Païs, si peu fréquentez, et par consequent si peu connus. (LA, I, « Préface du père Labat », p. xii-xiii)
16En effet, parmi les plus grands voyageurs du siècle, ils ne sont pas si nombreux à pouvoir se targuer d’une telle diversité d’expériences, de voyages, de tant d’années passées à parcourir le Levant en long et en large, et d’en être arrivés à se mouvoir avec plus d’aisance dans les cultures et langues orientales que dans les leurs. Parmi eux, Jean Thévenot21, le « parfait voyageur », réputé à la fois pour sa curiosité et son objectivité. Mais, malgré la complexité de ses expériences et la perspective nuancée du monde oriental qu’il propose dans ses relations de voyage, il n’y demeure pas plus de huit années, à la différence de d’Arvieux qui, pour sa part, a passé plus de temps au Levant pendant ses années de maturité que dans son propre pays, la durée totale de ses séjours prolongés étant d’une vingtaine d’années. Aiguillonné par le désir de l’ailleurs, il était toujours prêt à entreprendre un nouveau voyage coûte que coûte – et ce n’est pas seulement une façon de parler, si l’on prend en compte le paradoxe entre le fait d’être parti faire fortune et de s’en retourner à Marseille sans avoir rien amassé, empêtré dans les dettes, douze années plus tard (il avoue lui-même les dépenses plutôt inconsidérées qu’il fait pour tous ses voyages).22
17En sa qualité de voyageur ayant autant parcouru le Levant et y ayant séjourné d’aussi nombreuses années, mû par des motivations complexes et endossant une multiplicité de rôles et de fonctions, le chevalier d’Arvieux témoigne d’un grand intérêt envers le monde oriental, doublé d’une rare ouverture à l’Autre. Ce qui fait de lui un voyageur exceptionnel est, outre sa connaissance poussée du Levant et des différentes nations qui y résident, la facilité de nouer personnellement des liens avec les « Orientaux » grâce à sa maîtrise de leurs langues, lui permettant d’avoir une perspective du « dedans23 ».
18C’est pourquoi, l’un des enjeux fondamentaux de l’étude de ses Mémoires est de mesurer toute la portée de son expérience interculturelle, et, partant, de son appréhension de l’altérité orientale. En venant à pratiquer plusieurs cultures, le chevalier d’Arvieux fut en mesure de porter un regard doublement avisé sur celles-ci, étant lui-même un être où Orient et Occident se rencontrent et s’affrontent. Cette hybridité culturelle24, voire identitaire, dont ses Mémoires témoignent, réclame une analyse plus approfondie. L’un des principaux points d’attraction est, bien sûr, son expérience et sa connaissance de la communauté des Arabes nomades, des Bédouins du mont Carmel. Ayant trop peu suscité la curiosité de ses contemporains – quelques curieux mis à part –ce séjour dont il a laissé le témoignage peut s’avérer un élément essentiel, le chevalier d’Arvieux faisant figure de pionnier dans la découverte de ces peuples encore peu connus des Européens du xviie siècle – ce que ses deux éditeurs du xviiie siècle ne manquent pas de mettre en évidence. Nous pensons pour notre part, que, si à travers la relation de ce séjour il ne comblait apparemment pas l’horizon d’attente du public de l’époque, l’intérêt envers les Arabes n’étant pas encore chose commune au xviie siècle, il est un véritable précurseur des voyageurs et savants du xviiie siècle qui ont su redécouvrir et remettre le monde arabe à l’honneur. Notre dessein sera également, dans ce qui suit, de faire ressortir l’importance et la nouveauté de sa perspective sur l’ensemble de l’univers culturel oriental, découlant d’une connaissance complexe de celui-ci, ainsi que d’un regard, bien plus avisé que celui de la plupart de ses contemporains, porté sur l’altérité orientale.
Notes de bas de page
1 Cela correspondrait d’ailleurs, à en croire A. Pasquali, à l’une des spécificités du récit de voyage : « Un des traits distinctifs et majeurs du récit de voyage pourrait d’ailleurs bien être sa capacité à accueillir une diversité de genres et types discursifs, sans le souci de les homogénéiser. » (Le tour des horizons : critique et récits de voyage, Paris, Klincksieck, 1994, p. 113)
2 « Mr. Conrart Secretaire de l’Academie françoise, Mr. Thevenot et Mr. Justel (dont les noms seuls vallent des eloges les plus parfaits) me presserent depuis, et me prirent par tant de sorte d’endroits, qu’ils me firent enfin resoudre à leur accorder, ce que je ne pouvois executer qu’avec des peines extremement au dessus de mes forces. Il fallut donc mettre mes voyages en ordre. » (Ms. Lebaudy, fol. 3, p. e. [« Préface au Lecteur »]) L’histoire de son voyage chez les Arabes du mont Carmel « fut portée mesme jusques à MM. les Princes de Conty. Ils voulurent que j’eusse souvent l’honneur de les en entretenir, et m’obligerent mesme à leur en remettre tous les brouïllons quelque mal-escrits et desordonnez qu’ils fussent. Ils me les garderent plus de six mois, et ne me les rendirent, qu’à condition que j’y travaillerois dessus, et les mettrois en estat de voir le jour. Je leur promis bien de les mettre en ordre, mais non pas de les faire imprimer, parce que mon inclination et la justice que je me rendois, ne m’avoient jamais porté à m’eriger en autheur » (ibid.).
3 Voici dans quels termes le chevalier d’Arvieux en rend compte : « Je ne me serois jamais avisé d’écrire des Memoires, si beaucoup de mes amis ne m’y eussent insensiblement engagé. […] J’étois alors de retour à Paris. J’y voyois souvent ces Illustres Personnes, qu’on appelle Beaux Esprits, et d’autres qui aimoient passionnement les relations des Païs estrangers. […] chascun m’incitoit à l’escrire, dans la pensée que j’en ferois part quelque jour au public. Je resistay long-temps à tout cela. Je m’en deffendois avec assez de justice de ma part sur ce que je ne sçavois pas assez bien nostre Langue pour oser écrire, et que tant d’habiles gens qui en possedoient la perfection, seroient dégoûtez d’y voir un stile peu net, sans politesse, et sans cette pureté avec laquelle on doit la faire paroistre. Mais on ne voulut point me faire grace là-dessus. » (Ms. Lebaudy, fol. 3, p. d-e. [« Préface au Lecteur »])
4 « Je n’ay jamais pû condescendre au desir qu’on auroit eu d’en faire part au public […] y ayant beaucoup de choses dans ces Memoires, qui ne doivent point voir le jour […] » (ms. Lebaudy, fol. 3, p. a-b. [« À la famille d’Arvieux et à sa postérité »]).
5 F. Moureau, Le théatre des voyages, ouvr. cité, p. 53.
6 G. Holtz, L’ombre de l’auteur. Pierre Bergeron et l’écriture du voyage à la fin de la Renaissance, Genève, Droz, 2011, p. 259.
7 Ibid., p. 258.
8 Il s’agit d’une copie conservée à la bibliothèque municipale de Versailles. C’est le seul manuscrit qui nous reste, l’original n’ayant jamais été retrouvé. Identifié pour la première fois à Leipzig, en 1914, mais perdu de vue par la suite, il refait surface en 1962, lorsque Jean et Henriette Lebaudy font une donation de leur collection de manuscrits du xviie siècle à la bibliothèque de Versailles. On s’y réfère depuis comme au manuscrit Lebaudy. C’est un manuscrit en deux volumes, incomplet, car le troisième volume, qui devait recouvrir la période durant laquelle d’Arvieux fut consul d’Alep, fait défaut.
9 M. Hossain, « The Lebaudy Manuscript of the Mémoires of the Chevalier d’Arvieux: The Question of Authenticity Revisited », Revue d’histoire maghrébine, no 85-86, mai 1997, p. 103-117.
10 Jean-Baptiste Labat, connu surtout comme le père Labat (1663-1738), est un missionnaire dominicain qui voyagea aux Antilles, de Saint-Domingue à la Grenade, et dont le nom est étroitement associé à l’histoire de la Martinique. Homme de plume mais aussi homme d’action, le père Labat était aussi apprécié pour ses compétences multiples : botaniste, architecte, militaire, ingénieur, explorateur, écrivain. En 1706, après douze années bien remplies passées dans les Petites Antilles, il rentre en Europe où il entreprend la rédaction de son fameux ouvrage Nouveau Voyage aux Isles Françoises de l’Amérique(6 vol., 1722), conçu à partir de ses notes de voyage. Considéré également comme un voyageur de cabinet, le père Labat donnera au public Les nouvelles relations de l’Afrique occidentale, 1728 ; Les voyages du chevalier des Marchais en Guinée, îles voisines et Cayenne, faits en 1725, 1726 et 1727, 1730 ; Les voyages du P. Labat en Espagne et en Italie, 1730 ; La relation historique de l’Ethiopie occidentale, traduite de l’italien, du P. Cavazzi, 1732 ; Les mémoires du chevalier d’Arvieux, 1735.Nous savons que l’édition de 1735 des mémoires de d’Arvieux, n’a pas été établie à partir de la copie de Versailles, mais apparemment d’après une autre, introuvable de nos jours, ce qui pourrait, peut-être, expliquer certains écarts entre les deux. Voici ce que nous lisons dans le catalogue des Manuscrits de la collection Lebaudy : « Le présent ms. semble bien celui qui a été exécuté pour L. d’Arvieux. Il y eut d’autres copies. Jean de la Roque a publié, d’après l’une d’entre elles, qui lui aurait été communiquée par Galland, le Voyage fait par ordre du Roy Louis XIV dans la Palestine vers le Grand Émir, 1717, réédité en 1718. Le père Jean-Baptiste Labat, O. P., a publié, d’après une autre, les Mémoires du Chevalier d’Arvieux, mais il avoue avoir retranché non seulement « les inutilités et les railleries basses et puériles, mais encore les traits contre la charité, des récits de débauches outrées et des contes obscènes ».
11 Voir M. Hossain, « The Lebaudy Manuscript… », art. cité, p. 108.
12 Le premier procédé consiste à ajouter des histoires de seconde main, empruntées pour certaines à d’autres relations de voyage ; le deuxième, à réécrire certaines séquences narratives, en les faisant passer pour le produit de l’expérience personnelle du voyageur ; enfin, le dernier procédé, auquel recourt Pierre Bergeron, est de « se servir de l’ensemble des témoignages recueillis auprès des voyageurs comme d’un immense thesaurus, dans lequel il pouvait puiser à volonté en fonction de ses besoins éditoriaux » (G. Holtz, L’ombre de l’auteur, ouvr. cité, p. 295). D’autres stratégies de réécriture, comme certains ajouts, estompages et transpositions sont également repérables dans l’édition du père Labat.
13 « Sans nier l’apport du P. Labat, on peut certainement considérer ces mémoires comme reflétant authentiquement la pensée et la voix de d’Arvieux. » (F. Assaf, « De l’observation en tant que l’un des beaux-arts… », art. cité, p. 167)
14 « In conclusion one cannot help but agree that it is a great pity that Labat did not distinguish his own contributions from the original manuscript. It would however have been extremely difficult for him to do so, given that changes in vocabulary, syntax, word order and structure permeate the text. The clearly added réflexions are only part of the problem. To establish an authentic text, one which will truly reflect the views of d’Arvieux and give us his version of events, it will be necessary to publish an edition of the scribe’s copy, now in Versailles. » (M. Hossain, « The Lebaudy Manuscript… », art. cité, p. 117)
15 G. Holzt, L’ombre de l’auteur, ouvr. cité, p. 14.
16 La consultation du manuscrit Lebaudy, postérieure à la soutenance de notre thèse, Voyage et découverte de l’autre chez le chevalier d’Arvieuxen juin 2011, a eu lieu en mars 2013, grâce à un séjour financé par l’université de Bucarest.
17 Notre propos n’étant pas de faire ici une étude comparative des deux versions – qui reste encore à faire –, nous nous contenterons de formuler brièvement quelques conclusions significatives découlant de notre enquête comparative.
18 J.-M. Moura, L’Europe littéraire et l’ailleurs, ouvr. cité, p. 49.
19 L’une des nombreuses illustrations de cet aspect est l’épisode de la foule d’Arabes venant solliciter les services de d’Arvieux au camp de l’émir Turabey. Si, dans la version publiée, on ne trouve que la transcription phonétique – avec des erreurs par rapport à l’original – ainsi que la traduction des paroles des Arabes –, « Ya Sayadi agiaal Nadarek alema. Ces mots signifioient : Seigneur, jettez vos regards sur nous autres pauvres gens, par votre vie, par votre barbe benîte que Dieu veüille conserver, assistez-nous dans nos besoins » (LA, III, p. 83), le manuscrit comporte également la version originale en langue arabe (ms. Lebaudy, fol. 3, p. 538).
20 C’est également la progression de cette étude qui nous l’impose en quelque sorte, sous peine d’une réécriture intégrale, qui déboucherait nécessairement sur une étude comparative, ce qui n’est pas le but de cet ouvrage.
21 Jean Thévenot (1633-1667) est le neveu du savant orientaliste Melchisédech Thévenot. Passionné de voyages, il consacre le plus clair de sa brève existence aux voyages en Orient. En 1664 paraît sa Relation d’un voyage fait au Levant, rendant compte d’un périple à travers l’Empire ottoman (1655-1659), suivie de Suite du Voyage au Levant (1674) et Troisième Partie des Voyages de M. de Thevenot, contenant l’Indostan, des nouveaux Mogols, et des autres Peuples et Pays de l’Inde (1684). Il trouvera la mort lors de son retour de Perse, au grand regret de ses contemporains.
22 En le comparant à d’autres voyageurs de l’époque, dont Thévenot, F. Assaf ne manque pas non plus de remarquer que « De tous les voyageurs examinés dans ce trop bref aperçu, c’est d’Arvieux qui présente la plus vaste expérience, s’étalant de 1653 à 1686, recouvrant la Méditérranée de la Turquie à la Tunisie. Personnalité authentiquement internationale, d’Arvieux connaissait tout le monde, du pacha de Tunis aux hauts dignitaires de l’Empire ottoman, sans préjudice des innombrables négociants français et européens établis dans chaque port, chaque échelle du Levant. Parlant couramment turc et arabe, fréquemment vêtu à la mode du pays où il séjourne, il jette sur cette partie du monde un regard véritablement universel. » (« Voyageurs dans le Levant au xviie siècle », dans Les Méditerranées du xviie siècle [actes du VIe colloque du Centre international de rencontres sur le xviie siècle, Monopoli, Bari, 13-15 avril 2000], Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2002, p. 306)
23 Comme le souligne aussi E. Sirriyeh : « he has certain advantages which most others lack. Not only did he stay for a long time in the area, but he also made a serious effort to mix in and acquaint himself with the local Turkish and Arab society, an attempt unusual in his age. In addition, he took the trouble to learn Turkish and Arabic as well as Persian, Hebrew and Syriac » (« The Memoires of a French Gentleman in Syria: Chevalier Laurent d’Arvieux [1635-1702] », Bulletin [British Society for Middle Eastern Studies], Taylor & Francis, no 2, vol. 11, 1984, p. 126).
24 Qui pourrait renvoyer au concept de « transculturalité », tel qu’il est défini par T. Todorov dans L’homme dépaysé, Paris, Seuil, 1996. Voir aussi T. Todorov, « Le croisement des cultures », Communications, no 43, janvier, 1986.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
« Un Franc parmy les Arabes »
Parcours oriental et découverte de l’autre chez le chevalier d’Arvieux
Vanezia Parlea
2015
Les Hiéroglyphes de Champollion
Philologie et conquête du monde
Markus Messling Kaja Antonowicz (trad.)
2015
L’Orient des écrivains et des savants à l’épreuve de la Grande Guerre
Autour d’Une enquête aux pays du Levant de Maurice Barrès
Jessica Desclaux (dir.)
2019
Genre et orientalisme
Récits de voyage au féminin en langue française (XIXe-XXe siècles)
Natascha Ueckmann Kaja Antonowicz (trad.)
2020